Entretien avec Patrick Doan (27/01/17)
Yann Aucompte

Yann Aucompte1 : Quels théoriciens t’ont inspiré ?

Patrick Doan2 : Parmi ceux qui m’ont influencé, il y a l’école de la Haye, avec Gerrit Noordzij^3^, théorie du tracé et la primauté de l’outil dans la forme des caractères. Après c’est critiquable, c’est des théories à débattre. Je dirais que c’est la clarté et la force avec laquelle il a défendu l’origine des formes, l’origine calligraphique et technologique des formes. Le travail de Jacques Paillard, un politicien qui travaille sur la relation de l’homme à l’espace : comment l’homme évolue et se construit avec son environnement ? Ses articles sont très lus et très référencés dans le monde de l’apprentissage moteur. Tout ce qui est morphocinétique et topo-cinétique. Est-ce que le geste tend à viser quelque chose ou à se mettre en relation avec quelque chose ? C’est dans son travail que j’ai trouvé une très bonne définition de ce qu’est la lisibilité en typo. Dans la culture typographique on s’écharpe pour définir ce qu’est la lisibilité à travers différentes écritures et époques. Lui il l’a définie tout autrement, notamment dans une stabilité des référentiels spéciaux, qui permettent à la personne de s’orienter et de transformer la nourriture informationnelle en une nourriture informationnelle régulière, et donc facile à ingurgiter et à manipuler. Donc la lisibilité c’est ce besoin de stabiliser la nourriture informationnelle dans des rapports de régularité. À partir de là pour moi c’est un écho intéressant à pourquoi nos formes typographiques latines ou chinoises, avec le temps se stabilisent, et deviennent rationnelles et structurées. C’est un théoricien qui m’a beaucoup marqué, qui pose des questions au-delà de la typographie. Qu’est-ce que la régularité dans le geste, pourquoi il faut aussi bien dans l’activité motrice, que dans les formes graphiques l’un des enjeux soit la régularité, alors qu’elles sont cependant formellement très différentes. La régularité du geste c’est la facilité, c’est l’automatisme. Alors que la régularité graphique c’est au contraire la rigueur, la contrainte, c’est le contraire de la fluidité, mais c’est deux régularités qui s’opposent mais finalement servent une forme de fluidité, la construction de soi dans la nourriture informationnelle.

Mon directeur de thèse entre dans la recherche par l’empirisme. Le terrain et les protocoles sont plus importants. Finalement, la théorie il faut la faire par la bibliographie. C’est vrai que c’est plutôt maintenant que j’avance sur le territoire de l’écriture que je constitue ma bibliographie.

C’est vrai qu’il y a une approche qui me plaît c’est l’empirisme et les méthodologies d’interviews à la première personne. Comme les entretiens de confrontation, c’est des techniques d’enquête de l’expérience vécue, situées dans une pratique réelle et pas dans une pratique de laboratoire. Elles sont très utilisées dans les sciences du sport, pour tout ce qui a trait au corps et aux gestes. La personne pratique, sa pratique est enregistrée, avec différents supports, vidéo, traces, notes au travers de ces supports de la mémoire permettant à la personne de se rappeler, au travers de supports mnésiques. Pour remonter le cours de son expérience de façon chronologique ou longitudinale. Coupler à des entretiens d’explicitation qui plongent dans un moment de l’action : afin de voir de l’expérience réelle. En associant ces différents types d’entretiens on couvre le déroulé de l’action mais on couvre également l’émergence de l’action. Comment il éprouve, et comment ses intentions et ses ressentis se succèdent ? Mais si on s’arrête dans le cours du vécu, comment à l’instant T, les actions et la nature de ce vécu vont être décrites? Comment émergent les dimensions de ce vécu ? L’une des dimensions que j’étudie c’est l’attention, comment émerge l’attention à partir du vécu. On fait l’hypothèse que c’est au travers du déroulement de son activité qu’une partie de son attention se construit. Ce n’est pas juste du top-down, ce n’est pas lui qui est au contrôle de son activité attentionnelle. C’est une relation écologique entre son environnement et son attention. On essaye de caractériser les différents registres d’attention.

