L’entretien qui suit a été réalisé le 15 décembre 2023. Alexandre Dimos est directeur artistique chez DeValence qu’il a créé en 2001. En parallèle, il a également ouvert la maison d’édition B42 en 2008. Dans le cadre d’une enquête relative au séminaire Vers une théorie critique du design, il a accepté de répondre à nos questions. En raison d’un problème technique, l’entretien a été interrompu avant la fin.
Clara Huynh Tan1 : Bonjour Alexandre Dimos, je vous remercie de m’accorder votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. L’entretien se réalisera en trois parties. Une première partie porte sur le travail et la reconnaissance à laquelle le designer peut être attaché, une deuxième partie sur l’éthique et l’horizon politique du métier et une dernière partie sur la science et la connaissance relative au design.
1. Travail et reconnaissance
C.H.T :Est-ce que dans un premier temps vous pourriez nous décrire en quelques mots le type de structure dans laquelle vous travaillez ?
Alexandre Dimos : Je suis artiste-auteur affilié à la Maison des Artistes depuis 2001. J’ai créé deux structures. Une qui s’appelle DeValence qui est un studio de design graphique et de création dans le domaine de la communication visuelle. On a historiquement commencé par la presse musicale et on a ensuite beaucoup travaillé avec des artistes dans le domaine de l’art contemporain et ensuite des institutions culturelles. Aujourd’hui on travaille toujours dans ce domaine-là sur tout type de support, c’est-à-dire qu’on peut gérer des projets de communication visuelle, à partir de la création d’une identité jusqu’à des images en mouvement, des sites internet, etc. Donc on a beaucoup travaillé dans le domaine de l’édition. En 2008, j’ai créé une maison d’édition qui s’appelle B42, qui est une deuxième structure. Au départ, c’était un projet personnel, qui était fait un petit peu à côté de l’activité de designer, et qui est devenue une entreprise à part entière qui a maintenant trois salariés. On publie une quinzaine de livres par an et la maison d’édition a été créée pour mettre à disposition en langue française des ouvrages de théorie du design et de la typographie.
C.H.T : Par rapport aux éditions B42, c’est bien Véronique Marrier du CNAP qui est la co-fondatrice, c’est ça ?
A. D : Véronique est restée très peu de temps dans la structure. Donc, j’assure d’une part le rôle de designer et de direction de structure sur DeValence et ensuite de direction éditoriale et de structure sur B42. Sur Devalence j’ai un associé qui s’appelle Ghislain Triboulet.
C.H.T : Vous avez répondu à ma question sur vos fonctions, est-ce que vous pourriez me parler des conditions d’exercice de vos fonctions ? C’est-à-dire dans quel lieu, etc.
A.D : Alors on a un bureau commun qui est situé à Montreuil. On a longtemps été à Paris mais le lieu dans lequel on était a été vidé de ses occupants et on n’avait pas les moyens de se loger à Paris par rapport à la surface recherchée.
C.H.T : Dans une enquête précédente, l’année dernière, les personnes qui s’occupaient des entretiens ont remarqué qu’il y avait parfois une insatisfaction par rapport à leur travail, c’est-à-dire un sentiment d’être empêchées d’accomplir leurs missions et leurs projets, notamment par rapport à un manque de temps pour établir un dialogue avec les clients. Est-ce que c’est aussi le cas pour vous, ou pas du tout ?
