Entretien avec Brice Genre
Emilie Huc

Cet entretien a été réalisé le 6 décembre 2023. Brice Genre est designer au sein de son agence de design « A+B » et enseignant-chercheur à l’université Toulouse II Jean-Jaurès. Dans le cadre d’une enquête relative du séminaire Vers une théorie critique du design, il a accepté de répondre à nos questions.

1. Travail et reconnaissance 

Émilie Huc1 : Bonjour, Brice. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur design et ses pratiques. L’entretien est composé de 3 volets : le premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée, le deuxième porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer et le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design. Pourriez-vous tout d’abord nous présenter le type de structure dans laquelle vous travaillez actuellement tout en nous précisant quelle y est votre fonction et dans quelles conditions vous l’exercez ?

Brice Genre : Je m’appelle Brice Genre, je suis actuellement enseignant-chercheur en design. J’enseigne le design au sein du département art plastiques - design à l’université Toulouse II - Jean Jaurès. Je suis co-responsable du master Design Transdisciplinaire, Cultures et Territoires avec Saul Pandelakis et donc j’enseigne en niveau licence et en niveau master. En parallèle de ça je suis également designer depuis 2006, une activité de designer professionnel que j’ai commencée un petit peu après avoir débuté mes travaux de thèse. Donc je suis docteur depuis décembre 2009 et j’ai passé 5 ans et demi en thèse. Donc, comme j’expliquais en parallèle, je suis un designer professionnel, mes spécialités sont le design d’objet, design industriel et le design d’espace et scénographie, si tant est qu’on puisse les dissocier. J’ai toujours essayé de relayer les deux activités, à savoir l’activité de chercheur et l’activité de design à la fois designer donc praticien, à la fois chercheur faisant du design un objet d’étude, ce qui n’est pas toujours facile, ça pose un certain niveau de complexité sur différents types de thèmes qui pourront peut-être être abordés ici, je ne sais pas.

E.H : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre pratique du design ?

B.G : Alors, sur le côté plus professionnel du design, j’ai débuté en 2006 un peu tout seul pendant à peu près un an, ensuite j’ai rencontré Hanika Perez qui elle est devenue designer comme moi quasiment en même temps et, en fait, on s’est associés et on a monté une agence de design fin 2006. Puis en 2007, on a répondu à un concours qui était mis en place par le Ministère de l’environnement de Bruxelles, qui était un concours concernant du mobilier urbain et on a fait partie des 4 projets lauréats ce qui a conduit à une réalisation de prototype, etc. Nous étions un peu, comment dire, dynamisés par cette réussite à ce concours, et on a tenté un autre concours en 2008, qui était un concours qui avait été lancé par la société Nespresso qui s’appelait CoffeeLuxury et qui impliquait la création d’une cafetière autour d’un thème qui était le luxe, et comme on s’attendait à ce que certaines propositions soient positionnées justement sur le luxe dans ce qu’il a de plus trivial dans sa compréhension, on a fait une autre proposition, un peu subversive, de ce qu’était la notion de luxe. Je crois qu’il y avait eu plus de 300 projets qui avaient été proposés et il y a eu une quinzaine qui ont été retenus en première phase, ce qui a été notre cas, on a eu cette chance, et puis ensuite nous avons été parmi les 15 projets retenus, ce qui impliquait la réalisation d’une maquette qui a été présentée à Milan en 2008 pendant le salon du meuble et on a eu la chance de remporter le premier prix. Je parle de ça parce que ça a eu pas mal d’importance pour nous dans le sens où ça a amené énormément de médiatisation autour de notre travail et, de fil en aiguille, étant donné qu’on a été médiatisés, on a pu engager une pratique plus appuyée, plus soutenue du design dans une dimension plus professionnelle d’autant plus qu’on avait gagné une somme d’argent assez importante, c’était 12 000 euros je crois à l’époque. Donc on a monté notre agence de design comme ça, en 2008, et puis petit à petit on a eu la chance de remporter d’autres concours, de travailler avec une toute petite notoriété, en contact avec différents types de commanditaires et on a commencé l’activité comme ça.

E.H : Dans une enquête précédente, plusieurs designers avaient rapporté être insatisfaits par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Est-ce que vous avez déjà ressenti ce sentiment d’empêchement ?

