1. Décrire la pratique avec les praticiens : les différentes éthiques des praticiens
1.1 origine du projet
Cette série d'entretiens est extraite d’un travail d’enquête réalisé pour une thèse. Le sujet de ce doctorat était le graphisme français et le rôle que les idées y tiennent dans la production des formes1. Après 10 ans d’enquête, d'observations, de recensions de la littérature professionnelle, disciplinaire et d'entretiens, le constat est qu’il n’y a ni discours commun, ni définition unifiante de ce qu’est le design graphique. Les acteurs de la discipline mobilisent chacun dans leurs domaines des techniques, des discours et des concepts issus des milieux avec lesquels ils travaillent. Le design n’est pas une pratique a priori2 comme le seraient les mathématiques ou la philosophie : il n’a pas de méthode et d’objectif donnés par avance. Le designer graphique n’est pas non plus — dans son essence — un spécialiste en production de formes graphiques. Ce qui m’a conduit à considérer la notion d’auteur avec beaucoup de précautions : c’est une vision a priori3 du métier.
Dès lors, la méthode a consisté à observer les pratiques sous un angle éthique : les praticiens sont confrontés à de nombreuses contraintes techniques, idéologiques, organisationnelles, symboliques, hiérarchiques, etc. À l’intérieur de ces interactions complexes et environnementales, le designer graphique engage des décisions graphiques. Ces décisions ne peuvent être projetées en amont et tenues tout au long du projet : en ce sens il n’y a jamais vraiment de projection mais une série d’objets-intermédiaires/prototypes4 qui prétendent projeter mais viennent, en fait, bousculer les organisations et les croyances des acteurs.
La sélection d’entretiens qui suit tend à montrer la diversité des attachements que les praticiens, enseignants et chercheurs acquièrent par l'expérience du métier de graphiste. Notons également ici que les acteurs sélectionnés sont tous proches de la recherche : soit qu’ils sont enseignant-chercheur (David Bihanic), enseignants et chercheurs (Yoann De Roeck, Patrick Doan, Stéphane Darricau) ou intéressés à la question, notamment par des projets de publications ou d’expositions (Malte Martin). C’est donc une première manière de démontrer une relation que la pratique entretient avec les idées. L’avantage d'interroger un chercheur sur ces questions est qu'il tendra à expliciter ses usages idéologiques de façon plus fluide et naturelle. La démonstration se révèle moins simple quand il s’agit d’exhumer, depuis la pratique, l’influence des idées toujours souterraine et inconsciente5.
Ce panel de pratiques présente un certain nombre de courants distincts6, aux définitions divergentes de ce qu’est le design graphique : pragmatisme (Darricau, De Roeck, Doan), design numérique et recherche (Bihanic), design social et d’auteur (Martin), etc. La totalité des courants n’est cependant pas représentée : l’approche néo-auteur7, les éditeurs-curateurs8, et l’orientation forking-hacking9 du numérique ne sont pas abordés ici.
1.2 Les entretiens : méthodologie
Les entretiens sont semi-dirigés. Ils visent à faire prendre des positions idéologiques affirmées aux personnes interrogées. Les entretiens se sont souvent déroulés en deux parties, réalisées en deux moments séparés d’au moins une semaine. De cette façon les acteurs ont pu revenir sur des propos et des descriptions avec du recul. À la suite de ces entretiens une restitution exacte des réponses a été produite. Après sollicitation des acteurs nous avons réécrit les réponses de façon à corriger la syntaxe. Nous avons ainsi également décidé du degré d’oralité et d’exactitude de ces transcriptions.
La pratique sociologique ou anthropologique voudrait retranscrire les entretiens à l’exact : quasi phonétiquement. Pour des raisons déontologiques, ces démarches de recherches ne prétendent pas interpréter les paroles des personnes étudiées - le danger étant toujours de trahir les paroles transcrites. En esthétique il est plus courant, comme en journalisme, d’ajuster la transcription pour le confort de lecture. Mais il est aussi courant de considérer qu’une transcription à l’exact du discours de l’entretien place l’acteur interrogé dans un rapport d’infériorité : il est à la fois interprété par le chercheur comme un sujet qui peine à dire la vérité de ses actions et retranscrit de telle sorte que la syntaxe orale rend son propos moins compréhensible et moins articulé. Il semble chercher ses mots et produire un discours de piètre qualité à la syntaxe fautive et aux idées peu claires.
L’option choisie ici entend plutôt que ni le chercheur ni même l’acteur ne savent vraiment ce qui est dit : «Je ne connais pas l’état des forces ; je ne sais pas qui je suis, ni ce que je veux, mais d’autres le savent pour moi disent-ils, qui me définissent, m’associent, me font parler, m’interprètent et m’enrôlent. Que je sois orage, rat, rocher, lac, lion, enfant, ouvrier, gènes, esclaves, inconscient ou virus… on me le souffle, on me le suggère, on me l’impose en interprétant à ma place mes états et mes aléas10 ». L’entretien sert plutôt ici à produire une réflexion commune pour faire philosopher l’acteur et le chercheur. Cette réflexion commune permettrait de faire apparaître l’origine des discours et des pratiques : comment se fait-il que je tiens pour sûre que «Less is More » ou que «Form ever follows function » ? Aussi, les entretiens ont été parfois réécrits par les acteurs eux-mêmes. L’acteur est alors maître des formes de discours inscrites en son nom, mais les réflexions sont le fruit d’un dialogue instrumenté : la démarche n’est en rien nouvelle mais puise aux méthodes exposées par John Dewey11 (1859—1952) et Bruno Latour (1947—2022)12.
2. La dépendance au milieu : hétéronomie du design graphique
2.1 La définition des pratiques n’est pas unifiée
À la lecture de ces d’entretiens apparaissent des descriptions très différentes des activités de design graphique. Par exemple, la distinction a priori entre graphisme commercial et culturel ne semble plus opérante : il y a bien plus que deux courants différents dans les pratiques. Bien que les divergences de fond apparaissent de façon évidente dans les propos des acteurs, les grandes lignes de démarcation demandent ici à être précisées. Ce qui distingue les discours relève d’une façon d’articuler quelque chose comme une mythologie13 de la pratique. Cette mythologie est partagée inconsciemment par des communautés d’acteurs pour décrire ce qui les motive, les limite et les oblige éthiquement. Reviennent ainsi régulièrement des descriptions anthropologique, épistémologique (comment le sens est interprété), sémiologique, sociologique, ontologique (comment la matière et les choses sont formées) et enfin idéologique.
