Entretien avec Min Tang
Wenshu Ding

Wenshu Ding1 : Bonjour, Madame Min Tang, vous êtes titulaire de deux doctorats, l'un de la Faculté d'Architecture de l’Université catholique de Louvain en Belgique et l'autre de la faculté de Géographie de l'Université Paris 1. Vous êtes aussi la co-fondatrice de Dream Building Service Association. Nous vous remercions de votre participation à notre enquête sur le design et sa pratique. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur la formation en design que vous avez reçue ? Y a-t-il un décalage entre votre formation et le métier de designer tel que vous l’exercez ?

Min Tang : Je m'appelle Tang Min2 et j'ai commencé mon parcours universitaire avec une licence d'art et de design à l'université de Tongji. Pendant ma licence, j'ai participé à un programme d'échange d'une année à l'université de Kumamoto au Japon, pour étudier l'architecture, de la microstructure au bâtiment. J'ai ensuite obtenu un double diplôme de maîtrise en architecture et en études urbaines à l'université de Tongji et aux Beaux-Arts de Paris, grâce à un programme de coopération éducative entre la Chine et la France. J'ai donc en fait commencé par le design artistique dans son sens étroit, puis je me suis intéressée à l'architecture et aux systèmes de plus en plus vastes et complexes jusqu'à l'échelle de la ville. Mon doctorat est, comme vous l'avez dit, équivalent à un accord entre deux universités en Belgique et en France, ce n'est pas un double diplôme, c'est un doctorat délivré par chaque université. J'ai donc un doctorat en géographie en France et un doctorat en architecture en Belgique, mais c'est la même thèse. Vous pouvez constater que mon expérience est plutôt interdisciplinaire, et qu'au fil du temps mon approche est devenue de plus en plus systémique.
Mon premier intérêt pour les bidonvilles remonte à mon mémoire de maîtrise, lorsque j'ai fait des recherches sur les communautés informelles d'Istanbul. À cette époque, je n'envisageais pas les bidonvilles sous un angle académique, mais plutôt selon mes propres expériences, mes ressentis et mes observations. C'était plutôt l'espace dans sa forme et son utilisation qui retenait mon attention, ainsi que les éléments traditionnels utilisés. Comme je m'intéressais à ces questions de conception, j'ai fait un stage de trois mois à l'université des Beaux-Arts Mimar-Sinan à Istanbul, où j'ai effectué de nombreuses recherches sur le terrain, ce qui a alimenté mon mémoire de Master. Au tout début, je voulais réaliser une étude comparative très ambitieuse, ce qui n'est bien sûr pas vraiment possible pour quelqu'un qui débute dans ce domaine. Pourtant, à cette époque, j'ai utilisé mon temps libre pour voyager au Moyen-Orient, en Inde et dans différentes régions d'Asie afin de découvrir certaines de ces communautés. C'est pourquoi, lorsque j'ai terminé ma thèse de troisième cycle, j'ai eu envie de poursuivre dans cette voie.
Je suis allée au Kenya pour la première fois en 2014, passant deux semaines à Kibera, alors l’un des plus grands bidonvilles du monde. Mon objectif était de faire un état des lieux, de déterminer la quantité d'espace occupé ainsi que la vie des habitants. En effet, il est essentiel pour moi que mes recherches démarrent sur le terrain par une expérience réelle. En 2015, le hasard a voulu que Dream Building Service Association soit créé et qu'ils lancent un projet de construction d'une école primaire. Au début, je ne les ai pas approchés car, de mon point de vue personnel et professionnel, il est absurde de construire aveuglément des écoles. En effet, j'avais vu de nombreux projets de constructions d'écoles, sous couvert de charité, qui ne prenaient pas vraiment en compte la situation et les besoins réels de la communauté locale. Après avoir identifié le problème, j'ai rencontré les intervenants de Dream Building Service Association. J'ai pensé que l'action valait plus que les paroles et que je devais m'impliquer, donc je les ai rejoints, à l'été 2015, alors qu'ils n'en étaient qu'à leurs débuts. Cet été-là, je suis allée dans le bidonville de Mathare au Kenya, pour participer à un programme en lien avec mes recherches. L'objectif était de réaliser un projet impliquant la communauté dans la conception du lieu. La construction de l'école primaire était l'événement central, mais le fait de vivre sur site pendant deux mois m'a donné l'occasion de prendre contact et de parler à différents groupes de jeunes de la communauté locale, et ce qu'ils appellent Association Communautaire (CBO), et même à quelques organisations non gouvernementales étrangères. Lors de ces échanges, j'ai pu voir ce qu'ils faisaient, et en savoir plus sur la façon dont la communauté était organisée, leur mode de vie et ce dont ils pouvaient avoir besoin pour faire face à la pauvreté. Ainsi, en même temps que la construction de l'école primaire cet été-là, nous avons initié deux projets parallèles, le Slumdog Talent Show et l'exposition de peinture. Je pense que c'était probablement un moment crucial pour l'ensemble de Dream Building Service Association, et pour moi personnellement, car il s'est opéré un changement majeur dans le bidonville de Mathare. À partir de ce moment-là, le Dream Building Service Association a cessé d'être le seul projet de construction d'une école primaire et a développé une série d'autres projets pour la jeunesse que l'on pourrait même qualifier de design de systèmes systémiques, comme le tournoi de football, le projet de repas gratuits, etc.
Durant mon doctorat, je me suis davantage intéressée à ce qu'était le bidonville, mais aussi à la raison de sa création et à la manière dont il était lié à l'urbanisme de la ville, ou à l'ensemble du processus de développement urbain. Bien sûr, l'espace reste un point d'entrée très important pour moi, mais derrière la conception ou l'aménagement de ces espaces, il y a en fait le reflet de beaucoup de transformations socio-économiques et même politiques. Parce que la plupart des pays dans lesquels j'ai fait des recherches sont passés par une période dite post-coloniale, c'est-à-dire que pendant la période coloniale, il y avait des colonisateurs qui avaient en tête l'image qu'ils voulaient créer de la ville et ils utilisaient beaucoup d'idées occidentales pour concevoir et planifier la ville. Mais l'objectif derrière tout cela était toujours l'accumulation de terres et de capitaux, et après la période post-coloniale, il s'est développé un sentiment très nationaliste, qui a en fait conduit à un énorme développement urbain. Dans un tel changement d'époque, les soi-disant bidonvilles ne sont souvent pas ce que nous pensons être un état complètement spontané, mais plutôt une combinaison de changements nationaux, de la planification nationale du logement et ce qu'on appelle des migrants, qui cherchent un endroit où s'installer dans la ville. Donc, avec ce genre de perspective de recherche, et en regardant l'histoire de Mathare, où se situent les projets de Dream Building Service Association, j'ai réalisé que c'était aussi le même cas. Mes propres recherches et ma thèse de doctorat portaient davantage sur un bidonville de Mumbai appelé Dharavi. C'est l'un des plus grands bidonvilles du monde, comme Kibera. À la base, il y avait un village de pêcheurs et, vers 1920, le gouvernement colonial britannique a créé des camps de travail, puis entre le village de pêcheurs et les camps, de nombreux migrants sont venus s'installer dans les marécages, et ils ont commencé à transformer progressivement cette zone en ce qu'on appelle maintenant le plus grand bidonville d'Asie.