B.G : Alors il y aurait beaucoup de choses à dire. En tout cas ce qui me vient à l’esprit là c’est que, enfin il y a plusieurs choses qui sont de nature problématique, alors je ne vais pouvoir que les esquisser, mais premièrement il y a un problème culturel de la relation au design et notamment au designer. C’est-à-dire que la plupart des commanditaires qui nous sollicitent, je ne les blâme pas à cet endroit-là, il y a une forme de dérèglement socio-culturel lié à la compréhension de ce qu’est le design. Je veux dire par là que les commanditaires qui nous sollicitent sont très souvent des personnes qui ont une connaissance du design qui est celle qui leur parvient par le biais de médias, on va dire communs, de médias communément admis et non pas d’une perception érudite ou cultivée de ce qu’est la discipline. Ce qui fait que souvent, ils l’interprètent comme une relation de style et ils nous demandent de retravailler la forme sous le style. On en est à une perception extrêmement basique de ce qu’est le design et donc en fait les premiers contacts s’engagent là-dessus et nous ce que l’on fait avec mon associée très souvent, c’était le cas pendant très longtemps et c’est encore le cas, c’est que dans la relation qu’on a avec les commanditaires, il y a une première rencontre qui est dédiée à expliquer de manière très didactique, pédagogique, ce qu’est véritablement le design. Donc c’est un temps important qui est consacré à ça parce que dans le cadre d’un projet ce n’est pas rien que d’expliquer ce que va être le rôle du designer dans le cadre d’un projet. Donc moi j’y vois d’abord un espèce de défaut de culture, je pense que c’est très français, déjà. Je dis très français surtout parce que c’est surtout la perception première que j’en ai, mais je sens aussi, pour avoir discuté avec des designers allemands, des designers italiens notamment, qu’il y a quand même une autre culture du design et que les commanditaires ont une dimension plus étendue de ce qu’implique le projet en design. Pour les commanditaires français c’est un peu différent. On a eu affaire par exemple à des institutionnels, à des commanditaires plus érudits, alors quand je parle d’institutions c’est des institutions plutôt culturelles, où on n’a pas vraiment à expliquer ce que peut être le rôle du designer et puis on a des commanditaires parfois qui sont très érudits, qui sont eux-mêmes sur des questions de création et avec lesquels on peut engager un dialogue. Et pour les autres c’est vraiment un défaut de vocabulaire, un défaut de lexique, un défaut de compréhension des termes, un défaut de culture en fait. Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas méprisant de dire ça, c’est juste que c’est vraiment une discipline que l’on méconnaît ou que l’on connait avec des a priori. Donc il y a un gros travail, déjà, à cet endroit-là. Et puis, de ça, découle toute une série de conséquences, notamment sur comment est-ce qu’on rémunère un designer, ils ne se rendent pas nécessairement compte du temps passé, du coup ça pose un problème économique sur la relation au projet, ils ne voient pas exactement toutes les nécessités, en termes de conception, qu’implique le projet en design, et ils sont parfois étonnés du devis, de la somme qui est demandée en termes d’honoraires pour réaliser tel ou tel projet. Ça c’est une chose et puis ensuite il y a des conflits en interne, c’est-à-dire qu’il y a des territoires qui sont des situations problématiques, je veux dire par là que, notamment dans le cas du design industriel mais pas que, on a affaire à des ingénieurs ou des bureaux d’études qui, eux, ont une autre culture du design qui elle aussi relève du style mais qui voit le design comme une espèce de surcouche qui viendrait après des questions structurelles, des questions fonctionnelles. Et là il y a effectivement comme une sorte de conflit qui après peut être compris de manière historique aussi, c’est-à-dire qu’il y a un conflit qui s’installe entre l’ingénieur et le designer puisqu’en fait l’ingénieur méconnaît la pratique du design quand le designer, lui, connait la pratique de l’ingénieur. Nous on le voit bien, on peut travailler avec l’ingénieur, l’ingénieur, lui, pense qu’on va « lui piquer le pain dans la bouche » un petit peu. Et il y a comme un défaut de compréhension de ce que peut être notre périmètre de travail et là aussi il y a un gros travail didactique de rencontre avec, par exemple, les personnes qui sont chargées de la production et les personnes qui sont chargées de l’ingénierie dans le cadre d’un projet. Et quand on s’est aperçus par l’expérience que, quand on arrive à dénouer, rien que sur l’affect, hein, les relations, à bien expliciter quel peut être notre rôle à l’endroit du projet, et qu’on va travailler en collaboration avec l’ingénierie, avec la fabrication, quand on identifie bien les rôles, c’est-à-dire que nous-mêmes on les verbalise et que tout le monde comprend bien quelle est la nature de son pré carré, alors le projet se réalise bien. Donc là il y a un empêchement économique, puisqu’en fait il y a une incompréhension de ce qu’implique le travail et il y a un empêchement du point de vue du processus de conception puisqu’il y a des figures, dans le cadre du projet, qui viennent parfois se superposer.

E.H : Auriez-vous des exemples de situations vécues qui illustrent cette incompréhension de la part des commanditaires que vous décrivez ?

B.G : Par exemple nous depuis le début avec Hanika, on travaille en amont sur une méthode qui implique une analyse de contexte. Alors ça, les commanditaires ça les étonne beaucoup, eux ils s’attendent assez rapidement à ce qu’on arrive avec des propositions formelles et en fait on leur dit que non, qu’il y a un travail de compréhension du milieu - je le dirais comme ça pour le dire vite - c’est à dire des spécificités du contexte : quels sont les acteurs, quelles sont les pratiques, quelle est la culture du contexte dans lequel on se trouve, etc. Et ça il nous faut le comprendre pour engager le projet, pour bien identifier les problématiques qui sont traitées et ce travail d’analyse, qui est un travail d’étude préliminaire au travail de conception-création, c’est un travail que les commanditaires n’imaginaient pas devoir rémunérer, que certains méconnaissent. Par exemple on a eu à travailler avec des confrères architectes, qui eux aussi n’avaient pas une culture du design telle que nous on peut l’avoir aujourd’hui, et qui paraissaient étonnés parfois qu’on soit obligés de produire ce travail d’étude qui est préliminaire au travail créatif. Et effectivement ce sont des entraves, ça prend beaucoup de temps de discussion, ça prend beaucoup de temps de compréhension et puis les interlocuteurs changent tout le temps puisque les projets sont, par essence, tous différents quasiment. Mais après c’est du temps de gagné quand on re-travaille avec un même commanditaire. Donc il y a ces entraves-là qui pour moi sont d’abord culturelles, dans la compréhension de ce qu’est le design, et qui sont, pour résumer, à l’origine de tout un tas d’autres problèmes. Incompréhension du temps passé, incompréhension des modalités économiques qui sont en lien avec le projet, incompréhension des éléments de vocabulaire, qui sont tout autant d’entraves pour mener le projet. Après si on les supprime, si on les inhibe en quelques sortes, on gagne beaucoup de temps sur le projet et on gagne sur la qualité du projet. Et puis, effectivement, pour revenir sur la notion de temps, encore une fois, la méconnaissance du temps qui est nécessaire pour concevoir ou créer par exemple des objets ou des espaces qui soient pertinents dans le cadre du contexte qui est traité, eh bien on a des antagonismes qui se créent, c’est-à-dire qu’il y a un décalage entre les nécessités qui sont propres au temps de conception et ce qu’attend le commanditaire. Et souvent le commanditaire, on se le dit entre « pros » avec mes amis par exemple en design graphique ou en architecture qui font le même constat, le commanditaire nous demande tout le temps les choses « pour hier ». C’est une blague entre nous mais ça c’est quelque chose que les personnes qui sont « non sachantes » n’envisagent pas mais en même temps ça peut se comprendre aussi, parce que l’on vit dans un espèce de paradigme industriel, où la plupart des objets, des choses qui sont autour de nous sont, bien sûr le résultat d’une activité de conception et de production mais on s’en saisit et on s’en sert, pour le dire très vulgairement, sans projeter toutes les complexités qu’il y a derrière et qui ont été résolues. Et ça il n’y a presque personne qui est à blâmer, sinon effectivement faire en sorte de diffuser le plus possible, encore et encore, ce qu’est véritablement la culture du design.

