L’interview qui suit a été réalisée le 23 novembre 2020, via Skype. Andrea Trimarchi & Simone Farresin constituent le Studio de design Formafantasma. Cette discussion fait suite à l’exposition Cambio qui a ouvert le 3 mars avant de fermer prématurément pour raison sanitaire1. Le duo y a présenté une enquête sur l’industrie du bois, articulant des échantillons issus de la collection du jardin botanique du Kew Garden avec des dispositifs contemporains interrogeant nos objets du quotidien. Une discussion qui a été l’occasion d’amener le design à la frontière des sciences naturelles, de l’histoire industrielle et de l’anthropologie.
Valentin Sanitas2 : Bonjour Andrea Trimarchi et Simone Farresin et merci d’accorder un petit peu de temps à notre entretien. Nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois lors de l’inauguration de Cambio, le 3 Mars dernier à la Serpentine Galerie de Londres. Comme vous me l’avez dit juste avant, nous étions dans un autre monde, un monde de contact entre une exposition et un public. Dès l’ouverture, Cambio a suscité beaucoup d’interrogations. C’est notamment dans une discussion avec Rebecca Lewin, curatrice de la Serpentine Galerie, que vous avez essayé de savoir comment nous pouvions continuer à produire des choses dans un monde où nous savons que la matière commence à disparaître, quand nous savons à quel point ajouter quelque chose dans le monde modifie des écosystèmes et transforme les interactions entre humain et environnement3. La question que je pose ici à mon tour est de savoir si un médium qui, tel que l’exposition, a le pouvoir de rassembler des hétérogénéités ne peut pas être utile afin de mieux saisir des problèmes complexes tels que les problèmes écologiques et environnementaux. Après cette brève introduction vous comprenez peut-être un peu mieux en quoi Cambio et vos recherches peuvent être manifestes de ces interrogations entre design, expositions et sciences naturelles.
Formafantasma : C’est un plaisir pour nous également. Vous évoquez un sujet très intéressant dont nous discutions ensemble il y a quelques minutes au Studio.
Valentin Sanitas : Peut-être pour commencer nous pouvons revenir sur votre pratique. Les enjeux contemporains que nous avons évoqués se déploient dans des sphères très diverses et convoquent des disciplines et des échelles qui le sont tout autant. Une de vos spécificités en tant que studio de design est que vous travaillez parfois sur des objets, parfois sur des expositions parfois sur des recherches plus expérimentales. Votre domaine d'action semble plus vaste que les sujets devenus récurrents qui semblent vous tenir à cœur. Vous n’hésitez pas à passer d’une échelle de projet à une autre selon la forme qui rendra pertinent votre propos. Comment pourriez-vous décrire ce champ d'action et votre approche du design ?
FF - Simone Farresin : Lorsque nous avons établi notre studio ici à Amsterdam aux Pays-Bas il y a maintenant plus de 10 ans, nous avons commencé à mener ensemble des explorations et des enquêtes sur les matériaux. C'était notre objectif initial. La majorité des projets étaient conduits en indépendant, même s’il nous arrivait d’accepter des commandes de clients ou d’institutions privées. Ces premières années ont été extrêmement importantes pour nous car elles ont posé les bases de notre démarche. Encore aujourd’hui nous adoptons une posture entre la recherche et l’objet. Un espace ambigu pour interroger, dans toute situation de production, le rôle du designer, son artisanat, ses savoir-faire propres et surtout les questions écologiques qui lui sont liées. C’est seulement quelques années après que nous avons formalisé plus clairement notre position. Je dirais quand nous avons fait Ore Streams pour le musée National du Victoria4. Grâce à cette exposition, nous avons commencé à créer une séparation plus claire entre le travail basé sur les objets et le travail de recherche. Ore Streams a été initié comme je l'ai dit par le Musée National du Victoria de Melbourne qui possède une importante collection de mobilier. Dans le cadre d’une triennale d'art et de design, nous étions libres de présenter ce que nous voulions. La seule contrainte étant de formaliser notre proposition dans une série de mobiliers. Nous avons accepté cette invitation qui nous laissait beaucoup d'espace libre, tout en sachant que nous voulions entamer une enquête approfondie sur les processus d’extraction, de distribution de raffinement et de recyclage des matériaux. Cette commande était l'occasion pour nous de relier plus clairement, je dirais de manière plus programmatique, nos recherches sur la relation complexe et parfois même laide entre l'exploitation des ressources en design et les problèmes écologiques. Notre travail s'est donc développé dans une position ambiguë prise entre une série de vidéos de recherche, par ailleurs très similaire à celle que nous avons pu réaliser pour Cambio, et une série de pièces de mobilier. Par l’exposition de