Propos recueillis par Christophe Bardin
Christophe Bardin : Michel Thiollière, en 1994 vous succédez à François Dubanchet démissionnaire à la mairie de Saint-Étienne puis vous êtes élu maire de la ville en 1995 et réélu en 2001. Vous avez également été vice président du Conseil Régional de Rhône-Alpes, conseillé général de la Loire, président de la Communauté d'Agglomération Saint-Étienne Métropole et sénateur de la Loire (2001 - 2010). En 1998, vous lancez avec l'aide de votre équipe municipale et en particulier de Martine Fontanilles et de l'école régionale des beaux-arts dirigée alors par Jacques Bonnaval, la première biennale du design à Saint-Étienne. Comment ce projet est né ?
Michel Thiollière : Dés 1994, avec Martine Fontanilles qui sera adjointe à la culture durant mes mandats, nous avons commencé à rencontrer et à échanger avec des designers, mais également des enseignants de l'Ecole régionale des Beaux-arts, des gens du théâtre ou encore de plasticiens, sans idée arrêtée. L'idée dominante qui présidait à ces rencontres était que la culture pouvait être un levier du développement de la ville, un moyen, parmi d[']autres, de la régénérer. Dans un document de campagne daté de 1995, quelque temps avant mon élection, l'équipe que je conduisais a écrit en direction des jeunes, quelque chose qui est passé relativement inaperçu à l'époque : « associer l'Ecole des beaux-arts, les musées, l'Ecole d'architecture, les autres grandes écoles stéphanoises et les industriels pour que Saint-Étienne devienne la capitale du design et organise un festival national de l'initiative de l'innovation et de la recherche ». Ça ne portait pas encore le nom de Biennale du design mais nous en avions là les prémisses. Nous n'étions pas seuls, je me souviens avoir discuté avec Vincent Lemarchands de la quadriennale du design - Vincent Lemarchands sera par ailleurs le premier commissaire de la Biennale - avec Jacques Bonnaval, Bernard Ceysson, tous les gens qui étaient en vue à Saint-Étienne dans le domaine des arts plastiques et du design. C'est le foisonnement de ces idées que nous avions commencé à recenser et rassembler avec Martine Fontanilles mais sans trop savoir ce que l'on en ferait concrètement. Nous avions juste l'ambition de produire quelque chose autour du design.
C.B : En 1995 vous devenez maire d[']une ville, Saint-Étienne, héritière d'un riche passé industriel, connue pour son savoir-faire, mais qui vit alors des heures difficiles avec son lot de restructurations et fermetures et dont les effets se mesurent autant au niveau de l'emploi que dans la ville elle-même.
M.T : Pour parler crûment, tout foutait le camp en termes économiques. Entre 1983 et 1994, j'étais adjoint à l[']urbanisme à la mairie de Saint-Étienne et j'ai rapidement dû m[']occuper des friches industrielles, conséquences visibles de la désindustrialisation : la manufacture de rubans et velours Giron frères, Manufrance bien entendu, mais également les casernes comme celle de Grouchy que l'armée nous laissait. Par la suite, c'est GIAT industrie qui s'impose dans le débat, car l'Etat supprime des postes à la manufacture d'armes. La descente est inexorable et les dégâts considérables. C'est une très lente agonie. À côté de ces imposantes friches industrielles, il y en a aussi beaucoup de petites dans tous les quartiers de la ville. Nous connaissions un exode des entreprises vers la plaine - Andrézieux-Bouthéon ou encore la zone industrielle de Molina la Chazotte -- où elles trouvaient l'espace qui leur manquait sans même parler bien entendu des entreprises qui fermaient leurs portes ... Nous avions alors beaucoup de cas à traiter et nous cherchions des solutions. C'est ici qu'intervient le design.
