Entretien avec Alexandre Becquet
Audrey Fréville

L’entretien a été réalisé le 9 novembre 2022. Alexandre Becquet, Designer Graphique chez CIADESIGN en Picardie et Formateur chez Prisma Médias à Gennevilliers, a accepté de répondre à nos questions autour de la question du design et ses pratiques.

Audrey Fréville1 : Bonjour, Alexandre Becquet. Je vous remercie de m’accorder un peu de votre temps dans le cadre de notre enquête sur le design et ses pratiques.

Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur la formation en design que vous avez reçue ? Y a-t-il un décalage entre votre formation et le métier de designer tel que vous l’exercez ?

Alexandre Becquet : Alors en formation en design, je n’ai rien suivi du tout : je suis autodidacte. Donc j’ai appris par moi-même et puis par les gens que je connaissais. J’ai fait mon réseau, j’ai rencontré des gens, ils m’ont appris plein de choses, je me suis formé moi-même et puis je me suis renseigné un peu partout, et j’ai avancé comme ça depuis pas mal d’années.

A. F. : Donc on peut dire qu’il y a un décalage entre votre formation initiale et le métier de designer tel que vous l’exercez. Quelle était votre formation à la base ?

A. B. : À la base je suis outilleur donc rien à voir avec le design. Mais en fait c’est quelque chose qui me plaisait. Il y avait un peu de design dans ce que je faisais, mais c’était pas vraiment ce que j’aimais faire. Du coup, c’est vrai que moi j’ai une approche un peu différente du design classique. J’ai une sensibilité différente. Le design c’est pas forcément une ligne droite : pour moi, c’est une autoroute avec plein d’entrées, plein de sorties et puis il arrive ce qui arrive et on avance comme ça. On s’inspire de ce qui existe et on fait sa cuisine, en fait. Je cuisine régulièrement ce que je peux trouver.

A. F. : Et donc dans quel type de structure (université, école, entreprise...) travaillez-vous actuellement ?

A. B. : Alors en ce moment je suis dans une grande société. Je les accompagne sur tout ce qui est la partie magazine : rédaction, maquette etc. C’est donc Prisma Médias. Une entreprise qui évolue sur un outil de gestion de flux pour les maquettistes, pour les DA2, les chefs de studio etc. Et qui leur permet de gagner du temps, de créer, de faire énormément de choses en gagnant énormément de temps pour que le flux soit en rapport avec les besoins de maintenant. C’est-à-dire pouvoir travailler de n’importe où ou presque, et d’arriver à un résultat équivalant à celui que l’on obtient quand on travaille dans un bureau classique.

A. F. : Quelle est votre fonction au sein de cette entreprise ?

A. B. : Je dirais consultant et formateur.

A. F. : Et plus personnellement, dans votre pratique du design où vous positionnez-vous ?

A. B. : Alors je me positionne plus dans le type logo, édition, magazine, les choses comme ça. Mais avec une tendance qui évolue plus maintenant vers la 3D.

A. F. : Dans votre structure de travail, comment se déroule la conception d’un projet, depuis la commande du client jusqu’à sa livraison ?

A. B. : En général les projets c’est : au tout début il y a la prise de brief. C’est ce qui donne toutes les informations et ce qui permet de créer le devis avec un prix juste par rapport aux besoins du client, sans avoir à lui vendre des choses qui sont inutiles et qui nous feront perdre du temps ou partir sur des pistes qui perdront leurs intérêts au fur et à mesure. La première chose c'est la prise de brief. Ensuite c’est le devis en fonction du brief, des besoins du client. Quand le client a défini les besoins et qu’il a validé le devis, quand tout a été fait autour du devis, là on commence à travailler, quand le client a payé pour le démarrage du projet. Si le client ne commence pas par un acompte, on ne commence rien. Et une fois qu’on a eu les premières infos on continue, on avance sur plusieurs pistes. Par exemple pour un logo ou un magazine on est sur deux, trois pistes qu’on propose. Ensuite on a une réflexion avec le client sur la piste que lui pense adéquate et nous sur celle qu’on trouve adéquate aussi par rapport à ses besoins, et on essaye de faire un mix entre les deux. Entre ses besoins, ses besoins réels, la réalité du marché et la réalité du résultat demandé. Et on avance comme ça sur des projets qui peuvent être plus ou moins longs et à la fin on livre. Ce qu’on livre c’est un projet avec des fichiers. Par exemple dans le cadre du logo ou du magazine ce sont les fichiers terminés mais jamais les fichiers sources. Si jamais le client veut les fichiers sources là c’est un autre devis, c’est un coût supplémentaire, mais le client paye pour une prestation. En général on est sur des projets de 1 mois à 1 an, tout dépend des besoins. Par exemple la création de sites e-commerce c’est très long et on a vite fait de prendre 6 mois. Et une créa classique ça peut être 1 semaine, 2 semaines mais à la fin comme au départ on livre les fichiers. Dès que le client a terminé de payer, il a les fichiers.