ces films nous avions essayé de proposer des solutions très pragmatiques pour concevoir des objets électroniques dans le but de les rendre plus réparables et recyclables. Je veux clarifier quelque chose à ce propos, les objets ne sont pas le résultat final de la recherche. Nous avons eu une série d'objets qui n’étaient ni une illustration des résultats ni un état figé de la recherche. Par la suite nous avons enquêté davantage sur certains des sujets que nous avons examinés. Dans ce cas, nous utilisons l'objet comme point de départ pour la recherche. Ce que je veux dire, c'est que nous avons fait cette recherche sur le recyclage des déchets électroniques pour s’intéresser à l'extraction de métaux précieux mais aussi plus humbles tels que le fer et l’aluminium. D'une certaine manière, la conception et la production des objets sont devenues le cheval de Troie pour examiner comment ce processus de recyclage se produit. Les objets ne sont pas le résultat de la recherche mais ce qui permet à la recherche d’exister. Je suis désolé que cette réponse soit très longue mais je pense qu’il est utile de donner un peu de contexte. Quand Hans Ulrich Obrist, directeur de la serpentine a vu Ore streams, il nous a également invité à faire un projet volontairement basé sur la recherche pour la Serpentine. Nous travaillions alors sur Ore Streams pour l'exposition Broken Nature de Milan sous la direction de Paola Antonelli. Ce qui a peut-être fait la différence dans la commande que nous recevons de la Serpentine est justement le lieu lui-même. Je dirais que la Serpentine est une Kunsthalle. Il n’y a pas de collection permanente, ils ne sont pas un musée de design et ne sont pas intéressés par la manière dont les musées peuvent souvent parler et présenter la discipline. Hans Ulrich Obrist nous a proposé de faire une exposition qui serait plus un manifeste de notre façon de travailler, de notre façon de penser et de ne pas nécessairement afficher des produits, à l’inverse d’Ore Streams, ce qui pour nous était la demande idéale. Je pense que les expositions de design peuvent être un environnement très important pour réfléchir au design, à la discipline et bien sûr à ses implications environnementales. Cela va bien au-delà de l'utilisation de l'espace d'exposition comme un lieu où se pencher sur les qualités formelles du design ou sur son développement technologique. Pour Cambio, nous avons grandement examiné le Victoria & Albert Museum. À la fois la formation de sa collection mais aussi comment ce musée a été fondé à la suite de l’Exposition Universelle de 1851. Il a été conçu essentiellement à Hyde Park donc à proximité de la Serpentine ce qui en a fait un point de départ important pour nos recherches. L’Exposition universelle n'était pas en réalité une exposition mais ressemblait plus à une foire. C'était un moyen de montrer le développement industriel des pays européens. Cependant, au milieu des résultats de la production industrielle ont été mise en scène dans l’exposition des ressources collectées dans le monde entier, en particulier dans les colonies des pays les plus riches d’Europe. C’est notamment grâce à la vente des billets de l’Exposition universelle que le Victoria and Albert Museum a été fondé, tout comme la collection de botanique Kew garden. La Reine Victoria et le roi ont demandé à Henry Cole alors directeur de la Great exhibition d’aider à réformer les écoles d’arts pour les lier davantage aux enjeux alors nouveaux de la production industrielle. Vous avez pour moi un schéma très clair de transformation de ces écoles en écoles de design industriel. Des écoles prisent entre la fondation du Victoria and Albert Museum, qui est une immense collection permettant aux étudiants de rencontrer les particularités du développement industriel, et des lieux comme la collection de botanique, exploitée comme un gigantesque livre d'échantillons. Toute cette longue histoire pour dire que je pense que le design d’exposition a pu en partie se construire sur ce moule. L’Exposition universelle et le Victoria and Albert Museum ont débattu souvent des qualités traditionnelles du design : la notion d’usage et les développements technologiques comme par exemple les matériaux de plastique dans les années 60 et ainsi de suite. Néanmoins en ce moment, les expositions peuvent être utiles pour regarder, non pas ces qualités traditionnelles mais bien ce qui a été négligé dans le design, à l'image des implications écologiques. La question aujourd’hui est de réinvestir l’aspect complice du design vis-à-vis d'un système et d’un développement économique. Il y a eu des expositions portant sur l'écologie, mais elles cherchaient souvent à trouver des solutions en termes de matériaux et au niveau technologique, mais sans pour autant adopter un point de vue moral et éthique sur le fait que le design a historiquement été utilisé comme un outil d'expansion économique et, en tant que tel, il est inévitablement écologiquement insoutenable.
