Christophe Bardin : Bonjour Vincent Lemarchands, vous êtes designer, co-fondateur du groupe Totem (1980) avec Jacques Bonnot, Frédérick du Chayla et Claire Olivès. Par ce biais vous exposez au VIA dès 1981, à la fondation Cartier en 1985 ou encore à la galerie Néotu en 1986. Vous êtes également un « activiste » du design puisque vous organisez les deux éditions Caravelles, premières grandes expositions du design en dehors de la capitale pour y exposer notamment le design radical italien encore peu montré en France à l'époque. En 1998, Jacques Bonnaval, directeur de l'école régionale des Beaux-arts de Saint-Étienne vous demande d'être le commissaire de la première biennale internationale design Saint-Étienne. Pourriez-vous nous parler de votre parcours avant l'école d'art ?
Vincent Lemarchands : Ce qui est certainement singulier dans mon cas, c'est que je n'ai pas fait d'étude d'art ni de design. Je n'ai pas le parcours classique, académique d'un designer, car je n'ai jamais pu étudier le design, ni dans les « grandes » écoles parisiennes ni dans les « petites » écoles de province. Je [suis venu au design] par l'ébénisterie quand j'ai commencé à fabriquer des meubles puis à réfléchir à leur dessin. Totem, est un groupe qui se forme en France et plus particulièrement à Lyon en 1980 - j'ai 20 ans à l'époque - par la pratique de l'ébénisterie et la pratique de la production de séries limitées, parfois numérotées. Nous produisons nos propres pièces sur un mode totalement autonome. Au sein du groupe Totem et grâce à cette autonomie de création et de fabrication, nous avons pu explorer des voies singulières sans aucune contrainte. Très vite nous sommes remarqués par la presse, par des structures comme le VIA qui nous financent et nous exposent, par des galeries importantes et des musées. Rapidement également, les personnes qui nous suivent soulignent les parallèles entre nos travaux et la démarche de certains designers transalpins. Au départ cela nous surprend. Un journaliste du journal Actuel, Jean Rouzaud, de passage à Lyon pour un reportage sur la province, vient nous voir et nous convainc de nous rendre à Milan. Nous étions alors au balbutiement de Totem, avec seulement une ou deux expositions derrière nous. Nous venions de terminer une série de prototypes et, ektachromes sous le bras, nous embarquons pour Milan dans l'espoir de rencontrer tout ce beau monde. Sur place les premières personnes que nous croisons appartiennent au groupe Alchimia. Menphis n'est pas encore né. Les expositions d'Alchimia dans le sous-sol du Foro Buonaparte sont extraordinaires, étonnantes, émouvantes. Les deux Alessandro (Guerriero et Mendini) nous accueillent avec simplicité, intérêt et gentillesse. Nous assistons de loin à quelques échanges musclés, des bribes de conversations tendues nous apprennent que certains vont quitter Alchimia pour fonder Menphis (Ettore Sottsass entre autres).
À Milan, nous cotoyons donc dès le départ Alchimia puis Menphis et nous rencontrons également la designer Paola Navone. Les journalistes de Casa Vogue et de Domus publient rapidement des articles autour de Totem. Cette reconnaissance est importante, car elle nous permet de nous situer dans cette mouvance de groupes qui pré-existe à l'arrivée du choc Menphis. La publication du livre « Design als gegenstand » des journalistes allemands Uta Brandes et Michael Erlhoff, sorti je crois en 1982, est le meilleur reflet de cette effervescence. Nous établissons des liens très intéressants avec certaines personnalités et nous les revoyons souvent, nous les invitons parfois à Lyon. Ce qui se passe en Italie est bien plus stimulant que ce qui se passe en France à cette époque, exceptée l'activité du VIA.
C.B. : Avec le recul et cette proximité comment analysez-vous l'apport de ce design radical ?
