Entretien avec Nicolas Brosseau
Clem Souchu

L’entretien a été réalisé le 2 novembre 2022. Nicolas Brosseau, sculpteur, accessoiriste spécialisé dans les effets spéciaux et exerçant plus particulièrement dans le secteur du jouet de collection, a accepté de répondre à nos questions traitant de la profession de designer et des pratiques charriées par celle-ci.

Clem Souchu1 : Bonjour Nicolas Brosseau, merci de nous accorder de ton temps pour notre cycle d’entretiens sur le design et ses pratiques. La première question que je voudrais te poser concerne ton parcours et les formations par lesquelles tu es passé.

Nicolas Brosseau : Alors j’ai fait un bac général option arts plastiques, après ça j’ai fait une mise à niveau qui m’a permis d’entrer dans les études d’arts appliqués, donc DMA (Diplôme des Métiers d’Arts) et BTS (Brevet de Technicien Supérieur). L'objectif était un peu flou de quelles études j’allais faire, mais finalement je me suis orienté vers un diplôme de mode, où j’ai travaillé pendant deux ans à peu près. De cette expérience dans la mode, j’ai rencontré mon employeur suivant qui travaillait dans le jouet. C’était une grosse entreprise qui possédait d’autres plus petites entreprises. La société dans laquelle je bossais dans la mode était voisine de celle qui faisait du jouet. Le boulot me branchait bien et le patron de la boîte de jouet m’avait demandé si je connaissais pas quelqu’un pour être designer graphique dans sa boîte, j’ai proposé ma candidature et, au final, j’ai juste eu à changer d’étage pour me retrouver dans le milieu du jouet, pour à peu près 6 ans. Après, il y à 4 ans, j’ai décidé de me mettre à mon compte et d’embrasser plutôt une carrière artistique et personnelle.

C. S : Est-ce que tu as observé une forme de décalage entre ce à quoi tu as été formé dans tes diplômes et la réalité de tes travaux ?

N. B : Là où j’ai une difficulté à me souvenir, c’est que c’était des études de mode, et c’était il y a longtemps … plus de 10 ans, le souvenir est pas tout à fait frais. Ce qui me marquait quand même, c’était la façon dont on plongeait dans une vie professionnelle dont on ne nous parlait pas vraiment dans nos études. Y avait pas vraiment de mise en situation, mais j’ai des souvenirs quand même, des cours d'éco-gestion qui essayaient de nous préparer à ce qu’on allait rencontrer en termes d'administratif de structure, là-dessus c’était assez intéressant.

C. S : Pour creuser sur le côté professionnalisation est-ce que tu as eu des expériences de stages qui t’ont marqué ?

N. B : Ouais, effectivement j’ai fait des stages, et je pense que c’est l’un des aspects le plus intéressant dans les études, avec cette plongée dans le monde professionnel. En première année j’en avais fait un à Amsterdam, ce qui était fou c’était que je parlais pas un mot d’anglais ! Ça a été une expérience enrichissante mais difficile, en terme de communication, je captais vraiment pas grand-chose à l’époque. Puis j’ai fait 1 an de stage après mes études pour trouver un boulot, c’est à ce moment que j’ai pu entrer vraiment dans le milieu pro et me faire une idée de ce que ça allait être plus tard. Ce qui m’avait interloqué c’était que, quand on t’embauche en tant que jeune designer … on te prend pour des tâches, mais tu fais quand même des choses à côté, c’est pas exactement ce qui t’avait été demandé de faire au départ.

C. S : Tu as un peu amorcé la suite de la question qui porte sur le type de structures dans lequel tu as travaillé : tu es passé par du salariat, du coup plus que de l’auto-entreprenariat ?

N. B : Oui, le premier CDD que j’ai décroché était à 21 ans, et il a duré très peu de temps et s'est transformé directement en CDI : j’ai dû faire 8 ans de CDI.

C. S : Tu dirais que parmi tes collègues avoir eu ce CDI et cette stabilité c’est plutôt rare ou commun ?

N. B : J’avais l’impression qu'il y avait un format freelance beaucoup plus privilégié. Je me rappelle que j'avais eu le sentiment d'avoir beaucoup de chance d'être tombé sur une société qui était une sorte de communauté, pas immense. Y avait beaucoup de salariés mais j’étais quand même proche du siège, et y avait beaucoup de confiance, très rapidement y a eu cette confiance d’embaucher en CDI mais c’est vrai que les collègues étaient plus à faire des piges à droite à gauche.