W.D : Pourriez-vous nous parler un peu du fonctionnement de ces projets et de votre fonction dans ces projets ?

M.T : Tout d'abord, il y a le projet de construction de base, qui est en fait très simple. Au début, nous n'avions pas beaucoup d'idées sur l’exploitation, mais l'objectif le plus simple était de finir le projet. Au départ, nous devions trouver un directeur d'école disposé à rénover l'école. Dream Building Service Association a prospecté plusieurs écoles à l'époque, et en 2014, Dream Building Service Association en avait rénové une seule, l'école primaire Changrong. Grâce au directeur de l'école primaire Changrong, nous avons trouvé le directeur pour l'école qui a été officiellement construite en 2015, et qui est devenue l'école primaire Changqing, appelée Isabes. Je n'ai pas été trop impliquée dans le processus préparatoire, j'ai dû m'impliquer davantage dans la conception du bâtiment au moment où je suis arrivée. À l'époque, il y avait également une équipe de quelques jeunes designers de l'université de Harvard, ils étaient l'équivalent des concepteurs que nous avons engagés. Je travaillais toujours en tant que consultante en chef pour Dream Building Service Association, je représentais les designers de Dream Building Service Association. Bien sûr, comme le projet lui-même était sans but lucratif, ils cherchaient une occasion de présenter leur projet, ils n'ont pas demandé de frais.
La chose la plus importante à l'époque était la collecte de fonds. Nous avons collecté environ 200 000 RMB grâce aux réseaux sociaux, ce qui a constitué une partie très importante du processus. Je me souviens que nous tous, à l'époque, avons été très actifs dans la promotion du projet sur nos propres médias sociaux. Peut-être parce que de tels projets étaient relativement rares en Chine à l'époque, ils ont suscité beaucoup d'intérêt, y compris celui de mes propres camarades de l'école primaire et celui de mes parents, qui étaient également impliqués. C'était la deuxième étape.
En fait, lorsque nous sommes arrivés au Kenya, nous n'avions que deux mois, donc le temps était compté. Il y avait beaucoup de problèmes, notamment le manque de travailleurs qualifiés, le vol de matériaux, etc. Vous découvrez que vous devez compter sur la communauté, et que vous ne pouvez pas faire ces choses seule en tant qu'étrangère, même si vous avez beaucoup d'argent. Sans le soutien des membres de la communauté ou leur implication, il se peut qu'il n'y ait même pas moyen d'identifier les problèmes les plus élémentaires de protection et de sécurité. Je me souviens d'une des choses qui s'est produite à l'époque, parce que nous avions peut-être pensé que nous voulions faire une architecture dite humanitaire avec du bois ou du bambou. Les concepteurs ont tous pensé que c'était bien et ont probablement eu la volonté de le faire. Mais en fait, au niveau local, il était moins cher d'utiliser du ciment et de la pierre que de la brique et du bambou, et ils n'avaient pas vraiment la technologie pour faire de la construction à ossature en bois comme ils le font en Chine. Il y a donc beaucoup d'incertitude dans la réalisation d'un projet comme celui-ci, et vous devez adapter votre stratégie de conception et le processus de mise en œuvre au contexte local. Je pense que connaître ce type d' « incertitudes » est un élément clé lorsque l'on réalise des projets dans tous ces endroits.
La plus grande différence entre les autres projets et les projets d'architecture est que l'on ne dépense pas autant d'argent, mais cela oblige par contre à comprendre certains des réseaux locaux, et la structure de la gouvernance. après avoir fait le projet en 2015, j'ai écrit une série de 6 épisodes dans le journal chinois The Paper, qui parle en profondeur du processus. Je pense qu'il y a quelques strates de relations de pouvoir qui sont primordiales. La première strate est bien sûr les directeurs d'école, qui sont la base du réseau. Et étonnamment, nous pouvons penser qu'il n'y a pas d'éducation dans les bidonvilles, mais en fait les bidonvilles sont pleins d'écoles primaires privées, et je me souviens avoir fait un comptage GIS à l'époque, il y avait peut-être 80 écoles primaires privées et quatre écoles primaires publiques. Les directeurs de chaque école constituent un centre de pouvoir car ils jouent un rôle très important dans la communauté.