V.L. : Je pense que le design, jusque dans les années soixante et dans toute l'Europe, doit être perçu comme une prestation de service à l'industrie, peu ou prou sur le modèle américain. Il y a un peu partout dans le monde, du Japon à l'Europe en passant par les États-Unis de grands cabinets de design qui se ressemblent. Ce sont des structures qui se positionnent et se définissent comme des prescripteurs au niveau des entreprises. À partir des années soixante, les cabinets de tendances viennent compléter cette offre faite aux entreprises. Mais très vite la qualité des prestations, trop inféodées aux conclusions des chefs d'entreprise baisse et avec elle la créativité. Sauf dans deux domaines, le mobilier et la mode. En France, il existe alors deux grands cabinets : la CEI de Raymond Loewy et Technes fondée par Vienot et où perce Roger Tallon.
À la fin de ces années soixante va naître un grand mouvement de contestation. Le design n'y échappe pas. Globalement est remis en cause l'état de la société, les modes de productions, l'état d'esprit « bourgeois » entre autres. En terme de design et d'architecture, il y a un pays dans lequel cette contestation prend une tournure très intéressante, c'est l'Italie avec le mouvement Radical et en particulier l'apparition d'Archizoom, Superstudio et Ugo La pietra et tous les groupes qui naissent un peu plus tard et qui sont dans cette continuité. L'importance de ces mouvements, qui pourraient passer pour presque marginaux en incarnant cette contestation, c'est qu'ils introduisent une notion majeure dans le design: la question de la critique interne. Le design qui jusque-là était plutôt prestataire, finalement très neutre devient par la volonté de quelques-uns porteur d'une véritable critique du design lui-même. Ce sont les designers qui critiquent les productions, les tendances, les modifications de l'environnement quotidien, qui dialoguent entre eux à travers des revues pilotées par des designers eux-mêmes : Mendini à Domus, Branzi à Modo, Barbara Radice (la compagne de Sottsass) à Casa Vogue. Cette position intellectuelle est d'autant plus forte qu'elle s'appuie sur une critique extérieure de type historique - Art, design & architecture - portée par des revues. Ce qui s'est passé en France pour le cinéma avec la Nouvelle Vague et les revue critique de cinéma se passe en Italie avec le Design. Ce sont à la fois des revues anciennes (Domus), mais qui savent se renouveler, ce sont aussi et surtout des revues de débats, de critiques. Par exemple, dans la revue dirigée alors par Andréa Branzi, Modo, il y a une rubrique qui s'intitule « Braccio di Ferro » (bras de fer) et qui oppose toujours deux théoriciens ou praticiens avec des visions très opposées. Cela donne des confrontations énergiques, fortes et stimulantes. C'est le contexte que nous découvrons au milieu des années quatre-vingt. Il y a dans tout ce milieu italien une effervescence considérable. De manière plus forte, plus marquée, entre 1965 et 1985. Dans cet intervalle, en Italie, le design devient une discipline intellectuelle.
Nous, jeunes designers, nous découvrons tout à la fois des auteurs, des revues, des galeries. Toutes ces personnes sont présentes et discutent ensemble à la triennale de Milan, au salon du meuble dans les showrooms. Tout ce milieu produit une critique très forte de la société, du design et travaille à une critique globale. C'est un milieu intellectuel très fort qui n'a pas vraiment d'équivalent en France. Chez nous, il est plutôt question de rejet, rejet de l'esprit bourgeois, rejet de la société et des objets pour un retour à la nature. Finalement, on n'attend rien de la modernité et le design français qui est somme toute très productiviste est globalement mis au ban. Tous les grands designers de l'époque, Roger Tallon, Danielle Quarante, Pierre Paulin, Olivier Mourgue, Marc Held Marc Berthier, entre autres (la prodigieuse génération « Prisunic »), sont totalement investis dans la production. La conséquence est qu'ils font partie, quelquefois à leur corps défendant, de ce que les contestataires cherchent à bannir, à exclure, ils seront tous emportés par l'esprit de 68.
C.B. : En 1985 vous intégrez l'école régionale des beaux-arts de Saint-Étienne. Vous avez 25 ans, et vous ajoutez à votre statut de designer celui d'enseignant.