FF. Andrea Trimarchi : Je voudrais ajouter à cette longue première réponse de Simone, un indice de cette non conformité apparente entre design et industrie. À propos des échantillons du Kew Garden que nous avons exposé à la Serpentine, certains avaient des étiquettes sur le dessus du bois pour mentionner que ces arbres étaient déjà éteints en 1851. L’Exposition universelle est un évènement où toutes les nations se réunissaient pour célébrer la grande innovation et ces étiquettes mettaient en évidence les défauts de ce système. C'est assez choquant de voir ces éléments révélateurs datant d’il y a plus de 250 ans.
V. S. : Deux choses semblent vraiment importantes pour Cambio mais aussi dans votre travail. La première est que vous utilisez le mot enquête pour décrire votre démarche et la seconde, ce que j’ignorais, est à quel point depuis vous êtes liés aux galeries de musée et à ce type d’institutions depuis la création de Formafantasma. Votre travail tisse un réel lien avec l'histoire du design à laquelle vous semblez donner beaucoup d'importance. Pour prendre un exemple autre que celui de Cambio, dans votre projet Botanica, vous utilisez l'aspect historique pour prospecter non seulement les pratiques de design à l’échelle de l'objet mais aussi pour imaginer ce qui se passerait si nous avions développé une autre branche de l’histoire, des matériaux et des techniques. Ce sont souvent par des enquêtes historiques que vous tentez de savoir quelles auraient pu être les alternatives de conception. Pour revenir à Cambio, nous pouvons voir, dans la scénographie elle-même et dans la mise en espace, des références à des expositions historiques de design telles que Machine Art, d’ailleurs réinterprétée par Constantin Grcic dans Design Real dans sa manière assez brutale de mettre les objets en scène et d’ajouter le nom à même le mur. Malgré ces possibles filiations, la grande différence avec Cambio est que nous ne pensons pas que vous vouliez mettre un objet design dans une galerie d'art mais au contraire que vous vouliez faire ressentir la forêt derrière les objets. Ainsi quand nous sortons de l'exposition et revenons à notre vie quotidienne, en regardant un objet commun, nous pouvons voir toute la chaîne de production derrière lui. De nos jours et notamment à cause de problèmes environnementaux, il n’est plus possible de mettre de côté toute cette chaîne de transformation d’une matière, qui plus est une matière vivante. N’est-ce pas une profonde transformation dans la conception de ce que signifie produire un objet ?
FF. A.T. : C'est tout à fait ça ! Tout d'abord j'aime vraiment ce que tu as dit à propos de la forêt derrière l’objet. L’objectif de l'exposition est évidemment de montrer ce qui se cache derrière l’objet, derrière ce qui nous entoure quotidiennement et en effet nous y avons travaillé depuis le début. Vous avez mentionné Botanica qui était probablement une incarnation plus naïve de cette approche et de cet usage de l’histoire. Bien sûr que nous examinons l’histoire, nous avons lu des textes et entrepris de véritables enquêtes parfois très approfondies. Cela nous dérange souvent quand les designers, les étudiants ou les praticiens comme nous, ne reconnaissent pas la valeur et l'importance du passé. Nous sommes dans un moment où il est très facile d'aller sur Pinterest et de faire glisser des images sur votre bureau sans même connaître la plus élémentaire information sur le contexte de ces images. Pour nous, il a toujours été très important de rappeler que nous vivons dans un monde façonné par des cheminements. Il nous est très important de comprendre et de remonter le temps pour situer le dysfonctionnement d’un système. En ce sens, Botanica était une façon naïve de plonger dans une période durant laquelle les scientifiques se penchaient sur des plastiques d’origine végétale et animale. Un moment où l’on développait une pensée écologique, même si cela a été complètement écarté par la suite.
