Entretien avec Michel Navas
Audrey Japaud-Garcia

L’entretien qui suit a été réalisé le 22 novembre 2022. Suite à l’obtention d’un Master en Architecture à l'École des Beaux-Arts de Paris, Michel Navas devient architecte au sein de son propre cabinet, il est aujourd’hui en fin de carrière. Cet entretien fait référence à une enquête sur « Le design et ses pratiques » ; enquête menée dans le cadre du séminaire de recherche Vers une théorie critique du design dirigé par Catherine Chomarat-Ruiz à l'École des Arts de la Sorbonne.

Audrey Japaud-Garcia1 : Je te remercie de m'accorder ce temps dans le cadre de l'enquête sur « le design et ses pratiques ». Est-ce que tu peux me confirmer que tu es d'accord pour cet enregistrement ?

Michel Navas : Bien-sûr, je suis d’accord.

A. J.-G : Pour commencer, que fais-tu comme différence entre le design et l’architecture ?

M. N : Le design reste pour moi quelque chose qui est décoratif. Il renouvelle le look et le designer travaille toujours pour une fonction technique déjà existante. Le design propose de nouvelles formes mais n’invente pas des fonctions nouvelles, c’est le travail des ingénieurs. Il cherche les matériaux, les couleurs, les formes etc. Un designer qui invente de nouvelles techniques, technologies, c’est grâce à une formation en ingénierie. Si un immeuble tombe, c’est moi, architecte, qui suis accusé à cause des fondations que j’aurais faites par exemple. Pareil pour une voiture, si elle se trouve défaillante c’est les ingénieurs et techniciens qui auront conçu la voiture et mis en place les moteurs etc. qui seront coupables, non le designer ou la personne qui aura conçu la carrosserie.
Il n’y a pas l’Ordre des designers, en architecture, oui, car nous avons plus de responsabilités. Un ingénieur en a encore plus.
Le design modernise, réactualise. De la même façon, il ne peut pas travailler comme un ingénieur car, dans nos métiers, nous nous spécialisons afin de faire au mieux la tâche complexe qui nous est confiée afin de faire un projet. Pour être architecte ou ingénieur, il faut faire de longues études afin d'acquérir tout le bagage de savoir-faire et d’analyse.
Dans mon projet, je peux avoir besoin d’appeler des personnes formées à l’école Boulle, par exemple, afin de m’aider à enrichir mon imagination à travers des dessins de perspective, des échantillons de matériaux avec chacune de leur spécificité, les couleurs etc. Il faut se rappeler de la façade de l'Institut du monde Arabe avec des verres sensibles, des mécanismes de diaphragmes etc.
Chacun son métier et son rôle : il y a un client, un architecte, un ingénieur et aussi les designers ou autrement appelés les artisans. Cela dépend du degré et de la complexité de la technicité.
Le design sert à remettre une nouvelle image à la fonction d’un produit, mais aussi à changer des formes qui ont une fonction pour les détourner en d'autres fonctions.

A. J.-G : Pourrais-tu d’abord me dire en quelques mots quelle est la formation en design que tu as reçue?

M. N : Je n’ai pas fait des études de design, mais des études d’architecture aux Beaux-Arts de Paris, rue Bonaparte. Durant ma formation, qui a duré de l’année 1973 à 1981, je n’ai reçu aucun enseignement de design, ni même entendu parler de cette discipline. Je considère le design comme un remodelage.
Il y avait trois cycles : le première année consistait à faire un inventaire et un travail d’observation sur l’histoire de l’art et de l’architecture, mais aussi sur la représentation par le dessin de l’espace urbain ; la continuation de ma formation au deuxième cycle sert à mettre en œuvre des choix urbains, des notions de construction, des cours de documentation, mais aussi établir des projets afin de répondre à des besoins et des problématiques urbaines, appliquer les connaissances et les enjeux modernes, mettre en pratique nos connaissances générales en passant par les savoirs techniques de réalisation jusqu’à la mise en perspective de ses inspirations et ma sensibilité ; le troisième cycle se veut comme une orientation vers la construction d’une attitude vers une tendance et un style d’architecture, le développement de mes ambitions et de ma personnalité afin de réaliser et un théorie et un projet de recherche afin de le transmettre pour les générations à venir.