V.L. : Dans les années 1980 donc, le groupe Totem est assez présent dans les médias et dans le débat autour du design et naturellement les écoles d'art s'intéressent à notre travail. Je suis sollicité par exemple par l'école de Tours et quelques autres pour venir présenter et travailler ponctuellement avec les étudiants. Vers 1984, je suis invité pour une intervention du même ordre au sein de l'école de Saint-Étienne. L'équipe enseignante et en particulier le département environnement, avec Marc Charpin, Jean-Claude Conessa, Jean-Marc Bonnard ou encore Gilles Roussi est très active et elle souhaite rencontrer les jeunes designers de l'époque. Ce contact a dû leur plaire, puisque pour le début de l'année 1985, ils font appel à moi pour une présence plus régulière, soit un quart-temps, ce qui représente une présence d'un jour tous les quinze jours. Les contacts avec l'équipe enseignante sont très bons et je pense que, dans l'optique de la future biennale, il faut absolument leur rendre justice. Il est vrai que la nomination de Jacques Bonnaval en 1987 comme directeur va dynamiser l'école avec le design mieux pris en compte et une qualité d'enseignement qui va progressivement s'affiner, mais tout était déjà en place. Et puis il ne faut pas oublier que cette question du design est également un enjeu politique national. Les départements « Environnement » des écoles d'art changent pour « design ». Quelque part, les choses se clarifient. L'ambiance est par exemple très différente entre l'édition de Caravelles en 1986 et celle de 1991.
C.B. : Justement, très rapidement vous avez envie, en plus de votre activité de designer et d'enseignant, de montrer cette mouvance du design et vous vous lancez en 1986 dans l'aventure de Caravelles, première édition d'une quadriennale du design. C'est une gageure et surtout la première grande manifestation du design hors Paris.
V.L. : Totem avait un petit espace d'exposition à Lyon. Nous y avons exposé les gens qui nous plaisaient. Parmi les plus connus, Alchimia avec en particulier les dessins d'Alessandro Mendini mais aussi Javier Mariscal, designer espagnol de Memphis ou encore George Sowden et Nathalie Dupasquier (de Memphis aussi). De fil en aiguille, ces événements nous ont incités à vouloir mieux montrer le design et en particulier le design italien. Tout ce qui tournait alors autour des entreprises, les personnalités, les auteurs, bref tout ce mouvement qui nous paraissait alors tellement important. Mais nous avions également la volonté de le présenter d'une manière plus ambitieuse que ce que nous pouvions faire par l'intermédiaire de notre galerie. Nous avons pris l'initiative ensemble de questionner les musées de Lyon pour savoir lequel pourrait, éventuellement, accepter de nous aider à monter une manifestation qui fasse le point et qui questionne l'actualité milanaise. À notre grande surprise, le musée d'art contemporain, l'Espace lyonnais d'art contemporain (Elac à Perrache) et le Musée des Arts Décoratifs nous ont répondu favorablement. C'est de là qu'est née l'idée de coordonner ces institutions afin d'organiser un ensemble cohérent autour du design et qu'est né Caravelles, la première quadriennale internationale du design.
C.B. : Et pourquoi ce nom de Caravelles ?
V.L. : Avec Totem nous avons toujours beaucoup aimé travailler sur la sémantique, et nous avions une prédilection pour les mots à plusieurs entrées, plusieurs sens, mots-valises. Totem est déjà assez intéressant en soi. Pour notre société de diffusion, notre choix s'est tourné vers « Grenade » pour le fruit, la ville, l'arme, etc. Caravelles, qui désigne déjà une voiture et un avion, devait aussi résonner comme les trois institutions démarrant le projet à l'image des trois vaisseaux de Christophe Colomb et cette belle idée de partir plus ou moins dans l'inconnu avec cet esprit découvreur. « Caravelles » s'imposait donc et cela fonctionnait bien. Heureusement, sont rapidement venues s'agréger nos connaissances et relations avec l'équipe du Musée de Saint-Étienne. Dès 1984 nous avions participé à une exposition intitulée « L'île bleue » qui se déroulait à la Maison de la Culture de Saint-Étienne sous l'impulsion initiale de Didier Semin puis de Fabrice Hergott. (1) à la suite de laquelle Bernard Ceysson et Jacques Beauffet nous ont proposé de travailler sur la conception du mobilier de leur futur Musée d'Art Moderne. En apprenant la mise en place de Caravelles, ils nous ont immédiatement fait part de leur envie de participer à l'aventure. Pour eux le design c'était déjà quelque chose d'important et sa place dans la ville comme dans les collections était un enjeu majeur. Je crois que dans leur idée, le design venait logiquement dans le sillage de l'art moderne et contemporain pour donner à Saint-Étienne les clés du développement intellectuel puis industriel nouveau de la ville. Ils nous ont proposé leur idée de présenter une histoire des formes du bois à travers le mobilier en bois cintré, plié, courbé, mis en forme. Ce projet apportait à Caravelles la dimension historique et scientifique qui lui manquait encore. Ils nous ont dit songer à ce projet depuis un bon moment, et Caravelles représentait l'opportunité parfaite pour se lancer. Si les autres conservateurs et institutions étaient assez novices dans le domaine du design, à Saint-Étienne, Bernard Ceysson et Jacques Beauffet sont arrivés avec une expérience assez incroyable. La perspective théorique et scientifique du domaine, leur connaissance des réseaux de collections et d'institutions concernées ainsi que leur analyse historique du design a certainement crédibilisé l'ensemble du projet et durablement ancré le propos sur place.