FF. A.T. : Nous regardons aussi en arrière pour mieux comprendre la discipline du design. C'est extrêmement important pour comprendre les controverses contemporaines. Pourquoi le design est-il décrit avec certains mots spécifiques ou même pourquoi le design est-il souvent décrit comme un national ? Vous pouvez trouver divers articles ou même des publications sur le design italien, anglais, français ou allemand et ainsi de suite. Cela est probablement dû à la diffusion du design par les éditeurs mais cela tient encore une fois à la façon dont le design a été représenté dans des foires internationales. Comprendre la discipline par les racines est extrêmement importante pour la critiquer, la briser et la recomposer d'une manière qui convient au présent. Nous pensons que Cambio a essayé de faire quelque chose qui, pour nous, nous semblait pertinent pour le contexte spécifique de l’époque mais aussi du lieu qu'est la Serpentine. Pourquoi devrions-nous présenter des produits dans un contexte défini comme un musée ? Nous pourrions montrer des produits dans une galerie commerciale. Le contexte d'un musée transforme les objets de telle manière qu’il force à trouver un moyen de les déconstruire pour comprendre leurs sens cachés. Au moment où vous placez des objets dans l'espace du musée, ils ont une qualité sculpturale qui a tendance à éclipser le propos et la raison pour laquelle vous les y avez mis. Cambio pose des questions au niveau du contenu mais aussi au niveau de l'objet physique. Les objets sont le support du propos, ils sont le display et ne sont plus vraiment le centre du travail. Ils sont juste là pour montrer les résultats, pour afficher d'autres idées et non pour être le centre d’attention.
V. S. : C'est intéressant parce que quand on regarde en arrière l'histoire du design, et plus particulièrement les mouvements ayant questionné les systèmes de production et les marchés, leurs actions passent très souvent par l’exposition. N’est-elle pas un moyen de créer une alternative à la production directe et d'avoir d'autres systèmes que ceux proposés par le monde industriel ? Produire une exposition pour produire autre chose que des objets devenant un objet de plus dans un monde qui en est saturé ? Une exposition telle que Cambio peut-elle être considérée comme un petit espace pour produire de nouveaux environnements, de nouvelles naturalités et mieux comprendre notre écosystème ? L'expression « la forêt derrière l’objet » que vous avez relevé s'inspire d'une autre exposition, qui est la proposition d’Aldo Van Eyck pour la Triennale de Milan de 1968. Il met en scène des photos de la forêt amazonienne accolées à des images de déforestations, d'incendies et de destructions d’écosystèmes. Un geste d’un architecte et designer et une phrase inscrite sur le plan de l'exposition qui invite à « faire le deuil aussi pour les papillons ». Sa proposition prend la forme d'un manifeste dans l’espace, pour comprendre comment ce problème, que nous pouvons voir comme un problème très lointain, touche l'Amérique du sud, l’Amazonie et est aussi un problème global concernant directement nos habitudes. Vous avez donné une interview pour Art flash qui a été appelée l’indissolubile interconnezione tra le specie (l’indissoluble interconnexion entre les espèces). La formule est très juste pour décrire vos sujets. Aldo Van Eyck développe une pensée proche de ce que l'on appelle aujourd’hui, en anthropologie, le tournant ontologique. À savoir que tous les êtres sont sur la même ligne et composent notre monde commun. Cambio ne peut-elle pas être vue comme une proposition pour examiner comment nous pouvons composer avec ce monde commun et comment cela transforme la pratique du design ? Si nous pouvions voir toutes les espèces en tant qu'acteur et en tant que constructeur de notre environnement, le design et son exposition pourraient-ils permettre de présenter et comprendre en premier lieu, puis de communiquer à un public ce réseau complexe d’existences ?
FF. A.T. : Ce que vous avez dit est super intéressant et la proposition d’Aldo Van Eyck à la Triennale l’est tout autant. Elle rejoint certaines propositions que nous avions faites à la Serpentine avant de formaliser Cambio. Je ne sais pas si tu te souviens, Simone, que nous pensions à travailler sur cette idée du jardin et du jardin peuplé par les objets presque pour réunir toutes les ressources et tous les mondes qu'un objet connecte.
