Christophe Bardin : Bonjour Anne Marie Fèvre, vous êtes journaliste, spécialisée dans le design, l'architecture et la question du paysage et vous avez durant près de vingt ans rendu compte et interrogé ces domaines dans un grand quotidien d'information, Libération. Au regard de l'histoire du design en France, oscillant entre interrogation, incompréhension et interdiction - en 1983 le journal officiel impose encore le remplacement des termes « design » et « designer » par « style » et « stylisme » dans le langage courant - comment fait-on pour parler d'une discipline aussi complexe et finalement peu connue du grand public ?
Anne-Marie Fèvre : J'ai commencé à écrire sur le design en 1999 dans le quotidien Libération, à une période très favorable. Il se passe beaucoup de choses dans le domaine. C'est un moment de rupture et j'ai la chance d'y participer, de l'analyser et de le raconter. Mais vous avez raison, c'est difficile de parler du design en France. Pour plusieurs raisons. D'une part c'est très peu connu. Il ne s'agit pas de décrire un beau canapé ou un beau meuble. Il faut expliquer des faits plus complexes, et surtout faire comprendre cette notion de « projet » qui est au cœur de la démarche. Il n'est plus simplement question de style ou de mode. Pour une journaliste comme moi, ce sont des questions qui sont passionnantes, car toujours irrésolues. Et puis le design, à la différence de la mode ou de l'architecture, est très peu organisé. Il a toujours été incapable de se structurer. C'est un métier qui n'existe pas, peu visible. En suivant en parallèle, durant toutes ces années, l'architecture et le design, j'ai vu une vraie différence d'approche. Pour autant, ces propos sont évidemment à nuancer, car il faut également admettre qu'à la différence de l'architecture, la place octroyée au design en France est ridicule. Ceci expliquant cela.
Le design a une histoire, et je n'ai cessé d'avoir envie de raconter cette histoire. C'est vrai également que c'est souvent à travers des personnages que le design existe auprès du grand public. Une petite anecdote, j'ai dû écrire la nécrologie d'Ettore Sottsass le 1er janvier 2008, triste journée. Le relecteur du journal me glisse alors « c'est incroyable ce type... ». Voilà, le design est capable d'intéresser les gens au travers de personnages et quand nous en parlons comme Sottsass en parle lui-même au travers de cette belle formule « tout est design c'est une fatalité ». Le design c'est la vie. Je me suis passionnée pour ces créateurs, qui hormis de rares exceptions comme Philippe Starck ont finalement peu de visibilité. Ettore Sottsass n'est pas une star, c'est un maître. Il est connu en Italie, mais pas de la manière dont nous considérons Philippe Starck en France. La question c'est de donner du corps au design, de le rendre intelligible et l'exercice est loin d'être évident. Au-delà des très beaux meubles de Pierre Paulin, il y a également un homme blessé par un manque de reconnaissance ... Il y a beaucoup de blessés dans le design hexagonal.
Pour revenir à Libération, j'ai beaucoup de chance, car la rédaction m'octroie une liberté totale de parole et de ton. Rétrospectivement, c'est assez évident d'imaginer que peu de journalistes alors comprennent véritablement mon domaine d'expertise. Mais la confiance est totale, jusque dans l'écriture - quand je me débarrasse des normes académiques. Je peux disposer quelquefois de plusieurs pages pour couvrir un événement comme Milan. J'ai même eu le privilège de publier durant quelque temps un petit papier par jour. Et puis avec le temps, le design s'est imposé, car il questionne souvent très en amont. Par exemple la viande cellulaire ou l'impression 3D que l'on nommait alors stéréolithographie sont des sujets que le grand public découvre depuis seulement quelques années, mais le design en parle depuis presque 20 ans.
Pour donner une idée du paysage journalistique, il ne faut pas oublier que dans cette presse généraliste, Libération n'est pas le seul quotidien à parler et traiter du design. Mes consœurs du Monde - Michèle Champenois - et du Figaro - Béatrice de Rochebouët- ont beaucoup fait pour le design également. D'autant que nous nous entendions vraiment bien, qu'il y avait une véritable solidarité tout en conservant chacune nos points de vue et nos manières singulières d'aborder les sujets. De ce côté-là, Saint-Étienne et sa biennale ont été un vrai réseau, un vrai creuset. J'y ai vu émerger beaucoup de monde. Je pense par exemple à Ronan Bouroullec. Il fait un workshop en 1998 et a bénéficié alors d'un très bel article de Michèle Champenois dans Le Monde, son premier article dans un grand quotidien.