De toutes les parties en présence, l'expérience de Grenoble est certainement la plus compliquée. Gérard Guillot est alors en train d'ouvrir le Magasin - centre d'art. Lorsqu'il entend parler de l'événement en préparation qui est déjà bien avancé, il souhaite également en faire partie. Il a alors proposé et monté une exposition, à mon sens compliquée, qui voulait interroger le regard de l'art contemporain sur le design. Il invite des artistes plasticiens, Ken Lum et General Idea (artiste canadiens), et Bertrand Lavier à réfléchir et travailler à partir de productions actuelles. Sauf que les artistes cherchaient une sorte de neutralité de l'objet que les designers ne pouvaient pas leur offrir. Cela a donné lieu à des pièces étonnantes, des espèces de carambolages. Bertrand Lavier s'est rapidement désisté. Ken Lum a proposé une installation très métaphorique sur l'idée de partage, mais difficile à situer dans le champ du design. General Idea, à leur habitude, ont manié un humour caustique.
C.B. : Et malgré les difficultés inhérentes à l'ambition du propos et à la taille de l'événement, Caravelles est une réussite ?
V.L. : Caravelles expose le design en train de se faire et de ce côté-là, c'est une incontestable réussite. Il y a même une forme d'euphorie. Mais nous étions partagés entre deux sentiments. La déception sur le nombre de visiteurs d'une part. Les chiffres bruts sont bons, mais ils sont trompeurs. Certains lieux sont très visités, comme l'Elac à Perrache, mais, gratuit et jouxtant la gare et donc très populaire à Lyon. Forcément il draine beaucoup de monde, de l'amateur au simple quidam qui attend un train. Les chiffres de fréquentation de l'Elac ont presque dopé artificiellement les chiffres de la quadriennale. À mes yeux, et paradoxalement, l'exposition de l'Elac était la moins structurée, la moins forte. Lorsque l'on montre au Musée d'Art Contemporain Ettore Sottsass, Alessandro Mendini, Andréa Branzi et Adolfo Natalini, nous avons quand même les composantes essentielles d'un mouvement du design international. C'est une exposition rêvée, qui propose un contenu, une énergie, des intentions de changement considérable... Pour nous les organisateurs, c'est presque une bombe atomique. Personnellement je n'ai que 26 ans à l'époque... Nous exposons ces personnalités que nous connaissons, que nous souhaitons absolument faire découvrir et en même temps nous sommes presque abasourdis qu'ils aient accepté de venir à Lyon. C'est un cadeau que nous nous faisons. Tout le monde est aux anges. Il faut quand même se rappeler qu'à cette époque, ces designers sont sollicités dans le monde entier et que Lyon et Saint-Étienne ne représentent alors pas grand-chose dans le champ de cette discipline. C'est presque un désert dans le domaine. Ce qui fait venir les Italiens ce sont évidemment à la fois les contacts que nous avons avec eux depuis quelque temps et les budgets que nous avions réussi à drainer. Nous trouvons des financements pour les pièces spécifiquement conçues pour l'occasion en particulier pour l'exposition « Pièces libres » au musée d'art contemporain de Lyon. Il y a ainsi une pièce magnifique de d'Alessandro Mendini, une installation d'Adolfo Natalini (réalisée conjointement avec le peintre Roberto Barni), un «barbaric » intérieur complet d'Ettore Sottsass et... une installation onirique d'Andrea Branzi.