V. S. :Voici un croquis du plan d’exposition. À gauche chaque point orange correspond au tronc d’un arbre. Pour rentrer dans cet espace vous deviez alors traverser une forêt5.
FF. A.T. : Nous sommes toujours intéressés par l'idée de dioramas parce que d'une certaine manière ils contextualisent. L'idée d'aller dans une forêt de pins pour entrer dans l'exposition c'est plus ou moins ce qu’on a aussi fait avec Cambio si tu y penses comme ça.
FF.S. F. : Avec l'odeur de l’installation de Sissel Tolaas.
FF. A.T. : Mais aussi avec le tronc d’arbre. Il y a un véritable parallèle à faire entre l’entrée de Cambio et l’entrée de la proposition d'Aldo Van Eyck. Je suis vraiment curieux de lire davantage autour de ces expositions, cela semble très intéressant.
V. S. : Mais aussi avec le tronc d’arbre. Il y a un véritable parallèle à faire entre l’entrée de Cambio et l’entrée de la proposition d'Aldo Van Eyck. Je suis vraiment curieux de lire davantage autour de cette exposition, cela semble très intéressant. Je suis tout à fait d’accord sur ces nouvelles compréhensions de l’environnement mais je voudrais tout de même préciser quelque chose. En réalité l'exposition n'est pas une exposition pour les designers. Elle est autant pour les designers que destinée à nous faire travailler sur des moyens de traduire un sujet complexe en une expérience spatiale, dans ce cas précis une exposition. Lorsque nous parlons avec des scientifiques ou des praticiens qui ont des connaissances très spécifiques, l'un des problèmes que nous constatons est leur lutte pour atteindre un public plus large tout en s’assurant de la pertinence de leur travail une fois amené dans le monde sous une forme tangible. Il y a aussi un autre problème majeur lorsque nous travaillons dans le cadre d'expositions. Les designers, les artistes ou même quiconque travaille dans un espace d'exposition peut l'utiliser comme un espace de liberté. Vous êtes libre de spéculer sur des idées, ce qui est quelque chose que le monde scientifique ne peut pas faire ou du moins ce sera beaucoup plus compliqué parce que la méthode scientifique, bien sûr, ne peut pas le permettre. Par exemple, il y a une partie de l'exposition, la dernière, dans laquelle nous travaillons avec Philipp Pattberg, enseignant chercheur à la VU University à Amsterdam. Il travaille sur les questions de gouvernance et spécifiquement sur la gouvernance à l'ère de l’anthropocène. Nous avons eu l’idée de lui demander de rédiger des documents fictifs sur la façon dont la gouvernance des forêts pouvait être traitée à différents niveaux – d'un niveau national à un niveau transnational – ; au point même de proposer un nouveau document spéculatif sur la possibilité d'accorder des droits aux arbres tout comme ont été rédigé les Droits de l’homme. Vous voyez, c'est quelque chose qui, dans le monde scientifique, ne peut pas être accepté. La force du design est aussi d'entamer ce genre de conversation et d'utiliser cet espace de liberté pour aider d'autres disciplines à aborder la leur sous un angle différent. Je pense que c'est un exercice extrêmement important car il permet des interactions entre différentes disciplines, ce qui est totalement fondamental en ce moment à cause de la nature relationnelle complexe des problèmes qu'il est important de mettre en avant quand on parle de questions écologiques. Si l’ensemble des organismes de cette planète sont interconnectés, les savoirs devraient l’être tout autant, sinon vous ne pourrez jamais déployer le problème écologique. Nous voyons l’espace d’exposition, non pas vraiment comme un espace de complète liberté mais davantage comme un espace pouvant faciliter des conversations qui autrement ne pourraient pas avoir lieu. À cet égard je suis d'accord avec vous pour dire que l'espace d'exposition possède des qualités spécifiques. Des qualités qui matérialisent les choses et permettent également de réunir différents formats. Pour autant une exposition comme Cambio n'est pas une exposition qui fonctionne uniquement comme une exposition dans l’espace. C'est aussi le catalogue qui est aussi l’archive papier du site internet. Encore une fois ce n'est pas un média unique mais une plate-forme de recherche pouvant passer d'un format à un autre. En ce moment Cambio fait également partie du programme du Master Geo-Design que nous dirigeons à Eindhoven. L'exposition est certainement un point très pertinent, mais c'est aussi important pour nous de penser à cela comme une multitude d'interventions différentes. Pour synthétiser, je pense que l'espace d'exposition permet la matérialisation de problèmes complexes dans l'espace, ce qui est utile pour tenter de donner corps à la pensée.