C. S : En nombre d'employés, cela donnait quoi ?

N. B : C’était le groupe VOG, qui avait BA&SH, Eleven, Promoworld, La Luna. Je devais voir 5 personnes chez BA&SH, j’en croisais de temps en temps à Eleven mais ils avaient leur bureau indépendant. Mais la boîte de jouets à ses grandes heures on devait être … 8-9.

C. S : Tu peux détailler un peu ton dernier cadre de travail à l’époque de l’atelier ? Comment cela se passait-il?

N. B : J’étais au Dragonneau, ça s’est terminé en août dernier, ça faisait 3 ans qu’on était là-bas, c’était des ateliers d’artistes ou on était 11 dans un bâtiment de 300 m², qu’on a pu prendre par piraterie, et qui était donc sur le modèle d'atelier autogéré. On a sélectionné un bâtiment qui appartenait à la mairie, on l’a ouvert de nuit, on a pu faire le siège et très rapidement le dialogue s'est établi avec la mairie, au bout de 5 jours on était conventionnés, avec une convention qui se voulait un peu sur le long terme mais qui était renouvelée tous les 3 mois, et ça a duré 3 ans. Et de là on avait tous nos bureaux, y avait 2 sérigraphes, 1 gars qui faisait de la conversion électrique, 1 couturière stylistes, 2 artistes contemporains qui faisaient de la sculpture et de l'installation, et moi du coup qui faisait du jouet, 1 professeur d’art plastique et 1 architecte mais qui pour le coup n’y travaillait pas, ils y vivaient.

C. S : Tu as évoqué le caractère autogéré du lieu, qu'est-ce que cela implique en prise de décision collective et démocratique, notamment pour comment penser la production ?

N. B : Bah, le mot « atelier autogéré » est souvent employé pour éviter le mot squatte, qui a des connotations un peu trop années 80, alors que finalement dans le milieu artistique et de design, le parcours un peu d’un jeune artiste ou designer doit se faire dans la recherche d’atelier, s'il veut une autonomie dans son travail. Et le paradoxe c’est que ça se fait forcément avec la piste squatte, vu que le marché des lieux ateliers est trop cher, voire inexistant. Donc ça sous-entend une équipe assez soudée avec plein de compétences variées entre chacun pour pouvoir tenir le bâtiment : nous on avait un système où on occupait 80% de notre temps pour les travaux personnels et 20% pour le collectif. On faisait 2 événements par mois, ouverts au public, ou n'importe qui pouvait proposer une exposition ou un concert, pour faire profiter du lieu.

C. S : En ce moment, tu es encore en recherche d’atelier ?

N. B : Ouais, là ça crée un petit flou, une petite réflexion personnelle où je dois trouver un autre atelier parce qu'il faut bien produire d’une certaine manière pour gagner sa vie. Mais c’est toute la question de quoi produire, et comment le faire. Il y a un peu la vacuité de mon métier qui me questionne. C’est des réflexions qui me bloquent un peu en ce moment, mais j’ai vendu une pièce récemment qui me laisse le temps de réfléchir, et aussi le temps d’encaisser la dernière aventure avec mes collègues. On avait parié sur un autre lieu et puis ça s’est pas du tout passé comme prévu. Les policiers ont débarqué 2 jours après le déménagement, et mes affaires ont été murées pendant 2 mois, c’est tout le problème de ces tiers lieux, ça se fait illégalement. Et quand ça va pas dans le sens de la loi, tu peux subir des conséquences assez dramatiques. J’ai eu de la chance de récupérer mon matos, ce qui n’est pas le cas de mes collègues qui se sont fait voler la moitié de leurs équipements par les forces de l’ordre et les agences de sécurité. Moi j’ai pu tout récupérer, donc aujourd'hui j’ai tout mis dans un box, mais je peux pas travailler là-dedans. Après, en ce moment, j’ai pas mal de résidences d’artistes où je travaille avec des enfants, et c’est là où ça questionne une piste intéressante dans mon travail.