La deuxième strate est celle des « elder chefs », et elle se situe entre le formel et l'informel. L' « elder chef » joue le rôle d'ancien de la tribu, c'est le chef de sa zone et a plusieurs personnes appelées « elder » autour de lui. Mais ce chef peut parler directement au gouvernement, et il est très important qu'il soit l'intermédiaire. Lorsque nous travaillions sur ce projet avec le soutien du directeur d'école, nous avons été approchés par les « elders », qui nous ont dit que lorsque nous avions quelque chose à offrir, nous ne devions pas les oublier. J'ai été très impressionnée par ces quelques détails. Vous devez toujours comprendre ces relations locales, qu'il s'agisse de concevoir des projets ou d'organiser des événements participatifs.
Le troisième niveau dont je voudrais parler est que l'école est un lieu fixe, elle perdure souvent depuis de nombreuses années. Tout comme les « elders » ont également un droit fixe basé sur le lieu car chaque personne est liée à un lieu.
Ce que je trouve le plus intéressant, c'est qu'il y a un troisième niveau de parties prenantes et ce sont les jeunes, le Kenya étant un pays qui compte un pourcentage très élevé de jeunes. Le taux de jeunesse global en Afrique est très élevé. Mais les jeunes sont dans une situation où ils n'ont pas une vie stable, ils n'ont pas trouvé le moyen d'avoir un revenu stable et la plupart d'entre eux sont désemparés. Les bidonvilles du Kenya, qu'il s'agisse de Mathare ou de Kibera, sont devenus des lieux où les jeunes de la campagne viennent dans l'espoir de gagner leur vie en ville. Certains y sont nés, mais beaucoup d'entre eux viennent de la campagne. Et même si beaucoup d'entre eux exercent des petits boulots, ils s'intéressent à l'art. Par exemple, de nombreux jeunes Africains sont naturellement de très bons chanteurs et danseurs, et j'ai constaté qu'ils s'intéressaient aussi à la peinture. Même si les circonstances sont difficiles, ils expriment leurs sentiments par le biais de l'expression artistique et, bien sûr, certains d'entre eux peuvent également penser que cela pourrait être un moyen de gagner de l'argent. Les bidonvilles locaux sont donc pleins de toutes sortes de groupes de jeunes, peut-être même pas des groupes formels, mais juste des gens qui se réunissent et organisent des choses par eux-mêmes. J'ai donc rendu visite à beaucoup de ces groupes, et je pense qu'ils forment un réseau plus flexible qui va au-delà des domaines dits fixes, comme les directeurs de l’école et les chefs.
Tous nos projets, en plus des écoles qui constituent notre principal réseau de soutien, ont pour but d'amener ces jeunes plus sceptiques, plus désemparés, à faire face à leur impuissance et de les aider à élargir leurs intérêts artistiques, voire d'en faire un moyen de gagner leur vie. C'est le deuxième grand type de projet que nous avons, le concours de talents, l'exposition d'art, la formation des artistes et le projet de football qui suit.
Le troisième type de projet est d'attendre que Dream Building Service Association se développe et devienne plus connu en Chine, et que d'autres grandes fondations chinoises viennent nous solliciter comme cela s'est passé avec notre partenaire Yin Binbin, pour le projet Free Lunch. Il s'agit d'un projet caritatif qui est déjà très répandu en Chine et qui est maintenant en mesure de s'étendre à l'Afrique. Nous avons également un programme de bourses d'études avec la Fondation Amity. Ce sont tous des projets caritatifs plus traditionnels, et ce ne sont pas ceux qui m'intéressent le plus, donc je ne m'implique pas trop dans ces types de projets.