FF. A.T. : De l'autre côté il y a aussi la limite de l'espace car dès que vous avez une exposition, elle gèle le processus. Il est difficile de vraiment la mettre à jour une fois que l’inauguration a eu lieu. C'est pourquoi pour nous, il était également important d'avoir un autre support comme instagram ou même le site internet que nous avons en quelque sorte utilisé comme un flux, afin de pousser les murs et d'agrandir l'exposition dans un espace, cette fois virtuel et au départ inhabituel. Un autre exemple d’une volonté d’extension et d’adaptation dynamique de l’exposition est la réflexion autour de son voyage. L’itinérance sur laquelle nous essayons de travailler fabrique des expositions très différentes les unes des autres. Si nous voyageons à Prato en Toscane, puis en Suisse, en Israël ou encore au Mexique, nous nous devons de retravailler la conception de l’exposition pour chacune de ces localisations. La façon dont les éléments seront exposés sera également différente. L’une des choses les plus importantes est qu’il s'agira de s'approvisionner localement. Donc l’exposition ne voyagera pas depuis Londres vers Prato. Nous utiliserons des pièces provenant spécifiquement de Toscane et nous ajouterons des chapitres à l'exposition afin de renforcer la compréhension du contexte. D'une certaine manière, nous voyons Cambio beaucoup plus comme une plateforme que comme un produit final.
FF. S.F. : Nous essayons de rendre le format de l'exposition un peu plus poreux. Nous ne voulons pas de cet objet qui ressemble presque à une sculpture. C'est poreux, ce n'est pas parfait, ce n’est pas fini et c'est en constante évolution.
FF. A.T. : Ce qui est, par ailleurs, valable pour le design d'exposition mais également dans notre pratique en générale. Nous cherchons en ce moment à collaborer avec une entreprise qui s'occupe de la production de culture de bois afin de produire avec eux un chapitre de Cambio. C'est un autre outil que nous essayons d'utiliser en tant que designer tout en développant et en transformant nos pratiques de recherche. Le design est une discipline intéressante par son positionnement au croisement entre la production et l'exploitation du matériau, donc nous pouvons vraiment façonner les disciplines d'une manière différente autour de ces enjeux. C'est en ce sens que nous parlons du design comme d’un cheval de Troie.
V. S. : Vous évoquez vos collaborateurs en rappelant l’importance de partager les connaissances à notre époque et dans ce contexte de crise environnementale. Il n'est pas chose facile que de réussir à naviguer entre les langages scientifiques, de design ou encore de botanique. Quels ont été les outils, les méthodes ou les astuces pour faire coexister ces approches ?
FF. S.F. : Une chose que nous avons réalisée et que nous avons utilisée très souvent est l'outil de recherche de terrain le plus traditionnel possible à savoir, l'entretien. Ce qui est génial dans l'entretien, surtout lorsque vous parlez avec des scientifiques ou avec le monde académique, est de pouvoir approcher voire réunir des personnes qui ont un parcours complètement différent du nôtre. Le plus souvent ils apprécient de voir quelqu'un qui vient d’un domaine différent et voit un réel intérêt pour ce qu'ils font. L'entretien permet à une conversation d’avoir lieu. Cela peut fonctionner ou non, selon à quel point vous vous appréciez et à quel point vous parlez la même langue, si votre objectif est similaire, si vos intérêts sont similaires. Pour Cambio mais aussi pour d'autres projets nous avons fait beaucoup plus d'entretiens que ce que nous mettons généralement à disposition. Pour certains nous savions qu'ils n'étaient pas intéressants, nous savions qu'il n'y avait rien que nous pouvions vraiment apprendre de plus que ce que nous savions déjà. Avec des scientifiques par exemple, l'entretien leur permet de parler de leur travail en tant qu'individus et non à travers le langage académique. Ils autorisent rarement leurs disciplines à être mise en contexte pour voir les connexions avec le monde extérieur. Lorsque vous avez un article académique souvent le sujet est très spécifique. Lorsque vous établissez une conversation avec les scientifiques ils regardent l'image de fond et les micro-détails de ce qu'ils font. Les conversations permettent alors de trouver des piliers importants qui nous permettent à notre tour de communiquer avec eux. Ce qui peut être l'intérêt que nous avons d’aborder l'écologie de point de vue du design, dans le cas de Cambio. Je pense que l'entretien est l'outil que nous pensions être le plus important et le plus faisable. D'autres fois, nous avons également développé des outils visuels qui pouvaient permettre la conversation. Pour Ore Streams, lorsque nous parlions de recycleurs, nous avons réalisé que nous avions besoin d'un outil pour médiatiser la conversation. C’est pourquoi nous avons eu recourt à des films, des photographies et des produits électroniques disposés à même le sol sous forme de taxonomie. Nous pouvions alors parler plus précisément des composants isolés et nous les utilisions pour déclencher une conversation sur leur recyclage. Soyons clairs ici, nous improvisons et testons des méthodes. Pour Cambio, nous n'avions pas besoin de le faire. Nous avons eu des conversations plus directes et celles-ci étaient suffisantes, cela dépend toujours. Ce qui est nécessaire pour nous, c'est d'avoir une conversation en tête-à-tête. Ce qui est toujours beaucoup plus productif que si nous lisons et analysons des textes de notre côté, parce que nous pouvons poser les questions qui nous intéressent.