C.B. : Avant d'aborder la biennale du design, pourriez-vous me décrire ce design de la fin des années quatre-vingt-dix que vous allez abondamment chroniquer et interroger ?
A-M.F. : Le design des années quatre-vingt est un design très soutenu par l'état et en particulier le ministère de la Culture. Il est souvent très théâtral, et lorgne beaucoup du côté des œuvres d'art. À la fin des années quatre-vingt-dix arrive toute une nouvelle génération de designers comme Matalie Crasset ou les frères Bouroullec. Ces jeunes créateurs comprennent leur époque, comprennent la question des réseaux. Ils opèrent alors une vraie rupture par rapport à la conception des objets. Nous ne sommes plus dans la lignée des créations décoratives chères à nos formidables designers des années soixante-dix comme Pierre Paulin. J'ai alors la sensation que cette nouvelle génération commence à remettre en cause les codes. Matali Crasset, comme les frères Bouroullec par exemple, dynamite le domaine domestique. Et puis le design se démultiplie. Le champ à découvrir n'est plus exclusivement celui du très beau meuble, internet pointe le bout de son nez. Le design rentre dans le domaine du social même si cela reste plus timide et moins engagé que le radical italien des années soixante, soixante-dix ou que certains Anglais. Mais on sent bien que le rapport à la société aux codes sociaux est en train de changer.
C.B. : C'est à la même époque qu'apparaît, dans le paysage français, une biennale du design à Saint-Étienne. Voulu conjointement par le directeur de l'école d'art, Jacques Bonnaval et le maire de la ville Michel Thiollière, l'événement est d'emblée un succès populaire pour s'inscrire dans la durée. Comme journaliste vous débutez avec la deuxième édition de 2000 sous le commissariat général d'Éric Jourdan puis vous suivez ensuite toutes les éditions jusqu'en 2017.
A-M.F. : En ce qui me concerne, au-delà de l'événement, la biennale de Saint-Étienne est une histoire de rencontres. À l'époque je suis sollicitée pour participer à des jurys de fin d'études en particulier dans les écoles d'art de Reims et Saint-Étienne - dans cette histoire l'axe Reims/Saint-Étienne fait sens par la personnalité de ses directeurs respectifs. À ces diverses occasions, je rencontre des designers, des enseignants comme François Beauchet ou Éric Jourdan, Pierre Charpin ou Mathilde Brétillot. La période est foisonnante, riche, très stimulante et très féconde. Je visite des expositions collectives comme je participe à des débats autour du design. Je rencontre des personnalités - comme Nestor Perkal et Christian Ghion - qui jouent le rôle de passeurs. Tout ce petit monde se retrouve à Milan, à Paris. Le salon du meuble - toujours à Versailles - a encore une identité propre et de belles choses à nous proposer. Ce n'est évidemment pas Milan, mais ça bouge. Et puis là-dessus, vient s'ajouter Saint-Étienne qui va devenir un nœud de rencontres, de rapprochements et de retrouvailles incontournable.
Saint-Étienne est une ville singulière. Elle n'a pas forcément une belle image, surtout à l'époque. Elle est alors souvent dépeinte comme grise, sinistrée par la récession économique et la fermeture de ses grandes industries, gangrénées par le chômage. Pourtant, j'y découvre autre chose, des acteurs, des industriels, des designers, des passionnés, des gens adorables. Finalement, je me rends compte que cette ville est belle en dépit de toutes ses misères récentes, en dépit de ce chômage très prégnant. Et puis c'est une ville très contrastée entre la beauté des paysages alentour et les vestiges industriels. Voilà ce que je découvre lorsque je viens pour la première fois à l'invitation de l'école. Je fais également la rencontre du maire, Michel Thiollière, qui souhaite proposer aux habitants de Saint-Étienne autre chose qu'un ravalement de façade. Il s'engage dans un vrai projet de fond avec en particulier le design qui, et il l'espère, doit permettre de remodeler la ville. Enfin, je fais la connaissance de Jacques Bonnaval, le directeur de l'école régionale d'art de Saint-Étienne. En plus d'être charismatique et un brin provocateur, lui aussi a bien compris l'importance du design et surtout il en a une vision élargie et pas restreinte à quelques objets ou créateurs. Jacques Bonnaval soutenu par Michel Thiollière et l'équipe enseignante va faire de l'école le terreau de la biennale. Et ce n'est pas pour rien que les premières biennales font la part belle aux productions des écoles françaises et internationales. Je pense que c'est une situation inédite qui donne la coloration de cet événement, comme un design en devenir. Mais ce qui me frappe d'emblée lorsque je visite ma première biennale c'est l'ambition de faire cohabiter dans un même espace une véritable réflexion théorique avec la volonté de rendre le design accessible à tous, d'en faire une fête populaire au bon sens du terme, de le partager.