W.D : Vous avez mentionné qu'il y a beaucoup d'aspects qui doivent être adaptés à la situation locale une fois sur place, ce qui peut être important en termes de temps. La différence de temps passé a-t-elle un impact sur la mise en œuvre de ces projets ?

M.T : Les projets de construction peuvent être très différents des projets participatifs. J'ai rédigé une étude de cas des projets architecturaux dans laquelle j'ai comparé trois projets d'aide scolaire, représentant trois types. Le premier type se trouvait dans le bidonville de Mathare, où se trouvait un autre architecte chinois très célèbre, professeur à l'université de Hong Kong, spécialisé dans les bâtiments à composants divers. Il a inventé un projet transportable qui peut être réalisé très rapidement en juste quelques jours dans la région. Ce projet s'appelle Pre Fabric et s'appuie sur une structure systémique. Mais pour lui, l'état de la communauté elle-même ou les contradictions sociales sont probablement moins importants qu'une mise en place rapide. Le projet a été financé par des ambassades, des associations d'entreprises et des dons. Ce projet représentait une sorte d' « architecte vedette » doté d'une logique systémique, d'une technique systémique, qui pouvait transporter quelque chose sur place et le terminer en une semaine, voire quelques jours. Mais il avait aussi un gros problème, car le projet nécessitait en réalité beaucoup de personnes pour aider pour des questions autres que l'architecture, et il avait aussi le problème des taxes douanières, qui, je me souviens, étaient probablement à peu près égales au coût du projet. Ils ont investi beaucoup plus que ce que notre projet aurait coûté.
La deuxième méthode est l'autre extrême, une autre école construite par une équipe d'architectes italiens dans la même communauté que la nôtre. Il leur a fallu plusieurs années pour construire l'école et, même aujourd'hui, ils continuent d'ajouter et de soustraire. Ils ont trouvé un directeur d'école de Mathare, et ils ont nettoyé un ancien site d'ordures en face de notre zone 4A. Par exemple, ils ont commencé par construire le rez-de-chaussée de l'école, puis sont venus l'année suivante pour construire le premier étage. Ils ont utilisé une approche plus participative, ils ont utilisé du pisé, de la charpente en bois, puis ils sont revenus chaque année avec des fonds pour continuer à l'améliorer. Elle n'est pas très bien financée, mais du point de vue de l'esthétique de l'architecture, c'est une très bonne école.
Dream Building Service Association, je pense, se situe quelque part entre les deux, donc le temps nécessaire à la réalisation du projet n'est pas aussi rapide que le premier projet, mais pas aussi lent que le second. Nous disposions de deux mois et, comme je l'ai dit plus tôt, nous avons eu beaucoup de problèmes avec les matériaux. Et il existe une autre différence essentielle, car Dream Building Service Association n'est pas une organisation d'architectes, ni de designers. Elle regroupe des personnes de différentes professions, et est davantage une organisation caritative. L'approche de la conception n'est donc pas le plus grand objectif de Dream Building Service Association, le plus grand objectif est de réaliser ces projets. Comparé aux deux qui l'ont précédé, Dream Building Service Association n'a pas non plus le financement le plus élevé pour la construction d'écoles. Il y avait beaucoup de problématiques à résoudre, comme le fait que nous utilisions du bambou, mais que la population locale n'aimait pas ça, et toutes sortes de choses. Je pense qu'il existe différents modèles d'appréciation du temps, selon ce que vous visez, le type de conception que vous voulez réaliser, le type de personne que vous êtes ou la nature de votre organisation, vous constaterez que l'approche que vous adopterez sera très différente.
