L’entretien a été réalisé le 10 novembre 2022. Nour Breidy est une designer d’intérieur et de mobilier à « Decollure », au Liban. Elle a accepté de répondre à nos questions dans le cadre de notre enquête sur le design et ses pratiques. Cet entretien est traduit de l’arabe et de l’anglais.
Jihane Nasrallah1 : Bonjour, Nour Breidy. Je vous remercie de m’accorder de votre temps dans le cadre de notre enquête sur le design et ses pratiques. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur la formation en design que vous avez reçue ? Y a-t-il un décalage entre votre formation et le métier de designer tel que vous l’exercez ?
Nour Breidy : J’ai étudié le design d'intérieur à l'Université Internationale Libanaise à Beyrouth, au Liban, et j’ai obtenu mon diplôme en 2016. Dès ce moment-là, j’ai commencé à travailler dans le domaine de la décoration d'intérieur et la fabrication des meubles. Je peux donc vraiment vous expliquer la façon dont ma formation s'applique dans le domaine du travail. Durant mes études, j’ai acquis maintes connaissances reliées, d’une façon directe ou indirecte à ce métier, qui m’ont permis de percevoir des nouvelles perspectives et de comprendre différents aspects. J’ai filtré ces connaissances pour laisser celles qui sont en corrélation avec la décoration et la fabrication de meubles. Et, à mon avis, dans cette formation la base acquise à l'université aide réellement les diplômés à s'engager dans la bonne voie.
J. N : Dans quel type de structure (université, école, entreprise…) travaillez-vous actuellement ? Quelle est votre fonction ?
N. B : Dans un premier temps, après mes études, j'ai travaillé dans un magasin d'ameublement. Par la suite, j'ai travaillé dans un département de design d'intérieur dans une entreprise de fabrication de mobiliers. Et, actuellement, je travaille en tant que pigiste comme designer avec une entreprise de design d’intérieur et de fabrication de meubles appelée « Decollure ». Cette société est dotée de 3 départements essentiels : le département de conception inclut le designer, l'agent de contrôle de la qualité, quatre menuisiers, cinq peintres, six tapissiers et trois couturiers. Le département de comptabilité comprend le comptable, le chef d'équipe et le gestionnaire, les employés d’entreposage, et deux agents de livraison qui font partie du service de livraison. Personnellement, j'assume la fonction de designer d'intérieur.
J. N : Dans votre structure de travail, comment se déroule la conception d’un projet, depuis la commande du client jusqu’à sa livraison ?
N. B : En tant que designer, je suis la première à être en contact avec le client : celui-ci me contacte et me fait part de sa demande. Après le contact, je mène mes recherches et prépare des images inspirantes. Je réitère une rencontre avec le client pour lui montrer le résultat de la recherche et préciser le design, les couleurs et le tissu souhaités. Une seconde visite sur place a lieu afin de prendre les mesures et dimensions, puis je trace les plans et les sections sur le logiciel d’AutoCAD et je dessine les visuels en 3D qui aident le client à imaginer la figure finale de sa demande. Un devis sera envoyé au client et puis, conformément au budget, nous indiquerons les matériaux à utiliser. Le client paie un dépôt et signe le contrat. La seconde étape, c’est la réunion avec l'équipe de design pour faire le point sur les détails et mettre en place l’ordre des tâches, en présence du gestionnaire du contrôle qualité. La troisième étape, c’est la fabrication : avant d’envoyer la pièce fabriquée au peintre, j’envoie ses photos au client pour m’assurer de ses requêtes. Après la peinture, la pièce sera séchée pour un jour ou plus, puis emballée soigneusement pour être livrée en quelques heures au client. Donc une pièce de mobilier peut prendre entre 15 et 20 jours pour être fabriquée.
J. N : Le temps accordé à un projet a-t-il changé depuis le début de votre carrière? Si oui, comment vivez-vous ces changements ?
