Entretien avec Lu Lou
Han Jiang

Lu Lou est fondatrice et conceptrice de Bunnyhole, à Shanghaï. L'entretien s'est tenu le 5 janvier 2023.

Han Jiang1 : Bonjour, Lu Lou. Je vous remercie de me permettre d'avoir cette occasion de faire une interview avec vous qui porte sur le design et ses pratiques. Pourriez-vous tout d'abord nous dire quelques mots sur la formation en design que vous avez reçue ? Y a-t-il un décalage entre votre formation et le métier de designer tel que vous l'exercez ?

Lu Lou : J'ai commencé à peindre très jeune et j'ai étudié la mode au London College of Fashion pendant un an à la fin du lycée, avant de me spécialiser dans la broderie textile. J'ai fait un stage au cours de mes études dans une marque intitulée Xiao Li, puis un stage de broderie chez Gyunel, une marque de couture à Londres. Ensuite, je suis allée à Berlin pour faire un stage de deux mois chez Fräulein Kink, une marque de lingerie et de maroquinerie de luxe.
Après avoir obtenu mon diplôme universitaire, j'ai rejoint une marque basée à Shanghaï, TANGXINDAN, qui fabrique des robes brodées chinoises et des robes Tang, et je me suis lancée dans le travail pour créer ma propre marque, il y a environ un an.
Je ne pense pas que les stages aient beaucoup à voir avec ce que l'on a appris à l'école, il s'agit de faire des boulots qui n'ont pas beaucoup d'intérêt pour d'autres personnes. Mais à l'école c'est différent parce que, en fait, la majorité des écoles ont davantage pour objectif de développer une manière de penser le design chez leurs élèves. En revanche, au cours des stages, on a l'impression que les entreprises pensent que, en tant que stagiaire, nous n'avons pas besoin d'apporter beaucoup de créativité ou d'inspiration, ni de participer aux décisions commerciales, mais plutôt de servir de main d'œuvre.
Pendant l'école, j'ai appris en autodidacte certaines choses utiles, comme certaines compétences techniques, le fonctionnement des logiciels informatiques, certaines techniques de broderie, la connaissance du textile : ce sont en fait toutes les choses que j'ai apprises pendant mes années à l'école en lisant des livres et en faisant des recherches sur internet afin de compléter mon apprentissage. L'école enseigne une façon de penser très académique. Par exemple, le processus de conception de la recherche du thème à la mise en place le produit final, en passant par le développement de l'idée est très rigoureux. Lorsque je travaillais sur ma propre marque, j'ai essayé de suivre les méthodes apprises à l'école pour réaliser mes propres créations, mais j'ai rencontré des difficultés dans certains aspects. Par exemple, la fonctionnalité ou la valeur commerciale du produit, l'attitude des consommateurs face à ce produit. C'est en réalité notre propre attitude qui compte et c'est totalement différent de ce que nous avons a travailler à l'école.

H. J : Dans quel type d'organisme travaillez-vous actuellement ? Quelle y est votre fonction ?

L. L : Je suis actuellement designer et directrice artistique dans une très petite entreprise qui comprend juste moi et un collègue qui, lui, est responsable des principales activités commerciales, de marketing et de relations publiques. Moi, je m'occupe principalement du design des vêtements et de la conception visuelle. Les produits que nous fabriquons sont principalement de la lingerie, mais différente de la lingerie traditionnelle : le style est plus orienté vers la lingerie érotique, plus à la mode. L'accent est mis sur la lingerie avec broderie.
Comme les pièces sont brodés à la main, il y a beaucoup de décorations faites à la main, le prix des produits est donc très élevé. Nos clientes sont des femmes âgées de 18 à 40 ans, qui peuvent se permettre d\'acheter des produits de luxe. Elles sont intéressées par la lingerie et par l'artisanat.

H. J. : Votre style est toujours délicat. Pensez-vous que votre marque se situe plutôt du côté du luxe ou plutôt du côté du designer indépendants ?

L. L : Oui, mais c'est en fait plus particulièrement un design qui s'adresse à un public relativement petit et particulier. Si on fait un style « mignon », les gens qui l'aiment sont particulièrement jeunes et n'ont pas de pouvoir d'achat, donc c'est très difficile pour nous. Je pense que je me situe au milieu, parce que c'est encore une marque très récente, mais la qualité de nos produits et le processus de notre production sont au même niveau que le luxe, même si l'histoire de la marque et l'ampleur de l'entreprise ne sont peut-être pas comparables aux marques de luxe traditionnelles.

H. J : Dans la cadre de votre travail, comment se déroule le processus d'un projet, depuis la commande du client jusqu'à sa livraison ?

