L’entretien qui suit a été réalisé le 17 novembre 2022. Julie Boudon est architecte d'intérieur diplômée de l'École Boulle. Après avoir rejoint Fleur Delesalle et son agence éponyme, elle intègre celle de BOSC Architectes où elle travaille lors de l'enregistrement de cet entretien. Parallèlement artiste-illustratrice à son compte, elle a accepté de répondre à nos questions autour du design et ses pratiques.
Ninon Leal1 : Bonjour Julie, je te remercie de m'accorder de ton temps dans le cadre de notre enquête sur le design et ses pratiques.
Premièrement, pourrais-tu nous dire quelques mots sur la formation en design que tu as reçue : ressens-tu un décalage entre cette formation et le métier de designer, tel que tu l’exerces aujourd’hui ?
Julie Boudon : J’ai obtenu un Baccalauréat Général Scientifique qui m'a permis d'entrer en MANAA à l’École Boulle. J’ai ensuite réalisé deux ans de BTS en design d’espace, puis deux ans de DSAA toujours au sein de cette école2. J’ai choisi de me diriger vers le domaine de l'espace après la MANAA – qui m’a beaucoup plu – puisqu'il s'agissait de l'échelle la plus large pour pouvoir faire à la fois du produit, du textile et du graphisme. Je me retrouvais plus dans l’espace ; les autres formations en design étaient un peu plus spécialisées. Pour ma part, ce fût une formation où la créativité était vraiment au centre. Dès la MANAA j'ai découvert l’ébénisterie, le dessin de modèle vivant et plein d'autres choses dans différents domaines.
Pour le coup, mon métier n'a rien à voir avec ma formation, du simple fait qu'il est inévitablement appliqué au monde réel du travail et où il faut connaître des aspects techniques pour pouvoir les réaliser – notamment à travers les plans d’exécution. Les projets dépendent beaucoup de l'argent disponible et de la demande du client. De plus, on travaille énormément avec les artisans. De ce fait le dessin évolue, contrairement à l'école où il n'y a pas de liens avec le milieu concret de fabrication. C’est une temporalité qui est complètement différente.
N. L : Pourrais-tu nous préciser le type de structure dans lequel tu travailles actuellement ? Et quelle y est ta fonction ?
J. B : Je suis dans une agence d'architecture qui travaille sur des projets de réhabilitations et de constructions neuves de mas provençaux haut de gamme. Ce sont des gros projets, en général pour des particuliers. Nous travaillons aussi sur des hôtels et des restaurants, mais moins. Officiellement, je suis architecte d’intérieur et j'ai une certaine responsabilité. Officieusement, je suis assistante-architecte : je travaille donc souvent en binôme avec les architectes. Je développe les plans et leurs idées par des concepts « d'agencements intérieurs », mais ce n'est pas vraiment de l’architecture d’intérieur.
N. L : La plupart du temps, quels types d’outils utilises-tu (ordinateurs, etc.) ?
J. B : C'est vrai que notre agence mise beaucoup sur le dessin. Je travaille donc beaucoup à la main, mais pour servir quelque chose que j'ai dessiné à l’ordinateur.
N. L : Dans cette structure de travail, comment se déroule la conception d’un projet, depuis la commande du client jusqu’à sa livraison ?
J. B : Cela commence généralement par une visite sur place, avec une discussion autour du projet. On annonce les premières idées — en fonction de la demande du client mais aussi de la sensibilité que tu as de l’espace. Après, tout dépend du projet. Il y a les phases d'APS3 et d'APD4. Pour moi, ce sont des phases de croquis : l’APS se réalise majoritairement sous forme de plans, tandis que l’APD est plutôt en élévations, en 3D et en planches matériaux. En termes de temporalité, ça dépend. Il y a des clients qui vont tout de suite savoir ce qu'ils veulent, et avoir des idées vraiment très claires : il s’agit alors d’ « interpréter » ce qu’ils désirent et de leur proposer un chiffrage. Au cas contraire, ils sont perdus (c’est ce qu'il se passe avec certains clients aujourd’hui), et tu finis par faire des propositions intitulées « Option 26, Variante B ». Dans ce genre de contexte, cette phase prend beaucoup de temps. Tout dépend donc du client que tu as en face.
Après, il y a la partie chiffrage avec le bilan. Une fois que les devis sont validés, le chantier peut commencer. En termes de temporalité, le suivi de chantier est énorme par rapport aux dessins faits en amont. Il y en a beaucoup qui sont réalisés suite aux réunions de chantier, qui n’étaient pas anticipées. Actuellement je suis un chantier, et au regard de l’esquisse qui a été faite — comparée au projet tel qu'il est maintenant — c’est une tout autre maison ! Il n’y a pas vraiment eu d’APD, ni de chiffrage clair ; tout s’est presque décidé sur le chantier. C'était très compliqué. Dans ce genre de cas, tu as une charge mentale énorme sur le chantier, comparé à certains projets où tout a été réfléchi en amont.