A. J.-G : Y-a-t-il un décalage entre ta formation et le métier tel que tu l'exerces aujourd’hui ?

M. N : Oui, il y a des différences car durant toutes mes études, théoriques comme plastiques (dessin, maquettes, études de dessin), et la valeur de mon travail jugé ont permis de développer une position singulière sur le métier d’architecte.
Mon professeur nous a dit dès la première année que, quand nous sortirons de l’école, trois choses sont importantes : seulement 5% d’architectes vont pratiquer l’architecture de manière libérale avec leur propre cabinet, d’autres seront salariés, d’autres auront abandonné. Différence entre métiers libéraux et non libéraux et, dans les libéraux, il y a un faible pourcentage qui feront absolument leur propre produit.
Différence entre exécution et service, et liberté et création. Le monde de l’école s’apparente plus à la minorité libérale, créatrice et propriétaire de cabinet d’architecte. Il peut y avoir une déception à cause de cela de la part des salariés, associés à la production, l’application. Dans les indépendants il y a un cercle d’élite, méritante, comme Jean Nouvel en France ou d’autres qui s'approprient les commandes prestigieuses, par la qualité de leur travail. C’est totalement différent car quand tu travailles chez quelqu’un d’autre.

A. J.-G : Dans quel type de structure (université, école, entreprise…) travailles-tu actuellement ?

M. N : Je suis en fin de carrière. Le parcours de ma vie professionnelle a été au service de la grande distribution pour un certain nombre d'enseignes du groupe Auchan, comme Décathlon, Flunch, Pizza Paï, Kiabi, Norauto, à travers lesquelles j’ai réalisé des projets de centres commerciaux et de galeries marchandes.
Aujourd’hui, à 71 ans, je finis ma carrière en tant qu’architecte et maître d'œuvre sur un ensemble de bâtiments des anciens locaux d’Effage énergie pour les réhabiliter sous forme de bureaux, d’ateliers artisanaux et industriels, et d'espaces de commerces. Je terminerai cet ensemble de 17 milles mètres carrés au 104 avenue Georges Clémenceau à Bry sur Marne, en 2024, lorsque j’aurai 73 ans.

A. J. G : Dans ta structure de travail, comment se déroule la conception d’un projet, depuis la commande du client jusqu’à sa livraison ?

M. N : Dès réception d’une commande-projet par le client, grande ou petite, j'établis un Avant-Projet Sommaire (APS), en ayant apporté par la suite des modifications entre les observations du client et de la mairie. Suite à cela, je peux commencer mon projet définitif car il a été accepté par les deux interlocuteurs, afin de le présenter une deuxième fois en mairie (au monuments historiques et/ou aux bâtiments de France, s'il y a lieu), mais aussi faire une pré-consultation du service des pompiers et au service des PMR, avant le dépôt final de la demande du permis de construire (avec un permis de démolir avant si besoin). S’il n’y a pas d'observations durant cette période du dépôt à la mairie (3 mois), je me permets, pour ne pas perdre de temps, de faire des appels d’offres aux entreprises pour établir un devis et pour répondre au budget du maître d'ouvrage. Je trouve les noms des entreprises grâce aux relations et aux réseaux de mes connaissances, ou autrement, par le Moniteur.

A. J.-G : Le temps accordé à un projet (toutes catégories et secteurs confondus) a-t-il changé depuis le début de ta carrière ? Comment vis-tu ces changements (s’il y en a) ?