L. L : Nous suivons un processus sériel, mais nous essayons de minimiser délibérément l'impression de la série. Le processus de conception commence généralement par mes dessins. Les deux saisons sont inspirées de mes sentiments personnels, ou de mes fantasmes, ou tout simplement d'un journal intime de peintures enregistrant les sentiments que je éprouvé dans la vie quotidienne. Je dessine sur le papier puis j'extrais certains points de ce matériau pour réaliser le contenu de la broderie.
En dehors de l'inspiration, j'effectue également des recherches sur le marché. Par exemple, cette fois-ci, je peux avoir préalablement quelques attentes en tête sur le type de produits que nous allons fabriquer. Le produit et la broderie sont en fait deux lignes distinctes pour moi. Je combine la broderie et le produit, et la source de la broderie vient, comme je l'ai dit, de la peinture. Une fois que nous avons terminé nos designs, nous les donnons aux modélistes pour qu'ils réalisent des échantillons, et une fois que les échantillons sont réalisés, nous les produisons, puis nous les brodons à la main et les perlons sur les vêtements, et ensuite nous les photographions et les vendons.

H. J : Et est-ce que vous avez eu les commandes de design sur mesure où quelqu'un fait une demande particulière ?

L. L : Pas encore. Pour l'instant, il s'agit d'un service de fabrication sur commande et de prêt-à-porter. Il n'existe pas encore de service sur mesure. Nous essayons de nous orienter et d'avancer dans ce sens et cela devrait être disponible bientôt.

H. J : Quel est le programme que vous avez conçu ?

L. L : Je dessine et j'effectue des recherches d'abord et, quand j'arrive à un thème, je recherche d'autres œuvres d'art ou d'artisanat qui sont liées à mon thème, et nous avons probablement une collection saisonnière de neuf mois. Nous travaillons actuellement sur une collection saisonnière de neuf mois, la recherche et le développement sont constamment entrelacés, et on arrive à produire les motifs de broderie et à décider les styles de textures pour la toute première série de cette collection. Par la suite, on attribue les motifs de broderie aux différents produits en fonction du style du vêtement. Mais c'est une toute petite partie de cette collection, alors je ne sais pas comment le dire. Pendant cette période, je pense au design et aux affaires de temps en temps.

H. J : Avez-vous sorti les nouvelles séries en respectant un calendrier régulier ?

L. L : Nous essayons d'être réguliers, comme deux fois par an, mais nous n'y arrivons pas, c'est difficile. On reporte souvent la date limitée.

H. J : Le temps que vous accordez à un projet (toutes catégories et secteurs confondus) a-t-il changé depuis le début de votre carrière ? Comment vivez-vous ces changements (s'il y en a) ?

L. L : Oui, je pense que c'est différent si l'on compare avec ce que je faisais dans mon travail précédent. À l'époque, je passais essentiellement tout mon temps à faire du design, à le faire très rapidement. Par exemple, quand j'étais en position de designer, il y avait un directeur ou un designer senior au-dessus de moi, ils me confiaient un projet, et je devais juste suivre leur demande pour bien faire un projet. Je n'avais qu'à me conformer à leurs exigences pour faire un bon travail sur un projet, développer le projet dans le sens indiqué, très simplement, et en ne m'occupant que du design.
Mais maintenant que j'ai fondé ma propre marque, je trouve que j'ai très peu de temps pour le design. Il y a d'autres choses dont il me faut m'occuper, parce que cette société est encore très petite à présent : il n'y a que deux personnes donc, fondamentalement, tout doit être fait par moi et mon partenaire. Tout ce qui a à voir avec le graphisme est à ma charge. Je dois participer également à la réflexion et la décision de la stratégie de vente, de la publicité, et également prendre part à des tournages publicitaires. Je pense donc que le design ne peut prendre que 1/4 ou 1/5 de mon énergie. Il faut aussi beaucoup de temps pour communiquer avec ces fournisseurs, et c'est quelque chose que je n'avais pas à faire dans une grande entreprise auparavant.
Je pense que la bonne chose est que je peux comprendre ce qui est nécessaire pour chaque poste et pour chaque étape d'un d'un projet, et je peux en comprendre tous les aspects. Mais l'inconvénient est que je ne peux pas me concentrer sur les designs, sur ce que je fais le mieux, car je dois maintenant consacrer du temps à bien d'autres choses.

H. J : Auriez-vous un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » selon vos propres critères (hors du cadre de marché) ? Ceux qui sont réussis ont obtenu la satisfaction de leur commanditaire ? Quels sont, selon vous, les critères de réussite ou d'échec d'un projet ?

