Jalons pour une histoire de la Biennale internationale design Saint-Étienne (10). Entretien avec Thibault Huguet
Pauline Kuntz

Pauline Kuntz : Bonjour Thibault Huguet, merci d'avoir accepté cet entretien, je suis ravie de te rencontrer. Tu as été diplômé à l'ESADSE en 2014 puis tu as travaillé dans différentes agences de design, notamment Atelier François Mangeol et Bruno Moinard Editions, avant de t'installer en indépendant. Tu es designer produit et tu réalises aujourd'hui des projets pour de grands groupes tels que Cartier ou Paco Rabanne. Il me semble que tu as également une sensibilité pour les matériaux bruts ou naturels, comme en témoigne ton projet avec les Fontaines Pétrifiantes de Saint Nectaire. Peux-tu m'en dire plus sur votre parcours et les différents projets que vous avez réalisés ?

Thibault Huguet : Pour présenter mon parcours, j'ai réalisé un BTS Design de produits au lycée Jean Monnet à Yzeure avant de poursuivre avec un DSAA à Toulouse puis un DNSEP à l'Ecole Supérieure d'Art et de Design à Saint-Etienne. Le projet avec les Fontaine Pétrifiantes de Saint-Nectaire a été mon tout premier projet, qui m'a permis d'avoir le diplôme, dont le principe était d'avoir un regard en tant que designer sur un process est assez établi : l'entreprise a 200 ans. Ce qui était intéressant était de rapporter un nouveau point de vue, un nouveau regard sur leur procédé de fabrication qui a donné lieu à une collaboration et permis de créer un objet manifeste - ils n'avaient jamais travaillé avec de designer auparavant. Ce qui était intéressant était de les pousser à faire autre chose en détournant leurs outils pour réaliser une pièce qu'ils n'avaient jamais faite, une pièce en volume. Traditionnellement, ils font des bas-relief de scènes pittoresques. Cette démarche-là j'ai essayé de la cultiver et de la poursuivre dans mon travail personnel. Aujourd'hui je suis à mon compte et j'ai travaillé pendant quatre ans pour Bruno Moinard Editions, une maison d'édition de design qui édite ses propres meubles. J'ai beaucoup travaillé avec eux sur leur collection, mais aussi pour les bijouteries Cartier en chef de projet sur le mobilier des bijouteries. Ainsi donc j'ai deux pans dans mon travail : de la prestation de service pour des agences d'architecture ou des grands groupes comme Cartier ou Paco Rabanne — mon travail « rémunérateur » — et à côté j'ai mon travail personnel - très dessiné, des partenariats avec des entreprises.

P. K : Tu as par exemple continué avec les Fontaines Pétrifiantes ?

T. H : Oui tout à fait, on a toujours travaillé ensemble. En 2014 on a fait un tabouret, en objet manifeste, pour nous prouver qu'on pouvait réaliser quelque chose de différent de ce qu'ils faisaient. Nous avons abouti à un autre projet, plus recherché dans sa technicité : un vase, qui fut présenté au Prix de l'Intelligence de la main de la Fondation Bettencourt. Actuellement, nous travaillons toujours ensemble. Nous allons relancer des recherches pour créer du mobilier, l'idée étant de rendre la calcite plus solide avec une armature intérieure ajoutant de la résistance à l'écrasement et à la flexion. De ces recherches vont aboutir des objets haut de gamme, du petit mobilier ou de ce qu'on appelle aujourd'hui du « collectible design », de la pièce de collection un peu surprenante et originale par son procédé et sa forme finale.

P. K : C'est incroyable de réaliser un projet sur un aussi long terme, surtout depuis un projet d'étudiant en DNSEP. Cela doit être très enrichissant, surtout que de ton côté tu as depuis acquis de l'expérience, ta vision des choses a pu évoluer et agrémenter ainsi cette collaboration ?