M. N : L'administration a changé : les démarches administratives sont beaucoup plus simples et se sont réduites entre autres avec le Cerfa, qui est un formulaire à remplir pour l’administration, mais aussi par le raccourcissement des demandes de périodes de permis de construire (actuellement 3 mois plus les deux mois de recours). Avant nous passions par des commissions et maintenant nous passons par des architectes-voyers, (un administrateur, un fonctionnaire) qui sont assignés à notre dossier : c’est notre principal interlocuteur. Il aura la décision finale sur nos permis de démolir ou de construire.
Tout va plus vite avec les outils numériques, j’ai quitté le tire-ligne avec son buvard, ensuite le graff fosse avec son buvard, et ensuite l’invention du rotring, et maintenant le clavier. Je n’ai plus de grands rouleaux de calque à dérouler sur une grande table. Tout cela participe à un grand bouleversement du travail de l'architecte. Je pense que les grands architectes en chef, qui ont leur propre cabinet d’architecture et qui arrivent à vivre de leur création, ne touchent pas d'ordinateur mais restent dans une démarche plastique de la pratique et de la réalisation de projet. Le clavier est une frontière pour dépasser la simple exécution.

A. J.-G : Aurais-tu un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » à tes yeux, en dehors des critères marchands, c’est à dire qu’ils aient ou pas entraîné la satisfaction du commanditaire ? Quels sont, selon toi, les critères de réussite ou d’échec d’un projet ?

M. N. : Un projet réussi est un projet qui répond au-delà des attentes du client, c'est-à-dire un projet dont il ne s’imaginait pas et qui va au-delà des autres solutions possibles. Il est difficile de donner un exemple de projet réussi car je ne peux pas tirer de conclusion sur mon propre travail : mais s’il fallait en donner un, ce serait d’être architecte et maître d'œuvre, mettre les pieds dedans et suivre le chantier afin de voir évoluer la mise en place de son projet dans son chantier. C’est le plus grand plaisir !
Au moment où j’ai eu des projets réussis, ça a été au moment de faire un projet sous forme de carte blanche : lorsque le client, réticent, m’a fait confiance pour réaliser son projet jusqu’au bout pour qu’au final il change d’avis et soit convaincu.
Dans ma carrière, des projets ratés ont été des chantiers non aboutis pour des raisons financières et donc qui ne peuvent pas se réaliser.

A.J.G. : Que faudrait-il changer dans la formation et/ou dans l’exercice du métier pour améliorer les projets du point du vue des concepteurs et des utilisateurs ?

M. N. : En architecture, nous avons une grande carence : c’est qu’on nous n’apprend pas la gestion d’un cabinet et l’administration de notre métier. Nous avons une formation d’artiste et de créateur, quand la réalité est tout autre.
Je ne dirais pas que l’on puisse parler de formation pour les métiers de la création et, dans mon cas, l’architecture. L’observation permet d’enrichir toute la vie d’une personne. Pour moi, l’école n'apprend pas à observer, mais permet simplement de voir. Observer participe à un temps d’arrêt qui est parallèle au chemin de l’apprentissage scolaire. Cela nous permet de comprendre et donc de mémoriser, car, sans compréhension, pas de mémorisation. Toute personne est créative, mais l’observation est un facteur de développement créatif pour tout un chacun. L'enrichissement est le développement de l’observation et donc de l’enrichissement des autres avec le partage de cette observation. Il ne faut pas le considérer comme un manque, mais c’est selon moi le facteur de réussite. L’observation doit enrichir l’être et cela doit prendre une plus grande place en intégrant tous les sens, car ce qu’il manque est en dehors de l’école.
Ce qu’il faudrait améliorer dans le métier de l’architecte, c’est le travail relationnel et le savoir-faire dans les échanges avec le client. Nous sommes un peu des médecins, nous y mettons la forme sans déconstruire les discours. Nous ne savons pas nous exprimer et expliquer notre projet, nous restons des techniciens.

A. J.-G : Michel, encore merci pour cet entretien.


  1. Audrey Japaud-Garcia est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.