L. L : Nous avons trouvé un métro de couleur rose à Shanghaï pour tourner notre projet. Le modèle était une pole danseuse qui, vêtue de sous-vêtements pour le tournage, dansait sur la rampe du métro à 6 heures du matin, ce qui nous a valu un avertissement de la police et plus tard une détention. Le photographe a également reçu une amende. La vidéo est devenue virale parce que quelqu'un qui passait par là l'a filmée et l'a mise en ligne. À l'origine, la police n'aurait pas pu nous arrêter, mais ils nous ont détenus, plus tard, parce que nos vidéos étaient trop largement diffusées, soi-disant coupables d'avoir violé l'ordre public et contrevenu aux bonnes mœurs, et de pouvoir avoir un impact négatif sur la société. C'était principalement parce que notre vidéo est devenue populaire sur Internet : la police était obligée de nous infliger une amende afin de donner un exemple au public.
Moi je pense que ce projet a été un succès parce que le film que j'ai tourné ce jour-là était incroyable, le thème était en accord avec notre marque, et l'expérience de la détention a en fait donné à ma marque un air rebelle, le film final était vraiment magnifique.
Mais, là encore, il y a eu un aspect d'échec parce que, premièrement, c'était trop coûteux et parce qu'il y a beaucoup de clients qui ne comprennent pas du tout notre comportement. Plus tard, lorsque nous avons essayé de promouvoir ce produit sur les réseaux sociaux, nous avons rencontré des commentaires plus négatifs, ou des voix sceptiques et des attitudes hostiles. Craignant qu'il y ait un impact négatif sur les affaires, nous n'avons pas rendu public la version déterminée de ce film. Ce n'était donc peut-être pas un succès commercial, mais je pense que c'était un succès en termes de construction de l'image de marque.
Les critères de réussite ou d'échec d'un projet doivent, selon moi, être très relatifs. Sans considérer l'aspect commercial, j'ai l'impression que je me suis tout d'abord forcée à être innovante par rapport aux projets précédents, ce qui, je pense, est un signe de réussite et rien qui n'ait pas été fait auparavant sur le marché.
Un projet qui ne répond pas à mes attentes, je pense qu'il n'est tout simplement pas beau, ou qu'il est de mauvaise qualité, et est voué à l'échec.

H. J : Que faudrait-il changer dans la formation et/ou dans l'exercice du métier pour améliorer les projets du point de vue des concepteurs et des utilisateurs ?

L. L : J'ai l'impression que l'école fait ce qu'elle est censée faire, comme fournir une éducation artistique et une formation créative, et elle offre également des possibilités de stage, mais l'expérience de stage est très superficielle. L'attitude de l'entreprise envers les stagiaires frôle d'indifférence : ce qu'elles cherchent, c'est un stagiaire qui occupe un emploi à temps partiel ou une personne qui va s'acquitter des tâches ménagères, et qui ne sera pas vraiment profondément impliquée dans la prise de décision de l'entreprise. Du moins mon stage était comme ça. Il y a exception si c'est un très bon étudiant : il peut atteindre une position importante dans son stage, mais je pense que la plupart des stages sont très superficiels. Aviez-vous une réponse en tête avant de faire cet entretien ?

H. J : Personnellement, si j'étais encore concepteur, je penserais que le stagiaire serait bon pour coordonner un projet dans le travail : l'école devrait transmettre les connaissances du design et des affaires aux étudiants avant l'entrée dans la vie professionnelle et faire suffisamment de formation.

L. L : Vous voulez dire aux étudiants comment fonctionne l'industrie quand vous êtes à l'école ?

H. J : En fait, la formation que j'ai reçue dans mon école était, au début, un peu éloignée de cette industrie, comme si nous ne participations qu'à une étape du processus de la conception. Nous n'aurions pas pensé à faire autre chose, et nous n'aurions pas su comment nous allions l'organiser, comment nous allions travailler ensemble, avec différentes facultés. En fin de compte, l'efficacité dans le travail est plus faible, et il est possible que nous ne communiquions pas bien pour obtenir l'effet que nous voulions obtenir, ce qui peut-être le problème.
Si je suis un utilisateur, j'aimerais que le produit que j'ai choisi soit fabriqué par un designeur qui est issu d'une bonne formation où il a acquis des compétences techniques solides. Si je suis client, je voudrais vraiment que mes articles soient techniquement les plus professionnels et les plus avancés.

L. L : Oui, je suis d'accord avec vous. Mais je pense que ce que l'école peut faire est très limité et il a très peu de temps à donner dans chaque projet. Elle laisse les étudiants simuler des sessions d'affaires, par exemple, travailler avec différentes majors sur un projet, mais je pense que tout cela est très superficiel.

H. J : Dans cet exercice coopératif simple, que vous avez mentionné, tout le monde est très jeune et il y a des limites à ce que vous pouvez apprendre en travaillant ensemble.

L. L : Oui, et même si l'école parle des autres domaines de l'industrie, il est impossible pour un étudiant de comprendre comment fonctionne l'ensemble de cette industrie s'il ne sort pas des discours reçus dans le cadre de sa formation. Si vous n'avez pas vécu, vous ne pouvez pas davantage entendre. Il est vrai aussi que s'il y avait suffisamment de temps pour comprendre l'ensemble de l'industrie, que ce soit en tant dans la formation scolaire en entreprise ou au sein d'une institution, je ne pense pas qu'il reste assez de temps pour réfléchir sur design.


  1. Han Jiang est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.