Né à Saint-Étienne, j'ai toujours vu dans les cours de nos quartiers des artisans qui bricolaient des outils et qui passaient de la planche à dessin à la fabrication de matériaux et de pièces en tous genres. Rétrospectivement, cette mixité des métiers, techniciens, ingénieurs, artisans, qui dessinaient pour fabriquer des pièces pour le textile ou encore la mécanique ou la sidérurgie m'apparaissent comme les précurseurs de ce que plus tard on appellera design. Des relations étroites unissent les industriels avec notre Ecole des Beaux-arts, et ce depuis sa fondation. Lorsque nous avons eu l'idée de faire quelque chose autour du design à Saint-Étienne, c'était à la fois en rapport avec une situation présente difficile et complexe et l'idée de faire remonter à la surface un certain nombre de pratiques déjà inscrites dans l'histoire et le patrimoine de la ville. J'étais et je reste convaincu qu'il est impossible de plaquer sur une ville une identité qui ne lui appartient et ne lui ressemble pas. Nous avons vu le design comme le prolongement des pratiques industrielles et artistiques de Saint-Étienne. Ce qui va faire la bascule à partir de 1995, c'est que nous l'avons pensé comme un vecteur de développement économique. Il ne s'agissait plus simplement d'un patrimoine à préserver. Pour autant, j'ai eu du mal, en tant que maire, à faire comprendre aux Stéphanois que nous parlions de l'avenir et non du passé même si le design était le prolongement d'une partie de notre tradition industrielle. Mais le design, c'était aussi appréhender la ville autrement, penser la qualité urbaine, la qualité architecturale et c'était un des axes de notre développement.
C.B : Effectivement, vous faites intervenir Riccardo Bofill en 1992 pour repenser le plan d'urbanisme de la ville de Saint-Étienne.
M.T : Par ma fonction d'adjoint à l'urbanisme, je devais m'occuper de projets qui étaient des petits morceaux de ville. Il s'agissait des manufactures désertées et d'ensembles immobiliers des années soixante à reconvertir. J'avais la sensation d'une espèce de patchwork et d'un manque flagrant d'une réflexion d'ensemble sur Saint-Étienne. La question que je me pose alors est : comment peut-on imaginer pour cette ville de Saint-Étienne, à la croisée des chemins, entre un passé glorieux - lié à la grande et petite industrie - et un avenir plutôt incertain en terme économique, une véritable perspective en terme de structure urbaine. Une première étude est conduite par l'agence pour l'urbanisme et Cristina Conrad - architecte. Recommandée par le Ministère de la ville, elle fait une étude des quartiers sud de la ville. Ce n'était pas inintéressant mais de mon point de vue pas assez global. Il nous manquait toujours une véritable vision. D'autre part, l'agence d'urbanisme non plus n'arrivait pas alors à nous donner cette image d'ensemble. Un peu par hasard, à cette même époque, j'ai l'occasion de rencontrer le directeur de l'agence de Riccardo Bofill, Bertrand Julien-Laferrière qui est stéphanois. Nous discutons de manière informelle et je lui fais part de mes préoccupations concernant la ville et son devenir. Je le sollicite et Ricardo Bofill répond favorablement à notre demande. En 1992 - 93, il vient accompagné de deux architectes qui vont travailler en permanence avec les services de la ville et ensemble, ils produisent ce document connu sous le nom d'Horizon 2020. Le constat de Riccardo Bofill est le suivant : nous avons une belle maison qui a été bien pensée et bien construite au début du XIXe siècle, mais qui s'est transformée de manière anarchique sous la pression démographique. En particulier, il n'y a aucune réflexion sur l'aménagement urbain. Donc si la maison est de belle facture, elle s[']est très largement dégradée au fil du temps.