C. S : Tu dirais que tu as un intérêt pour la pédagogie et la transmission de savoir ?

N. B : Ouais, je crois que c'est la clef de voûte de mon métier, et je le comprends de plus en plus. J’adore cet aspect pédagogique et ce principe de structurer sa pensée pour être le plus clair possible. J'adore aussi que dans cet aspect pédagogique ça crée une discipline où on quitte ce sentiment un peu égocentré de ne servir qu'à soi : toute la pensée elle se structure vers l’autre pour être le plus pertinent et juste possible. Quand j’ai quitté mon travail dans le jouet, avec cette ambition d'être dans du contenu pédagogique par le biais d’Instagram. C'était l’idée de monter et de faire en sorte de poster tous les jours pendant 1 an, sur un contenu très précis, entièrement autour de ce contenu pédagogique, à communiquer toutes les étapes de travail, toutes les matières techniques, mais au bout de 4 ans j’arrive au bout de cette démarche. Je continue sur Instagram mais j’y mets plus autant d'énergie parce que le virtuel me suffit plus. Je veux aller plus loin et c’est pour ça qu’en ce moment je fais les ateliers avec les enfants, pour une transmission différente.

C. S : Concrètement, le fonctionnement des ateliers comment tu l’expliquerais ?

N. B : C’est des choses qu’on me propose par le biais d'Insta., j’en ai fait une récemment dans la ville de Bailly-Romainvilliers : souvent des centres culturels, mairies, médiathèques qui me demandent quelque chose de pratique et de plastique avec les enfants, mais il y a des moments où c’est pas possible parce que … trop d’enfants. C’était le cas avec la ville de Bailly-Romainvilliers, j’ai proposé plutôt un dialogue, une sorte de petite conférence, sur le thème du jouet, mieux comprendre sa société à travers le jouet, j’avais 8 classes. C’était des cours de deux heures, un le matin, un l'après-midi. La première partie, c'était une présentation de mon travail et une présentation historique du jouet, puis je montrais comment le jouet était fabriqué : on allait dans une usine en leur présentant des photos de mes voyages en Chine principalement. La deuxième partie était beaucoup plus sur les stéréotypes de genre, les conditionnements que ça implique, lui apprendre à être un garçon ou une fille avec le jouet genré. On amorçait sur le bleu et le rose, puis le catalogue de jouets, puis le marketing genré, qu'est-ce que c’est que cette notion de genre et ce que ça implique socialement.

C. S : Tu serais désireux de retrouver quoi comme espace de travail ? Un atelier autogéré, ça t'intéresserait toujours ?

N. B : La réflexion que j’avais autrefois tournait beaucoup autour de l’ego, dans le sens où tout était en fonction de : je peux faire tel truc, je voulais prouver à moi et aux autres que j’avais besoin de l'aide de personne. Sauf que, une fois qu'on réalise seul dans des très bonnes conditions de lieu, une production de A à Z, de la réflexion du projet jusqu'à la création de la vente et la distribution, bref qu’on fait d'une certaine manière le travail d’une petite usine, là, dans la balance, d’un coup la difficulté elle en devient beaucoup trop forte par rapport à ce qu’on en gagne en ego, la souffrance elle est trop forte dans la balance. Ça m’a mis une claque : je peux pas continuer à faire ce métier avec ce niveau d’exigence, seul, sans demander d’aide. Et dans le cadre de la déconstruction que j’ai entreprise, j’ai constaté cette habitude qu’on a dans l'éducation des garçons d’avoir une fierté de ne pas demander d’aide. Et là aujourd'hui je bouillonne de demander de l’aide et de travailler réellement avec d’autres gens. C’est un peu la perte de sens que j'ai dans mon travail, je suis arrivé assez loin techniquement, je me sens plus limité en ce que je peux vouloir faire, mais d’un côté je me dit : « à quoi bon si c’est juste pour me satisfaire moi et gagner de l’argent, ça sert à rien ». Et c’est là que la pédagogie, le partage de savoir, ça rentre en jeu, parce que refaire une production tout seul, jamais de la vie, ça m’a pris un an c’était hyper dur alors que ça me prendrait deux mois avec une autre personne, d’un coup y a plus la futilité de mon travail : si la question se pose on résout l'équation très vite, j’apprends mon métier à quelqu’un d’autre. Pour mon prochain lieu de travail, auparavant c’était le lieu de travail qui devait s'adapter à la production 12m^3^ de matos, je dois trouver le lieu parfait pour accueillir mon ego sur-dimensionné, aujourd'hui la réflexion elle est tout à fait différente : je vois les contraintes pour louer un atelier mais j’ai plus envie d’agencer le monde à mes désirs, mais plutôt de m'adapter. En ce moment je suis en discussion pour trouver un atelier pendant 2 mois, je leur ai demandé pour décembre-janvier une place d'atelier qui va de 30m² à un tréteau en open space.

C. S : De quelle façon le projet se fait pour toi, de la commande du client à la livraison du projet ? Comment tu organises la conception du projet dans ta pratique ?