E.H : Qu’est-ce que vous pourriez nous dire sur la coopération que vous entretenez avec votre collaboratrice, est-elle satisfaisante ?

B.G : Nous on est plus dans un travail de collaboration avec nos associés qu’un travail de coopération. La relation un peu spécifique que l’on a avec Hanika c’est comme si on était une seule et même personne presque, c’est à dire que quand on engage un projet, l’un de nous lance une idée, une remarque, une réflexion, on se sert de l’un et de l’autre pour construire une discussion et c’est de cette discussion que naît le projet. C’est presque comme si nous étions deux esprits dans une même personne donc c’est un peu à part. Par contre, on a eu à collaborer avec des personnes, à partir de 2010, après avoir été en sous le régime de la maison des artistes, on a fait de notre agence une société quand on a dû travailler avec les entreprises Seb et Tefal, à partir de ce moment-là on a eu une employée quasiment à temps plein qui avait une formation de designer. Elle travaillait normalement sur la gestion projet, c’est-à-dire que nous on conservait tous les éléments de conception puis avec elle on faisait la co-conception, elle accompagnait la finalisation du projet. On contribuait quand même à ça parce que seule elle n’aurait pas pu le faire et elle nous aidait beaucoup dans une espèce de relation peut-être plus d’exécution, pour la mise en œuvre du projet. On a même eu à sous-traiter, dans le cadre de certains projets qui étaient extrêmement importants, des parties de l’activité à des designers sur des tâches bien spécifiques parce que les projets étaient trop grands, il fallait fonctionner en équipe. Seulement, les rémunérations n’étant pas régulières, on ne pouvait pas salarier toutes les personnes avec lesquelles on travaillait, malheureusement, parce qu’on aurait beaucoup aimé monter une équipe petit à petit. Et puis c’est très lourd, en termes de gestion, d’avoir une agence et surtout d’avoir une société. Et donc avec ces personnes on a collaboré. Donc les méthodes sont un peu différentes, mais c’est une question d’organisation, une question de compétences, une question d’organisation de compétences, etc. Après là où se joue vraiment le projet, parce qu’un designer c’est pas quelqu’un qui a une idée et puis que tout le monde accomplit, c’est nécessairement un travail collaboratif dans un champ plus étendu avec le commanditaire, qui a des ressources propres, qui a des attendus propres, c’est un travail avec tous les usagers qui sont en lien avec le projet, et donc c’est vrai qu’un designer ou une designer ne peut pas engager un projet sans véritablement se préoccuper des personnes qui vont être à même de côtoyer, de manipuler, de se servir d’un espace, d’un objet, d’une image ou d’une interface, etc. Donc, de toutes façons, il y a un peu de coopération avec les autres personnes qui sont les autres acteurs du contexte.

E.H : Dans le cadre de vos collaborations en tant que designer, vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