Avec son plan, Riccardo Bofill nous propose d'essayer de retrouver l'essence, la nature première de cette ville de Saint Étienne. Et pour cela il imagine l'armature de ce que pourrait être la ville dans un avenir à 20 ou 30 ans. L'idée force était de rendre un esprit à une ville qui en manquait singulièrement à l'époque. Non pas parce que nous n'avions plus d'identité, mais nous avions tellement souffert économiquement, tellement pris de coups que la population avait pour une part perdu l'estime de soi et la fierté de leur ville. S'affirmer de Saint Étienne était devenu compliqué. C'était très connoté négativement comme un synonyme de misère, de noirceur, de déclin. Pour passer ce cap difficile, il nous fallait une nouvelle ambition et je pensais que le design pouvait l'incarner, car là cette discipline respectait à la fois les valeurs de la ville, parlait d'histoire industrielle et permettait surtout de se projeter dans l'avenir. C'est un peu ça la bascule dans les années 1995 - 2000.
C.B : Qu'est-ce qui vous décide en 1997 - 1998 de tenter l'aventure de la première Biennale du design ? La figure de Jacques Bonnaval, le directeur de l'Ecole d'art à cette époque apparaît comme un des personnages essentiels de cette histoire.
M.T : Encore et toujours la volonté de changer la ville comme de trouver le bon vecteur de ce changement capable à la fois de porter l'histoire de cette mutation comme de rester cohérent avec notre identité propre. Et puis nous avions une école d'art remarquable, parfaitement compétente dans ce domaine et dont le directeur de l'époque, Jacques Bonnaval, est effectivement un rouage essentiel. Il est évident que si je n'avais pas eu Jacques Bonnaval comme interlocuteur, la biennale n'aurait pas existé, ou en tout cas pas sous cette forme et avec ce succès. Il est un moteur absolument indispensable parce qu'il a su mobiliser et entraîner les enseignants et les étudiants. Il faut se rappeler que la première biennale de 1998 se fait avec des bouts de ficelles et surtout avec des étudiants impliqués jours et nuits pour sa réussite.
Pour revenir à Jacques Bonnaval, pour le saisir, il faut comprendre qu'il s'agit d'un personnage et d'un enseignant atypique. C'est un homme avec qui j'ai eu de nombreuses et très riches conversations à la fois de haut niveau, mais également très concrètes. Encore une fois les premières biennales ont un budget ridicule et il faut parfois régler des problèmes logistiques très basiques. En même temps, c'est un homme d'une grande envergure intellectuelle sur le design, l'art en général. J'ai toujours pensé qu'il avait une vraie sensibilité de gauche et pourtant je ne lui connais pas de déclarations ou de reproches à mon égard et je me rappelle même de son soutien informel durant la campagne de 2001. Jacques Bonnaval s'est dévoué corps et âme pour l'Ecole, pour la biennale et pour le design à Saint-Étienne. Il a toujours été très enthousiaste et échanger avec lui était intellectuellement très stimulant. Il savait de quoi il parlait et avait suffisamment de charisme pour enraîner les gens derrière lui.
Pour la première biennale, son idée était d'inviter et de montrer une création en mouvement, une création en train de se faire. Il s'agissait de parler du quotidien, de notre quotidien presque en opposition avec ce qui se faisait à Milan par exemple. Pour ma part, je lui ai fait entièrement confiance pour mener à bien le projet. À la mairie nous n'avions qu'une seule chose à faire à ce moment, le soutenir. Ce qui m'a frappé, c'est que cette première biennale de 1998, faite il faut bien en convenir, de bric et de broc au parc des expositions, est un véritable succès populaire. Elle est à part dans l'histoire des biennales. Les Stéphanois sont venus en nombre, car ils ont tout de suite compris que nous leur parlions de leur quotidien. Ils pouvaient voir des objets courants. Finalement les gens se disaient « c'est un monde que nous connaissons », ça parlait directement au plus grand nombre. Je me suis dit que le pari était gagné à partir de ce moment où les habitants de la ville se sont approprié l'événement et sa thématique.
C.B : Vous êtes revenu plusieurs fois sur cette question du budget en évoquant les « bouts de ficelle ». Si les premières biennales doivent beaucoup à l'engagement de l'Ecole d'art et permettent certainement ce « miracle » vous cherchez à pérenniser l'événement et la question du design à Saint-Étienne au travers d'une structure particulière la cité du design qui peut à peu va prendre le relais de l'Ecole dans l'organisation de la manifestation.