T. H : Oui tout à fait, ce qui est intéressant c'est qu'en créant des relations sur le long terme, on finit par bien se connaître. La compréhension du procédé est pour moi maintenant complète, c'est-à-dire que je peux aussi bien expliquer le procédé de fabrication qu'eux, ce qui est super important quand je dessine pour leurs outils car je prends on compte directement la façon dont va être manipulée la pièce, comment l'eau va s'écouler, etc. De leur côté, le fait d'avoir quelqu'un avec eux qui fait de la recherche les mettent dans une logique de recherche perpétuelle ; par exemple, il y a un mois, ils ont mis au point un nouveau procédé permettant d'obtenir une nouvelle calcite, par une manipulation différente. On est ainsi tous les deux dans une dynamique de recherche, poussant les limites au plus loin. On ressent vraiment ce dialogue entre le design et le matériau. Je ne sais pas si nous pouvons parler de métier d'art dans ce cas, ou plutôt de métier rare ?

Ils sont labellisés entreprise du patrimoine vivant, un label qui est décerné à des entreprises d'artisanat d'art avec certaines pépites, qui réalisent des savoir-faire oubliés. Souvent ces entreprises sont employées dans le milieu du luxe, pour des projets d'hôtellerie etc. Les Fontaines Pétrifiantes ne sont pas encore dans ce marché, ils vivent surtout des visites du lieu, complètement pittoresque. Ils vivent du tourisme. L'idée est de développer en parallèle des partenariats avec des artistes contemporains, ce qui eu déjà lieu, et de mettre en place un projet de résidence d'artistes/designers. Finalement, c'est un projet qui touche une dynamique territoriale et économique.

C'est intéressant que tu le soulignes, ce sont des enjeux qui m'importent beaucoup : de faire parler les territoires ruraux, des entreprises dans des milieux ruraux. Comme je viens d'un milieu rural, je trouve que ces milieux-là foisonnent de personnes qui ont des savoir-faire incroyables. Par le biais de mon travail je souhaite les mettre en lumière, je les revendique et souvent on me le fait remarquer. e suis assez chauvin sur mes origines... J'essaye de travailler - et au départ c'était un peu un diktat que je m'imposais - avec des entreprises de la région Auvergne-Rhône-Alpes... tout simplement car je suis né à Roanne et que j'avais commencé de développer mon réseau d'entreprises dans ce territoire là. En creusant, je me suis rendu compte qu'il y a énormément d'entreprises avec des savoir-faire complètement différents : une mine d'or pour moi. Par exemple, j'ai une console fabriquée à côté de Saint-Etienne, il y a le partenariat avec les Fontaines Pétrifiantes, j'ai deux pièces en chêne massif fabriquées vers d'Annecy... Aujourd'hui ça change un peu car je vis en Belgique.

P. K : Par rapport à toutes ces valeurs qui te passionnent, de métiers d'art et de territoire, ne ressens-tu pas un léger décalage en réalisant des projets industriels pour Cartier ou Paco Rabanne ?

T. H : Si complètement, c'est pour ça que je me retrouve plus dans mon travail personnel. Je peux me permettre de pousser le dessin de mes objets plus loin. Ce sont des démarches très personnelles, à la limite de l'œuvre d'art. Le travail que je réalise avec Cartier ou des grands groupes similaires, c'est un autre savoir-faire ; celui que j'ai appris à l'école et que je destine à ces entreprises-là, celui qui m'est rémunérateur. L'avantage est que ces entreprises font beaucoup confiance dans la création. Une fois la confiance acquise, j'ai systématiquement carte blanche quand je dois dessiner. Mais il y a aussi d'autres enjeux, d'ordre industriels : il faut réfléchir aux coûts de fabrication, il y a des contraintes différentes, notamment ergonomiques puisque ce sont des objets destinés au public. C'est du design industriel pur.

P. K : Pour terminer avec cette partie avant de parler de la Biennale, toi en tant que designer, par rapport aux métiers d'art, quels sont tes objectifs ? Tu me parlais de mettre en lumière un territoire rural, mais qu'est-ce que peut apporter d'autre le design ?