À ces débuts, la biennale joue sur ce grand écart permanent. Je me souviens d'une exposition de Jörg Adam et Domonik Harborth invité par Éric Jourdan pour présenter des « compléments d'objet » ou sur le design militaire initiée par Céline Savoye. Pour un public qui n'est pas nécessairement très familiarisé avec le design, les faire réfléchir sur des « compléments d'objet » ou sur le design militaire, c'est très audacieux. Et en même temps, tout cela est mélangé à une espèce de grand déballage, un « world bazaar » du design ou toutes les tendances, les pays se mélangent dans un bel esprit. Si définir la biennale n'est pas une chose aisée avec ce joyeux mélange, il est par contre relativement facile de dire ce qu'elle n'est pas et ne veut pas être. D'une part la biennale ne se réclame pas d'une énième approche historique ou musée du design, d'autre part elle ne se revendique pas comme un espace commercial à l'image du salon du meuble ou de Milan. En fait, et c'est je pense sa force, elle offre un lieu de liberté pour des démonstrations, des échanges, des débats alliés à un immense désir de fête. Un des symptômes les plus marquants est cette biennale off que les étudiants prennent à bras le corps et qui redouble encore ce côté festif et expérimental. Au temps de Jacques Bonnaval, une édition m'a particulièrement marquée, c'est celle où l'Afrique est à l'honneur. Elle a été beaucoup critiquée pour ce parti pris très fort. Moi je l'ai trouvé d'une grande richesse, j'y ai fait des rencontres passionnantes. Il y avait de vrais débats, sur le post-colonialisme par exemple. C'est cet ensemble qui m'a enthousiasmé dans ces premières éditions, des acteurs pas toujours clairement identifiés dans le champ d'un design institutionnel, du pragmatisme, une réflexion théorique et un vrai sens de la fête. Et puis Jacques Bonnaval, a tout de suite la vision d'une manifestation internationale, tournée vers les autres.
D'année en année, cette biennale s'est enrichie jusqu'à la construction de cette fameuse cité du Design dont beaucoup rêvaient à Saint-Étienne. Et l'événement a évolué et changé. Force est de reconnaître que ça ne pouvait pas durer de cette manière, c'est évident. Il était très difficile de tenir dans le temps la ligne provocatrice voulue par Jacques Bonnaval, de ne rien céder à ce « World bazaar » comme de construire les biennales en marchant, sans plan préétabli. Vous avez raison de dire que la biennale est d'emblée un succès populaire, mais cela reste local. Les deux premières biennales sont peu connues. Il y a très peu de journalistes présents. C'est sans commune mesure avec ce qui se passe aujourd'hui. Je me souviens avoir entraîné beaucoup de confrères à Saint-Étienne au début. Ensuite, s'est mis en place un système très organisé de voyage de presse. En fait, comme toute première manifestation, les choses étaient également passionnantes, car il n'y avait pas encore de communication débridée.
C.B. : Jacques Bonnaval comme Michel Thiollière n'ont de cesse de justifier le design à Saint-Étienne par le riche passé industriel de la ville et de la région. Ils mettent en avant des entreprises exemplaires comme Manufrance par exemple, en espérant que ce même design participe de la renaissance d'une ville et d'une région.