A.D : Alors, dans le domaine du design graphique, c’est vrai que les graphistes se plaignent beaucoup de leur condition, à juste titre. Je pense qu’on en est en partie responsable puisqu’on a du mal à s’organiser et à se fédérer pour défendre nos conditions de travail et, après, on est effectivement très sollicités sur des projets où, soit il y a une latence, qui est liée au manque d’investissement du client, tout en ayant des exigences de rendus, soit une accélération des conditions de travail de rendus, et aussi parfois dans notre domaine le manque de moyens financiers pour pouvoir passer le temps nécessaire au développement d’un projet de design. Ensuite, on se plaint aussi beaucoup de la méconnaissance de la part des clients de la connaissance de notre rôle. Ça nous arrive beaucoup de faire de la pédagogie sur la façon dont on peut intervenir sur un projet, ça arrive moins aujourd’hui, mais le graphiste est souvent vu comme la personne qui va exécuter l’idée de quelqu’un, ce qui est très désagréable. Après une vingtaine d’années de travail, je dirais qu’il y a un croisement entre la méconnaissance de notre rôle et, par ailleurs, le manque de moyens financier tel que ça peut être le cas dans notre domaine. Voilà en gros ce que je pourrais dire sur la question de l’empêchement. Moi je parlerais plutôt d’intrusion en fait, d’intrusion du client dans le travail. La difficulté est toujours de poser les limites dans la relation au travail, c’est-à-dire faire comprendre au client à quels endroits il peut s’introduire dans travail et à quels endroits ça devient très compliqué par rapport notre rôle et notre fonction.
C.H.T : Est-ce que vous avez des exemples qui illustrent ce genre de situations ?
A.D : Des exemples ? On a des exemples quasi-quotidiennement, sur des demandes ou parfois on s’est entendu dire « Il faudrait faire ça », « Déplacez telle image », « Vous pourriez essayer de… », « Vous pouvez bien faire ça pour nous, je sais comment ça fonctionne les outils informatiques. » Il y a vraiment un sentiment aussi qu’on peut exécuter le travail, ou en tout cas c’est l’idée que certaines personnes se font de ce qu’on doit faire. Et ce, même si au moment où ils nous ont appelés pour faire ce travail on a fait en sorte qu’ils aient connaissance de notre façon de travailler avec l’envoi d’une note méthodologique qui est assez précise sur la façon dont le travail va se dérouler, etc.
C.H.T : Du coup vous avez un peu l’impression que les personnes avec qui vous travaillez manquent de confiance en votre travail.
A.D : Alors ce n’est pas les personnes avec lesquelles on travaille, ce n’est pas une généralité. Ce sont des exemples que je donne qui peuvent arriver, on essaye effectivement de construire des relations à long terme avec les clients qu’on peut avoir aujourd’hui, qui, dans la grande majorité, sont plutôt des clients avec lesquels on arrive à travailler en confiance. Mais oui, parfois on pourra entendre que dans le travail, ça peut aussi être le cas dans les appels d’offre, il y a une incompréhension au niveau des rôles. Mais aussi dans la rédaction de certains cahiers des charges, on voit bien qu’il y a une difficulté à accepter que le designer a parfois une fonction structurelle, c’est-à-dire qu’on peut avoir un avis critique sur la façon dont les choses sont mises en place et pouvoir même faire des reformulations de la demande.
C.H.T : Est-ce que vous avez l’impression que le sentiment d’accélération est aussi lié à la dématérialisation, par exemple à la démocratisation du PDF, à la suite Adobe, au fait que tout soit sur PC, qu’on travaille beaucoup moins sur table, et aussi avec la démocratisation d’outils de graphisme plus tout public comme Canva ?
A.D : Il y a une accélération qui est plutôt pour moi une sorte de perte de temps. Quand il y a une multiplication des messages, notamment des e-mails où, pour un seul et même projet, il peut nous arriver d’avoir plusieurs e-mails pour des corrections, des triples confirmations de rendez-vous par mails, une multiplication des messages dans nos boîtes mails... Mais ça j’ai l’impression que c’est plutôt généralisé et pas forcément propre à notre métier. Après, oui, avec la pratique avec les outils qu’on utilise aujourd’hui, certaines personnes pensent qu’il y a une rapidité effective qui n’est pas forcément toujours le cas.
C.H.T : Les conditions de travail ont une grande influence sur le vécu de la profession. Est-ce que vous êtes toujours dans une satisfaction dans la coopération avec vos partenaires de travail, ou bien non ?