B.G : Cette sensation de mépris elle est plus, j’ai envie de jouer sur le mot, plus sur le méprendre, en fait, on se méprend. Les autres se méprennent, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas, ils se méprennent. Et ça revient à ce que j’évoquais au début sur la culture du design, le fait de ne pas comprendre et d’avoir des a priori a un effet effectivement sur nous, on peut prendre cela comme une forme de mépris. C’est pour ça qu’encore une fois, nous ce que l’on a très vite mis en place, c’est que l’on sollicite une réunion et on a un discours le plus explicite possible de ce que peut être le design. Moi je me souviens d’un des premiers grands projets qu’on a eu à faire avec un industriel, cet industriel nous dit après qu’on lui a présenté le devis : « en fait, je crois que je comprends pas où va se situer votre travail puisque moi j’attends un résultat qui est celui-là ». C’est d’ailleurs grâce à ce moment-là qu’on a compris la nécessité d’être le plus didactique possible et du coup, de manière extrêmement simpliste, je lui dis : « là vous nous demandez de redessiner un aspirateur, ce que l’on va faire c’est pas repenser le capotage d’un aspirateur, c’est de se demander comment est-ce qu’on peut nettoyer une surface ». Et du coup re-poser le problème comme ça implique un champ de réponse beaucoup plus étendu et la réponse n’est peut-être pas un aspirateur tel qu’on le conçoit. Et par le biais de ce type d’élément de discours, on amène le commanditaire à comprendre où va se positionner notre rôle. Et cette dimension du mépris elle disparaît petit à petit, elle s’atténue. Mais par contre il faut l’accepter d’entrée, parce que lutter contre, avec une espèce d’orgueil, de prétention ou que sais-je, c’est quelque chose qui conduira nécessairement à affaiblir le projet de toutes les façons. Un projet c’est vraiment une manière de tisser un ensemble de relations extrêmement complexes entre des entités qui sont très différentes et qui disposent d’une forme de culture différente. Et si on ne les comprend pas, et c’est le travail du designer d’être le plus empathique possible, si on ne les prend pas avec nous, si on les « com-prend » pas, le projet est presque nul, c’est comme commencer à « mettre le ver dans la pomme » en fait. Et ça, c’est une attitude à mon avis, qui est hyper importante en design, qui prend du temps certes, mais qu’il faut lui consacrer pour veiller à la justesse de la réponse amenée par le projet. Donc même quand les autres sont dans une attitude, que l’on ressent comme du mépris, ce n’est pas nécessairement du mépris sinon de l’incompréhension. Donc il faut les aider à comprendre, il faut expliquer et petit à petit les choses se font. Et je me souviens d’ailleurs de la première réunion avec cet industriel, mais dans un cercle assez intime, on était 4 avec mon associée, le patron et son directeur du bureau d’étude qui était un ingénieur et qui était quelqu’un de très ouvert, particulièrement brillant, et qui était très attentif à notre propos, qui l’a très bien compris et ça nous a beaucoup aidés parce que c’est lui qui nous a servi après de « bouclier » vis-à-vis de tous les autres. Et d’ailleurs suite à cette réunion, quand on a présenté la première phase du projet, quand on a rendu la phase d’analyse et la phase d’esquisses, on a donc présenté les résultats de l’analyse et la première phase d’esquisse au cours d’une réunion qui a duré 5 heures, c’était un travail pour un système de poignées, eh bien il y a eu énormément de surprise de la part de tout le staff autour du patron. Il y avait le marketing, il y avait la direction de production, il y avait deux invités, donc il y avait 7 ou 8 personnes et toutes ces personnes ont été très surprises qu’on ne présente pas une réponse formelle à la question qui nous était posée. On a présenté les comptes rendus de l’analyse et on a présenté comment les comptes rendus de l’analyse s’articulaient aux esquisses. Et s’ils ont été très surpris au début, surtout qu’en plus, nous, du fait de notre cursus parfois on peut amener un projet en l’expliquant, en utilisant des textes philosophiques, en faisant référence à l’anthropologie, à la sociologie et à l’art aussi, ils étaient assez étonnés de cette démarche là mais par contre, au terme de la réunion, on avait la protection du patron et du directeur du bureau d’études qui disaient aux autres de nous laisser parler pour voir où ça allait les mener, sachant qu’eux, ils étaient en même temps en train de découvrir ce dont on leur avait parlé précédemment. Et à la fin de la réunion ils ont vu que, suite à l’analyse, on avait vraiment problématisé cette demande simple qui avait été de faire une poignée et on avait fait émerger tout un tas de problématiques annexes qui étaient liées justement à la poignée sur des questions de signes, de représentation, de maniabilité, d’organisation des processus de production, etc. Et on a présenté 7 ou 8 esquisses et ils ont vu à quel point, par le biais du design, on avait re-problématisé leur demande. On avait, j’aime à le dire comme ça, je crois que les designers ne le disent pas souvent : on avait fait de la R&D en fait, c’est à dire qu’on avait fait de la recherche et développement pour leur propre projet et que, de fait, on avait ré-enrichi le rapport qu’ils pouvaient avoir à leurs propres produits en l’occurence. Ce qui a eu pour conséquence que toutes les esquisses qu’on leur a faites, ils les ont mises « au coffre » et que même si ces esquisses, on en a produit qu’une version, au fur et à mesure des années, on n’a pas re-travaillé avec eux, mais ils se sont servis du travail qu’on avait fait pour conduire la conception d’autres produits. Donc là c’est assez intéressant et je pense que le designer oublie ça, je pense qu’à l’endroit de la relation qu’on a avec un commanditaire, notamment avec un industriel, c’est qu’on est en quelque sorte une forme de cellule R&D qui est, une sorte de R&D mobile, une sous-traitance de R&D qui peut être à mon avis, on l’a vu dans certains cas, très utile. Parce que s’ils ne s’en servent pas dans l’immédiat, ils s’en servent à terme. Et ça c’est un moyen, à mon avis, de valoriser le rôle du design et par extension du designer ou de la designer dans le cadre de la réponse faite à un projet.

2. Éthique et horizon politique 

E.H : Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés ? Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ? 

B.G : Là aussi, il y a plusieurs manière de répondre. Moi j’ai vu de tout, j’ai vu des designers qui n’ont que faire des conséquences de ce qu’ils produisent ou de ce qu’ils proposent comme concept. Et j’ai vu des designers qui sont vraiment dans une posture éthique et d’autres qui essaient d’articuler un petit peu les deux. Mais encore faut-il s’entendre sur ce qui fait autorité sur une déontologie de ce que pourrait être la production en design. Je pense à un texte célèbre d’Ettore Sottsass qui dit : « Tout le monde dit que je suis méchant parce que je fais du design », heureusement tout ça a évolué mais il est vrai qu’historiquement à partir du moment où le design a été instrumentalisé pour l’industrie, il a été après difficile de dire qu’il y avait un point de vue moral plus spécifique à l’endroit du design, même si William Morris l’a défendu en étant un des premiers, pour 1000 raisons d’ailleurs que l’on ne développera pas là. J’ai l’impression qu’il y a toujours à l’intérieur de ce qu’est la production en design et du coup des designers, des positionnements qui se font là-dedans. Après je pense que ce serait problématique de créer une espèce de radicalité, de binarité, de dichotomie entre ceux qui n’en auraient rien à faire de questions éthiques et ceux qui ne feraient que de l’éthique. Je pense que ce n'est pas aussi si simple que ça et moi je suis plus dans une logique de cheval de Troie, j’ai l’impression que si on veut changer un petit peu les choses il faut aussi comprendre le propos des autres, l’entendre, et on peut changer les choses mais à partir du moment où l’on accepte d’être à l’intérieur. Et c’est là qu’on peut faire émerger une forme d’éthique. Nous on l’a vu dans certains projets, on peut être assez fiers de ça, pas tout le temps bien-sûr, c’est moins fréquent que l’inverse, mais où on peut vraiment soutenir une posture d’éthique dans le cadre du projet auquel le commanditaire va adhérer petit à petit, et ça c’est notre prérogative. Nous on se positionne là. Alors je ne sais pas exactement comment on peut opérer la mise en place d’un positionnement éthique en design, nous on tente de le faire, bon il y a différentes manières de le faire.