C.B. : Vous récidivez avec Caravelles 2 en 1991, dans un même esprit de lieux multiples, d'un design en train de se faire, mais cette fois avec l'aide d'enseignants de l'école d'art de Saint-Étienne comme Laurent Gregori ou encore Claire Fayolle.
V.L. : Effectivement Laurent Gregori est le commissaire de « Pièces libres 2 » dans Caravelles 2. Il me semblait important qu'un tout jeune praticien comme Laurent ou qu'une jeune théoricienne comme Claire Fayolle puissent se frotter à cet exercice comme je le voyais faire à Milan. Jean-Claude Conesa a bâti un catalogue à base de nombreux et passionnants entretiens. J'ai eu aussi beaucoup de plaisir de retrouver mon ex-compère de Totem, Frédérick du Chayla pour « Écodesign, design d'urgence », une exposition très inattendue sur le design et l'écologie. Mais ce que nous n'avons pas anticipé, c'est que beaucoup de choses avaient changé. Sur la première édition de Caravelles en 1986, les enjeux autour du design sont finalement très neutres. Les musées s'investissent assez librement dans l'aventure. Ils ont envie de réaliser collectivement autour du design. Curieusement, ils estiment que ce sera, sinon impossible, du moins difficile et finalement ils sont extrêmement surpris du résultat. Pour la seconde édition, il n'y plus cet élan collectif, en tout cas je n'ai pas réussi à le retrouver, à le construire. Les propos sont plus épars. Il n'y a plus cette homogénéité que vous avions créée en 1986. Paradoxalement le propos est plus ambitieux. Le discours sur le design se fait de manière moins circonscrite, plus générique. Il n'est plus assigné à un seul lieu comme Milan. Nous faisons appel à des personnalités qui posent des questions nouvelles. Sur le rapport à la technologie par exemple. Nous invitons un expérimentateur génial Denis Santachiara, et un grand designer industriel en la personne de Roger Tallon avec peut-être l'idée de présenter son travail autour du TGV. Finalement il préfère le funiculaire. C'est amusant, il parle de Montmartre et Fourvière, évoque deux collines qui prient et l'objet funiculaire comme métaphore de l'élévation spirituelle. Nous sommes dans le débat intellectuel que j'ai adoré à Milan. La suite sera plus compliquée à cause d'un conflit qui l'oppose avec l'architecte qui l'accompagne. Et puis, Laurent Grégori et moi-même découvrons au festival d'Automne à Paris en 1989 un architecte, José Zanine Caldas, alors âgé de 70 ans. C'est un précurseur de la pensée écologique et de cette problématique si actuelle de l'autoconstruction. C'est encore aujourd'hui une personnalité passablement ignorée. Nous considèrons que son propos et son œuvre sont importants et nous désirons le faire intervenir dans deux des expositions de Caravelles : au musée d'art contemporain de Lyon comme un auteur et un pionnier et d'autre part comme un praticien à Villefranche-sur-Saône dans une exposition conçue avec Frédérick du Chayla. C'est une exposition sur l'écologie qui se nomme « Éco design, design d'urgence ». Je peux vous affirmer qu'en 1991, nous prêchions dans le désert, il n'y avait personne pour écouter ça. Pire, dans le journal Le Monde, nous nous sommes fait étriller, dépecer et finalement insulter en bonne et due forme (2)...