V. S. : Comme nous l’avons vu avec le plan d’Aldo Van Eyck, c’est aussi en esquissant, en passant par le dessin, qui reste un outil important du designer et dans la conception de l’exposition, que la pensée prend forme. Avez-vous utilisé ce genre d’outil ? Y a-t-il encore un dessin, une esquisse ou des plans pour synthétiser ces pensées complexes ?
FF. S. F. : C'est sûr que nous avons quelques éléments mais nous ne dessinons pas beaucoup. Pourtant nous avons faits des choses similaires à ce type de représentation. Nous avons eu un tableau et une vitre, dans l'atelier là-bas à l’arrière, qui nous permettaient d’explorer puis d’ajuster la narration autour de Cambio. La conservation d’une trace de la conception est une partie difficile dans notre travail. Vous l’aurez compris nous passons principalement par la discussion et se faire comprendre voire se mettre d’accord est un travail parfois douloureux que nous faisons les uns avec les autres. Cambio commence, en quelque sorte, à partir d'une pièce d’archive. Les échantillons prêtés par le Kew Garden en sont la manifestation la plus visible, mais beaucoup d’autre installations reposent sur un travail d’archive. C’était clair pour nous qu'il fallait se demander comment rendre compte de cette collaboration. Bien sûr il y a eu un moment où nous avons esquissé des dessins mais, disons-le, il n'y a aucune trace de ça. C'est ici ! Nous sommes dans la trace vivante de cette chose !
V. S. : Dans ce contexte de problèmes écologiques et environnementaux, de plus en plus de studios de design travaillent sur ces questions. Une partie importante d’entre eux ont recours à des travaux de data visualisation. C'est quelque chose que vous avez employé dans Cambio pour l'installation avec Emanuele Coccia par exemple et qui est assez surprenant à voir. Sa voix, son texte et sa pensée très organique, associés avec ces modes de représentation, construisent un monde très spécifique, parfois plus technique et technologique que le propos biologique voire naturaliste que Cambio peut adopter par moment. De quelle manière l’exposition parvient-elle à faire cohabiter ces mondes distincts? Et plus encore, le fait de voir ces types de représentation peupler les lieux d’expositions témoigne-t-il d’une limite dans ces dispositifs et d'un besoin d’expérience physique et spatial pour le public afin qu’il appréhende ces données et donc ces enjeux ?