Y.A : As-tu des designers favoris ? Des graphistes emblématiques ?*

P.D : J’ai moins le réflexe des références emblématiques que mes collègues, comme Sébastien Morlighem, qui est historien de la typographie et du graphisme. Ce qui m’intéresse, ce sont les dimensions de la technique, de l’apprentissage et de l’expérience vécue. Plutôt que de porter un regard sur le passé. Mais je pense ici à l’école de Vienne, avec Neurath4. La relation entre la sociologie et la politique et une époque qui est le début du XXe siècle. Avec l’avènement des classes ouvrières, l’apparition d’un groupe social qui n’existait pas avant au sein des villes. Elle a gagné en pouvoir, car il y a eu une lutte entre les classes dirigeante et ouvrière. Et comment le graphisme et toute une frange progressiste, des philosophies, des designers, des artistes, des écrivains ont proposé une autre pratique qui prend en compte ce bouleversement social. Neurath a dirigé l’association des jardins collectifs ouvriers. Au travers de ce poste, qui semble n’avoir aucun rapport avec le design et le graphisme, il a construit une équipe de designers et d’architectes qui ont imaginé les premières cuisines intégrées. Les maisons modulaires aussi, je trouve ça fascinant, la manière dont cet homme pluridisciplinaire réunit divers penseurs et acteurs pour redéfinir de moyens très pragmatiques des pratiques comme l’espace d’exposition. Il a été le premier à proposer des espaces d’interprétations, opposés au modèle du musée classique. Ce dernier se définissait par une œuvre unique, un musée est une collection d’œuvres uniques. Et lui a été le premier à dire que ce qui est beau, ce qui est muséable c’est la beauté de tous les jours. Contrairement au musée traditionnel, il faut des œuvres reproductibles, et qui touchent tout le monde. Les premiers musées sur l’économie et la technologie, c’est lui qui les a montés en Autriche, c’est en un sens révolutionnaire. Le travail sur l’Isotype aussi, matrice des formes pictogrammatiques que l’on connaît aujourd’hui. Davantage que le système en soi, qui est intéressant, c’est d’ailleurs plutôt l’œuvre de Gernd Arntz5 — moi c’est le contexte de tout ça qui me passionne. La vocation c’est toute cette réflexion de démocratisation de la connaissance que Neurath a porté. Une époque aussi pour les révolutions qu’elle a portées, comme les œuvres de Schwitters.

Y.A : As-tu des idées-clefs ou des valeurs emblématiques ?

P.D : Je pense que dans la recherche et l’enseignement, il y a un idéal qui motive la recherche. Il s’agit de concevoir le graphisme comme ce qui participe d’une construction positive. D’un idéal de communication et d’apprentissage, d’accessibilité à l’information mais aussi de plaisir. Un graphisme comme une pratique de découverte et d’ouverture. Quand on travaille sur un livre on va se poser la question de «qu’est-ce que le graphisme va permettre ?». Qu’est-ce que nos choix vont permettre, pas tant l’accentuation, que le sens des choix qu’on va prendre en dispositifs, en typographie, en graphisme, qui vont ouvrir de nouveau et permettre à la personne de le recevoir.

Y.A : Que penses-tu du graphisme d’auteur ?

P.D : Pour ce qui est du graphisme d’auteur : je ne vais pas forcément aller à la rencontre de ces travaux. Mais à chaque fois que je croise ces pratiques je trouve qu’il y a une innovation, une inventivité, une posture singulière intéressante, expérimentale. J’ai plaisir à les parcourir, mais je ne suis pas fan de cette posture. Je ne cherche pas non plus à comprendre du reste. Je suis ouvert à leurs pratiques, à l’appréciation des formes qu’ils utilisent parce que ça modifie le monde graphique dans lequel j’évolue, ça le stimule, ça le dérange formellement — mais pas intellectuellement. Il y a une utilité de renouvellement.

Y.A : Quel praticien est emblématique des pratiques de design graphique ? Otto Neurath ?

