Entretien avec Fatima Slimani
Haïlé Saint-Eloy

L’entretien qui suit a été réalisé le 20 décembre 2023. Fatima Slimani est architecte designer, chargée de projet et scénographe au sein d’une maison de luxe française, diplômée de l’école d’architecture de Nancy. Elle a accepté de répondre à nos questions autour du design et ses pratiques.

1. Travail et reconnaissance

Haïlé Saint-Eloy1 : Bonjour, Fatima Slimani. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur design et ses pratiques. Notre entretien comporte trois volets. Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?

Fatima Slimani² : Bonjour, je m'appelle Fatima et je suis architecte designer. Cela fait 3 ans et demi, bientôt 4 ans que je travaille dans une maison de luxe. En tant qu'architecte designer scénographe, je m'occupe de tout ce qui est conceptualisé et créé dans les boutiques, les Pop-up stores, les Showrooms et les Corners. Je suis également appelée pour imaginer des plateau et de la scénographie pour des shootings photos ou autre.

H.S-E : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?

F.S : Alors oui, je me suis déjà retrouvé dans plusieurs situations comme ça, c'est d'ailleurs l'un des points que j'ai découvert quand j'ai commencé à travailler dans la vie active. Dans mon domaine, nous avons énormément de projets, même si notre emploi du temps pour la semaine est déjà rempli, il peut y avoir des projets qui viennent s'incruster sans prévenir. Par exemple nous sommes lundi, on est déjà organisé pour la semaine mais pourtant il y a un projet qui tombe et que nous devons boucler pour le milieu de la semaine. En sachant qu'au préalable il faut faire une recherche créative, (trouver les bonnes référence, faire preuve de réflexion concernant l'espace ou autre, les ça nécessite du temps. Au final l'important est d'obtenir un projet abouti puisque nous vendons un produit. En résulte on peut souvent se retrouver à faire des projets dont on ne finit pas du tout satisfaits. Par exemple si en une semaine on fait 5-6 projets, alors parmi ces derniers c'est très rare qu'on soit satisfaits, du au manque de temps et d'organisation.

H.S-E : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

F.S : Personnellement, dans le cadre professionnel je n'ai jamais eu de soucis que ça soit avec des collègues ou autre, les relations se passent plutôt bien que ce soit sur le plan humain ou sur le plan du travail. De même pour les clients, Nous n'avons pas eu de problèmes avec eux jusqu'à maintenant. Concernant mes capacités propres, À partir du moment où l'on exécute certains gros projets avec succès, il y a une certaine reconnaissance qui rassure et notre nom est mis en avant. Cela dit c'est à double tranchant parce que de l'autre côté on ne voit pas vraiment tout le travail qu'il y a derrière, surtout concernant les gros projets.

2. Éthique et horizon politique

H.S-E : Le second volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer. Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

F.S : La question de l'éthique va être abordé dans notre travail surtout selon les zones géographiques où nos projet seront communiqués. Il faut savoir qu'on travaille en Europe mais aussi en Asie, en milieu de l'est, dans plusieurs pays différents. En étant conscient de cela, il faut donc savoir s'adapter. En fonction de la zone où l'on va travailler, on va avoir une réflexion différente. On va s 'adapter à la culture, à la société où l'on est parce qu'on veut que la marque soit acceptée dans tous les environnements. Par exemple, On va faire plus attention quand on est au moyen-orient que lorsqu'on est aux U .S., de même qu'on fera plus attention lorsqu'on est en Chine que lorsqu'on est en Italie. Il y a une différence de traitement en communication avec les société extra-occidentales car ce ne sont pas les mêmes cultures. Il faut en être conscient afin de respecter les valeurs, traditions et codes sociaux. Notre marque ayant une visibilité assez importante en société, nous devons cultiver une image respectable et être responsable vis à vis de nos agissements. En fait, une fois à bord, même s’il y a des validations extérieures, il faut faire attention et être méticuleux sur les éléments à choisir pour un projet.

H.S-E : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

F.S : Arrivé dans le monde professionnel, on peut parfois se retrouver malheureusement dans des situations où l’on doit effectuer des projets ou des missions qui ne correspondent pas du tout à nos convictions, ce qui peut déstabiliser. Dès le début on se sens engagé, mais la direction imposé fait qu'on peut se retrouver dans des situations délicates concernant notre libre-arbitre. Il nous arrive de devoir réaliser certains projets en sachant que culturellement ce n'est pas acceptable dans tel pays. En conséquence, c'est compliqué de se positionner moralement en parallèle du métier. Heureusement ce sont des cas très rares et en général cela se passe bien car il y a beaucoup de réflexion en interne avant la validation.

H.S-E : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?

F.S : Aujourd’hui, je constate à mon échelle qu'il y a de plus en plus de personnes et de designers qui sont engagés et prennent une position sociale et politique à travers la communication et le design. C'est peut-être la meilleure avancée en termes d'évolution: avant du temps des conflits passés (bien qu'il n'a jamais cessé d'en avoir) il y avait une plus grosse censure quant à la communication mondiale, s'exprimer était très difficile. Aujourd'hui, les gens commencent à reprendre la parole et c'est ce qui est le plus intéressant, car on voit des gens s'exprimer ouvertement politiquement, par rapports à leur culture et leur regard en tant que concernés. Au final on ne peut qu’en apprendre plus. Le design a donc un rôle très important dans notre société. Malheureusement certaines personnes vont croire que c'est plus une question d'ordre esthétique, et c'est peut-être cette idée qu'il faut combattre afin que tout le monde puisse comprendre à quel point le design est un outil utile.