N. B : Dans ma pratique personnelle, c'est surtout lié à une envie personnelle de chose que j’ai envie de créer et qui s'organise autour d’une connaissance assez pointue du milieu du produit dérivé et du jouet. Je sais exactement ce qu'il manque au marché pour créer un objet très attractif et désiré dans cette niche de collectionneurs. Il y a une sorte de symbiose qui se crée entre le jouet qui plaira aux fans et mon excitation profonde à créer un objet qui n'existe pas encore. Mais, mine de rien, ça se fait beaucoup autour de personnages qui existent déjà. Depuis que je suis gamin j’ai toujours eu une phobie du fait d’être artiste, ça m’a toujours tétanisé, et ce qui me rassurait c’était de créer dans un milieu quasiment non-artistique, et donc de design ou d’artisanat. Je trouvais que la mise à nue de l'artiste était beaucoup trop compliquée. Imposer son univers et son monde, pour le coup, ça me mettait pas à l’aise, mais me nourrir de ce qui était fait et de ce que le public appréciait déjà pour me donner ma vision de la chose, là ça m'apaisait. Après se posent les problèmes de droit d’auteur, et un problème de personnalité aussi de savoir est-ce que je suis un artiste — si tant est que la question soit pertinente de le savoir — c’est quoi ma production personnelle là-dedans. Tout ça pour dire que c’est par rapport à une idée qui me stimule par rapport à un personnage, puis aussi ma relation à Instagram, étant donné que je montre les étapes de production à chaque moment : ces personnes s'attachent au projet et voit le temps que ça nécessite, et c’est le temps de production qui entraîne les commandes par la suite. La plupart du temps, les objets sont vendus bien avant d'être finis.

C. S : Est-ce que tu as vécu ou observé un changement dans le rapport au temps ?

N. B : Le rapport au temps dans une production personnelle, il est très délicat et particulier, quand on bosse tout seul on a pas forcément quelqu’un qui nous attend à telle ou telle heure, en fonction des clients qu’on a. Moi, les clients que j’ai sont des collectionneurs de jouets qui n’ont pas d’objectif plus précis que d'enrichir leur collection, les deadlines peuvent être très souples. Les personnes disent d’ailleurs souvent pour rassurer, (mais en réalité ça ne rassure jamais), « prends le temps qu'il te faut, même si c’est 6 mois plus tard ça va, je préfère que tu fasses quelque chose dont tu es fier ». Ça part d’une bonne attention mais moi ça m'aide pas, mon travail n’est pertinent que dans les contraintes, et le temps fait partie des contraintes pour faire un travail qualitatif. La dernière production que j’ai faite de 30 pièces, la contrainte de temps était pas spécialement cadrée pour ma part et le travail était tellement dur et tellement répétitif qu’au lieu de travailler 8 heures par jour, j’en faisais 4. Je prenais en pleine tête la difficulté de ce métier et le côté aliénant. Résultat, j'ai dû envoyer des mails aux clients pour dire finalement ça sera pas telle date mais celle-ci, et de repousser soi-disant dans l’idée pour avoir le meilleur boulot possible. J’ai abouti pour moi à ce qui était de plus extrême possible en termes de finition, je suis allé au maximum, mais à quel prix ? Pour paraphraser cette personne je suis pas venue là pour souffrir, pourquoi choisir un métier personnel, issu d’une passion, si c’est pour se mettre la rate au court-bouillon ? La solution à ce problème c’est de travailler avec d'autres gens, de se décharger de toute la complexité et de partager cette charge. La contrainte de temps je la trouve dans le cinéma, les effets spéciaux, ça fait 10 ans que j’y travaille, autrefois j’étais maquilleur, puis accessoiriste et là y a une deadline qui est très short. Ça attire d’autres problèmes parfois, parce que les deadlines sont trop courtes, mais en terme de stimulation artistique c’est passionnant. On m’avait demandé, y a quelques mois, de faire un animatronique d’oiseau : j’avais 30 jours pour le faire, c’était chaud, mais c'était des journées de 13-14 heures, et c’était du budget qu’on travaillait comme ça, parce qu’il n’avait pas les moyens d'employer quelqu'un d’autre.