E.H : Avez-vous un exemple d’un projet que vous avez mené en parfait accord avec votre vision de l’éthique en design ?

B.G : Alors, pour le dire rapidement, à partir du moment où j’ai commencé à faire du design, j’avais rencontré un ami en licence et on était très intéressés par tout un tas de questions politiques, systémiques, éthiques, en lien avec la production industrielle entre autres, et plus tard il m’appelle en me disant qu’il avait intégré une société informatique et qu’aujourd’hui il y avait des personnes capables de nous aider à créer un ordinateur. Et on s’est remis à travailler là-dessus et très vite on a pu mettre en application tout ce qui était des questions d’éco-conception à l‘endroit de la production d’un matériel informatique donc sur des questions hardware et software et on a créé une startup à quatre qui avait pour but d’éco-concevoir du matériel informatique et du software informatique. On a été incubés à l’incubateur régional d’Aquitaine, à Bordeaux et puis ensuite on a intégré la technopôle Izarbel à Bidart dans le Pays basque. Et après là aussi, gros problème, c’est-à-dire qu’on aurait vraiment fait quelque chose de très intéressant à mon avis, sans prétention, qui mêlait des questions de production, d’usage et de fonctionnalités, et là on a dû faire un gros travail de pédagogie de ce qu’était l’éco-conception. Et à l’époque, je parle de 2006/2008, personne, et même pas les politiques, ne savaient ce qu’était l’éco-conception. Et là on s’est battus, quasiment au sens propre du terme. Et voilà donc je parle de cet exemple parce que, la société s’appelait Méta, on était normalement positionnés sur des questions politiques alternatives, on mélangeait des éléments de la philosophie de Guy Debord, de Deleuze, dans la conception même du matériel informatique et du software, et en fait ce que je veux dire par là c’est que j’ai toujours été positionné sur des questions d’ordre éthique et politique parce que, selon moi, le design est toujours affaire de politique. La pratique d’un designer, à partir du moment où les choses sont produites, même à partir du moment où les choses sont dites, a des conséquences sur la vie. Et l’activité du design ne peut pas être autrement que politique, même si je fais un raccourcis, et quant à savoir si elle est éthique, à quelle éthique on se réfère ? Après, la plupart des designers que moi je côtoie, mais peut-être que je les côtoie aussi par des cercles d’affinités, sont dans des positionnements éthiques sur un thème ou sur un autre. Je suis souvent entouré de personnes qui ont conscience de l’impact et des conséquences que peuvent avoir ce qu’ils produisent.

E.H : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

B.G : En fait, le questionnement moral il y est tout le temps. Quand on a eu à travailler pour certains industriels, même quand on travaillait pour un commanditaire privé ou un industriel privé, on pouvait se douter que remporter l’appel d’offre impliquait de répondre à ce que demande le marketing. Mais en interne ils ont des décisions politiques qui sont à prendre pour savoir quel projet ils vont solliciter. Et il est vrai que parfois on a été tentés de faire une réponse un peu basique pour répondre à un effet de mode mais on s’est toujours refusé à le faire. Ce qui a pour conséquence parfois de ne pas remporter l’appel d’offre. On a fait des propositions en se disant « bon ben ça y est on a mis un pied dans ce type de projet » on se dit quand même qu’à l’intérieur, d’un point de vue politique, il y a ou il va y avoir un changement, on se dit « effectivement, c’est peut-être plus intéressant » non pas simplement de vendre une proposition nouvelle, mais de faire une proposition qui peut apporter réellement quelque chose sur des questions d’économie d’énergie, sur des questions d’économie de matériaux, des questions d’usage, des questions sociologiques, etc. Et c’est vrai que bon, je tairais par exemple le nom d’un industriel dont le service marketing nous avait fait un brief en nous montrant des images de La Movida, l’idée d’avoir un objet au résultat qui devait être très sexualisé, avec des travers absolument machos et sexistes. Et nous, on avait refusé de se positionner comme ça et on avait essayé de proposer autre chose donc on avait un peu tordu le bras du brief et on a perdu. On savait que l’on perdrait mais on s’est dit que si quelqu’un entendait ça, peut-être qu’il y trouverait du sens. Après ça, c’est un cas de conflit qu’il y a souvent avec le marketing. On a toujours essayé, dans le cadre d’une réponse, d’avoir une proposition qui faisait sens pour nous, ce qui nous a coûté parce qu’on n’a pas eu beaucoup de succès auprès des industriels, il y en a certains qui nous ont écoutés, qui ont accepté nos propositions et la plupart qui ne l’ont pas fait. Après je ne leur en veux pas non plus, nous on a tenté, on n’a pas répondu à la commande qu’ils nous ont imposée parce que l’on pensait que c’était peut-être plus juste politiquement de répondre autrement. Ça a été le cas par exemple au concours dont je parlais, celui pour Nespresso, on l’a fait un peu par provocation, de dire que la dimension du luxe c’était de profiter du temps, de se saisir du temps plutôt que de faire une espèce de chose « bling », dorée, etc. Et ils ont coupé la poire en deux, ils ont pris deux projets qui étaient hyper « bling » et ils ont pris deux autres projets qui posaient des questions fondamentales sur ce qu’était véritablement le luxe en soi. Et nous donc on avait essayé de problématiser cette notion de luxe, on a essayé de re-questionner la commande, donc c’était une manière un peu rusée de nous accorder avec notre morale.