Les projets architecturaux sont des projets plus particuliers, participatifs, et je ne pense pas que cela soit très coûteux en termes de temps. Parce qu'une fois que vous êtes implantés et que vous avez la capacité de mobiliser, par exemple, le directeur de l'école et ainsi de suite, tout est facilité. Tous les projets participatifs que nous avons réalisés depuis lors, tels que les formations artistiques, les expositions et les projets de peinture, se sont tous déroulés sans problème. Les projets artistiques que nous avons entrepris par la suite peuvent être divisés en deux catégories, celle des élèves de l'école primaire qui sont probablement en pleine adolescence dans les écoles locales, et celle des jeunes entre 10 et 30 ans et qui se disent artistes. Nous avons un groupe pour adultes et un groupe pour les plus jeunes. Je pense que le groupe des plus jeunes a fait un très bon travail sur le projet, et que les personnes impliquées se sont déjà professionnalisées avant l'épidémie de 2019. Il y avait déjà des architectes professionnels, des artistes professionnels, et des personnes travaillant dans le domaine des livres illustrés qui nous ont fait don de nombreux livres d'images en anglais. Ils avaient une grande classe d'art dans environ deux douzaines d'écoles locales, et nous avons sélectionné 40 étudiants de la grande classe pour une Master class de 3 jours. Les résultats de ce mini-atelier ont été très intéressants. Par exemple, le premier jour, nous leur avons enseigné un peu d'histoire de l'art systématique, puis nous leur avons demandé de dessiner des T-shirts. Ce que nous voulions faire, ce n'était pas dire qu'ils étaient créatifs ou qu'ils avaient créé quelque chose d'extraordinaire, mais leur donner le courage de s'exprimer à travers l'art. Le deuxième jour, nous avons donc fait des livres illustrés, où chacun devait dessiner une courte histoire dans une bande dessinée à 4 cases pour exprimer ce qu'il voulait dire. Le troisième jour a été consacré à la construction de modèles, et tant les livres d'images que les modèles de construction ont très bien fonctionné. Nous ne leur avons pas seulement donné la possibilité de dessiner les livres d'images, nous leur avons également permis de raconter leurs histoires par la suite. Il y a beaucoup d'enfants dans les bidonvilles qui ne s'expriment pas très bien, mais comme les enfants sélectionnés préfèrent déjà ce format, ils sont en mesure d'exprimer leurs idées avec plus de force grâce au dessin. J'ai été très impressionnée par plusieurs de leurs histoires, et vous constaterez qu'ils expriment les histoires d'une manière complètement différente de celle des enfants chinois du même âge. Nous avions scanné ces livres d'images pour les conserver, et nous devions organiser une exposition en Chine, mais l'épidémie s'en est mêlée. Mais en fait, il s'agissait d'un mode de fonctionnement différent à différentes époques, et nous avons appris que nous pouvons passer d'une grande classe à une petite classe avec des personnes spécifiques sélectionnées. En plus de l'atelier artistique de trois jours sur la peinture, nous avons également fait un atelier de photographie avec une autre organisation non gouvernementale de la communauté, qui avait des photographes professionnels. Nous avons apporté quelques appareils photo jetables et les avons donnés aux enfants qui ont participé à l'atelier de photographie, afin qu'ils puissent prendre leurs propres photos et les imprimer, les scanner et les accrocher au mur et expliquer les raisons pour lesquelles ils les avaient prises. Ce que nous voulions faire, ce n'était pas seulement créer une œuvre, mais comprendre le sens qui est transmis à travers cette œuvre. C'était un très bon exemple de conception participative artistique, cela n'a pas pris beaucoup de temps, mais cela s'est très bien passé parce que nous avions déjà un réseau relativement stable et que nous savions à quel genre de personnes nous avions affaire et ce que nous visions.

W.D: Les coûts en temps pour les différents projets de construction que nous venons de mentionner peuvent dépendre de différents critères de valeur, de différents objectifs. Quels sont vos critères ? Auriez-vous un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » à vos yeux ?