FF. A.T. : Je pense que c'est aussi une question de temps. Quand on travaille avec de tels sujets, inévitablement, les faits, les données, les informations ont une pertinence immédiate, ce qui peut expliquer leur multiplication. Cependant Cambio ne contient pas de visualisation de données. Nous avons utilisé le scan d'une forêt, mais davantage comme un outil d'animation ce qui est très différent de la visualisation de données. Nous entendons, dans ce cas précis, animation dans sa définition première, comme étant l’acte de donner une âme à quelque chose. De sorte que nous avons littéralement animé les données et les nombres que nous avions. Le scan de la forêt est généralement utilisé à des fins d’exploitation au sein même du système d’industrie que nous explorons dans cette exposition. Nous utilisons cet outil pour l’inverser, pour en faire un puissant outil pour émettre des hypothèses. Nous voulions surtout un moyen de donner une voix à la forêt. Nous n’avons pas souvent l’habitude d'utiliser souvent ces outils même s’ils peuvent être extrêmement pertinents. Le choix des médias, le choix des outils que vous utilisez est primordial. J'ai le sentiment que l’approche basée sur les données est un chemin extrêmement important pour les studios de design vis-à-vis de ces enjeux. Pour autant, plus le design et l'architecture traiteront de ces sujets complexes, plus nous verrons émerger de nouvelles formes de présentation dans l'espace d'exposition. C'est quelque chose que nous explorons également avec les étudiants du Master Géo-Design, comme l'utilisation de la performance, l'utilisation du corps. Nous travaillons avec Angela Rudiger qui a fait l'entretien avec Territorial agency pour l'exposition à Venise, Ocean’s transformation. Elle explore avec les étudiants l'idée de l’incarnation. Soit, comment utiliser le corps ou la performance comme une forme d'outil de communication. À l'avenir nous verrons de plus en plus de manières différentes d'explorer ces sujets et d'utiliser l'espace d'exposition pour aller au-delà de celui-ci. Autre exemple avec Sissel Tolaas qui, pour l'exposition, a utilisé des dispositifs olfactifs donc une expérience entièrement sensorielle.
FF. S. F. : Nous devons en quelque sorte développer une manière beaucoup plus sophistiquée de s'engager avec le citoyen, avec le public qui vient voir l’exposition. Quand nous pensions au projet d’exposition de Cambio, nous discutions tout le temps de savoir à quel point l'exposition était pédagogique. En effet il y a une vidéo qui parle de l'histoire des arbres mais son rôle est davantage de stimuler l’imagination. Nous nous devions de trouver le bon équilibre mais en général, cela est aussi valable pour le futur, nous devrions être de plus en plus imaginatif en termes de dispositif pour transmettre ces enjeux car les données ne suffisent pas à expliquer la complexité ni à engager le public.
V. S. : Vous évoquez la dimension pédagogique de ce programme de recherche et de l’espace d’exposition mais une partie de Cambio est éminemment politique. Quand vous faites le choix de présenter des textes juridiques revendiquant les droits des arbres, leur attribuant un statut légal et l’ensemble du travail que vous avez menez avec Philipp Pattberg, vous exposez ces enjeux politiques au public. Exposer le design aujourd’hui ou du moins quand il est lié à ces enjeux, revient-il à exposer les objets accompagnés de leur système écologique, social et politique ?
FF. : Est-ce politique ? Absolument !
FF. S.F. : Absolument toute l'exposition a un propos politique tout comme une grande partie de notre travail. Le design est un acte politique. Que vous le vouliez ou non, parce que vous soutenez le système ou pas, vous décidez de contribuer beaucoup de manière inconsciente, ou vous décidez de le faire dans l’optique claire de le remettre en question. D’un autre côté, il m’est difficile de penser à des disciplines du projet qui ne sont pas politiques. L'architecture est un acte politique, le design est un acte politique. Cependant ce ne sont pas des éléments faciles à manipuler. Leurs propos, par exemple pour les cartes du peuple Yucuna ou même parfois leur format, notamment pour les textes législatifs, rendent difficile leur intégration dans la narration de l'exposition puis dans son display. Cela a été difficile, très difficile. C'est aussi là que vous voyez les limites de l'espace d’exposition. Il offre des possibilités, il offre aussi des limites donc c'est toujours un défi.
V. S. : Nous pouvons donc nous laisser sur cette invitation à relever les défis de l’exposition par le design. Merci beaucoup pour avoir partag2 vos réflexions et bonne route à Cambio dans toutes ses formes à venir.
FF : Merci beaucoup Valentin !
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Valentin Sanitas est doctorant en design au Conservatoire National des Arts et Métiers, au sein du laboratoire MAP-MAACC UMR 3495 CNRS et professeur à l’École Nationale des Beaux-Arts de Lyon^ ↩
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https://www.serpentinegalleries.org/whats-on/serpentine-x-rca-formafantasma-conversation-rebecca-lewin/ ↩
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https://triennale2019.hetnieuweinstituut.nl/en/background/enigma-vast-multiplicity ↩