M.T : Au départ, le budget de la manifestation est principalement porté par la ville de Saint-Étienne, un peu l'agglomération qui est en train de naître, le département et la région. Ce sont donc principalement les collectivités territoriales qui soutiennent la biennale. Peut être que la Drac nous a aidés, mais je n'en ai plus le souvenir ... Par contre, au moment du montage de la cité du design, la question s'est considérablement complexifiée. La structure demandait une aide et une approbation de l'Etat. Dans notre esprit, la cité du design c'était trois piliers. La culture, l'industrie, l'enseignement supérieur et la recherche. La culture pour les expositions à organiser comme pour la gestion du fonds design du musée d'art moderne de Saint-Étienne ; l'industrie pour ce que le design doit être capable d'apporter à nos entreprises et donc la recherche. Mes rendez-vous parisiens aux différents ministères sont presque surréalistes. À l'industrie personne ne connaît le design et aucun budget n'est disponible. À la culture, je suis reçu comme un étudiant devant un jury pour me faire répondre que si le projet est bien, il ne les concerne pas d'autant qu'il ne se fait pas à Paris. À la recherche le design est également pareillement absent et ignoré. C'est peu dire que nous avons été mal reçus. Pour faire avancer les dossiers, il a fallu que je m'adresse directement au Premier ministre de l'époque, Jean-Pierre Raffarin, qui en organisant une réunion tripartite entre les différents ministères à permis de décanter et faire avancer les choses.
L'idée de la cité et d'un lieu permanent pour le design dans la ville est venue au fil des discussions avec Jacques Bonnaval et mes équipes. Dans les années 2000, la biennale existe avec le succès que nous lui connaissons, nous avons une belle école des beaux-arts qui en est le moteur et puis nous avons un tissu industriel. Tous les ingrédients sont là, mais éparpillés. Une fois la question du lieu permanent acté, nous avons réfléchi à sa fonction : musée du design ? L'idée n'était pas mauvaise, mais forcément redondante avec le musée d'art moderne même s'il lui manque des espaces pour tout montrer. L'idée était plutôt de favoriser une sorte d'incubateur, de créer une structure qui permettrait de parler et de faire du design en permanence.
Le lieu prévu au départ était la serre Manufrance. Mais au fur et à mesure de l'avancement du projet, il est devenu évident que l'école ne pouvait pas être absente de cette cité du design. Elle en est même un des éléments essentiels. Il nous fallait donc imaginer une cité qui inclut l'école et donc penser à un espace plus conséquent que celui de Manufrance. A la même époque, le site Giat industrie se libère. La décision a été prise au plus haut niveau de fermer le site de St-Étienne. Nous avions à notre disposition une friche industrielle très symbolique. De surcroît proche du centre-ville, le long d'un axe privilégié. C'était le lieu idéal pour implanter notre cité du design.
C.B : Et rétrospectivement aujourd'hui ?
M.T : L'idée de départ était que le design et donc la cité du design deviennent un des moteurs du développement de la cité. Un des moyens pour propulser et accompagner les différentes activités de la ville. Notre musée d'art moderne est un peu extérieur, le design et la cité devaient être plus présents à l'intérieur. Nous avons un très bel outil que beaucoup nous envient. Nous ne sommes pas les seuls à faire du design, tant s'en faut. Mais nous avons été les premiers en France et il ne faut pas perdre cette place. Le design à Saint-Étienne n'est pas le même que celui de Milan, cultivons notre différence. La biennale est toujours là, elle suit sa route. J'espère que la cité et la ville trouvent une complémentarité plus forte, j'aimerais imaginer une vraie symbiose. Si aujourd'hui la ville communique bien sur le design, si certains projets sont très intéressants, je pense aussi que nous avons les moyens pour que ce soit encore plus fort. Je vois que la Cité du design nourrit des projets ambitieux à l'horizon 2025, que fort heureusement l'EPASE est là pour soutenir et accompagner. C'est heureux. C'est la voie à suivre.