M.T: En tant qu'architecte ou designer, je choisirais sans aucun doute le deuxième critère, dans la mesure où s'il peut être mis en œuvre, je pense qu'il s'agit d'une conception véritablement participative. Mais le problème avec ce critère est que le concepteur est très étroitement lié au directeur de l'école, ce qui signifie que vous ne pouvez en réalité impliquer une seule école. Si vous voulez en faire un modèle reproductible, ce n'est pas possible. J'ai interrogé les architectes italiens et ils n'ont pas pu le faire. Ils n'ont aucune relation avec une autre école, ils ne peuvent être enracinés que là et ne travailler qu'avec ce seul directeur. Donc, pour le dire autrement, ils ne peuvent pas faire de projet comme les autres projets artistiques de Dream Building Service Association. Donc, si j'étais un architecte individuel, je préférerais le second. C'est juste parce que Dream Building Service Association n'est pas comme ça, comme je l'ai dit ce n'est pas une organisation d'architectes. Je suis un peu critique envers Dream Building Service Association mais je pense que ce modèle est une voie à suivre parce que, encore une fois, nous voulons être enracinés mais nous ne voulons pas être limités à un seul directeur de l’école, nous voulons pouvoir étendre notre influence et nous devons donc choisir ce modèle.
Ce qui me déplaisait le plus dans le projet de bidonville dans son ensemble, c'était un étranger qui ne connaissait rien de l'endroit venait directement leur dire quoi faire en fonction de ses représentations propres. Cette façon de faire est la plus inacceptable pour moi mais, en fait, il y a beaucoup de projets dits « de charité » qui ont un peu cette approche. Je pense que c'est probablement plus le cas en Afrique, qui est un endroit qui a reçu différents types d'aide internationale, et ils en sont conscients eux-mêmes. L'aide internationale devient donc une sorte de tremplin pour certains d'entre eux, ce qui conduit ensuite à ce phénomène. Je ne vois pas cela dans les bidonvilles de l'Inde. La plupart des gens y sont essentiellement occupés à travailler, à produire. Ils sont également un endroit très célèbre pour toutes sortes de produits. Ils ont aussi beaucoup de choses comme le hip-hop, mais le sentiment général que j'ai eu était complètement différent de celui que j'ai eu en Afrique. Je ne sais donc pas si c'est parce que l'Afrique reçoit des aides depuis longtemps et que ce phénomène entraîne des effets pervers.

W.D : Est-il possible qu'ils ne reçoivent pas l'aide dont ils ont réellement besoin, qu'ils reçoivent une aide de la mauvaise manière ? À votre avis, qu'est-ce qui est vraiment nécessaire ?

M.T : Je pense que le plus contreproductif est de donner directement de l'argent. Les gens manquent peut-être d'argent, mais ce qui leur manque plus que tout, c'est tout le système éducatif et des opportunités. Par exemple, de nombreux artistes locaux savent désormais comment utiliser les réseaux sociaux pour se faire entendre, mais beaucoup d'entre eux ne savent pas comment ils veulent être vus en premier lieu, ils ne savent pas comment le monde est au dehors, et les médias sociaux susceptibles de leur apporter quelques opportunités. Tous les projets d'aide qui font des dons sans réfléchir à l'usage qui sera fait de cet argent sont dévastateurs. Ou alors, l'argent peut être dépensé rapidement, mais sans grande utilité. Mais avec un projet comme Free Lunch qui dispose d'une équipe dédiée pour concevoir l'ensemble du processus [c’est plus sûr]. On constate également, en donnant simplement de l'argent, qu'il y a un très sérieux problème de corruption qui se met en travers. La corruption est quelque chose d'inévitable en Afrique, du gouvernement, jusqu'aux douanes, c'est inévitable à tous les niveaux. Vous devez avoir une bonne vue d’ensemble de processus en place, vous devez trouver les bons interlocuteurs. La meilleure façon pour cela est de concevoir un processus et un système de mise en place, et d'avoir un processus d'investissement d'argent, et des feedbacks. Nos spectacles de talents et nos expositions de peinture sont quelque chose que nous avons toujours voulu faire, pour une formation à long terme, plutôt que de produire quelque chose une seule fois et de partir.

W.D : Comment penseriez-vous que nous pouvons les aider par le biais de projets artistiques ou de projets de design ? Quel est le rôle des projets d'art et de design dans le système ?