A. F. : Le temps accordé à un projet (toutes catégories et secteurs confondus) a-t-il changé depuis le début de votre carrière ? Comment vivez-vous ces changements s’il y en a ?

A. B. : Alors oui ça a changé parce que j’ai commencé au XXe siècle donc on n’avait pas forcément encore autant de moyens de connexion aussi rapides que ça. Donc ça a évolué dans le bon sens je trouve. J’ai l’impression qu’aujourd’hui on nous demande d’avoir des résultats plus rapides alors que ce n'est pas forcément bon. Mais l’évolution il en faut toujours, parce que c’est obligé que les choses évoluent. Je trouve que les moyens et les techniques de communication qu’on a à notre disposition maintenant permettent de voir plus loin, d’essayer plein de choses. La puissance des ordinateurs, les algorithmes qui existent, la réalité augmentée qui n’existait pas forcément au départ. Maintenant c’est quelque chose qu’on peut travailler. Il y a plein de choses qui sont possibles maintenant (ou dans un futur proche parce que ça évolue rapidement) et qui ne l’étaient pas forcément au départ. Puisque, au départ, c’était plutôt on fait du print, on reste dans le print. On fait de la vidéo, on reste dans la vidéo. Tandis que maintenant on peut voir un peu plus large sans trop s’étaler. On peut avoir accès à énormément de choses sans forcément avoir peur.

A. F. : Auriez-vous un exemple de projet « réussi » et un exemple de projet « raté » à vos yeux, en dehors des critères marchands, c’est-à-dire qu’ils aient (ou pas) entraîné la satisfaction du commanditaire ? Quels sont, selon vous, les critères de réussite ou d’échec d’un projet ?

A. B. : Je pense que ce que j’ai le plus réussi, c’était la création d’un logo pour une petite entreprise, enfin une petite société de vente ambulante. Je me souviens que la dame était venue me voir en me disant « moi je veux vraiment un logo qui dure et qui reflète ce que je fais ». Et après avoir fait tout le projet comme il fallait, au moment où elle a demandé la création du sticker pour le camion, le professionnel qui a reçu les fichiers lui a dit que c’était la première fois qu’il n’y avait rien à faire pour créer les fichiers, et que c’était comme ça que ça devait être. J’étais hyper satisfait du fait que non seulement j’avais trouvé la bonne piste, répondu à ses besoins et créé ce dont elle avait besoin, mais en plus coté technique tout était impeccable puisqu’elle avait les déclinaisons, elle avait toutes les infos et tous les fichiers. Ce n’était pas un projet énorme, mais c’était un projet satisfaisant et plaisant sur les retours.

A. F. : Et un exemple de projet « raté » à vos yeux ?

A. B. : Un projet raté ? Oh bah il y en a … Qu’est-ce que j’aurais pu rater ?… Je dirais que … Qu’est-ce qui pourrait être un beau projet raté ? …

A. F. : Même à propos du résultat. Par exemple le commanditaire qui des fois vous amène à un résultat qui n’est pas forcément satisfaisant.

A. B. : Oui, alors ça je dirais que ce serait plutôt sur le côté de la création de sites web, la création de site e-commerce. On a créé un site e-commerce pour un client qui avait un besoin au moment du confinement. Il voulait se lancer dans la vente. Ce n’était pas vraiment un échec mais c’en était un dans le sens où le site n’a pas été exploité comme il devait l’être. Et la personne n’avait pas les gens derrière pour le faire vivre, puisqu’on est sur du web, sur du réseau. Je dirais que c’est plus un échec de ne pas avoir pu anticiper cette partie-là, de ne pas avoir insisté sur la partie où il y aurait eu besoin de plus d’une personne dédiée sur ce côté-là. Après le côté créa pratique ça va mais c’est plutôt le côté suivi, pour la continuité du projet, la vie du projet je dirais.

A. F. : Que faudrait-il changer dans la formation ou dans l’exercice du métier pour améliorer les projets du point de vue des concepteurs et des utilisateurs ?