A.D : On parle de quels partenaires ? Les collaborateurs ?
C.H.T : Oui ça peut être aussi bien vos collaborateurs ou vos clients, tout ce qui gravite autour de vous, humainement.
A.D : Avec les collaborateurs, les autres designers, parce qu’on peut travailler avec d’autres graphistes au sein de la structure, oui ça se passe plutôt très bien. En tout cas de notre côté on est plutôt satisfait de la façon dont ça se passe. Après sur la reconnaissance des capacités propres, si c’était la deuxième partie de la question, non, beaucoup de graphistes peuvent le décrire, ça rejoint ce que j’ai dit précédemment. Parfois, effectivement, le fait de manipuler des formes et les outils informatiques, cela fait que certaines personnes n’imaginent pas qu’on peut avoir des contributions qui vont bien au-delà du fond même du projet et qu’on n’est pas limité à la manipulation d’une forme ou de la typographie par exemple, uniquement parce qu’on sait maîtriser l’outil.
C.H.T : Par rapport à ça, justement, est-ce qu’avec B42 vous essayez de sensibiliser vos clients, par exemple, au travail du designer graphique, au-delà de la forme de la typographie, etc. Est-ce que c’est votre but, ou c’est uniquement la diffusion de la recherche dans le domaine ?
A.D : On n’a pas de mission de pédagogie avec B42 vis-à-vis des commanditaires ou des clients. Alors, effectivement, les ouvrages qu’on met à disposition dans le programme de publication contribuent parfois à la reconnaissance du métier ou, en tout cas, à une forme de pensée du design qui est forcément bénéfique dans la relation avec les clients pour le domaine ; mais non, il n’y a pas de but de pédagogie à proprement parler, bien qu’il soit induit dans le programme. Effectivement, l’idée de la maison d’édition c’est de transmettre une recherche, des connaissances et des projets. Donc oui, la question de la transmission est au centre du projet d’édition, c’est certain.
C.H.T : Pour revenir de la reconnaissance dans ses capacités de travail, est-ce que vous auriez des exemples qui illustreraient des moments où vous vous êtes senti particulièrement reconnu, ou au contraire, pas du tout ?
A.D : Si on prend l’exemple du livre, l’endroit où c’est souvent problématique, ça va être sur les a priori. Donc oui, ça nous est arrivé : un commissaire d’exposition qui, au début du projet, nous a dit : « Bon, moi ce que j’aime c’est très simple : la collection blanche de Gallimard, le texte aligné à gauche, aligné à droite, en Garamond, corps 12, et voilà. » C’est toujours problématique d’engager un travail de cette façon-là. D’ailleurs c’est le genre de situation dont on se désengage assez rapidement, finalement, puisqu’on sent que la discussion ne va pas être possible.
C.H.T : Vu que DeValence, c’est quand même une agence qui a plus de vingt ans... Est-ce qu’avec le temps vous arrivez à détecter ce genre de clients et ensuite à désamorcer ces situations si vous sentez quelles arrivent ?
A.D : Oui, bien sûr, effectivement, l’expérience fait qu’intuitivement, ces situations, on les sent davantage, ou en tout cas on prend plus de précautions, ou on explique un petit peu mieux et on les accepte de façon différente, en fait. Mais elles ne disparaissent pas, ce n’est pas l’expérience qui fait qu’on est considéré différemment à certains endroits.
2. Éthique et horizon politique
C.H.T : Merci, c’est la fin de la première partie qui portait sur le travail et la reconnaissance. On va pouvoir amorcer sur la seconde partie, qui porte sur l’éthique et les horizons politiques du domaine. Première question : est-ce que vous avez l’impression que dans le milieu du design, on manque de conscience politique, on manque d’éthique, ou bien, au contraire, vous trouvez qu’il y a un déontologie implicite dans le domaine ?