M.T : Après 15 à 19 ans de pratique, j'ai de plus en plus le sentiment que nous ne pouvons pas réellement dire que nous les aidons, mais plutôt que nous voulons qu'ils soient impliqués dans la conception ou le processus du système. Pour les plus jeunes, en fait, la chose la plus importante, je pense, est que l'art leur permette de trouver un autre moyen de s'exprimer. Bien qu'il y ait très peu de vrais artistes, bien que les artistes forme une sorte de une pyramide, même en Occident, même avec toutes les ressources disponibles, il est encore très difficile de vraiment vivre de l'art. Parce que l'art est seulement un luxe dans des endroits comme l'Europe où nous pouvons sentir que l'art pourrait atteindre plus de gens, mais même en Chine, c'est quelque chose qui ne peut pas être fait. En Afrique, je pense qu'il est important qu'ils soient capables de mieux comprendre le monde, de comprendre comment l'utiliser pour se faire entendre, même sans avoir les ressources nécessaires. Je considère donc maintenant qu'il s'agit d'une éducation de base, car nous ne sommes peut-être pas vraiment en mesure d'aider les personnes plus matures à devenir des artistes de haut niveau, n'étant pas nous-mêmes de tels professionnels. Le meilleur photographe dans notre cas est Brain, qui travaille désormais pour National Geographic, l'Agence France-Presse et le New York Times. Il était déjà travailleur et talentueux à la base. Je l'ai aidé à postuler pour une Master class en Afrique auprès de l'Association mondiale de la photographie. Il est également allé en France et nous avons organisé une exposition pour lui là-bas. C'était le mieux que nous puissions faire parce que je ne suis pas moi-même une artiste, je suis une designer, donc le maximum que nous pouvions faire était de mettre en avant son exposition et l'aider à rendre ses œuvres visibles. Je pense maintenant que nous pouvons faire plus pour le groupe des plus jeunes. Les aider à avoir une voix, les aider à communiquer sur ce qu'ils pensent vraiment, et les aider à voir qu'il y a en fait beaucoup de possibilités pour l'avenir. Je me concentrerai probablement davantage sur cet aspect après l'épidémie. Pour le projet artistique que nous avons organisé en 2019, nous avons invité certaines des plus brillantes personnes avec lesquelles nous avons travaillé auparavant, comme Brain le photographe et d'autres, à venir enseigner, et nous allons montrer à ces enfants quelques exemples de réussite. Idéalement, nous aimerions que les personnes qui ont réussi donnent leur avis aux autres, mais c'est un modèle difficile à suivre.

W.D: Vous avez mentionné qu'il y a en fait beaucoup d'écoles publiques là-bas, et j'ai également appris qu'en fait, un grand nombre de maisons à l'intérieur des bidonvilles, qui sont planifiées par le gouvernement, sont des projets officiels. Donc, quel est la place des projets de construction que vous avez réalisés, tels que les bâtiments scolaires ?

M.T: Il y a des zones où elles ont été améliorées par le gouvernement, également dans le cadre du projet d'amélioration des bidonvilles. Mais l'école ne se résume pas à l'aspect du bâtiment, elle a son programme, tout comme nous pourrions avoir un projet artistique qui est davantage lié à son programme. Si c'est le bâtiment scolaire lui-même, l'école terminée est certainement meilleure que la précédente, qui était probablement particulièrement délabrée. Mais d'un autre côté, pourquoi les parents voudraient-ils envoyer leurs enfants dans les écoles publiques délabrées et non dans les écoles publiques en bon état ? Par exemple, il y a certaines écoles publiques qui ont été construites avec l'aide allemande et les bâtiments eux-mêmes semblent très bien, mais les parents estiment que la qualité de l'éducation n'y est pas bonne. Il y a donc différents degrés dans tout cela. Bien sûr, avec un bon espace et de bonnes installations, cela peut certainement améliorer en partie la qualité de l'éducation, mais la véritable qualité de l'éducation dépend toujours des enseignants, et du programme d'éducation. C'était quelque chose que nous ne pouvions pas faire non plus. Après avoir construit l'école, Binbin a eu l'ambition pendant un certain temps de proposer une formation professionnelle. Il voulait construire un centre de formation professionnelle, et organiser des concours professionnels. Mais plus tard, pour diverses raisons, et à cause du Covid, cela ne s'est pas fait. Ils n'ont cependant pas abandonné l'idée, et pensent maintenant à construire un centre Dream Building Service Association à l'extérieur, non dans un bidonville, et ce centre pourrait avoir diverses fonctions. C'est un travail en cours, et c'est la partie dans laquelle je ne suis pas trop impliquée, et je ne sais pas comment les choses se passent maintenant. Mais nous avons réfléchi à ce qu'est réellement l'éducation, et je pense que l'équipement matériel de l'école est un aspect, et l'équipement logiciel et le programme qui suivra sont un autre aspect.