Dans les discours et la littérature ces éléments n’apparaissent pas dans des articulations philosophiques académiques. Il n’est pas vraiment possible non plus de dire ici que les acteurs produisent des concepts. Les concepts sont des notions d’une famille particulière qui apparaissent, se forment et se développent dans le milieu de la philosophie.
Les énoncés et visions des praticiens sont très hétérogènes, mais certaines se recoupent notamment dans les groupes ayant une proximité de pratique. Aussi par exemple la distinction la plus commune entre les descriptions des acteurs de courants distincts est la nature même de l’activité : discipline artistique, pratique culturelle, humanités, connaissances, métier, savoirs techniques, etc. Mais c’est aussi ce qui peut paraître le plus objectif et incontestable : l’amplitude historique de cette activité, ou, depuis quand fait-on du design graphique ? Ici l’origine varie grandement, prenons trois exemples :
— pour certains c’est sans conteste le Bauhaus ;
— pour d’autres c’est une question propre à la modernité historique qui apparaît avec l’imprimé à la fin du Moyen Âge et la diffusion de la gravure sur bois, puis la typographie sur supports mobiles (infra, Stéphane Darricau) ;
— enfin pour le courant du Social design c’est bien plus un phénomène anthropologique dont les formes apparaissent dans les premiers signes tracés par les humains.
Nous le voyons ces deux catégories de distinctions — essence et origine de l’activité — prennent en compte la presque totalité des éléments mythologiques énumérés plus tôt. Prenons déjà la sémiologie et l’épistémologie : si le design graphique est une partie du design, il apparaît donc avec ou après le Bauhaus et consiste en une attitude éthique appliquée à la production industrielle ; alors que si l’activité est intimement liée aux métiers de l’imprimerie, elle charrie avec elle les principes de l’humanisme occidental.
Ces deux courants de pensée vont déterminer des sémiologies et épistémologies différentes :
— préférences pour les caractères sans empattements et le fer à gauche, accompagnés d’un certain dépouillement minimaliste dans les choix formels d’organisations, pour les modernistes qui y voient une plus grande efficacité scientifique, le lecteur «est un cerveau » qui perçoit des formes (Gestalt Theory) certaines étant plus fortes que d’autres (les «guts Forms ») dans les structures matérielles de cet organe ;
— caractères à empattements et compositions justifiées pour les humanistes-pragmatiques qui font la promotion des savoirs métiers expérimentés de façon empirique depuis le début de l’imprimerie (Darricau, infra), le lecteur lit bien ce à quoi il est habitué14.
Comme nous l’indique Patrick Doan (infra) c’est aussi une question de milieu et donc de sociologie des structures et produits avec lesquels les designers travaillent. Les modernistes pratiquent à partir du modèle de l’affiche commerciale et de la notion de visibilité, là où le pragmatisme est dans la lecture longue et la lisibilité (Darricau, infra) car le modèle convoqué est celui du livre.
2.2 Les acteurs tirent leurs pratiques et leurs énoncés des milieux dans lesquels ils travaillent
Comme le note Patrick Doan, dans les pratiques, au-delà des formalismes stylistiques — ce qui prime c’est l’inscription dans une pratique qui porte des questions problématisées que l’on pourrait qualifier de sociétales. En parlant du système Isotype, Patrick Doan affirme que c’est bien le contexte historique avec ses problèmes sociétaux qui est au cœur du projet : «Davantage que le système en soi, qui est intéressant, […] moi c’est le contexte de tout ça qui me passionne. » (Doan, infra).
Il est peut-être plus évident à l’issue de ces premières remarques de réaliser l’impossibilité d’une définition unifiante. En effet, pris dans un milieu spécifique chacun des designers graphiques n’a pas des ambitions que l’on pourrait rapporter à un vocabulaire formel ou d’action qui serait typiquement en design graphique.
Les designers graphiques sont pour la plupart absorbés par les contraintes langagières et organisationnelles des milieux avec lesquels ils travaillent :
— le graphiste qui répond aux commandes d’un théâtre « met en scène des mots » sur ses affiches ;
— en travaillant en collaboration avec des artistes contemporains il refusera de s’exprimer sur une démarche personnelle qu’il jugera « singulière » ;
— a contrario en contrat avec une TPE il cherchera à servir au mieux la diffusion de l’information portée par son client. Chacun va bien sûr juger l’ensemble des pratiques à l’aune de son expérience : pour les pragmatiques le graphisme d’auteur/néo-auteur est une publicité pour des activités culturelles ou une «communication culturelle » (DeRoeck, infra), pour les néo-auteurs le graphisme pragmatique manque de «singularité », pour les éditeurs-curateurs la recherche est trop éloignée des réalités du terrain, etc. Jusqu'aux remarques les plus formelles des choix des graphistes, leurs pratiques sont dépendantes au milieu.