E.H : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ? 

B.G : Je pense qu’il n’y a pas suffisamment d’historiographes en design qui rappellent effectivement que le design au sens large, et je me permets d’y inclure l’architecture, a contribué, oui, à l’organisation de régimes fascistes, en a construit l’existence. On a le cas sous Mussolini, on a le cas sous Hitler, sous Staline, pour citer les plus célèbres et les moins récentes des formes dictatoriales. Après, on pourrait se poser la question effectivement, de la position des designers à l’endroit de prérogatives néo-capitalistes, néo-libérales. Et d’une certaine manière, oui, le designer contribue à ça et non, d’autres ne contribuent pas à ça. Et je vais me permettre là aussi quelque chose d’un peu simpliste malheureusement, il faudrait en parler plus longuement, mais c’est toujours pareil : il y a des designer qui se confondent avec la logique d’un système économique mais d’un point de vue philosophique on pourrait se demander s’il faut les blâmer ou pas, puisqu’en fait c’est aussi leur moyen de gagner leur vie. Donc il y en a qui se confondent avec certaines choses, qui acceptent et qui « avalent des couleuvres » sans problème et puis ceux qui ne le font pas. Alors ceux qui le font vivent bien, ceux qui ne le font pas ne vivent pas du design ou vivent moins bien du design. Après, bien sûr il y a toujours des exceptions, il y a une autre complexité que cette distinction un peu binaire que je viens de faire. Mais par contre je sens que du point de vue des politiques publiques, depuis 6 ou 7 ans, je sens du point de vue de certains commanditaires industriels que, par nécessité souvent posée par l’opinion, un intérêt pour des questions environnementales, climatiques, et tout ce qui en découle. Ils commencent à solliciter ces designers, à les considérer et à les rémunérer pour amener véritablement des projets pertinents à l’endroit de toutes ces problématiques. Il y a quand même des personnes qui commencent à ouvrir les yeux et des designers qui sont maintenant de plus en plus sollicités à leur juste valeur sur ces questions éthiques. Même si c’est trop rare encore.

3. Science et design

E.H : Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ? 

B.G : Alors moi j’ai été formé à l’université dans un parcours de formation qui était un parcours d’arts plastiques où le design n’était qu’une option en termes de pratique d’atelier. Il n’y avait pas de contenu théorique qui avait trait au design. Enfin il y avait une prof qui faisait un vague cours historico-culturel sur le design mais c’était très rapide quoi. Et par contre il y avait une autre enseignante qui, elle, travaillait sur des questions d’architecture et ça, ça a été très utile. Mais à part ces quelques séquences pédagogiques, j’avais surtout des cours d’histoire de l’art, de théorie de l’art, etc. Et donc pas de théorie en design, à part ces quelques exceptions. C’était quand même quelque chose dans le milieu universitaire qui était en constitution, en témoigne le fait que beaucoup des personnes aujourd’hui qui sont des références en design sont des personnes qui ont décidé de faire du design un objet d’étude. Ils sont tantôt historiographes, historiens, historiennes, ils sont sociologues, ils sont esthéticiens, etc. Et dans ce cadre-là moi je pense d’ailleurs qu’on peut dire qu’ils sont des scientifiques, c’est-à-dire qu’ils étudient un objet d’étude spécifique qu’est le design. Et ils offrent une grande richesse notamment quant à la pratique du design. Et on avait en cours de la pratique du design, donc pas de théorie du design sous quelques formes que ce soient, mais des pratiques du design qui étaient des méthodes de création en réponse à des sujets. Et heureusement, aujourd’hui les choses ont changé, notamment avec les personnes de ma génération, qui ont tenté d’opérer des liens entre justement les sciences qui traitaient du design et la pratique même du design. Après, moi je ferais une distinction assez simple qui est que les sciences travaillent sur un objet qu’elles étudient, elles étudient une chose qui existe, quand le design, lui, produit des choses. Donc ce sont deux activités qui sont complètement différentes, l’activité d’étudier en tant que science un objet qu’est le design en lui-même ne peut être fait par des designers mais par des théoriciens du design qui disposent d’une connaissance et de leviers en philosophie, en sociologie, en anthropologie, etc. Je sais que ce que je dis peut faire « sauter au plafond » certaines personnes mais il y a les sciences liées au design et il y a le design en tant que pratique créative en fait, qui ne dispose pas de méthodologie, ce sont des empirismes. Il peut y avoir des méthodes liées spécifiquement au métier et on peut les enseigner si l’on considère le design comme un métier, mais si on le considère comme une discipline, c’est-à-dire comme une pratique en soi, là il n’y a pas de méthode et j’ai envie de dire heureusement parce que ça relève de la création. C’est toute la complexité du design et elle est historique. C’est une discipline, il ne faut pas l’oublier, historiquement, qui est née d’une intention politique de lier le « grand art » et l’habileté mécanique donc l’industrie. Et derrière l’industrie il y a toute la rationalité, il y a les sciences, il y a la technique, etc. Donc on a quelque chose d’hybride qu’est le design, qui tantôt se confond à une discipline qu’est l’art et tantôt se confond à la rationalité. Alors d’un côté on a l’abstraction, l’empirisme, la spiritualité, la sensibilité qui viennent de l’art et d’un autre côté on a la rationalité, on a l’organisation du savoir, on a la diffusion de la connaissance, on a l’idée de l’étude, des principes et attitudes qui sont différentes, qui sont, l’un et l’autres les ADN constitutifs mais extrêmement différents du design. En fait le design ne peut être qu’un monstre en quelque sorte, c’est assembler presque « au chausse pied » deux activités humaines qui sont très différentes. Et à mon sens, le design ne peut pas être autre chose que tiraillé mais c’est en même temps sa richesse. C’est-à-dire que sa complexité tient à cette double parentalité qui, à mon avis, est une force pour le futur. Mais il faut que tous les acteurs du design, que ce soient les théoriciens et les praticiens du design, aient conscience de cette double parentalité parce qu’elle est une force, elle est un lien, je pense que c’est peut-être une des disciplines qui peut solutionner les enjeux et les problèmes auxquels nous serons confrontés dans le futur.