A.D: Il me semble que la déontologie serait effective si on avait une charte en quelque sorte, qui serait une charte déontologique. Il n’y a pas de définitions de quelles sont les règles de pratique de ce métier qui seraient communes à tous les designers, donc ça m’est difficile de porter un jugement là-dessus. Donc ça veut dire quoi ? Ça veut dire que chacun a sa propre déontologie, en tout cas. Après, « dépourvu d’éthique », pourquoi ? Dans la question il est sous-entendu qu’il n’y en a pas, par rapport à d’autres domaines ? J’ai du mal à comprendre.
C.H.T : Justement, c’est par rapport au fait qu’il n’y a pas de charte déontologique, comme vous dites. Est-ce que ça induirait un manque d’éthique, ou les designers essayent justement d’être « droit dans leurs bottes », même en l’absence de code explicite ?
A.D : Là aussi c’est pareil, qu’est-ce que l’éthique dans la pratique du design ? Je ne sais pas, ce serait peut-être un travail à faire et à définir. Nous, on se pose souvent la question : « Où est-ce qu’on n’irait pas ? » Alors par exemple, c’est vrai qu’on a été sollicité à deux reprises pour des sujets politiques dans lesquels on ne s’est pas investis. Ensuite, pour l’instant on n’a pas de « cas de conscience » dans les projets auxquels on a été confrontés, mais voilà, nous, il y a des domaine dans lesquels on n’irait pas forcément, pour travailler en tout cas, des commandes qu’on n’accepterait pas.
C.H.T : Et vous n’avez jamais eu, même avant que DeValence n’existe, de situations où vous vous êtes dit « Là, je ne sais pas si là je dois continuer », « Je ne sais pas si c’est exactement bien ce que je fais. », mais justement, comme vous débutiez, par exemple, vous aviez besoin d’argent, et cela a induit des situations qui ne correspondaient pas vraiment à vos valeurs ?
A.D : Alors quand on a commencé, on a commencé dans des conditions très précaires par rapport aux conditions dans lesquelles on travaille aujourd’hui, et donc on avait assez peu de moyens. On arrivait à ne pas avoir à faire de projets alimentaires, en tout cas qu’on ne montrerait pas. Ensuite, la structure grandissant, il y a eu différents types de projets à différentes échelles qui ont intégrés le carnet de commandes. Mais non, on n’a pas travaillé pour les énergies fossiles, on n’a pas travaillé pour des grands groupes financiers, etc. Ce sont des choses qu’on n’a pas faites et qu’on ne fera pas.
C.H.T : Juliette Nier, que j’ai interrogée précédemment, disait qu’aux Arts Déco, ils encourageaient surtout les étudiants à travailler pour le public et pas pour le privé et que, en gros, ils considéraient que le privé c’était une forme moindre de graphisme : est-ce que vous partagez cette vision, ou au contraire pensez-vous que le privé n’est pas forcément immoral et que le public c’est toujours bien ?
A.D : Si c’est sous-entendu que, oui, dans les écoles d’arts en France, à une certaine époque, ou en tout cas à l’époque où j’ai étudié, les sections design, ou ceux qui étudiaient le design étaient vus comme des personnes qui allaient ensuite se vendre au marché... En fait pour moi le sujet n’existe pas puisque de toute façon, à qui les artistes vendent leurs œuvres si ce n’est des personnes qui peuvent les acheter ? Et ces personnes qui peuvent les acheter sont souvent des personnes qui ont gagné de l’argent dans des domaines qui ne sont pas des domaines publics, effectivement. Donc en fait, faire du design, c’est aussi accepter la façon dont notre société fonctionne, c’est-à-dire un système capitaliste, de toute façon, que ce soit dans le public ou dans le privé. Il y a quand même certaines situations dans le domaine public qui se rapprochent de la marchandisation, aussi culturelle. Donc pour moi il n’y a pas de sujet public/privé, c’est un faux débat aujourd’hui. Et, à ce moment-là, si on veut vraiment être radical, c’est difficile de faire ce métier. Après on n’embrasse pas forcément les idées, on essaye de pratiquer ce métier de la façon la plus généreuse et la plus juste possible en considérant que le destinataire du travail qu’on va établir a une intelligence qui lui est propre et a une capacité d’autodétermination. On pense souvent au public, ce qui fait que la façon de travailler dans le domaine du design est aussi liée à ça, c’est-à-dire qu’on est assez prudent. On essaye d’être confiant sur la qualité et la façon dont les messages sont transmis, au-delà de la forme visuelle.