2.3 La conscience prudentielle du milieu chez les pragmatiques
Le graphisme néo-auteur a apparemment peu conscience de ces questions de dépendance au milieu. Il se développe et vit dans un milieu artistique et culturel ou l’éthos dominant est la recherche d’autonomie et de singularité15. Cependant, du fait qu’il répond à des commandes, cet éthos a une portée environnementale forte : il s’agit de transformer tous les individus en êtres singuliers, les participants au projet mais aussi les publics qui se font une interprétation singulière des images présentées16 et cultivent par là une vision personnelle. Le pragmatisme — en revanche — recherche et valorise ouvertement les situations d’hétéronomie. Loin de considérer la pratique comme autonome les praticiens de ce courant éthique affectionnent cet attachement aux questions apportées par le commanditaire :
« Le plus beau moment pour moi, le sommet de la satisfaction, a lieu au moment de la prise de brief, qui coïncide souvent avec une nouvelle rencontre. C’est là que le projet se conçoit véritablement, c’est là qu’on rédige la feuille de route, un devis qui nous engage l’un et l’autre, et que l’on reçoit les clefs de compréhension de la commande : pour qui, pour quoi… Ces temps-là sont magnifiques, c’est à ce moment que tu découvres un monde que tu ignorais totalement. Quand tu fais ce travail de pédagogie qui consiste à proposer une méthode, et qu’après une heure de discussion les gens te remercient ! De les avoir juste un peu éclairés sur ce qu’est la commande de design, le potentiel d’une collaboration si chacun se sert au mieux de l’autre. Là, je pars avec le sentiment d’avoir accompli un truc. » (De Roeck, Infra)
Cette relation au commanditaire et à la commande induit également l’incorporation des enjeux liés à l’usage de l’objet. Le rapport à l’environnement induit un éthos écologique de retrait ou d’écoute qui amènent de nouvelles considérations. Le designer graphique ne se représente plus uniquement dans un rapport de production autonome, isolé dans son atelier comme dans ses choix graphiques. Les praticiens vivent cette situation comme une discipline morale : « admettre une espèce de profession de foi, qui consiste à ne pas faire complètement n’importe quoi avec ce pouvoir qu’est la diffusion de signes dans le paysage. Être toujours très conscient que, derrière les images et les matériaux, il y a des répercussions en chaîne, que ce n’est pas uniquement un travail solitaire de studio mais plusieurs corps de métiers qui se complètent ou se contredisent et se doivent mutuellement respect. Je tiens beaucoup à ça. » (De Roeck, Infra)
Cette ligne éthique porte in fine sur les «décisions […] graphiques »17. Le designer graphique n’est pas qu’un styliste, mais aussi un connaisseur du métier qui mobilise des références historiques et des savoir-faire. Il y a donc une intelligence de la décision graphique qui n’est pas anodine. Ainsi le pragmatique réfléchit par adéquation18 au sujet : les choix sont traduits en signes (formes, couleurs, typographies, mise en page) depuis les énoncés du commanditaire et l’univers graphique des publics/lecteurs. Cependant, pour les pragmatiques il ne faut pas « faire le malin » et proposer des traductions trop codées ou des clins d’œil qui ne seraient compris que par des experts ou designers : « Dire "ne pas faire le malin" pour résumer la retenue ou l’éthique d’un graphiste, c’est trop court — en fait, c’est plutôt "ne pas faire le malin pour faire le malin". Ce qui est refusé, c’est le geste graphique exclusivement pour lui-même. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas une certaine marge de manœuvre, à partir du moment où tu ne compromets pas la solidité de ce que tu fais. » (Darricau, Infra)
Il semble à ce titre que le bon travail ne soit pas celui qui est le plus beau ou le plus singulier — mais plutôt celui qui se fond dans les pratiques usuelles du milieu dans lequel le graphiste est invité : « Pour les choix typographiques, notamment, il y a souvent la nécessité de ne pas passer à côté d’une évidence, même si on a envie de faire le malin en prenant la chose à contre-pied, ce que je trouve un peu vain. Tu prends une réelle option graphique quand tu n’as pas vraiment le choix. » (De Roeck, Infra). Aussi les pragmatiques semblent vouloir chercher dans leur travail à pousser leurs connaissances du milieu jusqu’à aboutir à des décisions graphiques qui s’imposent : « C’est le projet qui doit amener les formes sur la table. J’essaye de ne jamais faire intervenir un ingrédient graphique extérieur au sujet que je traite. J’arrive un tout petit peu à satisfaction quand je parviens à ne rien « inventer » »(De Roeck, Infra).
Une fois ventilée dans les différents éléments mythologiques proposés plus haut, leur éthique peut être résumée ainsi :
— leur ontologie est prudentielle car les signes sont fabriqués dans un dialogue avec le client qui se transforme en un emprunt à son univers. Aussi les énoncés, les pratiques et les formes sont des traductions par adéquations ;
— leur épistémologie s’appuie sur l’ancienneté du métier. Le graphisme est une profession qui s’instaure sur les bases d’un métier à l’expérience cumulée de 500 ans. Les formes produites sont adéquates car elles sont le fruit d’expériences réussies qui ont produit un public accoutumé à ces formes. Le graphiste s'appuie sur cette histoire pour déplacer et ajuster les formes aux nouveaux contextes d’usages ;
— leur sémiologie est donc faite de décisions graphiques qui s’appuient sur la commande et ses contextes ;
— une sociologie de travail qui est dans le processus de commande. Tout milieu est donc commerçant et cherche à faire publicité de ses idées. Participer à ce processus c’est favoriser les échanges libres de toutes natures ;
— leur idéologie est strictement fermée sur la profession et le métier, elle n’accepte pas de concepts ou de notions issuent de la recherche ;
— leur anthropologie est humaniste. Le progrès scientifique et social est un projet global auquel ils souscrivent. Dans cette perspective, les humains doivent partager des références et une culture communes dans la recherche d’un progrès commun.
Il ne s’agit pas de l’unique forme de prise en compte du milieu dans le design graphique. Le design social a une tout autre mythologie mais elle est aussi orientée sur une perception politique des milieux.
