Entretien avec Cédric Siwsanker
Haïlé Saint-Eloy

L’entretien qui suit a été réalisé le 15 décembre 2023. Cédric Siwsanker est directeur artistique, graphiste et chargé de communication diplômé de l’école Sup de Pub. Après avoir travaillé dans la production audiovisuelle en agence de marketing, il intègre l’équipe d'une agence de communication basée à Paris. Parallèlement artiste-illustrateur et graphiste en tant que freelance, il a accepté de répondre à nos questions autour du design et ses pratiques.

1. Travail et reconnaissance

Haïlé Saint-Eloy1 : Bonjour, Cédric Siwsanker. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur design et ses pratiques. Notre entretien comporte trois volets. Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?

Cédric Siwsanker : Je suis Cédric Siwsanker, directeur artistique dans une agence de communication et de marketing spécialisé dans les ressources humaines. C'est une agence parisienne qui a 20 ans en février, et qui fait partie des agences leader de son marché: à savoir les ressources humaines, le recrutement, la communication interne des entreprises. Moi, je suis donc directeur artistique, et nous sommes une agence avec un studio intégré, ce qui dans ce secteur-là se fait peu (la plupart des agences sont principalement dans le média, pour vendre de l'achat, pour faire acheter et vendre de l'espace. Nous, on a un pôle "consulting" qui crée des projets et un pôle créatif qui conçoit derrière des campagnes, etc. Etant directeur artistique, je suis chargé de la conception et de la réalisation de ces différentes campagnes. Je travaille en agence, j'ai aussi une une activité de freelance, toujours en tant que DA, à la fois en présentiel ou en télé-travail.

H.S-E : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?

C.S : Alors oui, je le confirme totalement. Le problème, je dirais qu'il vient à la fois du client en général mais aussi des designers et des gens du secteur finalement, (je pense que c'est un peu la même chose dans tous les domaines d'activité). Aujourd'hui, on est dans une ère où il est facile de tout faire par soi même. On a des outils qui le permettent, surtout à l'ère de l'intelligence artificielle qui vient bousculer tous les marchés aujourd'hui. Et nous, dans notre secteur, on se retrouve confronté à des clients qui pensent pouvoir presque faire le travail à notre place, qui ont des demandes presque très précises en tête et qui se disent finalement, qu'avec leur connaissances, c'est quand même faisable en un laps de temps très court. Concernant ma particularité, je ne suis jamais en confrontation directe avec le client. Il y a toujours le pôle consultant des commerciaux et des chefs de projets qui font tampon. Mais finalement, dans notre agence en tant que créatifs, nos premiers clients sont les consultants qui eux déjà se font ramasser par les clients finaux. Les délais sont donc très resserrés.

H.S-E : Est-ce que vous avez déjà vécu une situation, par exemple, qui illustre ce cas de figure?

C.S : Je le vis un peu tous les jours. Dans le cadre de l'agence: Pour une semaine classique avec un client A, on aura un briefing donné le lundi, pour un rendu généralement fixé au vendredi. On aura donc une semaine pour boucler un projet. Sauf que le problème dans les agences comme celle dans laquelle je travaille, c'est qu'on a un client A mais aussi, un client B, C et D. Tous les briefings sont le lundi, et tous les rendus sont le vendredi. Au final, on n'a donc que très peu de temps de concentration sur un client, et on se retrouve à parfois bâcler notre travail, mais on se trouve dans l'obligation de le faire bien par les moyens et techniques dont nous disposons. Aujourd'hui, on arrive toujours à rendre quelque chose et le client se complaît de ça. Donc finalement, pour lui, si la semaine A est bouclée dans le délai donné, ça veut dire qu'on peut également le faire en trois jours (ce qui est compliqué).

H.S-E : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

C.S : Alors oui, pour ma part, c’est satisfaisant. Maintenant, il y a quand même quelque chose qu'on retrouve dans les métiers créatifs en général: c'est l'égo - je prends vraiment le cas de mon agence et de mon expérience: on est dans le partage de connaissances, le partage de compétences, etc, mais on peut se rendre compte que même si on bosse parfois en équipe ( par exemple, dans mon rôle de DA, je suis souvent avec un concepteur rédacteur pour monter les campagnes), mais on ne travaille jamais sous forme de deux DA ensemble.