C.H.T : Je vais passer à la question suivante qui porte sur le design et les régimes totalitaires. On a vu, dans l’histoire du design, la collaboration des designers avec des régimes autoritaires, des dictatures, comme, par exemple, des anciens élèves du Bauhaus qui collaborent avec le régime nazi, ou, plus généralement, le design graphique et les affiches de propagande. Est-ce que vous pensez que, chez les designers, il y a une certaine mémoire de ces cas extrêmes de corruption de la profession ?
A.D : Vous voulez dire une conscience qu’il y a des designers qui, par exemple, on fait la charte graphique du régime nazi, ou ce genre de choses ?
C.H.T : Oui, c’est ça.
A.D : Oui, forcément, on a une conscience qu’à différents endroits, il y a différents types d’idées politiques, là aussi c’est évident. D’ailleurs, Thomas Hirschhorn avait fait une œuvre là-dessus qui disait qu’il trouvait une affiche nazie belle mais ça lui posait un cas de conscience, effectivement. Alors là, c’est pareil, pour avoir vu la charte graphique du III° Reich, c’est vrai que c’est quelque chose d’extrêmement bien pensé en termes de design mais c’est totalement inacceptable. Mais oui, il y a une conscience de tout ça.
C.H.T : Par rapport à ça, est-ce que vous pensez que les designers sont plus engagés dans les questions sociales et politiques ?
A.D : Vous voulez dire de quelles façons ? Directement, en termes de militantisme ?
C.H.T : Dans leur choix de clients, mais aussi dans le choix personnel d’être engagés.
A.D : C’est difficile pour moi de juger des autres, je dirais juste que notre façon de faire, en tout cas la mienne, c’est d’utiliser la structure éditoriale pour faire un travail dont on peut dire qu’il est politique, en tout cas pour défendre une certaine façon de poser les questions, d’envisager des sujets, de poser des questions à des endroits qui ne sont pas forcément évidents, voilà. Pour moi, c’est une façon d’être politisé à travers la maison d’édition, et l’engagement que j’ai pu y mettre depuis une quinzaine d’années. En tout cas c’est une façon d’agir. Alors oui, c’est vrai, quand on était étudiants, on avait des sujets, il fallait faire une affiche contre le racisme, etc. Bon, disons que c’était une façon de voir l’activité politique que je trouvais un petit peu réductrice. Il me semble qu’on peut agir différemment et c’est peut-être moins visible mais peut-être parfois aussi efficace. Chacun peut s’engager de différentes façons, donc je n’ai pas de jugement à porter sur ce que font les autres, en tout cas à cet endroit-là.
C.H.T : Toujours dans cette lancée, est-ce que vous pensez que les designers sont intéressés par comment le design de manière générale pourrait rendre la vie en société plus juste ?
A.D : Oui, certainement. Ça fait aussi partie du rôle du designer de s’inscrire dans la société, la vie des gens, etc. Donc il y a certains endroits où c’est possible, d’autres où c’est beaucoup plus difficile, où on n’est pas spécifiquement, ou en tout cas de façon directe et effective, sur ces champs sociaux. Mais oui, je pense qu’une des missions du design et du designer c’est celle-ci. Après on sait que dans le design contemporain il y a des exemples comme celui de Gui Bonsiepe qui avait un programme très clair sur cette question du design pour tout le monde. L’époque n’est plus du tout la même aujourd’hui et les engagements sont différents.