2.4 Une autre conscience prudentielle du milieu : le social design
Cette conscience du milieu est donc propre aux designers graphiques mais se manifeste différemment suivant les courants éthiques. Ainsi pour reprendre la démonstration sous la forme d’une mythologie nous pouvons décrire l’approche du social design19 sous la même structure :
— l’ontologie des designers sociaux est participante. Les interventions des designers graphiques permettent à des citoyens d’apprendre l’usage prudent des signes. Pour ce faire, les citoyens sont encadrés par des graphistes, qui sont des acteurs «immunisés » contre les effets négatifs des signes. Mais ce constat ne fonctionne que si le graphiste est immergé sur des temps longs avec les habitants-citoyens ;
— leur épistémologie est sémiologique et constructive. Les signes sont comme des reflets trompeurs. Mais la notion «d’image » fonctionne ici à plusieurs niveaux de sens : les images (publicité), les violences de classe (images stéréotypées de l’autre), les lieux communs (idéologies-opinions) constituent trois niveaux imageants de la morbidité inter-relationnelle entre les citoyens. En travaillant les lieux communs comme des images, les graphistes réactivent des questions de représentations au sens politique. Le graphisme est «bon » quand il provoque le dissensus et l’échange dans les pratiques citoyennes. Il ne s’agit pas cependant de faire des images dans une approche de loisir créatif. En pratique l’image est une composition de signes ou une écriture lorsqu’elle sort des activités de médiation. Cette activité de réalisation d’image a une vocation critique vis-à-vis de l’image publicitaire et médiatique : en faisant l’image le citoyen doit comprendre les mécanismes de production du sens. L’atelier permet que l’image-écriture se substitue aux images-reflets20 (photographie publicitaire notamment) qui sont de l’ordre de la mimêsis. La production du citoyen encadré par le de graphiste est alors lisible au lieu d’être trompeuse. Elle montre ses mécanismes de signification sans faux-semblants — en même temps qu’elle véhicule les discours des habitants ;
— dans leur sémiologie le signe apparaît après un travail critique sur un sujet d’ordre politique. Il relève en fait de trois registres hybrides en apparence : l’analyse de l’image, la réflexion politique sur les lieux communs et l’ouverture délibérative à l’altérité. En participant aux ateliers des graphistes, l’habitant théâtralise sa production critique d’images-reflets. Le citoyen exprime sa position singulière vis-à-vis d’un sujet. Les expressions successives, répétées et différentes produisent un dialogue entre les habitants qui entretient le dissensus ;
— Leur sociologie s’établit dans le cadre des politiques culturelles de la ville, du développement territorial ou du milieu militant politique. À ce titre ces trois domaines donnent lieu à des pratiques très différentes, de par leurs objectifs ;
— Leur idéologie puise au marxisme et à la sociologie bourdieusienne. Néanmoins des philosophes comme John Dewey ou Jacques Rancière viennent donner des instruments pour décrire les phénomènes esthétiques et politiques ;
— Leur anthropologie essentialise le modèle démocratique dans une forme de délibération théâtralisée de l’être ensemble : la démocratie est une Agora21 et les êtres humains y trouvent la forme la plus aboutie de cohabitation. Dans ce cadre, les restitutions d’ateliers et les ateliers eux-mêmes mettent en mouvement l’échange démocratique. En se présentant dans l’espace public elles font Agora — elles donnent forme et donc existence à l’espace public. Pourtant les ateliers des graphistes ne sont pas «dans » l’espace public mais reconfigurent les espaces et les modalités d’échanges pour faire exister à nouveau l’espace public comme lieu démocratique. Les activités de social design sont l’espace public.
À l’issue de ces analyses il est intéressant d’élaborer un autre portrait mythologique des activités de design graphique : le design graphique orienté sur le numérique a ainsi une entrée plus technique sur les questions de production — il n’en est pas pour autant moins politique.
2.5 Déterminations techniques, l’attitude prudentielle vis-à-vis du numérique
Le champ des activités de graphisme focalisé sur les questions techniques est très polarisé sur le numérique. Il adopte un questionnement sur l’ouverture technique des logiciels et les protections juridiques qui empêchent de les modifier. En ce sens beaucoup de praticiens de ce champ déplacent, mobilisent des démarches de hackers issues du monde du logiciel libre. Leurs activités sont très proches du champ de la recherche. En particulier car Anthony Masure a problématisé dès le début des années 2010 ces questions dans son travail philosophique et historique. Il a été suivi par d’autres doctorants et praticiens qui ont créé un milieu riche et particulièrement didactique sur les enjeux du numérique aujourd’hui — en créant notamment la revue Back-Office. En ce sens, le travail de David Bihanic constitue une approche relativement exotique du design graphique en France. Les recherches et pratiques qu’il conduit sont assez étrangères à la philosophie dominante dans le milieu du graphisme. Son entretien ne pourra pas ici servir à rendre compte d’une mythologie tout à fait alignée avec les milieux du graphisme. Néanmoins il partage un point commun avec ce milieu qui est la forte prise en compte de la philosophie (idéologie) de Pierre-Damien Huyghe et de Bernard Stiegler dans ses projets. Bien que très intéressé par les questions du libre et de l’open-source, il a orienté sa recherche sur la traduction graphique des données.
— Les graphistes numériques, que je qualifierais ici de graphistes versés dans l’éthique hacker22, ont une ontologie phanéro-technique23. Les objets techniques doivent laisser apparaître leur fonctionnement interne. Ces graphistes déplaçant la question propre au design d’objet dans le champ du design graphique optent pour une conception d’outils (logiciels ou typographies) dont les productions sont des documents ou des traces. Les outils techniques (logiciels, typographie, imprimantes etc.) produisent des traces qui permettent de comprendre comment ils fonctionnent ;
— Leur épistémologie est universalisante et essentialiste. Elle place le spectateur ou l’usager en position de producteur. Elle engendre des signes perçus comme des traces qui renseignent sur les fonctionnements des techniques et libèrent les conduites (liberté d’agir) des individus. Les usagers-spectateurs devenus producteurs peuvent comprendre le fonctionnement des techniques et les modifier;
— Leur sémiologie est fondue dans leur ontologie. Sauf qu’ici tous les signes sont de l’ordre de l’affordance. Ils sont des empreintes sans médiations (acheiropoïètes) — c’est la machine et sa nature qui s’expriment. Le signe n’est pas construit il est la matériellement le produit d’un processus. Les orientations qui président à ce processus nous révèlent une part des fonctionnements du monde «Elles ne nous disent pas tout, mais de manière indicielle nous montrent quelque chose sur le monde ». (Bihanic, infra) ;
— Leur sociologie se déploie dans les milieux institutionnels du graphisme, de la recherche en design, du libre et des makers ;
— Leur idéologie est philosophique (venue de l’Esthétique), du design objet et de l’architecture moderne. Une autre partie de leur idéologie est traduite des principes et des valeurs de l’informatique libre. Ce sont donc des principes d’action qui sont traduit des comportements en informatique pour passer en design ;
— Leur anthropologie décrit les actions de l’humanité comme systématiquement médiatisées par des techniques. Ces techniques sont des freins ou des révélateurs de la puissance — qui font la carte des pouvoirs politiques. Aussi il y a une morale dans cette éthique : certains usages permettent l’échange, mais doivent être réactivées en permanence dans des pratiques personnelles.