En fait, et c'est triste, la journaliste se permet de remettre en cause notre honnêteté en nous reprochant une prise de conscience suspecte (!) et complaisante (!!). Frédéric du Chayla, pour cette exposition, avait eu connaissance par son épouse d'une association lyonnaise dont le travail portait sur la mise en place d'un système de production localisé, dans des pays en guerre, d'orthèses et de prothèses. Pour cela ils préconisent de former des opérateurs et fabriquer sur place plutôt que d'importer. C'est ce qui nous intéresse, montrer comment il est possible de travailler localement et comment cette façon de faire et de penser est finalement plus viable économiquement, mais aussi socialement avec la possibilité d'apprendre, etc. Cette petite association lyonnaise c'est Handicap International. Ils viennent de se créer et font un travail formidable. Nous sommes sur place, nous trouvons logique, dans le cadre d'une manifestation sur le design d'exposer leur concept et leurs réalisations. Mais non ... Lorsque l'on montre les designers italiens en 1986, c'est perçu comme de l'avant-garde, alors même que nous les connaissons depuis presque cinq ans, qu'ils existent depuis encore plus longtemps, mais cela surprend une partie de la presse... En 1991 nous proposons La Pietra, Zanine, Handicap International ou encore l'Ensci et on nous tombe dessus... le constat était rude...
C.B. : Donc pas de Caravelles 3 ?
V.L. : Et pourtant si, il y a bien un projet de Caravelles 3, car cela faisait partie des attentes du Ministère de la Culture. J'y ai beaucoup travaillé, en particulier sur une programmation idéale, mais l'événement est resté à l'état de projet. L'écologie, avec Fred du Chayla, était au cœur du projet.
C.B. : Une troisième édition de Caravelles qui reste un projet et puis en 1998 une première biennale du design à Saint-Étienne, portée par l'école régionale des Beaux-arts de Saint-Étienne où vous êtes vous-même enseignant. Y a-t-il un lien de causalité ?
V.L. : En toute modestie, je pense qu'il y a au moins une forte corrélation entre les expositions Caravelles et la première biennale. Bien entendu les logiques sont très différentes (exit les musées, les pionniers et penseurs, arrivée des écoles et workshops, lieu populaires et esprit de fête, etc) mais Jacques Bonnaval découvre le pouvoir d'attraction du design à travers Caravelles. Je retiendrai au moins une petite anecdote. Lorsque nous montons la deuxième édition de Caravelles en 1991, un voyage de presse est organisé et supervisé par Laure Mason-Poulet. Notre attachée de presse fait un travail remarquable ce qui lui permet de remplir un bus avec de nombreux journalistes hexagonaux et étrangers. Même si la presse parisienne est plutôt réticente, du côté de la presse internationale le ton est très différent. Il y a une sorte de confirmation de la présence du design en région Rhône-Alpes. Pour Caravelles 2, nous avions sept lieux différents à visiter. Le deuxième jour la visite se déroule au Musée d'Art et d'Industrie de Saint-Étienne où Claire Fayolle propose une très belle exposition autour du plastique. De manière très pratique il nous faut organiser un repas rapide pour toutes ces journalistes. Le Musée ne pouvant pas nous accueillir, Jacques Bonnaval, le directeur de l'École Régionale des Beaux-arts propose opportunément à Laure d'accueillir le repas de presse dans la serre, lieu emblématique de l'école. Il nous reçoit en hôte parfait et attentif. Il est manifestement surpris de voir arriver un aréopage de journalistes français, italien, anglais ... Je pense que cet événement est fondateur. Car il démontre à Jacques Bonnaval que le design est très porteur. Il lui apprend également qu'il est peu exploité culturellement, peu visible, même dans les grands centres européens comme Milan ou Londres. Il y a bien entendu des événements, mais il n'y a pas de véritables structures pérennes qui le présentent, qui l'exposent. Je crois qu'il a gardé ça à l'esprit, car à ce moment-là Caravelles 3 est encore possible.
Quelque temps plus tard, lorsque Jacques me propose de devenir le coordinateur du design au sein de l'école, donc de prendre la succession de Marc Charpin, il me questionne sur la troisième édition de Caravelles. Je lui réponds que le projet est définitivement enterré. Dans la foulée il me dit « si tu ne le fais pas, je vais proposer à la ville de Saint-Étienne quelque chose autour du design». Nous sommes en 1995. C'est pourquoi je pense que Jacques construit son projet à la suite des expositions Caravelles. Il y a un lien entre les deux événements que sont Caravelles et la biennale, pas spécifiquement liés à ma présence, mais à l'analyse que fait le directeur de l'école de la situation et du potentiel d'un tel événement. C'est d'autant plus intéressant que Jacques Bonnaval n'a pas de culture préconçue du design. Par contre c'est un très bon directeur avec de belles intuitions et il devient un excellent promoteur de la discipline. Il agit évidemment en historien d'art et, comme à l'époque les relations avec le Musée ne sont pas encore dégradées, il entrevoit tout le potentiel de la situation.