E.H : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ? 

B.G : Il y a un certain milieu du design qui ne côtoie pas un autre milieu du design. Et ça c’est quelque chose que j’observe depuis le début, que je m’explique de différentes façons mais qui nécessiterait vraiment une analyse socio-anthropologique. Ça tient aussi à mon historicité personnelle, c’est-à-dire que j’ai été formé à l’université par des historiens, des philosophes, etc., et puis en parallèle par des praticiens du design, que j’ai pratiqué et que je pratique le design dans le cadre de projets, donc je suis baigné dans un milieu professionnel de designers que je côtoie et que je vois dans différents évènements culturels liés au design comme à la Biennale du design à Saint-Etienne. Puis je pense par exemple à la Villa Noailles à Hyères, où on a comme ça une intelligentsia culturelle du design qui est très intéressante mais qui fonctionne vraiment en milieu où on produit le design, où on édite le design - là je parle plutôt du design d’objet - qui est dans une espèce de relation latente à l’industrie. C’était très différent par exemple pour la Design Parade à Toulon, j’en parle en connaissance de cause puisqu’en fait on avait eu la chance avec Hanika d’être retenus comme faisant partie des 10 jeunes designers et d’avoir le prix du public, et on voit bien là qu’il y a une socio-culture très spécifique qui est complètement dissociée de toute l’autre intelligentsia culturelle du design qui est beaucoup plus théoricienne. Ça c’est flagrant. Après je ne connais pas tout le monde mais je n’ai jamais vu de philosophes, ou d’historien du design un peu renommés, intégrer ces évènements et, à l’inverse, j’ai plus souvent vu dans des colloques de recherche ou des conférences, des designers qui étaient invités un peu comme des formes de cautions ou des exemples presque à observer. Et je crois que ce sont des milieux, qui de fait, par rapport aux attitudes que j’évoquais précédemment, sont dans des principes et des logiques assez différentes et du coup ne se côtoient pas vraiment. Mais j’ai l’impression qu’il y a une perméabilité qui est en train de se mettre en place, avec des dynamiques qui ne sont, certes, pas toujours évidentes à discerner, mais il commence à y avoir une entente entre chercheurs et designers de plus en plus fréquentes et je m’en réjouis. Mais c’est vrai qu’il y a peut-être des questions d’éthiques et de contexte aussi qui font que ces milieux ne se rencontrent pas et je trouve ça dommage.

E.H : Est-ce que vous pensez qu’il peut y avoir, du côté des praticiens du design, une certaine peur de cette théorie qu’ils n’ont pas forcément eue durant leur formation ?