Après analyse de ces trois exemples, il nous apparaît que la différence entre les pratiques et les discours semble tenir à une hybridité des régimes d’actions et d’énonciations des acteurs.
3. L’hybridité des discours esthétique : l’apparente résistance à la philosophie et aux sciences
3.1 Absence de philosophie disciplinaire
Les entretiens laissent entrevoir une certaine crainte à l’endroit de la théorie ou de la philosophie : «Je pense en effet qu’il était temps que le design devienne aussi un sujet en soi, mais à qui profitent ces débats…[…] Les textes actuels que je lis sont pourtant rarement à côté de la plaque, et plutôt passionnants dans leur profondeur, leur relation aux champs connexes, à l’histoire, à l’art et aux enjeux sociétaux. Mais ça reste de l’ordre de la discipline, nettement moins de la profession. Je crois que je suis davantage convaincu en lisant des designers théoriser leur pratique.[…] Je sais qu’il est simpliste d’opposer les artisans qui ne causent pas et les «intellos » qui ne savent rien, mais je vois bien comme la tentation grandit de chercher un moyen de s’extraire de la stricte commande, d’échapper au stress de porter un projet lourd, ou de fuir la violence de constater qu’on vit parfois très mal de son travail. C’est à se demander si l’exercice du graphisme intéressera encore du monde à l’avenir ! » (De Roeck, Infra). Tel qu’il parvient aux praticiens, le champ de la recherche en design graphique dans les décennies 2000 et 2010 est encore majoritairement historique. Lorsque des références théoriques émergent elles viennent du champ du design objet, de l’architecture ou de l’Esthétique. Une part des griefs portée à la discipline provient de ce constat : les idées de la théorie viendraient de l’extérieur de la pratique et seraient donc «susceptibles [de produire] des contresens relativement spectaculaires quand ils méconnaissent la réalité de l’exercice du métier au point de lui appliquer des outils d’analyse qui sont inopérants. » (Darricau, Infra).
Notons ici que les parcours d’études dessinent déjà des domaines théoriques spécifiques : les trajectoires de David Bihanic, Malte Martin et Patrick Doan sont ainsi marquées par le monde de l’Université ; alors que des pratiques plus pragmatiques semblent manifester une méfiance de fait pour les apports extérieurs au métier. Cependant les praticiens mobilisent des idées, et ils n’en sont pas les auteurs. Nous l’avons vu une part importante est exogène. Un certain nombre de notions semblent néanmoins provenir de la discipline et reste relativement opaque pour les praticiens du design objet. Ces notions et les oppositions problématiques convoquées émanent en grande partie du débat postmodernisme des années 1990.
3.2 Alternative au modernisme vs Postmodernisme
Les problématiques avancées par les pragmatiques peuvent apparaître exotiques et à bien des égards inédites pour nous. Elles émanent pour une grande majorité du corpus des idées avancées par les acteurs pragmatiques du débat postmoderne24 américain et anglais. La France a été marquée par un débat opposant le graphisme culturel suisse d’orientation fonctionnaliste et le graphisme politique inspiré de l’affichisme polonais. Avec l’essor de la publicité dans les années 1980, ces deux courants ont fusionné dans la notion de graphisme d’utilité publique pour proposer une alternative politique. À l’appui d’idées politiques fortes, ils ont fait un grand usage des idées de Roland Barthes, Jacques Durand, John Berger, Pierre Bourdieu ou encore de Jürgen Habermas.
Loin de privilégier le graphisme d'auteur, le milieu du design graphique américain et anglais a cultivé une méfiance25 à l’endroit des formes expérimentales apparues dans les années 1980. Certaines de ces pratiques d’abord désignées par le terme «New-Wave Modernism » se sont revendiquées de la Déconstruction de Jacques Derrida26, en y amalgamant de nombreux penseurs issus de la French Theory. Étroitement associées à la Cranbrook Academy of Art, de Bloomfield Hill dans le Michigan, ces recherches formelles sont parfois qualifiées de «Cranbrook Stuff ». Face à ces prétentions théoriques les critiques et praticiens de tous bords ont initié un débat sur le métier qui s’est articulé autour de quatre grands problèmes : l’autonomie du designer graphique (avec la PAO), la morale des signes (citations et détournements), la lisibilité et l’utilité (déconstruction), la responsabilité sociale du graphiste (le vernaculaire). Ces questions ne sont pas immédiatement arrivées en France, mais les formes qu’elles ont engendrées ont inondé la Youth Culture française avec ce qui a été appelée la Grunge Typography. Aujourd’hui nous vivons une réappropriation non-sourcée de ces questions dans la pratique contemporaine : maladresse et mauvais goût couplé à une recherche d’illisibilité, s’illustrant par l'incommunicabilité des messages mis en scène, produisant des formalismes devenus le style du champ de la culture ; questionnement sur les compétences du graphiste au regard de la technique notamment de l’hégémonie d’Adobe27; remise en question des connaissances métier et historiques des designers. En effet au milieu des années 2000, ces principes ont à nouveau fait irruption en France via le design graphique critique européen (Peter Bil’ak, Jon Sueda, Metahaven, Zak Kyes, Experimental Jetset, etc.), qui a continué et développé ces questions dans des nouvelles pratiques : notamment d’édition et de curation.
C’est donc là un premier pas dans notre mise à jour des enjeux philosophiques de la pratique de design graphique. La pratique contient en elle et malgré elle des références théoriques aux champs de la philosophie du langage, de l’écriture, de la sémiologie, de la sociologie et de la médiologie. Ces idées philosophiques se dispersent dans nos discours sous la forme de notions dont nous ignorons l’origine.