T. H : Il est vrai qu'il est compliqué en tant que designer de s'orienter dans cette voie de par la viabilité économique ; la preuve en est dans le fait de préserver un travail de designer industriel pour vivre. Je dirais que c'est une typicité du design en France. Il s'agit d'une discipline jeune par rapport à des pays anglo-saxon qui ont tout de suite intégré le design. Les artisans sont allés travailler à l'usine assez rapidement, où fut développée l'intelligence de la main au service de l'industrie. Dans ces pays, le design industriel « déjà design » est un mot anglais - est une façon industrielle de penser les choses ; il s'agit d'une autre démarche que nous retrouvons aussi aux Pays-Bas, en Allemagne, en Belgique. Le design intervient à toutes les étapes de création, résultant à des objets manufacturés très bien pensés et destinés au plus grand nombre. En France c'est un peu différent.

Avant l'avènement de l'industrie, il y avait une énorme industrie artisanale qui était entretenue par les rois de France - des manufactures comme les Gobelins ou les cristalleries. Nous avons eu du mal à passer le cap de l'industrialisation et en parallèle, l'artisanat d'art a continué d'exister. En voyageant dans les autres pays, je me suis rendu compte de cette différence de la création en France. Et donc il faut composer avec. On nous apprend à faire du design industriel à l'école, mais les débouchés en design industriel en France sont moindres. Je me suis intégré dans ce créneau de l'artisanat d'art car ils existent, énormément d'artisans d'art travaillent en France. La viabilité économique est alors liée à une niche, ce qu'on appelle le collectible ou le design de galerie, seul créneau de vente mais qui participe au rayonnement de la France comme peut l'être l'industrie de la mode. Il s'agit de savoir-faire d'une très grande précision, qui vaut cher, alors destiné à des vendeurs de galerie. On ne peut plus vendre des pièces à des particuliers car ce sont des savoir-faire chers : nous avons beau faire les pièces les plus simples possibles, comme tu pourras le voir dans mon travail, mais le savoir-faire nécessite un salaire conséquent et donc c'est pour ça que je me suis intégré dans ce créneau de galerie.

P. K : Pour entrer dans le vif du sujet, à l'aube de tous ces projets, tu as également participé à la 9e édition de la Biennale Internationale du Design de Saint-Etienne

T. H : J'ai effectivement participé à l'Essence du Beau. Mes projets de diplôme ont été exposés à la 9e édition. Il y avait aussi l'exposition commissionnée par Sam Baron. Mon projet de diplôme était intégré à l'exposition des diplômés, la promotion de 2014. Nous étions tous présentés. L'année qui précède la Biennale, les étudiants présentent leur pièce dans l'exposition. C'est donc une vitrine qui est assez importante, qui permet de faire parler de soi. Il y a beaucoup de journalistes qui aiment repérer des nouveautés. La deuxième exposition, avec le commissariat de Sam Baron, était un appel à participation où j'ai envoyé un dossier complet, présentant un Book avec notre travail et l'objet en question que nous souhaitions présenter dans le contexte de l'exposition.

C'est plutôt une belle ouverture que d'avoir une passerelle par le diplôme vers une exposition à la Biennale. J'ai eu de la chance de tomber sur l'année où les diplômes étaient présentés, ce ne fut pas le cas de la promotion précédente.

P. K : Avais-tu vu la 8 e édition ?

T. H : Je venais d'arriver à l'Ecole de Saint-Etienne, j'ai participé au montage de l'exposition des diplômés. L'exposition s'appelait "L'Aventure c'est l'aventure". Ce qu'il faut savoir pour cette exposition est que les diplômés sont les étudiants en 4ème année s'occupaient de présenter les diplômes de la promotion précédente, s'occupant de la scénographie, de l'installation. Nous sommes en complète autonomie, c'est un travail professionnalisant ; nous avons un budget dédié à la scénographie, nous la dessinons nous-même tout comme les cartels. Pourquoi au départ l'entretien était plutôt orienté sur la 10 e édition ?