B.G : Alors puisque vous en parlez, en fait, il me semble que ça tient aussi à quelque chose d’un peu simple, c’est que les unes et les uns sont comme complexés. C’est-à-dire qu’il y a comme une sorte de complexe des praticiens du design à parler de leur propre pratique avec le raisonnement et le lexique ou le vocabulaire des théoriciens, qui maîtrisent les choses conceptuellement, et il y a un complexe de la part de ceux qui réfléchissent sur le design, de ne pas être des praticiens. Et peut-être que la non-entente tient à ça. Pourtant c’est assez drôle parce que moi je vois du côté de certains designers praticiens des personnes très érudites et au courant aussi de ce qui est pensé sur le design, et je vois des chercheurs très théoriciens qui ne sont pas praticiens du design à proprement parler, qui s’essaient à comprendre, qui rencontrent, qui tentent même d’engager tel ou tel projet. C’est un peu toujours le problème, j’ai l’impression, c’est comme ce que disait ce cinéaste français qui s’était agacé à l’endroit des critiques en disant qu’on ne pouvait pas critiquer le cinéma quand on n’en fait pas. J’ai l’impression qu’on tombe toujours dans ce même cas de figure, peut-on parler du design si on n’en fait pas et peut-on faire du design si on ne sait pas en parler ? Je pense que tant que les uns et les autres on n’arrivera pas à se parler… En fait je dis « on » mais moi je ne m’inclus pas dedans, mais ce n’est pas plus facile de ne pas s’inclure dedans, parce que mon statut un peu hybride d’à la fois designer où j’ai conduit plusieurs projets, bien classiques, bien industriels avec des contraintes, etc., et en même temps d’avoir, sur certains thèmes, un travail de théoricien du design, donc de chercheur sur le design, je me sens moi-même hybride. C’est-à-dire que je me déplace, je vais dans les deux mondes, dans les deux contextes. Mais ma posture elle est difficile à tenir parce que c’est compliqué de développer théoriquement une pensée du design parfois avec certains praticiens, comme c’est compliqué de parler de pratique avec des théoriciens du design. Et moi j’entends parfois des théoriciens du design dire des choses à l’endroit de la création qui sont fausses, notamment sur un point de détail qui est lié aux dynamiques de création qui, à mon avis, parce qu’ils n’en ont pas l’expérience, ça ne leur permet pas de les identifier et de les théoriser. C’est-à-dire qu’il y a quand même des choses, il faut les faire et les vivre pour pouvoir porter un regard dessus. Et j’entends des choses parfois qui sont des idées complètement fantasmées, des choses qui sont fausses et qui ne tiennent pas de la réalité de ce qui se passe dans le cadre d’un projet. Et ça je l’observe malgré tout mais peut-on les blâmer ? Je pense qu’il y a tout intérêt à ce que, à terme, dans les formations de design, parce que ça tient aussi à la formation et à la manière qu’on a de le transmettre, qu’il y ait cette entente entre des sciences qui traiteraient du design (une historiographie du design, une théorisation culturelle du design, une philosophie du design, etc.) et en même temps un apprentissage de la création, de la conception, de la production. Et là on aurait des êtres hybrides qui seraient capables de se déplacer de champs en champs sans justement sentir ou pressentir cette sorte de dichotomie qui fait couler de l’encre. Mais c’est compliqué du coup d’être identifié quand on fait partie des deux côtés. Un jour on nous avait fait une remarque avec mon associée qui a la même formation que moi quasiment, on nous a dit au sujet d’un rendu de concours : « c’est drôle parce que vous avez une présentation du projet qui est d’abord absolument conceptuelle », du fait justement des rudiments de l’analyse, de l’étude sur le contexte, on n’avait pas une réponse de but en blanc comme ça autour de grands principes, de grandes notions, on avait cette espèce de singularité qui nous venait probablement du fait de pratiquer avec, entre autres, comme leviers et comme outils de disposer de ces attitudes qui nous avaient été transmises par ces disciplines scientifiques des sciences humaines : la philosophie, l’anthropologie, etc. Moi je le vois toujours comme une force d’être hybride, mais il y a des inconvénients parce qu’en fait on est mal identifiés, on fait partie ni d’un groupe ni d’un autre. Après dans le cadre des enseignements qui me sont confiés, je transmets cette idée, je construis une pédagogie dans ce sens et c’est plus facile d’accompagner les différents étudiants en fonction de leurs préférences.

4. Conclusion

E.H : Je voudrais revenir sur l’idée que vous aviez abordé qui était de détourner une demande afin de la faire coïncider avec vos valeurs éthiques. Pourriez-vous nous expliquer plus en détails le projet que vous avez imaginé pour le concours Nespresso ?

B.G : Alors, je vous remets dans le contexte. C’était une cafetière pour Nespresso, donc on était dans une espèce de logique qui était de populariser la notion de luxe, de pouvoir faire un café d’excellence chez monsieur et madame tout le monde. Et pour le sujet, nous on avait bien senti avec Hanika que la question elle était presque posée par le marketing. Mais par contre, dans le jury, il y avait des designers qu’on « adulait » un peu en tant qu’étudiants : il y avait Konstantin Grcic, Matali Crasset, Ineke Hans, Christian Ghion, donc tout un panel de designers dont on connaissait un peu le positionnement éthique, leur positionnement à l’endroit du design et on s’est dit que ces gens, s’ils sont ce qu’ils prétendent être, ne pouvaient pas ne pas être sensibles à une problématisation de ce qu’est la notion de luxe. De fait, on a réfléchi sur ce que pouvait être le luxe et en le mettant en corrélation avec une certaine organisation du temps néo-capitaliste, en fait la vraie richesse, presque la vraie liberté, c’est celle de disposer de l’espace et du temps. Donc c’était la conclusion à laquelle on était arrivés avec Hanika. Donc on s’est dit qu’il fallait organiser la contemplation du temps qui passe, il faut en profiter. Et en fait quand on allume une cafetière, il y un temps de chauffe de la résistance et on s’est dit qu’on allait donner une présence à ce temps-là, qu’on n’allait pas en faire une contrainte mais qu’on allait le faire exister. Et en fait ce qu’on a fait c’est qu’on a pensé la cafetière comme une espèce de surface que l’on a dite sensible au temps, et pendant le temps de chauffe, au fur et à mesure que l’eau se mettait à chauffer, sur toute la surface de la cafetière apparaissait un motif du XVIe/XVIIe siècle qui faisait référence à la période où le café est vraiment arrivé en Europe et qui commençait à se déplacer, à apparaître sur la totalité de la surface de la cafetière. Et donc en fait on a essayé de donner une présence au temps par la dimension plastique que la cafetière pouvait faire exister. L’objet en lui-même devenait sensible au temps qui passe et donc l’individu, à l’échelle du temps nécessaire pour faire son café, profitait en quelques sortes. Et l’organisation du profit elle était précisément dans le fait que le temps se serve de l’objet pour exister. Ça c’est une partie un peu métaphysique de la production des objets que l’on envisage souvent avec Hanika. Et ce qui a été génial c’est que les membres du jury ont fait honneur à l’énergie et au propos qu’on avait mis dans cet objet et on a eu la chance d’avoir le premier prix. Ça veut dire que d’un point de vue éthique et philosophique il peut se passer des choses et que tout n’est pas perdu, il y a quand même des gens qui sont sensibles à ce genre de choses.

E.H : Merci beaucoup pour le temps que vous m’avez accordé !

B.G : Je vous en prie !


  1. Emilie Huc est étudiante en Master 2 Design, Arts, Médias à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024