3.3 Types de notions : la biodiversité idéologique
Les philosophies et la théorie arrivent masquées dans le graphisme. Elles ne se donnent pas comme des concepts, et ont bien souvent perdu leur filiation avec leurs auteurs. Les idées philosophiques nous parviennent par des notions, des figures esthétiques ou des comportements28. Les idées sont polymorphes, leurs effets dépendent des conditions de leur production et de leur diffusion29 : elles ne valent rien seules mais s’articulent dans des situations d’énonciations qui font toute leur agentivité. Entre les concepts philosophiques et les opinions il existe une gamme d’idées qui se manifestent dans des notions, attitudes ou encore figures : valeurs, principes, lois, dogmes, formes, techniques, démarches, protocoles administratifs, etc. Chaque type de notion a un effet particulier et un groupe d'individus prêt à en exécuter pratiquement les effets : ce fait est particulièrement patent avec la Justice. Le processus de production des lois est complexe et passe par des phénomènes et des processus de délibérations nombreux. Une fois inscrite, une loi s’active par des protocoles tout aussi complexes impliquant un grand nombre de personnes. Mais n’étant que quelques mots sur une feuille, une loi peut décider d’empêcher à une mère de voir ses enfants ou à un individu de perdre sa liberté en étant incarcéré. Ce ne sont pas les mots qui agissent eux-mêmes, mais sont en capacité en revanche de mobiliser des acteurs qui eux mettront en œuvre leurs prérogatives. Néanmoins, si l'exemple de la Justice est très manifeste, il en va de même de toutes les notions : elles ont un effet sur la réalité et organisent nos activités humaines. Dans le design graphique ce point est particulièrement patent. Aux discours esthétiques se mêlent des discours politiques et juridiques. Il n’est donc pas si simple de connaître précisément le sens des énoncés, encore moins d’en prédire les effets à coup sûr.
3.4 Une notion symbolique d’un point de vue systémique : l’auctorialité
Pour poursuivre notre analyse des hybridations d’énoncés et de pratiques, l'exemple de la notion « d’auteur » peut ici servir de boussole. Adoptons la distinction entre six régimes d’énonciation proposées par Bruno Latour30 pour tenter de comprendre les différents régimes convoqués et leurs effets. La première des convocations de la notion d’auteur se fait dans le registre « spirituel31 ». C’est une forme d’affirmation de ses choix et de son ethos : « Je n’ai pas là de revendications d’auteur, reste que je revendique faire des choix affirmant une large part de subjectivité. » (Bihanic, Infra). C’est en ce sens une des distinctions spécifiques entre Ingénierie et Design en France : « y a-t-il du design qui ne serait pas soutenu d’une démarche et posture que je dirais subjectives alors revendiquées ? » (Bihanic, Infra). Le régime d’énonciation spirituel selon Latour est qui suscite l’individu et son pouvoir d’agir.
Mais cette affirmation s’accompagne souvent d’un discours « technique », l’acteur délègue un certain nombre de fonctions à une composition d’objets, d’humains et de non-humains : « Le graphisme est un des outils, comme tant d’autres. C’est un outil d’ouverture et de construction, parfois on l’apprécie parfois non, personnellement ça fait partie de mes références. Parce qu’il se déploie au service de la culture et non au service de lui-même ». (Doan, Infra) Par une série de procédures discursives, sociales et pratiques le praticien « fait tenir32 » des activités, des objets et des idées entre eux : « Il y a un geste ou une posture qui pourrait sans doute s’apparenter à celle d’auteur dans cette organisation minimale des éléments. » (Bihanic, Infra). L’auctorialité est ici un geste de mise en relation d’objets prédéfinis, il n’y a pas d’invention mais agencements33. Pour David Bihanic c’est l’organisation minimale qui « parle » par affordance, pour un pragmatique ce serait l’adéquation, pour un designer social le dispositif de médiation et son lieu (Agora).
Dans toutes ses interconnexions polysémiques le terme renvoie inévitablement au Droit et au droit d’auteur. Pour les pragmatiques c’est une question de représentations du métier : «Tu vois, toutes ces questions-là, bassement pratiques, juridiques, techniques, pécuniaires, qui gonflent tout le monde, sont toujours occultées par des choses qui se présentent de manière plus séduisante : l’approche critique ou esthétique, la responsabilité sociale, les luttes, etc. Cela fait beaucoup d’ombre aux sujets professionnels, qui me semblent pourtant fondamentaux, eux aussi. Combien d’étudiants sortent chaque année diplômés sans savoir ce qu’est une facture, comment amortir un Mac, ou négocier l’usage d’une photo? » (DeRoeck, infra). Les praticiens sont fondés à reconnaître que tout est emprunté, mobilisé ou détourné : «est-ce que le droit d’auteur s’applique, ou est-ce que la notion de création collective supplante la création originale d’un individu ? » (DeRoeck, infra). Cependant une fois entré en régime d’énonciation du droit il n’y a aucune aberration à considérer le droit de propriété de l’auteur comme «vrai » et totalement incontestable. Il s’agit de protéger mais aussi d’attester d’un travail, et ce sens pour la plupart des acteurs : «C’est une bénédiction en France ». (DeRoeck, infra). En effet comment faire reconnaître une activité si complexe qui mêle du discours, des matériaux, des idées, etc. sans jamais pouvoir définir où l’activité commence et s’achève. Dans ce registre du droit il faut des témoins, des documents et des faits. À ce titre le travail du graphiste en est transformé, car il faut produire les preuves de l’originalité — seule garante du travail. Toute l’immatérialité revendiquée des activités de design (posture, attitude, médiation, etc.) doit brutalement exister dans des productions testimoniales. A fortiori pour les designers sociaux qui doivent rendre compte de leur travail dans des restitutions — passage obligé des activités administratives qui attestent du bon usage des finances publiques.