C. S : Tu dirais que tu préfères le temps rapide ?

N. B : Ouais, parce que si t’as trop de temps tu mets en place l’ego et le mental, pour moi en tout cas. On a un jugement sur son travail complètement biaisé du fait qu’il sort de notre propre cerveau. On voit des choses que les autres ne voient absolument pas, on met de l'énergie sur des éléments pas si importants que ça. C’est important d'avoir un regard sur l’instant, mais aussi sur toutes les étapes d’après. Je trouve ça plus intéressant de faire une multitude d’étapes convenablement plutôt que de très bien faire peu d'étapes. C’est ce que m’apprend mon boulot actuel, quand on crée on est dans le temps présent de cette pièce pas tout à fait polie, pas tout à fait lisse, mais après y a plein d'étapes dans lesquelles faut avoir confiance : donc il faut travailler avec des étapes et des deadlines. Bientôt je vais travailler pour la première fois avec une agente. Elle va me cadrer aussi, me trouver du boulot et me donner des deadlines, et là ça sera stimulant, il faudra agir y aura pas le temps pour des futilités.

C. S : Tu n’as pas de crainte par rapport à un temps de projet trop rapide qui serait aliénant ?

N. B : Y a trop rapide et trop rapide, après. Si t’as trop de temps tu mets en place l’ego et le mental, pour moi en tout cas. La contrainte, la plupart du temps, c’est ton budget et ton client, là c’est aliénant parce que c’est travailler avec des gens qui ne connaissent pas ton métier et du coup t'imposent des deadlines qui ne sont pas cohérentes : toi tu dois rentrer dans le moule et là c’est problématique. Mais moi je fais du jouet de collection, je ne fais pas des assiettes pour un hôtel de luxe ou pour un restaurant qui ouvre dans trois mois : là, pour le coup, la contrainte de l'artisan-designer devient compliquée. Mais dans mon cadre plasticien j’ai besoin de limites, il y a des moments pour réfléchir et des moments où agir et moi, mon problème, c’est que je réfléchis dans les moments où il faudrait agir, et là c’est dramatique : à un moment c’est bon, prend ton marteau et prend ta pièce dans le moule.

C. S : Est-ce que tu aurais deux exemples : un projet raté et d’un projet réussi. Quels en seraient les critères ?

N. B : Alors ça va paraître très prétentieux, mais je considère pas spécialement qu’il y a des projets ratés, enfin il y a certainement eu des projets ratés dans le cadre de mon travail en industrie, ça oui, mais c’étaient pas mes idées donc c'est d’autres contraintes. Dans le cadre de ma production personnelle, artistiquement parlant, je suis pas d’accord avec la notion d’erreur et de ratage, quand on fait un croquis dans le vif, y a plein de traits qu’on rate, y’a qu’une succession de traits ratés, mais c’est l'accumulation des erreurs qui créent la pertinence. La seule erreur qu’on peut faire c’est de pas aboutir et de pas finir le projet, c’étaient les erreurs que je faisais quand j'étais jeune, je me laissais entraîner par le mental et le jugement — « c’est nul, arrête » — et ça c’est les pires projets, ceux qui n'aboutissent pas. Pour ce qui est d’un projet réussi, je suis très fier de cette série de 30 pièces de Batman, parce que je me suis accroché, je suis allé jusqu'au bout du truc, et je suis arrivé au résultat exact de ce que je voulais faire autant plastiquement que sémantiquement parlant et du message derrière : c’est pas seulement une énième figurine de Batman, c’est un témoignage sensible dans ma construction en tant que garçon dans cette société patriarcale.

C. S : Tu as dû beaucoup te construire en parallèle de ce projet.

N. B : Un an c'est effectivement beaucoup, mais tu les vois pas passer quand tu es submergé par la masse de travail à accomplir, par toutes les étapes tu te vois pas non plus mûrir et évoluer là-dedans, et les choses se font. C’est quand c’est terminé que tu as un recul.

C. S : Tu dirais que les projets ratés en entreprise c’étaient les projets qui n'aboutissaient pas ?

N. B : Nan, parce que y a des projets ratés qui ont abouti, c'est le principe aussi de l'industrie, surtout dans le divertissement, même le milieu de la mode, le cinéma et le jouet. Le divertissement, c’est la création de la futilité et y a plein de projets qui sont ratés avant même d'être réalisés : sémantiquement parlant ça n’apporte rien et c'est pas cohérent. La démarche en mise à niveau, c’était la démarche exploratoire de non-gratuité des idées, on nous éduque vraiment à être dans une pertinence de réflexion : quand je suis arrivé dans le monde du travail c'était l’inverse complet, les idées des plus premiers degrés c'étaient elles qui étaient valorisées, mais c’était parce qu’on n’attendait pas une grande réflexion de ma part, on attendait que je crée un déclic achat donc c’est aussi très épanouissant de faire des idées premier degrés : t’es dans l'action, tu produis quoi.