A. B. : Il faudrait que les étudiants, les apprenants, les gens qui veulent se lancer dans le design (peu importe lequel), soient vraiment en contact avec des professionnels. Pas juste des gens qui savent faire. Mais des gens qui ont créé des petites choses et/ou des grandes choses. Je pense que voir les grandes choses et les petites choses qui sont créées ça permet de faire une moyenne, et d’avoir accès à des gens qui créent des choses, qui pensent des choses et pas forcément comme les autres. Oui, il faut voir les chemins habituels, mais il faut aussi voir les chemins parallèles, les itinéraires bis, les choses qui peuvent être faites par des Freelance ou qui peuvent être faites par de grandes sociétés. Mais essayer de trouver et de voir des gens qui pensent différemment que ce que l’on voit en général. Et je pense qu’avoir une relation plus étroite avec les chefs d’entreprise, les créateurs et les vraies personnes responsables de vrais projets c’est important. Pas forcément uniquement des directeurs artistiques ou des directeurs de création, mais aussi des maquettistes, des graphistes, des illustrateurs qui pourront avoir d’autres pensées. Je pense qu’il faut travailler en étant en relation avec tous les métiers possibles : un designer X, un créateur de contenu pour les réseaux sociaux, un réalisateur, un caméraman, plein de gens. Il y a plein de métiers qui mis ensemble peuvent faire de belles choses, et je pense qu’avoir la relation directement avec les professionnels de quelques niveaux que ce soit ce serait vraiment un plus dans les études et dans l’achèvement d’un diplôme par exemple.

A. F. : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?

A. B. : Par rapport à la pratique je dirais que maintenant ça manque d’audace ! Par rapport aux années 80-90 où on se lâchait. Maintenant, avec toutes les règles qui se trouvent autour de nous, je dirais que la créativité est un peu étriquée. Je ne sais pas trop si les gens ont peur de se lâcher ou si en fait on a peur de froisser les gens. Parce qu’avant on pouvait faire presque ce qu’on voulait. On pouvait être hyper créatif sans forcément choquer. Je trouve que maintenant on est obligé presque de choquer ou de créer le buzz si on veut faire quelque chose. Alors qu’avant on avait une idée, on faisait un truc rigolo, sympa et c’était plus facile. Maintenant je pense qu’il y a la peur d’avoir des mauvais retours, des problèmes derrière avec certains réseaux sociaux qui disent « mais ça vous n’avez pas le droit de le faire ». J’ai l’exemple d’une amie qui est photographe, qui a posté une photo de nu ou on voit les tétons, et cette personne a été bannie alors que c’est une photo artistique, ce n’est pas du tout une photo porno ou quoi ce soit. Les gens postent des photos et sont obligés de masquer certaines choses pour ne pas choquer, alors que les gens ont accès à des contenus dix fois pires et dix fois plus horribles, à mon sens. L’artistique n’est pas vraiment pris en compte par toute la société de maintenant, sauf sur certains canaux spécifiques. Je pense qu’il faut plus de créativité « j’ai envie de faire un truc, je fais un truc rigolo ». J’aimerais bien un peu, peut-être pas toutes les années 80-90, mais un peu de ça maintenant, parce que ça rendrait les choses un peu plus sympas à vivre.

A. F. : Pensez-vous que la période dans laquelle nous vivons, (tout ce qui est développement des réseaux sociaux, des médias etc, la rapidité de circulation des choses) a et va stériliser la création ? La bloquer à certains moments parce qu’on va avoir tendance à réfléchir et appréhender davantage ?

A. B. : Oui ça va la bloquer, la stériliser dans le sens où les gens, eux, pourront faire ce qu’ils veulent, mais ils ne pourront pas montrer leurs créations vraiment à tout le monde. Mis à part dans une expo ou peut-être quelque chose de plus solennel. Je trouve que c’est dommage que les réseaux sociaux censurent énormément de choses qui n’ont pas franchement lieu de l’être. Je pense que ça stérilise un peu la créativité et qu’il y en a certains qui se retiennent. Et j’ai remarqué que ceux qui n’avaient pas peur, qui se lançaient, qui faisaient vraiment ce qu’ils avaient envie en fait ça, passait et il y en a pas énormément. Je n’ai plus d’exemples en tête mais je me souviens avoir vu quelques designs qui étaient vraiment bien et différents de ce qu’on voyait tout le temps. Ce dont j’ai peur maintenant c’est qu'on passe dans une répétition et qu'on se lasse vite d’une uniformité qui ne soit pas géniale. Après, il y a quand même des choses bien ! Là j’ai vu des campagnes dans le métro qui étaient sympas, qui changeaient un peu. Il y a quelques pubs télé qui commencent à être un petit peu rigolotes et qui prennent le contre-pied des choses solennelles, et ça c’est pas mal. Alors c’est peut-être le fait que moi je sois autodidacte et que j’aime pas passer non plus par les chemins classiques, mais je pense qu’un peu d’originalité en ce moment ça ferait pas de mal.

A . F. : Merci beaucoup Alexandre !

A. B. : Mais de rien !


  1. Audrey Fréville est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023. 

  2. DA est une abréviation qui signifie Directeur Artistique.