P.D : Pour moi, Neurath incarne une figure forte de ce que le graphisme a pu donner d’utile et qui a modifié notre société. C’est une technologie qui l’a créé, une manière de penser qui dépasse le graphisme, il a su faire converger le graphisme vers des besoins en résolvant des problèmes, en améliorant son activité, son rapport et sa relation à son environnement. Comment améliorer son activité, sa construction. Un autre idéal pour moi c’est le travail du créateur de McSweeney6 et The Believer. Le postulat c’est que pour trouver sa place dans notre société contemporaine, on s’appuie sur la « littération « : être lettré autrement dit. Il faut que nos enfants sachent écrire et lire. Et donc trouver leur place dans la société à travers l’écrit et l’expression. Ça veut dire aussi les aider après l’école à développer leur qualité d’écriture et d’expression pour qu’ils puissent jouir de la littérature et eux-mêmes produire de la littérature donc de la pensée. C’est une idée qui vient du fait qu’il est écrivain, selon lui «étant écrivain je ne peux écrire que s’il y a des lecteurs» et donc «je soutiens le développement de la ‘’littération’’». Il ouvre des boutiques. À San Francisco — par exemple — elle est autour du thème des pirates, dans une autre ville ce sera le thème des espions, dans une autre sur les super-héros. Et les enfants ont un principe de soutien qui est très différent de l’école publique : un tuteur, toujours le même. Chaque enfant a un tuteur bénévole pour faire ses devoirs. C’est un principe d’autorégulation et d’entreprise que j’ai trouvé chez Neurath, mais ici chez une personne de la côte ouest, et écrivain. Il a mis en place tout seul un système autonome de soutien scolaire. À côté de ça il a sa maison d’édition qui tous les trimestres édite un ouvrage de jeunes romanciers. McSweeney est internationalement renommé pour son graphisme. Ça a fait converger illustrateurs, typographes, écrivains, enseignements, lecteurs. Il a un magazine qui s’appelle The Believer, un magazine culturel mensuel, le New-Yorker « westcoast”. Tout ça constitue un environnement progressiste, mais pas pour le graphisme. C’est très différent du graphisme d’auteur, où il faut chercher à se définir soi-même, mais c’est plutôt de contribuer au développement des capacités culturelles de sa communauté. Le graphisme est un des outils, comme tant d’autres. C’est un outil d’ouverture et de construction, parfois on l’apprécie parfois non, personnellement ça fait partie de mes références. Parce qu’il se déploie au service de la culture et non au service de lui-même. Peut-être qu’un graphiste d’auteur ne se réalise que par sa pratique, et en faisant du graphisme d’auteur il s’accomplit et je le comprends.

Y.A : Que penses-tu de la publicité ?

P.D : Il y a des créatifs fantastiques dans la publicité, malheureusement les enjeux commerciaux ne sont pas toujours éthiques. Après il y a des agences de publicités qui travaillent pour des institutions caritatives, de santé, enfin pour des «bonnes» causes. Pour des choses éthiques. Mais créativement il y a des choses fantastiques. C’est une industrie qui a les moyens pour engager et produire à des niveaux incroyables : en développant des supports et des technologies, et faire travailler des créatifs. C’est un canal dans lequel le design et le graphisme se développent également pour moi. C’est seulement que la dimension éthique et commerciale n’est pas parfois très conciliable. Dans le design global il arrive que les deux se concilient, chez Totaldesign ou chez le StudioDumbar, l’identité visuelle globale est aussi une forme de publicité. On est tous amenés, comme moi d’ailleurs, à faire ce genre de travail. C’est une forme de représentation, qui « représente »et « projette »des valeurs, et ça n’est pas un jugement pour moi. C’est une question d’éthique, faire de la typographie est aussi faire voir. C’est toujours une question ensuite des valeurs véhiculées par cette entité et par les acteurs. C’est une question politique et éthique, un lien entre notre image et notre mode d’action. Le graphisme c’est tellement large comme terme, à ce titre il me semble que les fresques préhistoriques sont du graphisme. On le retrouve dans la religion et l’éducation, c’est qu’en fait le berceau du graphisme est plus grand. Toute activité humaine peut déclencher un acte de graphisme, comme l’agriculture ou la musique. Dire que la publicité a donné naissance au graphisme, comme l’avance Heller, nie que ce n’est qu’une petite part de l’activité humaine. J’aime quand le graphisme porte à la connaissance des choses au-delà « d’acheter», « vendre »ou «être vu». Le graphisme n’est pas la même chose que le design graphique. Il est important de positionner le terme design avant graphisme. Il ne faut pas oublier la vocation de ce qu’est le design. Dave Eggers7ou Otto Neurath sont une pensée stratégique au service de la forme, au service d’apprentissage de connexion sociale de mise en réseau, de mise en circulation et en fonctionnement de divers contenus. La pensée du graphisme et du design graphique c’est la pensée de cette mise en fonctionnement : il « syncrétise», il synthétise, il permet.

