Jalons pour une histoire de la Biennale internationale design Saint-Étienne (9). Entretien avec Laurent Grégori
Christophe Bardin

Christophe Bardin : Bonjour, Laurent Grégori, vous êtes designer et enseignant à l'école supérieure d'art et design de Saint-Étienne (ESADSE). Une première question peut être naïve, comment découvrez-vous le design et pourquoi cette envie d'en faire ensuite votre métier ?

Laurent Grégori : Au départ, je fais des études artistiques au sein de l'école régionale des beaux-arts de Saint-Étienne. À l'époque nous avions un cursus divisé en deux parties. Les deux premières années - probatoire et postprobatoire - avant d'intégrer pour trois années un des départements proposés par l'école. À mon époque le service militaire est encore obligatoire - suspendu en 1997 par Jacques Chirac. Je décide en conscience de devancer l'appel pour ne pas être sous les drapeaux en fin de cycle de formation, au moment où précisément se constitue un réseau et s'offrent les premières opportunités professionnelles. Un mois avant de revenir à l'école et d'intégrer le département environnement avec l'idée de devenir décorateur d'intérieur, je découvre l'exposition Caravelles au musée d'art contemporain de Lyon. Je tombe sur la présentation des pièces libres, de Mandini, Branzi ou encore Sottsass. Les plus grands designers italiens de l'époque, ceux qui ont transformé la vision du design... C'est cet événement qui va me mettre dans le bain du design. Les quadriennales Caravelles ont été pour moi fondatrices. Elles me permettent de découvrir la discipline et elles encadrent mes études. Tout débute par la claque de Caravelles 1 et se termine par le commissariat de Caravelles 2 pendant mon post diplôme à Saint-Étienne.

C. B : Les quadriennales Caravelles sont ces deux grandes expositions autour du design, initiées par Vincent Lemarchand dans différentes villes de la région - Lyon, Saint-Étienne, Grenoble entre autres en 1986 et 1991. En quoi sont-elles si importantes ?

L. G : Les deux événements Caravelles ne peuvent pas se réduire à de simples expositions. Ce sont plutôt des festivals du design. Elles se déroulent en plusieurs lieux. Dans chaque ville, des institutions portent un projet spécifique d'exposition. C'est une organisation multi-institutionnelle portée par une personne, Vincent Lemarchands qui a réussi le tour de force de fédérer tous ces acteurs. L'événement est d'une ampleur folle, surtout pour un tout jeune designer à l'époque. Le retentissement est vraiment important pour beaucoup d'étudiants de ma génération, en tout cas dans la région. Vincent Lemarchands a toujours été un organisateur hors pair, il a toujours eu cette volonté de lier les choses. Il a initié beaucoup de projets, même si certains ne sont pas nécessairement allés à leurs termes. Si le design culturel ou design d'organisation existait, Vincent Lemarchand pourrait les incarner.

C. B : En 1986 vous intégrez donc le département environnement de l'école régionale des beaux-arts. Département environnement qui deviendra quelques années plus tard, le département design.

L. G : C'est assez paradoxal, car s'il y avait des enseignants, aucun à part Vincent Lemarchands n'est véritablement designer. Ils pouvaient s'intéresser de très près à la discipline - comme Marc Charpin par exemple - mais l'orientation générale est aux Arts plastiques. Et puis au fur et à mesure des études j'ai vu arriver d'autres personnalités comme Jean Piton - designer industriel - ou Françoise Bernicot -architecte. C'était une toute petite équipe, mais nous étions peu d'étudiants.

C. B : Et puis au terme de votre cursus, vous intégrez le post-diplôme spécifiquement dédié à la recherche en design créé en 1989 à l'initiative de Jacques Bonnaval, alors directeur de l'école régionale des beaux-arts de Saint-Étienne.

L. G : C'est amusant, car à sa création, personne ne savait vraiment de quoi il s'agit. Marc Charpin, un des enseignants du département environnement - qui devient alors design - est à l'origine du projet à la demande de Jacques Bonnaval. Mais la direction était assez floue sur son positionnement réel. Au départ, ce post-diplôme est pensé comme une plate-forme, un sas de décompression - ou de surcompression - entre d'une part l'école et la recherche et d'autre part le monde professionnel, la vie sociale, la vie active. Dans cette optique, beaucoup d'événements sont organisés avec cette idée de permettre aux étudiants de continuer une recherche personnelle sans pression économique, tout en intégrant les composants d'une entrée dans la vie active et professionnelle : le client, le projet, etc. Au départ de l'aventure, nous sommes juste deux étudiants. C'était difficile de donner corps au post diplôme avec un si petit effectif. Plus nombreux l'année suivante, on a pu travailler ensemble sur la définition du cursus.

Un des enjeux clés du post diplôme était la question de la restitution de nos recherches. Nous sommes des étudiants en école d'art, finalement très éloignés des méthodologies universitaires, mais l'enjeu de la communication de nos recherches est cependant fondamental. Au fur et à mesure de nos échanges, nous voulions remplacer le mémoire individuel par un support collectif qui soit un vecteur dynamique de nos recherches. C'est ainsi que nous avons créé Azimuts. En tant que revue, elle nous donnait une légitimité d'investigation pour solliciter designers, industriels, auteurs, sur les thématiques que nous souhaitions développer. Ces rencontres enrichissaient nos recherches et nous partagions ces apports grâce à la rédaction des articles et à la diffusion de la revue.

C. B : Vous avez donc vécu la première biennale et les suivantes de l'intérieur, comme vous avez vécu la période de gestation de cette biennale.