3. Science et design
C.H.T : C’est la fin de la partie 2 sur l’éthique et les horizons politiques du design, donc on va passer à la dernière partie sur le rapport du design et du designer à la science. Tout d’abord, est-ce que vous pouvez me dire quelle formation vous avez suivie ?
A.D : Moi j’ai eu une formation aux Beaux-Arts, donc j’ai fait trois années aux Beaux-Arts, une année à Lyon, une année à Valence, en école d’arts, et ensuite j’ai terminé mes études aux Arts-Décoratifs à Paris.
C.H.T : L’année dernière, il y avait des designers qui assimilaient la théorie du design avec l’histoire du design. Est-ce que pour vous c’est la même chose ou bien ça se distingue ? Est-ce que vous avez des exemples de théories qui concernent ou qui sont élaborées à partir du design ?
A.D : Qu’est-ce que vous voulez dire par l’assimilation de la théorie du design et l’histoire ?
C.H.T : Pour certaines personnes qui ont été interrogées l’année dernière, l’histoire du design et la théorie du design, c’était une seule et même chose. Est-ce que pour vous ça se distingue ou au contraire vous pensez également que ça se rejoint ?
A.D : L’histoire du design ne s’écrit pas forcément à travers la question de la théorie donc pour moi c’est assez distinct. Alors, je ne sais pas ce que ça veut dire « une théorie du design », qu’est-ce que ça signifie ?
C.H.T : Peut-être des façons de penser le design mais de manière plus scientifique, éthique, etc. Par exemple, le séminaire que Catherine Chomarat-Ruiz mène, Vers une théorie critique du design est une manière d’établir comment critiquer le design pour qu’il se dirige vers de meilleurs horizons.
A.D : Effectivement, sur la question de la théorie du design, dans l’histoire il y a eu certains moments où les designers ont pris la parole, on se souvient du manifeste initié par Ken Garland dans les années 80, qui a été repris dans les années 90, sur la critique de la société de consommation ou en tout cas sur la considération du designer qui est à la disposition du marché. Aujourd’hui c’est moins le cas, tout est beaucoup plus flou, aussi. J’ai le sentiment que c’est une époque beaucoup moins claire à cet endroit-là. Il me semble que la théorie du design ne peut pas être dissociée de l’analyse des façons dont on pratique ce métier, des façons dont ces métiers sont structurés, mais remis au sein d’une société qui est la nôtre, contemporaine, avec ses problèmes qu’on connaît, de vie sur terre et de vie avec les autres. Ce qui m’intéresse davantage c’est de mettre en corrélation les pratiques et les rôles du designer avec d’autres champs plutôt que de se poser toujours la question assez récurrente de la recherche dans le design. Le design m’intéresse mais pas en tant que finalité, quelque part, mais plutôt comme un moyen.
C.H.T : Est-ce que vous pensez qu’il y a un désintérêt, un rejet ou une crainte de la connaissance scientifique ou de la théorie du design, comme un exemple pourrait être l’entretien qu’on est en train de mener, ou bien c’est un a priori et le designer ne se méfie pas du tout de la science et l’approche de manière assez sereine ?
A.D : Là aussi, c’est pareil, tout dépend des designers, tout dépend des formations que le designer a suivies, mais pour moi c’est sûr, pour avoir suivi une formation en école d’art, la théorie a forcément beaucoup d’importance, en tout cas l’enseignement théorique avait une importance, une pensée de l’histoire et de l’histoire du design importante. Après je pense que ce qui manque c’est une autonomisation de la pensée du design par rapport à l’histoire de l’art, qui est en France, de mon point de vue, problématique. C’est-à-dire que l’histoire de l’art pense qu’elle peut penser le design avec ses propres outils alors qu’il me semble que, comme je le disais avant, la théorie du design n’est pas isolée.
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L’entretien a été interrompu pour des raisons techniques et n’a pu être repris.
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Clara Huynh Tan est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024. ↩