Y.A : Où en est selon toi la théorie du graphisme ? Le graphisme critique et son penchant pour la recherche, comme* Dot Dot Dot8 ?

P.D : Je vais te décevoir : je n’ai pas trop d’avis là-dessus parce ça ne m’intéresse pas beaucoup. C’est une discipline qui a une tradition académique longue, peut-être plus historique, et faire une histoire du graphisme, de l’art ou des technologies c’est une activité dont les outils et les protocoles, tout l’environnement est déjà là. Faire une histoire du graphisme c’est super, mais on connaît déjà les tenants et les aboutissants, on a une histoire de l’histoire. Ça n’est pas de trop, on a les bases de la discipline historique, comme celle de l’anthropologie, y a une base à chaque fois — mais une théorie du design en soi et pour soi qu’est-ce que ce serait ? Ça s’appuierait forcément sur d’autres champs, ça s’appuierait sur la sociologie, sur la psychologie, la philosophie aussi…

Dot Dot Dot, j’ai suivi cette revue, j’ai les numéros dans ma bibliothèque et j’aime beaucoup cette distance, cette ouverture. Il y a un mélange d’anthropologie, de sociologie, d’histoire, pour tenter de resituer le graphisme dans les autres champs de la connaissance. C’est une accumulation de réflexions, d’objets, et d’exemples. Un ensemble pas vraiment organisé finalement. Mais ce n’est pas une théorie du graphisme, plutôt des bribes de réflexion. C’est très intéressant néanmoins, sans pour autant être une hypothèse constituée, avec des invariants.

Y.A : Que penses-tu du graphisme social et des tendances issues de Grapus ? Ce graphisme de co-conception qui se fait facilitateur ?*

P.D : Quand on parle de graphisme français issu de la «sphère Grapus», c’est compliqué pour moi de répondre. Je ne suis pas en contact avec cette culture-là, je ne suis pas vraiment dans le monde du graphisme français. J’ai une pratique en orbite. J’enseigne à Amiens, mais mes références sont plus néerlandaises. Je ne peux pas vraiment te donner mon avis, je suis extérieur à ça. J’ai pas vécu avec, je ne suis pas dans un milieu dans lequel leur travail a une incidence, ce qui m’empêche de commenter. Par contre, je peux commenter le travail des studios néerlandais qui travaillent sur l’environnement social et graphique au Pays-Bas. Le travail sur les identités culturelles de Mevis & Van Deursen, qui travaillent plutôt sur des institutions culturelles et en quoi ces institutions culturelles ont utilisé un langage qui va toucher n’importe qui.