Aujourd'hui, je pense que je suis reconnu. Il faut quand même batailler pour, et je pense que le problème est là. Comme je le disais au début, par rapport aux différents outils et au nouvelles avancées et progrès, on est notre premier compétiteur, on doit constamment se prouver à nous même, mais on doit aussi le prouver au reste. Au final c'est tout le temps la même mécanique: prouver, prouver, prouver. Et c'est en cela que c'est compliqué.

2. Éthique et horizon politique

H.S-E : Le second volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer.
Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

C.S : Je pense qu'il y a un flou. Il y a un flou général par rapport à la profession de designer où il n'y a pas de démarche éthique à proprement parler, comme pour un artiste qui veut avoir une démarche, une idée ou quelque chose à défendre. Nous, on bosse pour un client, donc on va répondre à la demande du client. Aujourd’hui, on peut se permettre de proposer des éléments plus éthiques, eco-responsables etc..Mais en vrai, le métier de designer ne dépend pas du tout ça. Cela dépend plus des besoins et des attentes du client.

H.S-E : Et c’est aussi peut-être plus difficile quand on travaille en agence.

C.S : Absolument. En agence c'est d'autant compliqué puisqu'on parce qu'on répond à la politique à la fois du client et à la fois de l'agence (Comment l'agence se positionne, quels sont ses valeurs..) Par exemple, on bosse avec pas mal de boites du CAC40, des gros cabinets de conseil, pour eux l'éthique est peu importante. On fait quand même parfois beaucoup de greenwashing - c’est à dire communiquer sur le fait d'être éco-responsable etc. Alors que dans la réalité des choses, pas vraiment, mais on doit quand même communiquer dessus parce que c'est dans les mœurs, il faut le faire. Je ne vais pas citer les clients (rires) mais on bosse avec des gros acteurs du pétrole par exemple, et des énergies en général...Donc voilà. Question éthique, à titre personnel je pense qu'en tant que designer, ça dépend de beaucoup de facteurs au sein du métier.

H.S-E : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

C.S : Alors oui, j'ai déjà vécu cette situation. Il faut bien comprendre que le métier de designer, c'est un métier créatif certes, mais nous sommes avant tout des personnes. D'une part oui, le métier de designer ne répond pas à certaines éthiques, mais nous, en tant que personnes, avons certaines valeurs et certains opinions que l'on défend ou non. Je me suis déjà retrouvé dans le cas de figure où... (heu bon je ne vais pas la citer), une grosse boîtes gérant des Ehpad, maisons de retraite, etc… s'est retrouvé dans une crise qui a explosé sur toutes les grandes chaînes de télé et dans tous les médias etc (ça a fait un gros tollé en fin d'année dernière). c'est à ce moment que notre agence a été sollicité pour gérer cette crise là et communiquer sur le fait que finalement, tout se passe bien dans cette entreprise: ce qui était faux. Du coup, à partir de là, et bien Il y a eu le cas de figure où on m'a demandé de bosser dessus, et j'ai répondu non. "je ne le ferai pas. Trouvons quelqu'un d'autre." C'était impossible par rapport à mes propres valeurs. Même en tant que politique d'agence, posons-nous les bonnes questions. Finalement, la campagne de communication a été faite par quelqu'un d'autre et aujourd'hui, c'est ironiquement l'un de nos plus grands clients.

H.S-E : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?

C.S : Le métier de designer, c'est un métier de service. C'est le juste milieu entre l'artistique et le service. Aujourd'hui, comme je bosse en agence, parfois, je suis obligé de mettre mon étique de côté. Je peux tout de même dire que ça me déplaît, que je ne bosserai pas sur tel ou tel projet. En revanche, je vais être obligé à certains moments de me plier au secteur d'activité, parce que je dois répondre à une demande. Aujourd'hui, est ce que les designers s'en préoccupent? En tant que personnes je pense que oui, en tant que profession, je ne pense pas. Parce qu' aujourd'hui, on est dans un dans une ère où tout est imagé, tout est visuel. Même après les grosses crises qu'il y a eu, les périodes de guerre et régimes totalitaires; Ce qui est qui, aux yeux de certaines personnes paraît mal en termes de valeurs, (je ne sais pas comment l'exprimer autrement), reste visible. Par exemple certaines personnes sont éthiquement contre les grosses multinationales qui exploitent les Ouïgours, pourtant ces multinationales-là ont une visibilité folle, et ont des designers qui travaillent pour elles. Je pense que la plupart des designers ne sont certainement pas à 100 % en accord avec la démarche de faire travailler et d'exploiter dans des conditions atroces des populations. Maintenant si demain, mon agence est amenée à bosser pour des grosses multinationales qui exploitent des Ouïgours. Est-ce que j'aurais la possibilité de dire non comme j'ai pu le faire à d'autres? Je ne sais pas. Tout ça pour dire que c'est inévitablement un métier de service, avec ses contradictions. On répond à une demande et si celle-ci existe, c'est que l'offre aussi. Un autre exemple parallèle, si on prend les métiers de la construction: il faut raser quelque chose. On va raser des champs, des forêts, des habitations etc. On va les raser pour construire autre chose à la place. Les mecs qui bossent sur les chantiers, ils peuvent avoir une éthique, ils peuvent avoir des valeurs, mais à la fin de la journée, leur métier c'est détruire, puis construire. La demande, c'est celle-là. Ils sont obligés de répondre à cette demande car c'est comme ça qu'ils gagnent leur vie. Pour les designers, on est un peu contraints à la même chose. Après, il y a tellement de cas de figure différents. En tant que freelance, on a la possibilité de dire oui ou non à tel client. En tant que designer en agence, c'est compliqué parce qu'on n’est pas toujours au courant de tout lorsqu'on commence à travailler, et on ne peut pas prédire quels seront les clients qui feront appels à nos services.