A-M.F. : Le problème que soulèvent Michel Thiollière et Jacques Bonnaval est celui de la reconversion. Cela fait partie des questions que je me pose lorsque je visite les premières biennales, mais sans vraiment trouver de réponses. Si la biennale est bien une vitrine où des entreprises exposent, peut-on vraiment parler de reconversion ? D'autant que c'est très difficile à décider puis à développer. En France, nous n'avons pas ce tissu, à l'inverse de l'Italie, de petites et moyennes entreprises. En tant que journaliste, je vois que des tentatives existent aussi dans d'autres villes comme à Bordeaux, Strasbourg, Lille surtout et Hyères-Toulon avec la villa Noailles. Beaucoup aujourd'hui tentent de favoriser un design en relation avec un réseau d'entreprises, de productions locales, de formations spécifiques. L'intention est bonne, mais c'est loin d'être évident en termes de résultats tangibles. À l'heure actuelle, l'écologie ou le numérique sont les deux thématiques les plus travaillées.
C.B. : Le départ de Jacques Bonnaval, la construction de la cité du design et l'arrivée d'Elsa Frances à sa tête marquent une rupture importante de cette histoire de la biennale du Design à Saint-Étienne. Une époque prend fin, une autre commence.
A-M.F. : C'est effectivement une autre époque qui débute. J'ai beaucoup aimé Jacques Bonnaval comme j'ai beaucoup apprécié Elsa Frances et son travail de fond en particulier sur la place qu'elle donne à la recherche. En se définissant comme ville design, Saint-Étienne a pu compter sur le travail accompli par la cité sous sa direction. Dès que le bâtiment apparaît, les expositions se transforment, elles prennent une autre dimension. Claire Fayolle, Constance Rubini, Alexandra Midal ... proposent des expositions tenues et passionnantes, sur le design du futur, de fiction, sur la mobilité... Josyane Franc conforte son rôle d'ambassadrice avec les villes « design » dans le monde, de Montréal à Détroit. Magali Crasset, Konstantin Grcic, les Sismo ont proposé leurs recherches. Pour autant, la création de la cité n'est pas tant s'en faut, un long chemin tranquille, les polémiques fusent et sont quelquefois terribles. Les premières biennales ont toutes lieu au parc des expositions qui n'est pas un endroit très agréable ni très confortable, soudain on change pour un lieu dédié, très organisé, l'école est associée dans le même espace, mais elle continue à ouvrir ses portes. En même temps, tout devient un peu plus formaté. Mais je crois que c'est le propre de ceux qui ont découvert le premier festival d'Avignon, ou le premier Festival de Cannes, une espèce de nostalgie. Le premier reste le plus beau même avec ses défauts. Je ressens qu'il est nécessaire d'évoluer, la biennale ne peut pas rester cette belle fête tenue à bout de bras par les étudiants de l'école d'art. Évidemment, nous nous plaignons que l'événement devient un peu moins festif. De ce point de vue il y a une vraie différence. Quand je venais à Saint-Étienne dans les premiers temps, je restais le temps de la biennale pour discuter avec tout le monde du maire aux étudiants en passant par les designers, les enseignants et le public. Les discussions se terminaient aux restos Les deux Cageots ou au « Bul », boîte de nuit conçue par Éric Jourdan. À ma dernière visite en 2017, l'ensemble des journalistes est invité au restaurant, au moment même de l'inauguration. Je vis un grand écart, la communication manque de sens. D'autant que pour cette biennale consacrée aux « mutations du travail, » orchestrée par Olivier Peyricot, beaucoup de mes confrères ne comprennent pas la spécificité de la ville comme de l'exposition. Elle a été beaucoup critiquée comme trop intellectuelle, trop pointue ... C'est vrai, elle demandait du travail justement, pour ma part j'y suis allé deux fois. Ce n'était pas une thématique ni une prospection qui s'abordait en une petite heure de visite. Et il y avait des médiateurs.
Mais l'année de rupture, c'est lorsque l'école est dépossédée de son « Off ». Le fameux « Off » s'était construit sur le modèle de Milan, mais pas tout à fait dans le même esprit. Dans ce « Off » c'était quelquefois « foutraque » il y avait des choses passionnantes et d'autres moins, mais nous allions chercher en quelque sorte la sève du design. J'ai beaucoup suivi les squats artistiques pour Libération et je me suis rendue compte que l'institutionnalisation d'un mouvement underground, spontané, pragmatique donne certes des moyens, mais fait des dégâts. C'est la contradiction que toute manifestation qui veut grandir et se pérenniser doit résoudre. En gardant un brin de folie.