Le graphiste qui devient facilitateur c’est pour moi porteur d’une valeur d’altérité ou d’un vecteur d’altérité. Ça n’est pas vraiment une perte de position d’expert. On a toujours besoin d’experts dans une discipline, parce que c’est au travers de l’expertise qu’on élève une pratique ou un art. Chaque objectif, inévitablement, amène une amélioration, en pratiquant on s’améliore et on repousse plus loin les limites de sa discipline. Ça ne veut pas dire pour autant qu’on s’enferme. On va essayer pour soi-même, pour l’efficacité de son action, de tendre à améliorer des techniques, on peut dire s’améliorer soi-même, améliorer la maîtrise et l’expressivité associée à sa pratique. Mais ça ne veut pas dire qu’on la perd parce qu’on la met au service de l’altérité. Il n’y a pas de soumission de la technique à l’éthique. Par exemple, simplifier la technique, c’est développer une technique de la simplification et de l’accessibilité. Interagir avec des partenaires, c’est pas faire des concessions qui amenuisent sa propre créativité. Au contraire, c’est en travaillant avec les autres qu’on fait des grandes choses. Ce n’est pas en travaillant dans son coin… enfin peut-être que je caricature, y a pas de formule comme quoi… — ça dépend de beaucoup de facteurs. Pour moi travailler dans l’édition c’est un travail collaboratif. Je travaille pour les éditions Non-standards, pour Élodie Boyer. À travers des différents ouvrages que l’on a conçus on s’est aperçu que travailler avec un papetier, un imprimeur, un graphiste, un écrivain, un relieur nous fait collaborer ensemble constamment. Au final, ça n’a pas fait des livres de moindre qualité graphique, même au contraire je pense que ça nous a permis de faire des livres qui ont été bien appréciés. On a gagné des prix : meilleur livre des Pays-Bas, meilleur livre European Design Awards. C’est pour moi une preuve que ce n’est pas parce qu’on se plie à une relation d’altérité avec un partenaire que cela réduit la qualité. La question de la prise de contrôle du graphiste sur les relations de travail, dans ma pratique, elle ne se pose pas du tout. Je ne suis pas dans une relation de pouvoir en rapport avec une expression personnelle. Je ne juge pas non plus une pratique d’auteur qui travaille son propre langage, car il travaille aussi son intersubjectivité qui a une vraie qualité, qui est aussi transmise. L’intersubjectif graphique c’est une autre manière de faire. Les travaux de Ne Pas Plier, ça n’est pas la fin d’une intégrité graphique.

Y.A : Quel est pour toi la plus grande marque de reconnaissance en tant que graphiste ?

P.D : La plus grande marque de reconnaissance c’est la confiance qu’on m’accorde. Ce n’est pas d’être récompensé par un prix ou par des invitations, par des présences publiques. C’est la véritable confiance qu’on peut m’accorder en travaillant avec moi. C’est ça. C’est plus important pour moi, mais la confiance c’est pas dire «oui, j’adore ce que tu fais», mais vivre pleinement ensemble un projet d’ensemble. Avec les doutes, les critiques, les échanges, les challenges, et partager les risques et l’effort. Et ça, ça demande une énorme confiance. Et je dirai la même chose dans l’éducation, quand j’ai une directrice ou un collègue avec qui je partage la confiance pour un projet en dehors d’une zone de confort. Car la confiance apparaît dans des zones de risques. Dans les périmètres sécurisés, où le travail est moins intéressant, on fait les choses automatiquement. C’est toujours aller vers des territoires plus risqués et là on a besoin de confiance.