C.B. : Lorsque Jacques Bonnaval vous demande d'être le commissaire de la première biennale du design à Saint-Étienne, vous reprenez en quelque sorte votre rôle de Caravelles...
V.L. : Oui et non, car la biennale est avant tout une idée de Jacques et c'est ce qui a d'ailleurs marqué la fin de notre belle entente. Nous avons rapidement eu des divergences sur les manières de faire. Toute la logique de la biennale appartient à Jacques Bonnaval, je n'ai personnellement jamais pensé l'événement en amont, sauf dans les aspects de mise en place. Dans sa conception de la biennale, Jacques Bonnaval souhaitait du frais, de la nouveauté, il refusait l'idée de leader. Si l'on regarde les catalogues, il n'y a aucune personnalité importante vivante. Il y a des rétrospectives comme celle consacrée à Pierre Guarriche mais pas de grands noms actuels à une ou deux exceptions près comme Andrée Putmann qui expose au travers de son atelier et de ses collaborateurs. C'est une de nos grandes différences. À titre personnel, j'aurais souhaité par exemple une participation italienne plus forte, car j'étais capable de faire venir ou revenir les designers transalpins. En fait Jacques est passé d'une logique de Caravelles qu'il trouvait intéressante, mais trop lourde dans sa conception et sa mise en œuvre, à une certaine liberté que lui offrait le hall des expositions de Saint-Étienne et un véritable travail de prospection.
La biennale, c'est-à-dire l'école dans ce premier moment, a en effet mis de véritables moyens pour nous permettre d'aller chercher et découvrir des designers dans le monde entier. Je me suis par exemple retrouvé en mission aux États-Unis, à New York où j'ai invité un jeune design graphique, Stephen Burks, pour un Workshop à Saint-Étienne. J'ai également voyagé en Australie, en Afrique du Sud pour discuter avec des gens, les sélectionner, rencontrer de futurs commissaires qui pouvaient devenir des relais. Éric Jourdan pour sa part a aussi voyagé en Suède je crois pour la Biennale. Il y a presque une espèce de mise en coupe mondiale, à partir de Saint-Étienne, des endroits où aller prospecter pour dénicher des interlocuteurs. C'est quelque chose que je n'ai pas fait pour Caravelles. C'est une des grandes différences. Mais cette sélection est compliquée car elle porte en elle une contrepartie. Il faut que les designers pressentis acceptent ensuite d'envoyer leurs pièces et de venir sur place à leur frais. Pour certains, c'est un véritable investissement. Si l'espace d'exposition sur place est gratuit, le reste est à leur charge. Nous avons eu quelques refus et beaucoup de réponses positives. Et puis nous avons invité les écoles de design européennes et mondiales avides de ce genre d'opportunités, ce que Jacques savait parfaitement. Par contre toute la logique de cette pensée finit par limiter ou nier la présence et le rôle du musée. Dans la première édition, il y a une exposition magnifique au musée d'art moderne et contemporain autour de l'aventure Prisunic. Françoise Bernicot, Marc Champion et Jacques Beauffet produisent un événement important. C'est à la fois un rappel historique accompagné d'une analyse très fine, très qualitative. Bien que n'étant l'inspirateur de cet événement, je pense que celui-ci pouvait marquer la Biennale en associant habilement histoire et actualité. Malheureusement, c'est presque la seule exposition de ce genre, car ce type d'événement va disparaître peu à peu des autres éditions. Je pense, et je l'ai dit à l'époque que ce type d'association constituait une vraie originalité de la Biennale et, à terme conditionnait son succès. Cela a été parfaitement ignoré par Jacques...
C.B. : Cette première édition est malgré tout un véritable succès malgré les craintes légitimes de Jacques Bonnaval et quelques maladresses inévitables.