N. B : Évidemment, les projets ont pris plus de temps au départ en raison du manque d'expérience. Je craignais de commettre des erreurs, j'ai pris plus de temps pour assurer le commandement, car faire des erreurs est coûteux : celles-ci posent des problèmes en termes d'économie, d'écologie et de confiance des clients. Cependant, aujourd’hui, après toutes les compétences et l’expérience acquises, la commande s'achève plus rapidement. Mais, dans certains cas, la durée du processus dépend du type de client : il y a ceux qui font confiance aux choix du concepteur et lui laissent la liberté de choisir selon son point de vue, et la durée est abrégée. Ou, au contraire, d'autres types de clients préfèrent consulter les opinions de leur entourage et sont toujours hésitants. Par conséquent, la durée de l’ordonnance est prolongée pour être mise au point. Dernièrement, pour accélérer les choses, je rencontre mes clients par vidéoconférence plutôt que d'y aller et de perdre mon temps en transport et circulation.
J. N : Y-a-t-il des clients qui vous demandent une commande rapide ?
N. B : Les clients qui souhaitent acheter des pièces dans un court laps de temps, ils se rendent dans les galeries parce qu'ils savent que la commande personnalisée prendra plus de temps. Dans une galerie, selon ma première expérience, le choix est plus aisé, les designs et les modèles sont déjà spécifiés, même si le client préfère modifier le tissu, ou la couleur, naturellement, ça demeure plus rapide que la commande personnalisée.
J. N : Auriez-vous un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » à vos Yeux, en dehors des critères marchands, c’est-à-dire qu’ils aient (ou pas) entraîné la satisfaction du commanditaire ?
N. B : À mon avis et selon mon expérience, un projet réussi est celui qui est travaillé soigneusement en prenant conscience de chaque détail, en prenant le temps avec le client pour comprendre son style et ses exigences, être honnête avec lui et lui offrir un prix raisonnable. Par exemple, la semaine passée, j’ai terminé une commande de chambre à coucher, et comme la cliente était ravie et satisfaite du résultat, elle a recommandé à sa copine de commander à notre atelier. Vous savez les gens sont sensibilisés les uns par les autres.
C’est rare que les clients ne soient pas satisfaits de notre travail, car ils sont toujours impliqués dans le processus, ils restent au courant après chaque étape ; mais parfois les problèmes rencontrés adviennent lors de la livraison qui est une étape très sensible, les objets parfois sont grattés ou cassés, mais ils seront tous satisfaits à la fin.
J. N : Quels sont, selon vous, les critères de réussite ou d’échec d’un projet ?
N. B : Comme je l’ai déjà dit, le premier critère est de travailler sur le projet éthiquement et du fond du cœur. En outre, la personnalité du designer est un enjeu essentiel dans la relation avec les clients afin de gagner sa confiance. À mon avis, le caractère du designer est une clé importante dans la réussite du projet.
À part ça, établir une bonne coordination entre toutes les tâches, donner à chaque personne le rôle pour lequel elle est experte, travailler soigneusement les détails et respecter les dates limites qui sont toujours des critères de réussite.
J. N : Que faudrait-il changer dans la formation et/ou dans l’exercice du métier pour améliorer les projets du point de vue des concepteurs et des utilisateurs ?
N. B : À l'échelle du Liban, les gens sont habitués à demander à un architecte de réaliser le travail d’un designer d'intérieur. Il faut valoriser la profession de designer d'intérieur, les diplômés dans ce domaine n'ont pas de véritables possibilités d'emploi qui leur permettraient d'explorer le marché, la plus part voyagent hors Liban pour travailler comme un designer d'intérieur et pour être bien payés.
En ce qui concerne les clients, les prix des meubles personnalisés sont plus élevés que ceux achetés dans les galeries, et comme je l'ai mentionné précédemment, ils prennent plus de temps, si bien que ce n'est pas accessible à tous et dans tous les cas.
J. N : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ou un autre que vous souhaitez aborder ?
N. B : J'aimerais revenir à l'éthique dans ce domaine et conseiller aux autres de travailler sur le plan éthique, car c'est inévitable afin d'établir une relation de confiance avec les clients et d'acquérir une bonne réputation pour la continuité des activités. En outre, j'espère que ce domaine s'améliorera et qu'il sera plus apprécié à long terme au Liban, car il est un peu difficile de s'y retrouver, les diplômés sont obligés de se défendre pour travailler dans le champ de leur formation.
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Étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias » à l’Université Paris 1Panthéon-Sorbonne. ↩