N. L : Pourrais-tu nous donner une marge du temps passé sur les projets que tu as menés ?
J. B : C'est assez difficile, parce qu’il y a des projets qui sont énormes et d’autres qui sont plus petits. Ça peut durer un an sur des énormes projets (mais ils sont tellement gros que c’est difficile à dire). On peut dire qu'il se passe une moyenne de cinq mois pour les échanges avant le chantier. Et, par exemple, il y a un chantier que je suis actuellement qui est en cours depuis deux ans. Parfois, ce sont des projets où il y a plusieurs dépendances sur le même terrain, tout n’est donc pas réalisé en même temps. Il peut se passer cinq mois pour la partie « création » et un an pour le chantier.
N. L : Le temps accordé à un projet (toutes catégories confondues) a-t-il changé depuis le début de ta carrière ? Comment vis-tu ces changements (s’il y en a) ?
J. B : Oui, il s'est allongé. Au tout début, je faisais essentiellement des « petits » projets dans un temps assez court. Il m'arrive encore de travailler sur ce genre de projets, mais au sein de projets plus grands. Cependant, la taille du projet — en termes de mètres carrés et de budget — est devenue tellement énorme, que le temps passé dessus a augmenté.
Ces changements de temporalité au sein d’un projet, posent vraiment problème. Dans mon agence, l'architecture d'intérieur ne fait souvent pas partie de la mission. Je réalise donc souvent des missions qui sont officiellement « non rémunérées ». Comme je ne fais pas forcément gagner de l'argent à l’agence, on me demande d'aller très vite. Ça fait pourtant partie de mon métier, mais comme il n'y a pas beaucoup de temps et que je suis payée au temps passé (j’ai un salaire en fonction des heures travaillées), il ne faut pas que je « gaspille » mon temps à faire des choses pour lesquelles je ne suis pas officiellement payée. C'est assez problématique puisque je dois tout le temps avoir une idée très rapidement, la mettre en forme rapidement et avoir le devis rapidement. Ça va toujours très vite. Pour le coup, tu ne prends pas le temps de dessiner. Et encore une fois, tu dessines pour l’artisan, pour le budget, etc. C'est bien d'avoir des contraintes, mais celle du temps est assez frustrante.
N. L : Aurais-tu un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » à tes yeux (en dehors de tous critères marchands, c’est-à-dire qu’il y ait satisfaction ou non du commanditaire) ?
J. B : Pour moi, c’est un projet (que j'ai suivi lorsque je travaillais chez Fleur Delesalle) où tous les aspects étaient vraiment réfléchis, et où nous avons passé beaucoup de temps à faire de la sélection de mobilier. Je me rappelle avoir travaillé sur le calepinage de la salle de bain, qui était en Terrazzo (ils s'agissaient de gros morceaux de marbre). J’avais imprimé au traceur l'intégralité du sol à l’échelle/1, et j’avais placé le type de marbre (qui était un marbre Marfil). Il y avait eu un gros travail sur les détails, par exemple sur le grain du joint. Je trouvais cela vraiment intéressant parce que tous les choix dépendaient de nous : nous étions les directeurs artistiques de l'espace pour lequel nous travaillions. Ce projet était vraiment long, mais cela valait le coup au regard des photos. Pour moi, ça a été un projet réussi. Je n’ai pas vu la fin (puisque j'étais déjà partie), mais à la vue des images j’ai trouvé, ça vraiment super5.
Et un projet « raté »… Il ne l’est pas tant au niveau esthétique — parce que je trouve que les matériaux sont beaux et la lumière est magnifique — mais il s’agit d’un projet de l'agence où je travaille actuellement. Lorsque nous sommes arrivés, des décisions avaient déjà été prises et des menuiseries avaient déjà été posées. Nous étions donc obligés de faire avec. Il y avait des choses que nous ne comprenions pas forcément (structurellement parlant) étant donné que nous n’avions pas suivi les plans dès le début. Tout cela était un peu difficile à comprendre. Il s'agissait aussi d'entreprises que je n'arrivais pas à maîtriser personnellement, et qui la plupart du temps prenaient les décisions à ma place. De ce fait, l'esthétique du projet était difficile à maîtriser, et il arrivait que le client nous court-circuitait. Les artisans me disaient donc ce que je devais faire – alors que mon rôle était de diriger le projet et le chantier – tandis que le client appelait les entreprises en direct. Il est certain que [le projet] est fidèle à ce qu'il désirait — et c'est important parce qu'il est roi — mais personnellement, l'expérience a été stressante et non valorisante. Des fois, tu peux avoir le sentiment d'être l'esclave du client et des artisans qui n'en font qu'à leur tête. Dans ce genre de cas, ton but n'est pas de créer mais de faire en sorte que ça ne soit pas trop « moche ».