L. G : Je n'ai pas été impliqué dans la gestation de la biennale, mais j'ai surtout connu l'après Caravelles. Si la première quadriennale Caravelles est un succès total, la deuxième est beaucoup plus compliquée. Elle se réalise avec un an de retard, les institutions sont plus difficiles à convaincre et les retours presse sont franchement moins bons. Le journal le Monde a été particulièrement dur. L'article intitulé « les copains d'abord » nous rudoie. Dans le même temps, Caravelles apparaît comme un ogre, financièrement et humainement. Manifestement le format n'était plus le bon. Comme toute chose vivante est amenée à muter pour survivre, un format nouveau se met en place.

Après Caravelles 2, Jacques Bonnaval discute avec Vincent du devenir de la manifestation. Selon lui, l'évènement est trop complexe à monter, trop difficile à supporter pour une seule personne aussi impliquée soit-elle. Jacques propose alors de reprendre le concept, mais en le délimitant à la seule ville de Saint-Étienne, en le faisant porter administrativement et techniquement par une structure, l'école, et en changeant sa périodicité - biennale au lieu de quadriennale.

C. B : Vous êtes commissaire de Caravelles 2 alors que vous êtes encore étudiant à l'école des beaux-arts de Saint-Étienne puis vous devenez exposant puis commissaire à la biennale à la fois en tant que designer, mais aussi comme enseignant de cette même école.

L. G : La biennale a été quelque chose de très porteur à la fois comme enseignant et comme professionnel. L'événement a rythmé ma vie de designer, c'est indéniable. Par le biais de la biennale, nous avons pu évidemment exposer, mais aussi mettre en place des partenariats, trouver des sponsors. C'est un vrai pied à l'étrier. Au niveau de l'école, c'est d'abord une belle et folle aventure collective. C'est une manière d'impliquer réellement les étudiants sur la connaissance des pièces, la scénographie, le graphisme pour le catalogue, la manière d'exposer. Et puis ce sont les Workshops.

Je vis la première biennale comme un vent de fraîcheur. Nous étions loin d'un design qui commençait à se sacraliser avec la notion d'auteur. Il n'y avait pas de grandes figures. Erwan Bouroulec est alors un tout jeune designer qui travaille avec les étudiants durant un Workshop. C'est en fait le design du quotidien, celui qui peut être pratiqué dans sa diversité, sa simplicité, son humilité. Dans un sens c'est un design qui correspondait bien à Saint-Étienne. Dans le même temps, certains ont reproché à cette première édition d'être plus du côté de la foire. Mais c'était bien l'idée. Celle de montrer le maximum d'objets de tous horizons, sans véritable filtre. Jacques Bonnaval a toujours défendu ce concept.

C. B : Et en tant qu'exposant que représente la biennale ?

L. G : Lors des toutes premières éditions, il n'y a pas de véritable feuille de route, de sélection d'exposants. Les responsables nous laissent un espace et finalement nous l'investissons comme nous le souhaitons. Avant de devenir plus professionnelle, la biennale accueille presque tous ceux qui souhaitent y venir. Chacun de nous avait à sa disposition un espace donné, modeste, mais qui nous était en quelque sorte réservé.

La biennale fait vraiment sens dans mon parcours professionnel. C'est lors de l'édition de 1998 que nous dévoilons avec Nadine Cahen notre association - coloriste/designer - sur des questionnements liés aux traitements des surfaces et à l'aspect des matériaux.

Cette première biennale nous a permis d'initier une riche collaboration avec Print, marque italienne de stratifié. En 1998, ils sponsorisent et produisent Landslide, notre collection de motifs et de meubles en stratifié à impression numérique. En 2000, le stand est plus important et cette fois, c'est Print France qui s'expose à travers nos créations pour présenter sa technique numérique. En 2004, la société sponsorise un espace complet, le point de rencontre de la biennale : sur 50 m2, nous concevons un mobilier stratifié qui permet d'immerger le visiteur dans un environnement graphique inédit et surprenant : le même stratifié vu au microscope électronique. En 2006, nous sommes commissaires d'exposition et scénographes pour la maison mère italienne Abet Laminati en réalisant la première rétrospective de toutes leurs collaborations avec les designers.

C. B : En parlant justement des biennales successives, quel regard avez-vous sur cette évolution de l'événement ?

L. G : Les premières éditions sont très festives. C'est un peu comme un mondial de football ou de rugby, toute modestie mise à part évidemment. Il y a la dimension internationale du design avec l'ouverture vers des horizons très divers. Pour autant, nous nous retrouvions tous autour de cette conception du design, que l'on vienne de Bamako ou de Montréal. Les premières biennales montrent le design du quotidien. Ce qu'il faut également noter, c'est que la biennale est un événement très lourd à gérer, que les étudiants via l'école en sont durant les premières années, la véritable cheville ouvrière. Sans eux la biennale ne peut pas se faire. Nous les retrouvons dans les workshops mais aussi dans le montage des stands, dans la confection du catalogue via Azimuts etc. Ils ont véritablement les mains dans le cambouis. En tant qu'enseignants, nous nous interrogions quelquefois sur le bienfait pédagogique d'un tel engagement, mais dans le même temps et pour la plupart, ils étaient très heureux de participer à cet événement. Très impliqués.

L'évolution de la biennale est nécessaire et elle se fait de manière progressive bien avant que la Cité du design la prenne en charge. En 1998, nous avions une gigantesque exposition internationale, ou chacun est regroupé par pays avec au milieu de tout ça, quelques micro-expositions issues des workshops avec les étudiants. Cette idée d'une grande exposition internationale est gardée durant les premières éditions, mais va émerger alors d'autres expositions plus conséquentes, dont le propos est plus précis, recentré et maîtrisé. Au fur et à mesure des éditions, la part de l'international diminue pour devenir finalement une exposition parmi d'autres. À partir de 2006, l'organisation de la biennale est transférée à la Cité du design et l'évolution continue.