W. D : J'ai vu la planification de ce projet professionnel auparavant et je pense qu'il est très bien planifié, il s'agit surtout de construire des systèmes durables. Comment serait-il possible d'atteindre la durabilité dans le projet actuel ?

M.T: Il faut avoir l'argent, le terrain et les personnes pour tout gérer à long terme. Une autre chose, et je pense que le projet en Ouganda le révèle, est que qu'il faut avoir une équipe sur le terrain, une équipe de personnes locales, plutôt que de compter sur des étrangers. Compter sur les étrangers n'est pas durable, comme on a pu le constater lorsque l'épidémie a frappé, et que nous n'avons pu trouver personne pour y aller. Il en va de même pour les projets d'aide, y compris les projets d'aide des ambassades, qui ont leurs propres équipes locales, les équipes scolaires. Mais dans ces projets de construction, on aide simplement à construire le bâtiment, mais on ne remplace pas en tant que propriétaire du bâtiment, c'est un concept différent. Tous les projets d'aide sont gérés par l'équipe d'origine et les enseignants sont issus de l'école d'origine. Vous pouvez seulement aider en suggérant des améliorations, sans possibilité de les remplacer, et vous n'avez pas la propriété du terrain. Bien que les droits fonciers des bidonvilles soient compliqués, il y a une démarche à suivre.

W.D : Ces écoles construites par Dream Building Service Association, sont-elles publiques ou privées ?

M.T : Toutes sont privées. Le système éducatif au Kenya est le système britannique, il y a une école primaire et une école secondaire, et les données que j'ai lues montrent que le taux de fréquentation scolaire est assez élevé du début jusqu'à l'âge de 13 ans durant le temps où les enfants vont à l'école primaire, et les parents envoient toujours leurs enfants à l'école. Le problème est qu'au moment où ils atteignent l'école secondaire, il y a une baisse fulgurante. L'école primaire est gratuite et les écoles publiques ne sont pas chères. Mais lorsqu'il s'agit de l'école secondaire, l'une des raisons est qu'il n'y a pas d'écoles secondaires à l'intérieur des bidonvilles et que beaucoup doivent partir en internat, ce qui fait exploser les coûts. La deuxième raison est que tous les parents ne sont pas favorables à ce que leurs enfants poursuivent des études supérieures, et à les laisser faire d'autres choses. Il y a une troisième raison : il y aura moins de filles dans l'enseignement secondaire car une plus grande proportion de filles abandonnera l'école. Au cours des dernières années de l'école primaire, les filles auront commencé à abandonner en plus grand nombre, et plus on avance dans les classes, moins il y a de filles.

W.D : Pourquoi y a-t-il plus de filles qui abandonnent l'école ?

M.T : Certaines filles peuvent se retrouver enceintes et certains parents pensent que les filles n'ont pas besoin d'une bonne éducation, ce qui était le cas lorsque j'ai écrit la série d'articles en 2015. Lorsque Brain a postulé à l'école de maîtrise, il a réalisé un projet intitulé Teen Mom, ce qui indique en quelque sorte l'existence d'un tel groupe dans les bidonvilles.

W.D : Ya-t-il quelque chose à changer dans notre éducation et notre pratique professionnelle si nous voulons améliorer nos projets du point de vue du designer et de l'utilisateur plutôt que de la norme du marché ?

M.T : De nos jours, la formation générale en matière de design est probablement plus orientée vers la satisfaction du marché. La conception architecturale est un sujet qui me touche particulièrement, puisque je dirige une thèse de troisième cycle en architecture, et que j'enseigne un cours de M1. Je trouve que les étudiants qui sortent de la licence d'architecture ne pensent pas de manière critique, ils réfléchissent uniquement en termes de projet. Le projet, c'est quand vous avez un client et que vous avez un objectif clair pour réaliser un produit, mais la réflexion critique, c'est quand vous prenez du recul et que vous regardez la chose sous un angle différent. Tout comme les gens des bidonvilles qui sont nos clients, ils n'ont pas un besoin clair comme un client commercial sur le marché, ils ne peuvent pas parler de ces choses. Vous devez donc trouver les besoins vous-même par le biais de vos recherches ou de votre compréhension, donc je pense que c'est probablement complètement différent du marché.


  1. Wenshu Ding est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023. 

  2. En Chinois, l’usage veut que l’on place le nom de famille avant le prénom. Dans la suite de l’entretien, nous avons inversé cet ordre afin de rendre conforme l’entretien aux normes retenues par la revue.