3. Science et design

H.S-E : Le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design. Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

C.S : J’ai suivi une formation de communicant au sein d'une école de publicité avec une spécialisation de direction artistique. La formation que j'ai faite était plutôt générale autour des métiers de la communication et de la publicité, il y avait donc une partie théorique sur histoire de l'art et l'histoire du design. Néanmoins à mon sens, ce n'est pas ce qui a nourri mon travail aujourd'hui, la recherche étant davantage personnelle plutôt que scolaire. Pour autant chacun y trouve son compte, cela reste un métier de curiosité, si on ne l'est pas un minimum c'est très compliqué, mais ça peut fonctionner aussi.

H.S-E : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?

C.S : Je ne sais pas si c'est un exemple parlant, mais il y a beaucoup de conférences qui sont faites sur sur les sujets du design. Il y a des séries aujourd'hui sur Netflix qui sont faites sur le design et des podcasts à foison. Donc je pense qu'il y a quand même quelque chose autour de la théorie du design qui existe et qui est nécessaire, les designers ont une voix à porter à ce niveau. Je ne pense pas qu'il y ait particulièrement de rejet épidermique, de crainte ou de désintérêt, cela dit comme ce que je disais précédemment, c'est un métier davantage axé sur la pratique, et la théorie passe par une recherche constante. Il faut un intérêt pour le design en lui même, que ce soit design de l'objet, du produit, ou design graphique etc. Nous vivons dans une ère où le design prend une place super importante, on y est confronté constamment.

4. Conclusion

H.S-E : Je voudrais revenir sur un dernier point. Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier ?

C.S : Aujourd’hui ce qui me plaît le plus dans mon métier, c'est de me dire que ma fonction consiste à sublimer des idées et à les mettre en image. Et c'est tout l'intérêt de mon travail. Tous les jours lorsque je me lève, je me dis que je sublime le projet de quelqu'un, que ma pensée est finalement d'apporter des idées et de les transformer afin d'en faire quelque chose de palpable. Ce Qui me plaît d'autant plus, c'est qu'aujourd'hui il y a de multiples moyens et outils qui sont mis à notre disposition pour faire des choses. De plus nous sommes pile à l'ère de l'intelligence artificielle qui se développe massivement. Certains ont peur de perdre leur métier en partie par rapport à ça, mais je pense qu'il ne faut pas. (ce n'est que mon avis personnel) Il ne faudrait pas faire de l'intelligence artificielle un ennemi. Il vaut mieux en faire un allié, s'en servir comme un outil parce que ça ne remplacera jamais la créativité. Aujourd'hui, je suis designer, demain, je pourrais totalement devenir prompt-designer, prompt-ingénieur. Il faut davantage voir ça comme un outil servant à créer des belles choses, afin que le champ des possibles soit encore plus vaste. Ce qui me plaît dans mon métier aujourd'hui, c'est d'avoir l'impression d'inventer constamment et de trouver le moyen de partir d'une idée à et d'arriver à un produit fini qui est unique.

H.S-E : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ? Merci Cédric pour le temps que vous m’avez accordé.


  1. Haïlé Saint-Eloy est étudiant en Master 2 « Design, recherche arts et médias », à l’ Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2023-2024.