N. L : Selon toi, quels sont les critères de réussite ou d’échec d’un projet ?
J. B : Je pense qu'une communication claire avec ton interlocuteur est vraiment importante, et que l'autre soit à l’écoute. Je ne m'exclus pas, mais je trouve qu’il y a un côté « ego trip » où il faut toujours avoir raison. Des fois, tu n'es pas dans la compréhension de l’autre. Pour ma part, j'essaye d’être trop compréhensive et il m'arrive d' « accuser le coup » pour protéger toutes les entreprises.
Je trouve que parfois il faut savoir dire « je suis nul(le) dans tel domaine » et savoir demander de l'aide, plutôt que de vouloir dessiner des choses que tu ne comprends pas. Personnellement, je trouve cela important. D'ailleurs, j'aime bien « l'avoir fait » avant de « l'avoir dessiné ». Par exemple, je connais l'épaisseur de bois du fait que j'ai déjà fabriqué quelque chose. Je vois donc approximativement le temps que ça représente. Je sais que ce que je dessine n'est pas délirant, ou alors en cas contraire je comprends pourquoi. Aussi, je trouve que c'est important de se mettre à la place de l'autre qui va fabriquer. Il doit s’agir d’une vraie collaboration, sans rapport de supériorité. Je trouve que le contraire peut vraiment faire échouer un projet.
Aussi quand tu es dans la création de tout, il faut se donner le temps de sourcer les images, de dessiner, de rater, de prendre le temps, de se demander « ça marche, ça ne marche pas, qu'est-ce que tu en penses ? » et de prendre du recul. Il ne s’agit pas de dessiner dans l’urgence, mais de se poser les bonnes questions : il faut quand même prendre le temps de juger et de s’auto-critiquer. Le temps c’est important.
N. L : D’après toi, que faudrait-il changer dans ta formation et/ou dans l’exercice du métier pour améliorer les projets du point de vue des concepteurs et des utilisateurs ?
J. B : En ce qui concerne la formation, je trouve qu'il est quand même important qu'elle ne soit pas trop inscrite dans la réalité. Même si tu n'as pas vraiment toutes les armes (face aux artisans par exemple) c'est bien de ne pas avoir eu cette contrainte d'argent pour explorer ta créativité. Personnellement j'ai aussi aimé ma formation pour ça, et notamment ma dernière année de DSAA où c'était principalement de l'exploration et de la création. Je trouve ça top […] justement, à mon goût il faut en profiter !
Mais pour avoir plus d’arguments, et plus de force dès que tu arrives sur le marché du travail (par rapport à mon expérience), je pense qu'il est bien d'avoir certains prix en tête. Il est nécessaire de savoir échanger avec un professionnel. Quand tu arrives (je me rappelle de mes débuts), tu ne te sens pas forcément crédible, ni d'avoir les arguments ou même légitime du simple fait que tu n’as pas d’expérience. Ça m'arrive encore aujourd’hui, mais ça peut aider d'avoir des notions pour bien savoir s'exprimer (savoir si tu parles en HT6, TTC7 ou Prix Public). On nous l'a un peu appris à travers les cours d’économie-gestion à l'école, mais c’était annexe. Ce n'était pas vraiment inclus dans la formation. Mais franchement, je n'aurais pas grand-chose à dire de plus.
N. L : Dernière question. Tu as aussi une pratique active en tant qu’artiste dans le domaine de l’illustration, comment cela prend forme dans ton quotidien (en termes de temps, d’organisation, de lieu, etc.) ?
J. B : En termes de temps, c'est la course ! J'essaie de caler ça dans tous les horaires creux de ma journée. Je travaille dessus le matin avant d'aller à l'agence. Entre 12 heures et 14 heures je scanne un dessin (maintenant je rentre chez moi pour m'y consacrer) et je dessine, je fais des vidéos jusque tard le soir. J’essaie d’optimiser mes temps libres, avec des temps de loisirs et de détente même s’ils restent rares. Et en termes de lieu, je travaille chez-moi8.
N. L : Merci Julie.
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Ninon Léal est étudinate en Master 2 Design, Arts, Médias, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023. ↩
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Mise À Niveau en Arts Appliqués, Brevet de Technicien Supérieur, Diplôme Supérieur d'Arts Appliqués. ↩
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Avant Projet Sommaire. ↩
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Avant Projet Définif. ↩
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À ce sujet voir https://www.fleurdelesalle.com/raspail, [consulté le 01 janvier 2023]. ↩
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Hors Taxes. ↩
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Toutes Taxes Comprises. ↩
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À ce sujet voir https://larul.squarespace.com/?fbclid=PAAabSJeZluBNg04guYScE-8OSn6SKL8n_1cAgdemjJm06TQDHt_HociwB504, [consulté le 01 janvier 2023]. ↩