À ce titre donc le designer social s’empare souvent de ces restitutions pour faire théâtre public de cette implication démocratique, là où un graphiste néo-auteur le relègue à des compte-rendus administratifs cachés. C’est donc pour les designers sociaux ici une fonction « politique » de la notion d’auctorialité : le designer ne s’est pas exprimé, ce sont les citoyens qui parlent. Dans leur dissensus ils entretiennent cependant un cercle34 humain de sympathisants « en accord sur rien35 » (dissensus). Ce cercle du régime d'énonciation politique apparaît toujours fragile - car il nous semble qu’il tient sur des boniments et des discours trop généraux. Cependant c’est une propriété du discours politique : les situations changeantes appellent de «promettre » des choses intenables pour faire communauté. Il en va donc de même pour l’auctorialité des pragmatiques : elle sert à dire l’expertise du graphiste, sa capacité à assembler des signes existants pour produire un message. L’auctorialité c’est simplement la reconnaissance que le métier est du côté du graphiste et pas du client : cette répartition des rôles est de l’ordre de la diplomatie dans le milieu du travail.
L’auctorialité est une notion de « fiction36 » ou « artistique » : cela peut paraître évident mais il faut en fait largement contredire notre vision de l’art pour comprendre cette idée. Pour Latour les énoncés de « fiction » se caractérisent par une capacité à se diffuser : l’œuvre est dans un régime d’énonciation de « fiction » quand sa production peut être déplacée, réemployée par un autre et être intégrée à la culture commune. Suivant les milieux du graphisme, l'auteur de la production mobilise un discours de « fiction » qui sera dit : « appropriable » pour les néo-auteurs, « malin » ou «wit » pour les pragmatiques, «open » pour les hackers, etc. L’auctorialité est ici donc contraire à sa fonction juridique : elle ne fait pas barrage à la réappropriation. Une œuvre est bonne quand elle permet l’interprétation personnelle et sa circulation dans la culture. Sa pleine réalisation (condition de félicité) advient quand les idées, principes et attitudes se socialisent, selon la nature des notions mises en jeu : «ça modifie le monde graphique dans lequel j’évolue, ça le stimule, ça le dérange formellement — mais pas intellectuellement. » (Doan, Infra).
Enfin le régime d’énonciation scientifique de l’auctorialité s’incarne dans l’usage des références d’autorités dans la discipline. Ceux-ci sont instaurés par les institutions et la recherche historique. Ici la notion relève également d’une procédure juridique d’établissement de la preuve. Ce régime permet de certifier institutionnellement que tel ou tel registre visuel est attribué à un auteur spécifique : — afin de constituer un interprétation historique tenable qui décrit une œuvre et ses cohérences : «c’est le biais un peu traditionnel de l’historien d’art qui veut absolument que n’importe quelle production ait un auteur unique identifié ». (Darricau, Infra) ; — de façon à poser des définitions exemplaires de la pratique par la pratique. Ces deux registres fonctionnant ensemble : le discours scientifique est étroitement lié à la diffusion de ses découvertes. En se diffusant il est sans cesse menacé d’être politisé37, car socialisé et inévitablement spiritualisé. Les régimes d’énonciation, comme les modes d’existence qui sont alors associés, menacent sans cesse d’entrer en concurrence les uns avec les autres : dire vrai pour démontrer, exalter l’individu et son agentivité ou convaincre pour provoquer l’adhésion ?
Quant est-il alors d’une science du design graphique autonome ?
3.5 Mode d’existence : l’hybridité du discours et ses effets sur la pratique
Le discours esthétique des designers n’est pas purement formel. Pour cette raison particulière l’activité du designer graphique ne s’arrête pas à la production d’une élégance des formes. La production des designers n’est donc pas à ce titre une expertise en forme. Nous l’avons vu, les designers graphiques ont un discours fortement marqué par les milieux dans lesquels ils travaillent. Cette mixité des discours et des effets produit des hybrides de discours. Loin d’être un signe de manque de dignité, cette particularité est plutôt ce qui assure aux designers graphiques une capacité d’agir sur leur environnement. Trop souvent le manque de particularité du design dans ses buts et son essence empêche les praticiens de faire comprendre leur travail. Ne pouvant pas se résumer à un but propre et exclusif, le design ne colle pas avec notre définition des activités essentielles de la modernité historique : mathématique, art, ingénierie, littérature, droit, politique, etc. En ce sens, pour le plus grand nombre le «design ne sert à rien » parce qu’il n’a pas une fonction exclusive et unifiée. Ces propriétés font qu’en s’attachant à des milieux — paradoxalement pour un moderne — il acquiert le pouvoir d’exister. Sa force est de produire de liens et de disparaître derrière ses attachements qui ne lui appartiennent plus. À l’inverse d’un artiste dont l’autonomie est recherchée et mise en scène, le designer cherche et compose des situations d’hétéronomie. Cette hybridité fait problème dans un monde de la recherche en silo. À quelle discipline se rattacher lorsque les énoncés convoqués dans nos pratiques sont d’origines multiples : esthétique, sociologie, philosophie, histoire matérielle de la littérature, épigraphie, médiologie, etc.?