Par exemple, j’ai travaillé sur l’identité visuelle d’un évènement qui s’appelle Red Light Design à Amsterdam. Un festival de joaillerie contemporaine, qui s’était installé dans le quartier rouge, à côté des maisons closes, la municipalité avait voulu équilibrer l’activité touristique du quartier en y implantant des lieux dédiés au design. Les designers bijoutiers c’étaient des gens plutôt très connus comme Ted Noten, un bijoutier néerlandais. Je me souviens de la première réunion que j’ai eue avec toute l’équipe. Je me suis installé et la première phrase que m’a dit Ted c’est : «qu’est-ce que t’as envie de faire», sa première phrase…. Ça m’avait vraiment bouleversé, cette confiance. Ce n’est pas tant de dire, je vais dire oui ou non, mais de prendre le risque. Cependant, ça ne veut pas dire «je vais tout accepter de toi». Mais c’est plutôt « the good will », la volonté ou la bonne volonté, de s’ouvrir à l’autre. Ça ne veut rien dire de tes qualités, mais ça a à voir avec la relation que tu entretiens avec l’autre. Je ne pense pas qu’une situation idéale de travail pourrait durer. Par définition, les situations se succèdent. La situation idéale serait une activité qui ouvre sur une autre activité qui soit constructive. C’est un enchaînement de situations qui construit ta pratique, à l’interroger, à la stimuler, à la remettre en cause. Ça serait de garder un roulement, une dynamique et pour ça on a besoin de difficultés. En un sens, le terme « idéal »est ambigu, car par là on imagine une situation «qui marche». Alors que finalement c’est trouver des verrous dans lesquels on a le cadre institutionnel, intellectuel et des acteurs pour saisir le projet. C’est travailler ensemble à trouver une solution à ces verrous. Trouver des voies, des pistes et des chemins à l’intérieur de ces problématiques. Je pense de manière concrète à Gestual Script. Si je devais résumer la situation idéale pour continuer ce projet, ce serait une sanctuarisation de l’infrastructure, les subventions, les lieux, la permanence des acteurs qui y participent. Et quand tu as les moyens au travers de ta recherche constamment renouveler, progresser, dans ta réflexion, la modifier ou la changer. C’est avoir les moyens de travailler, de partager et de communiquer finalement.

Y.A : Que penses-tu du rapport salarial ? Le statut d’indépendant ?

P.D : Le rapport salarial est une forme qui permettrait ce genre de projet. Plus tôt tu résouds la question financière, plus tôt tu te poses les vraies questions. Je crois au fait qu’au-delà d’une certaine somme le bonheur est acquis. La question est «t’as besoin de quoi pour vivre ?», déterminée selon ta propre histoire, d’où tu viens, avec qui tu vis. Parce qu’avant ce seuil le seul problème c’est «est-ce que tu as assez ?». La question salariale, c’est plutôt : est-ce que t’es subventionné, fils à papa, etc… Peu importe finalement, je vois bien que pour la recherche sur la langue des signes nous sommes subventionnés et ça nous permet de travailler. Mais si l’argent arrivait d’autre part, peu importe. La seule distinction que j’ai entre salaire et entrepreneuriat c’est — pour moi — entre mon travail de professeur et mon travail d’indépendant. Je dirais que ce n’est pas la question de la quantité qui me touche. C’est plutôt la question de la régularité. L’activité de professeur et de graphiste se confondent parfois avec le dialogue entre étudiant et client. L’étudiant peut parfois se transformer en un client, parfois il faut leur tenir un discours professionnel en dehors de la logique scolaire. Donc la différence que je vais faire en termes de revenus, c’est plutôt une question de régularité. Les deux étant fonction de l’intensité d’activité, si je fais plus d’enseignement : je gagne plus. Si je fais plus de free-lance : je gagne plus. Après j'élude la question de la quantité, les taux horaires ne sont pas comparables, ce sont des économies différentes. Les vocations sont différentes : l’un est privé ; l’autre est public. Il y a une universalité, de l’enseignement, les clients eux sont des identités privées, des portions de populations différentes : des chefs d’entreprises ou des dirigeants.

Y.A : Les appels d'offre sont-ils une bonne manière de travailler ?