C. S : Pour toi, dans ton milieu professionnel, qu'est-ce qui pourrait changer afin d’avoir des productions améliorées pour le consommateur ?

N. B : C’est particulier parce que mon travail de design … n’est pas fonctionnel et est purement décoratif. On peut … peut-être avoir une réflexion sur les matériaux utilisés par exemple, alors oui c’est très agréable, facile d’une certaine manière, d'utiliser la résine de polyuréthane : mais c’est peut-être disproportionné par rapport à la futilité de l'objet. De la contrainte naît la créativité de l'objet, si je me dis  « ma contrainte c’est les matériaux », y a une créativité nouvelle qui se fait et une production différente qui va être proposée aux consommateurs qui va le toucher à la fois dans le comment il a été fait et à quoi il ressemble à la fin. C’est une démarche que j’ai amorcée, je suis fan de poubelle depuis gamin, la moitié de ma décoration ça vient des poubelles de Paris et ma production en vient aussi. Parce qu'acheter une barre en métal à Leroy Merlin c’est pas cher, mais faire les poubelles c’est gratos, suffit d’avoir une approche différente des choses et un parapluie, par exemple, c’est une réserve formidable de petites barres en métal. Et ça c’est un travail que j’ai fait avec un centre culturel qui m’a engagé pour faire les poubelles et faire des grandes sculptures de 70 cm seulement avec des matériaux de récup : j’ai quand même sculpté deux parties à la main pour uniformiser l'ensemble, mais l’objectif c’était de créer un déclic chez le spectateur qui se dit « Wow c'est beau ! ». Et ou, c’est beau mais tu ne fais que regarder une accumulation de déchets, pour biaiser le regard de l’observateur pour l'amener là où il l’attend pas. Il y a aussi le côté ludique de détecter d'où viennent les éléments et les pièces, là je trouve ça stimulant. J'avais fait une résidence comme ça à Kinshasa en République Démocratique du Congo, avec un costume pour danser dans un festival de performance artistique : faire les poubelles, créer le costume et redonner un nouvel éclat à ce que l’on considère comme un déchet, c'est juste une vision de l’esprit. Il y a cette scène dans Indiana Jones avec ce personnage qui dit que sa montre vaut rien du tout, mais que s’il l’enterre et qu’on le retrouve dans 1000 ans, d’un coup, elle aura une valeur extraordinaire. Je suis fasciné par les bouteilles de lessives, elles me parlent parce que ce sont choses les plus désuètes et inutiles possibles, sauf que lorsqu’on voit les boîtes de lessive des années 50, ça devient de la déco dans certains appartements bobo. Mais le fait est que, dans les années 50, on avait le même regard dessus qu'aujourd'hui c’était juste un déchet, et j’aime bien prendre un peu de recul pour voir mon travail différemment.

C. S : Ce qui est intéressant avec le jouet c’est que c’est constitutif d’un individu et aussi que le jouet c’est le résultat du travail de quelqu'un […]

N. B : Je peux rebondir sur ce que tu dis, parce que ça me touche dans le rapport que j’ai avec les enfants : comment leur expliquer ce que veut dire leur jouet et ce qu'il y a derrière. Ce qui m'a marqué c’est que tous nos jouets sont faits à la main, on le dit pas quand c’est péjoratif, comme un jouet kinder, mais on le dit quand c’est mélioratif comme une figurine de collection à 600 balles, le kinder on te le dira pas que c’est peint à la main. Sauf que tous les jouets sont faits à la main, une couleur c’est un ouvrier, un assemblage c’est un ouvrier ou une ouvrière. Et du coup, en sachant ça, on a plus le même regard sur un jouet mal peint. Il y a beaucoup de racisme dans notre société et il y en a aussi au travers du jouet, j’ai pu entendre c’est peint comme un Chinois, c’est du travail d’Arabe et ça traduit ça. Ce qu’on oublie quand on voit un jouet cheap mal peint … c'est les conditions de vie abominables qui s’expriment de la personne à qui on ne donne pas les conditions pour faire un bon travail, les conditions humaines sont misérables et je parle vraiment d’une forme d’esclavage moderne pour faire nos Pikachu c’est hallucinant, donc y a une sensibilité qu’il faut, en effet, pas mettre de côté.

C. S : Voila qui conclut notre échange : encore merci pour l'entretien.


  1. Clem Souchu est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.