3. Science et design

H.S-E : Le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design. Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

F.S : J’ai fait des études dans le design, mais initialement j'étais plus penché dans ce qui concerne l'école d'ingénieur, parce que je voulais plus étudier le côté technique, c'est-à-dire comprendre les matériaux et les structures - ce qui s'est avéré important pour faire du design au final. Je me suis ensuite spécialisé dans l'environnement en design global: on devait toucher à tout pour comprendre, du produit, de l'espace, de l'urbanisme...l'essentiel était s'appréhender un ensemble de pratique afin de connaître les différents secteurs. En fait, la position de visa dans différents secteurs. Par la suite j'ai fait un master en école d'ingénieur (encore) mais cette fois davantage centré sur les matériaux afin d'avoir une véritable connaissance technique. Pour moi, le design est une science. C’est une recherche théorique, mais surtout technique, car c'est avec la technique qu'on accomplit une idée. En me spécialisant dans la visualisation de l'architecture, j'ai pu toucher à la 3D, 4D, tout ce qui concerne l'espace et la spatialisation dans l’architecture.

Si pour moi le design est assimilé autant à la science, c’est parce qu'au final on va inventer quelque chose qui n'existe pas. On va se baser sur des recherches scientifiques, sur des références des méthodologies et théories, dans la finalité de créer quelque chose qui n'était pas là avant. Nous avons besoin de base scientifique, que ce soit simplement pour créer ne serait-ce qu'une chaise ou un stylo. A mon sens le côté historique est utile pour la culture, mais ne sera pas aussi important que dans un domaine comme les arts plastiques, où il n' y a pas de but fonctionnel et vise une approche purement artistique; ces mouvances n'ayant pas initialement de fonction d'usage. Dans le design, il y a une dimension fonctionnelle qui est très importante, car nous faisons quelque chose qui va être utilisé. Si notre produit ne peut pas être utilisé, alors ce n'est pas du design.

H.S-E : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?

F.S : Je pense qu'il a une idée faussée du design, et c’est ce qui crée un décalage entre les croyances populaires et le métier dans ses variétés d'applications. Peut-être que de notre côté (en tant que designers) l'avons mal communiqué. Au final de ce que j’observe, il est assez rare de communiquer sans avoir un filtre, étant donné la nature de notre fonction, qui va s'accorder avec un besoin de résultat final prêt et absolu. Il y a finalement peu de moments accordés à observer la recherche de l'autre côté, ce qui peut s'avérer quelques fois frustrant, surtout lorsque l'on passe parfois beaucoup de temps sur un projet. J'ai l'impression que le regard extérieur va davantage se concentrer sur la dimension esthétique (qui fait quand même partie du design mais qui n'est pas systématique), étant donné que c'est le chemin le plus accessible pour appréhender le design. De notre côté, nous ne montrons pas assez le processus, parce qu'il y a la barrière du résultat final qui est attendu et compte plus que tout. Au final, on en revient au but de l'utilité, il faut que le projet soit prêt et servir. Heureusement, il y a des démarches qui sont faites pour montrer d'avantage le processus: certains designers font des interventions dans des écoles et dans des universités, il y a des ateliers et conférences qui sont organisés afin d'enseigner et sensibiliser au design, donc tout n'est pas binaire. Etant donné qu'on parle d'un métier essentiellement axé sur la pratique, nous les acteurs de ce milieu avons aussi tendance à juste montrer le beau et le final, car c'est dans l'intérêt de la fonction. il faut continuer d'ouvrir les regards pour que ce métier puisse être moins victime de son propre stéréotype.

4. Conclusion

H.S-E : voudrais revenir sur un dernier point. Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier ?

F.S : Ce que j’aime le plus dans mon métier, c’est les challenges. C’est peut-être une réponse bateau, mais…en fait, pouvoir rentrer dans la tête de quelqu’un, et essayer de réaliser ce que cette personne a dans la tête, c’est un véritable défi. Par exemple, nous qui travaillons avec un directeur artistique, il peut nous faire parvenir une idée totalement farfelue; tandis qu’on sera en train de nous dire « mais comment c’est possible ? Comment faire pour réaliser ça ? ». Puis ensuite, vient le temps de l’étude, et à mesure que l’on se plonge dans la réflexion, que l’on fait des tests et des recherches, on arrive à trouver des solutions. C’est cela qui est excitant pour moi, il y a un côté savant fou, il faut savoir faire preuve d’ingéniosité et se mettre à la place de celui qui fait la commande et conceptualise le projet. C’est ça le métier du designer: trouver des solutions à tout problème. C’est trop beau.

Un point sur lequel j’aimerais revenir, c’est concernant les difficultés: lorsqu’on est comme moi designer qui travaille pour une marque, il faut savoir que tout ce qu’on va créer en terme d’idée doit être à l’image de la marque. Si l’on a une personnalité artistique, on risque alors de la perdre. C’est un point important qu’il ne faut pas oublier, car on peut souvent dissoudre son identité créative au profil d’une image à force d’y travailler tous les jours. C’est malgré tout un risque, qui je pense concerne tous les métiers artistiques liés à une structure. Il faut faire attention à cela et garder une certaine balance, c’est pour cela que j’encourage toute personne qui travaille dans le design pour une marque, une agence ou autre, à ne pas hésiter à proposer des suggestions, et y mettre du sien (dans la mesure du possible), afin de rester entier dans sa personnalité artistique.

H.S-E : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ? Non ? Encore merci, Fatima, pour le temps que vous m’avez accordé.


  1. Haïlé Saint-Eloy est étudiant en Master 2 « Design, recherche arts et médias », à l’ Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024.