P.D : J’ai rarement répondu directement à un appel d’offre. J’ai travaillé dans ce cadre mais toujours dans des équipes. Je ne peux pas vraiment témoigner d’un avis là-dessus. Je n’ai pas vraiment la pratique de l’appel d’offre. Après je suis un peu loin de la France et de ces problèmes bureaucratiques. Je n’ai pas vécu cette situation. J’admire — et en même temps j’ignore — la situation de ces graphistes qui ont créé leur structure et qui doivent payer toutes ces charges. Je trouve qu’il y a un déséquilibre entre l’offre et la demande. Et pourtant on continue d’ouvrir des écoles de graphisme. Je suis toujours étonné de voir ces milliers de graphistes sortir des écoles tous les ans. Où vont-ils ? Y a-t-il autant de départs à la retraite ? Il faut verser des salaires à ces graphistes. Quand on regarde les besoins en ingénieurs ou en aide-soignants ?! Je pense que la politique autant que les choix personnels doivent s’orienter vers ce qui est utile. En même temps, je n’avais pas moi-même consulté les offres d’emploi pour faire mon choix de carrière dans le graphisme. Il doit y avoir des chiffres qui orientent les étudiants, car le graphisme c’est un milieu compliqué pour vraiment s’y épanouir. En vivre n’est pas la même chose qu’en jouir. On peut vivre en s’ennuyant d’un travail qui est pourtant qualifié. Je pense que le graphiste pense à l’inverse et cherche à jouir de son travail avant d’en vivre. Finalement, on se demande si on jouit vraiment du graphisme, au final c’est une jouissance facile. Elle assouvit des instincts primitifs, de saillances visuelles, elle flatte les sens qui s’appuient beaucoup sur la notion de récompense immédiate. C’est la question de la formation au graphisme : de rentrer dans une culture du graphisme, de diversifier et équilibrer pour développer un graphisme plus en rapport avec la réalité. Non pas se complaire dans la jouissance immédiate. C’est l’expérience qui permet de décaler le plaisir, et chercher l’inhabituel, aller plus loin pour trouver le plaisir. On est des machines à nous satisfaire de choses immédiates, le graphisme est d’une instantanée gratification : «On fait une chose un jour et on est content ; et en revenant le lendemain on est moins content».


  1. Yann Aucompte est docteur en esthétique et sciences des arts de l'université Paris 8 est membre du collectif Arts Écologies Transitions, il est professeur agrégé de Design et Métiers d’art, DNMADe Graphisme, design du livre et de l’édition ; Narration et médiation scientifiques par le design graphique et l’illustration Lycée Jean-Pierre-Vernant, Sèvres (92), France. 

  2. Retranscription écrite de l’entretien par l’auteur. Patrick Doan est né au Vietnam, il passe un Baccalauréat économie et sciences sociales à Paris. Il suit un DEUG de langues étrangères appliquées, Anglais et Japonais. Il entre en MANAA à Duperré, puis en BTS communication visuelle en 1992. Il est reçu aux Arts-déco et en DSAA création typo Estienne, mais il choisit Estienne. Il suit le programme Erasmus à la Rietveld Academie. Son projet de diplôme travaille autour d’un caractère pour l’écriture vietnamienne : «Critères de lisibilité dans l’écriture vietnamienne». Son projet de thèse est dans la continuité du projet de recherche au sein de Gestual Script à Amiens, issue d’un cours, proposé par des étudiants qui l’ont mis en place dans le post-diplôme. Dominique Boutay, un linguiste l’encourage à faire une thèse à l’université de Compiègne. Le directeur de l’école doctorale souhaite développer une recherche sur l’apprentissage de l’écriture et le contact pour faire une thèse dans le cadre de ce projet. À partir de Varela il pense la pratique de l’apprentissage de manière constructiviste. En tant que pédagogue de la calligraphie, comment l’étudiant apprend, par quel processus son activité se construit ? 

  3. Gerrit Noordzij (1931—...), concepteur de caractères et auteur de livres hollandais. Il est connu pour ses théories sur la conception des caractères et sur la classification morphologique des lettres. 

  4. Otto Neurath (1882—1945) chercheur en sciences humaines autrichien, membre du Cercle de Vienne. Il fonde le Gesellschafts-und Wirtschaftsmuseum (Musée socio-économique) en 1925. Avec l’artiste Gernd Arntz il met en place un système pictographique de vulgarisation des connaissances. 

  5. Gernd Arntz (1900-1989) artiste autrichien. Il expérimente un vocabulaire formel universel. 

  6. McSweeney’s est une maison d’édition associative et un site d’actualité américain, fondée par Dave Eggers en 1998. Elle publie Timothy Mcsweeney’s Quarterly Concern et a publié The Believer

  7. Dave Eggers (1970—...) est auteur et éditeur américain. 

  8. Dot Dot Dot est une revue de design graphique éditée par Dexter Sinister (Stuart Bailey et David Reinfurt) de 2001 à 2011.