V.L. : C'est à la fois un véritable succès populaire par le nombre de personnes qui visitent la biennale, mais également par la dimension festive, par le brassage qu'elle impose. La biennale prend en charge des fêtes collectives où les designers sont invitées, nous discutons tous ensemble. C'est très joyeux, très ouvert. Il y a presque une évidence aujourd'hui, mais le montage de cette première édition est pourtant un véritable exploit. L'événement fonctionne sur l'engagement des étudiants et l'encadrement des enseignants. C'est saisissant de voir comment les étudiants se sont emparés de cette biennale. Et puis il ne faut pas oublier, pour comprendre ce succès, la connexion qui lie Jacques Bonnaval et le maire de Saint-Étienne, Michel Thiollière. La biennale est très importante pour le rayonnement de la ville et de la région et les deux souhaitent une véritable manifestation internationale. Jacques avait une formule assassine dont il avait le secret : « En matière d'événements internationaux à Saint-Étienne, avant la biennale, il n'y a que le festival Massenet ». Manifestement il n'était passionné ni par Massenet, ni par sa musique... Pour autant, malgré ce qui peut être pris pour une fanfaronnade, au début il est très incertain. Il a du mal à se projeter sur le nombre de visiteurs potentiels, sur le succès possible. À une demande de l'office du tourisme qui souhaite anticiper à minima l'événement à venir, il répond que la fréquentation oscillera entre 50 et 50 000 personnes. En fait, on avait déjà une idée plus précise. Beaucoup d'écoles d'art, françaises et européennes avaient déjà pris contact avec nous et s'apprêtaient à affréter des bus pour nous rejoindre. Au résultat, la ville a été plus qu'enchantée, la couverture de la presse était conséquente et les articles parlaient d'un véritable frémissement à Saint-Étienne, d'un renouveau, d'un bouillon de culture.
C.B. : Même si le succès est indéniable, vous formulez rapidement des critiques et proposez des pistes pour, sinon améliorer, du moins positionner la biennale différemment.
V.L. : Quelques journalistes ont parlé de déballage à propos de cette première biennale et des suivantes immédiates, le terme est dur mais pas entièrement erroné. C'est un des points de désaccord que j'ai avec Jacques Bonnaval presque immédiatement. Je regrette l'absence totale de penseurs vivants de cette discipline (ce que traduit entre autres une sélection italienne trop inconsistante) et puis surtout je m'inquiète du fait que la partie historique du design, que son analyse scientifique soit un peu laissée à l'abandon, marginalisée. Malgré l'engouement populaire de Stéphanois qui répondent présents, des doutes apparaissent sur les contenus proposés et sur la logique éditoriale de cette nouvelle biennale. C'était inévitable, mais il fallait corriger les choses tout de suite, cela aurait évité certains déboires futurs. Lorsque l'on connaît bien le design, il est indéniable que nous étions alors encore loin du compte. Jacques était parfois un peu dans la surrenchère. Il souhaitait par exemple que chaque designer s'affiche non pas à titre individuel, mais comme les représentants de son pays. Ce qui n'avait pas toujours beaucoup de sens, mais donnait l'impression d'un véritable maillage international. Je pense, et c'est ce qui nous a assez vite séparés, que la biennale doit se bâtir sur trois composantes essentielles. Le public, qui est immédiatement présent et en nombre, mais ensuite il faut une part d'affaires. À Milan par exemple, il y a des échanges commerciaux, et ce volant commercial a été trop négligé. Pourquoi les designers se déplaceraient à Saint-Étienne simplement pour se rencontrer et discuter ? Il manque au départ une véritable stratégie sur ce point. Enfin, la composante culturelle est restée trop faible. Quel contenu intellectuel veut-on donner à l'événement ? La venue à Saint-Étienne lors de la biennale doit coïncider avec la possibilité d'y trouver des regards historiques, scientifiques et culturels originaux autour du design et pas uniquement des objets ou des productions. La biennale est pensée comme un entre-soi des lieux et structures de germination d'un « futur » design. C'est incroyablement ambitieux ou incroyablement naïf. Lorsque Saint-Étienne reçoit le label ville design UNESCO, c'est perçu comme un adoubement. Mais force est de constater que les grandes villes européennes du design, Milan, Londres, Berlin ou même Paris sont absentes de ce réseau...