Bibliographie
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-
Yann Aucompte, La diversité éthique des pratiques de graphisme en France au tournant du XXie siècle, thèse en sciences et technologies des arts et photographies, sous la direction de Roberto Barbanti, Université Paris 8, soutenue en 2022. ↩
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«...graphic design only exists when other subjects exist first. It isn’t an a priori discipline, but a ghost; both a grey area and a meeting point...», Stuart Bailey, «Dear X», Dot Dot Dot, n°8, 2004. ↩
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Ici au sens de Kant. ↩
-
Voir Aucompte, Yann « Des mondes-ateliers : les lieux et les milieux de la fabrique du design graphique. », dans Azéma, Claire (dir.), Les Arts de faire : Acte 1 - Les modes d'existence de l'atelier en Arts et en Design, Revue Design Arts Medias, 11/2021, (consulté le 10/06/2023), URL: https://journal.dampress.org/issues/les-arts-de-faire-acte1-les-modes-dexistence-de-latelier-en-arts-et-en-design/des-mondes-ateliers-les-lieux-et-les-milieux-de-la-fabrique-du-design-graphique. ↩
-
Sur cette question dans le design graphique voir l’article Yann Aucompte et Stéphane Darricau, « Quelques effets sur la pratique de la traduction d’un concept : le déconstructivisme graphique depuis les années 1980 », Appareil [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 22 juillet 2022. ↩
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Voir Aucompte, Yann « Des mondes-ateliers : les lieux et les milieux de la fabrique du design graphique. », op. cit, 2012. ↩
-
Yann Aucompte, "Le graphisme d'auteur du duo de graphistes M/M (Paris): quand une pratique mineure occupe le territoire de l'Art majeur", Marges, n°29, 2019 ↩
-
Yann Aucompte, "Doing Nothing as a valid design decision », Discours critique en art et design- Pratiques et enjeux contemporains, Saint-Étienne, Cité du design/Esadse - Fabelio, 2022, p. 142-147. ↩
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Dont le programme idéologique est très bien explicité par la revue Back Office. ↩
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Bruno Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes suivi de Irréductions, Sciences humaines et sociales, Paris, La Découverte, 2011, p. 289. ↩
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Voir John Dewey, L’Expérience et la nature suivi de L’Expérience et la méthode philosophique, Paris, L’Harmattan, 2014 et John Dewey, La Quête de certitude, Paris, Gallimard, 2008 ↩
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Latour Bruno, Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des modernes, Paris, La découverte, 2012. ↩
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Remerciements ici à Catherine Chomarat-Ruiz qui m’a suggéré d’utiliser ce terme barthésien pour désigner les représentations éthiques qui ont cours chez les praticiens et acteurs. ↩
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Aphorisme canonique «You read best what you read most » de Zuzana Licko, «Typeface Design: An Interview with Zuzana Licko », dans VanderLans R. (Ed.), . Emigre No70: The Look Back Issue, p. 89–92 , New-York (NY), Gingko Press, 2009. ↩
-
voir Yann Aucompte, "Le graphisme d'auteur du duo de graphistes M/M (Paris): quand une pratique mineure occupe le territoire de l'Art majeur", Marges, n°29, 2019 ↩
-
voir Yann Aucompte « La décroissance par la production de signes ? Le design graphique à l’épreuve des écologies guattariennes », dans Bertrand, Gwenaëlle, Favard, Maxime (dir.), Design & industrie à l’ère de l’Anthropocène, Revue Design Arts Medias, 07/2021, (consulté le 26/05/2023), URL: https://journal.dampress.org/issues/design-industrie-anthropocene/la-decroissance-par-la-production-de-signes-le-design-graphique-a-l%27epreuve-des-ecologies-guattariennes ↩
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Catherine de Smet, «La vie mode d’emploi », dans Festival International de l’affiche et du graphisme 2008, Paris, Pyramyd NTCV, 2008, p. 9. ↩
-
Stéphane Darricau, Le Livre en Lettres, Paris, Pyramyd, 2005, p. 54-55. ↩
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«Social design » au sens donné à une famille d’activités en design collectées et valorisées par la plateforme Social Design : orientation éthique différente de celle du du graphisme social, portée par Gérard Paris-Clavel et du design social, voir Alain Findeli,«Le design social », en ligne sur le site de la SFE, repéré ici : http://www.sfe-asso.fr/sites/default/files/document/le\_design\_social\_par\_alain\_findeli.pdf ↩
-
Les acteurs empruntent cette distinction à John Berger dans le livre Voir le voir (Ways of Seeing, 1973), livre qui a connu une circulation intense chez les praticiens proches de Grapus dont sont issues une majorité des graphistes sociaux. ↩
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Les acteurs ont cependant un sens critique de ce trope démocratique : il ne l’idéalise pas. La critique est apportée au milieu par Ludovic Duhem qui reprend les recherches de Joëlle Zask sur le sujet et les inscrit dans une approche critique inspirée de celle de Bernard Stiegler et Gilbert Simondon. ↩
-
En référence à Pekka Himanen, L’éthique hackers et l'Esprit de l'ère de l'information, Paris, Exil, 2001. ↩
-
Au sens de Gilbert Simondon. ↩
-
Steven Heller, «The Legibility Wars of the ’80s and ’90s», Print magazine, décembre 2016. ↩
-
Rick Poynor, «Designer as Author », p. 97-102, dans Rick Poynor,Design Without Boundaries, Visual Communications in Transition, Londres : Booth-Clibborn, 1998, p. 97. ↩
-
Yann Aucompte et Stéphane Darricau, « Quelques effets sur la pratique de la traduction d’un concept : le déconstructivisme graphique depuis les années 1980 », Catherine Chomarat-Ruiz (dir.), Dossier «Design et traduction », Appareil [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 22 juillet 2022. ↩
-
À ce sujet voir les articles d’Anthony Masure et de Julie Blanc. ↩
-
Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, édition de Minuit,1980. ↩
-
Edgar Morin, La Méthode, Les Idées : leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation, vol. 4, Paris, Éditions du Seuil, 1991. ↩
-
dans Latour Bruno, dans «Petite philosophie de l’énonciation», Texto!, juin 2006, vol. XI, n°2, repérée à : http :/ /www. revue-texto.net/Inedits/Latour_Enonciation.ht ml, Consultée le 28/ 07/2018 et d’une façon plus avancée dans Latour Bruno, Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des modernes, Paris, La découverte, 2012 — nous opterons pour la classification de 2006 en retirant les deux premiers régimes des huit proposés pour des raisons de clarté, car ils sont omniprésents selon Latour. ↩
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Latour parlerait ici de régime d'énonciation «religieux », pour plus de simplicité et afin de ne pas rentrer dans sa définition je choisis de parler — en simplifiant la démonstration — de «spirituel », comme ce qui suscite chez les individus un sentiment d’exister à travers des actes éthiques, Bruno Latour, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, Paris, La Découverte, 2013. ↩
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Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des modernes, Paris, La découverte, 2012, p.225-227. ↩
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Au sens de Gilles Deleuze et Félix Guattari. ↩
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Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence : une anthropologie des modernes, op. cit, p. 345. ↩
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Ibidem, p. 346. ↩
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Bruno Latour, dans «Petite philosophie de l’énonciation», op. cit, juin 2006 et d’une façon plus avancée dans Latour Bruno, Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des modernes, op. cit., 2012, p.237-260. ↩
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Latour Bruno, L’espoir de Pandore, Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La découverte, 2007, p.20-21. ↩