P. K : Il s'agit d'une Biennale avec une thématique très différente des Biennales précédentes, « Working Promesse - les mutations du travail », avec peu d'objets. Beaucoup de retours furent contrariés quant à la composition de cette édition...

T. H : J'avais entendu parler de cette édition. Il est vrai que l'objectif de la Cité du Design et de la Biennale est de faire rayonner le design au plus grand nombre, de démocratiser le design et son discours. Pour cette édition, et ce sont les retours que j'en ai eu, elle était plus destinée aux designers ou aux acteurs du monde du travail. Le public néophyte n'a pas du y trouver son compte et les autres années, ce qui fonctionnait justement furent les espaces montrant des univers différents du design. La 10e édition était peut-être trop sérieuse. Tout dépend du Directeur de la Cité ou des commissaires généraux de la Biennale. La Biennale est selon moi destinée à des personnes qui ne connaissent pas le design, et quand elle trop intellectuelle, on s'éloigne de la mission initiale de la Biennale. Après, la thématique était intéressante, elle représentait un enjeu qui semble important, surtout aujourd'hui avec le télé-travail... une question presque visionnaire par rapport à ce qui s'est passé après. Il est vrai que cette édition fut très en rupture avec l'Essence du Beau.

L'Essence du Beau, il y avait plein de thématiques différentes, aussi politiques. Par exemple était abordée la question du beau alors que dans le design on le considère comme futile. Dans le milieu du design on part plus dans l'intellectuel, le concept, l'usage, alors que la question du beau est oubliée car c'est un élément qui vient en général à la fin. D'un point de vue intellectuel, c'est un point qui a moins de valeur que le concept. Cette exposition avait le mérite de traiter cette notion-là.

Et toi, qu'est-ce qui t'intéresse dans cette thématique de la Biennale, pourquoi abordes-tu le sujet, que cherches-tu ?

P. K  : Dans cette 10e édition de la Biennale, je cherche à trouver la place des métiers d'art, de la matière dans la thématique du travail. J'ai eu des difficultés à trouver des exposants sur ce positionnement. Au-delà de cette recherche, c'est aussi ton expérience de participation à la Biennale qui m'intéresse, toute la partie préparation en amont mais aussi les retombées en aval de l'exposition. Il y a notamment beaucoup de visiteurs, environ 230 000. D'ailleurs, as-tu ressenti ce chiffre ?

T. H : Ressentir le nombre de visiteurs est plutôt abstrait. Je fus principalement présent une journée, celle de l'ouverture, pour présenter ma pièce. Il s'agit d'un événement où nous gagnons en visibilité et compte tenu de la sélection pour la participation, y exposer reste toujours gratifiant. Cependant, huit ans plus tard, je n'en parle presque plus. Il s'agissait d'un événement au début de ma carrière, depuis j'ai réalisé d'autres événements. Sur le moment j'ai pris contact avec des journalistes, mais ils n'ont jamais abouti. Une journaliste avait repéré mon travail pour Maison & Objet, la pièce fut présentée dans un catalogue édition de luxe classant les objets par thématique et vendus aux entreprises comme des tendances. Après, comme je sortais de l'école, je n'avais pas développé ma communication, je n'avais ni site internet, ni compte Instagram.

P. K : Et face au nombre important d'exposants et d'événements, on ne se sent pas perdu ?

T. H : Mes pièces étaient dans des expositions séparées, isolées du reste, permettant d'exister via une ambiance de scénographie et une thématique. Il faut tout de même une pièce qui sort du lot pour être valorisé, mais c'est un peu le hasard. Et après, une biennale en chasse une autre. C'est-à-dire qu'on oublie vite ce qui s'est passé l'édition précédente. Il s'agit tout de même d'une expérience intéressante. Une exposition dans une galerie a peut-être plus d'impact que la Biennale destinée à un public et non à un marché. Il s'agit d'une exposition pour parler du design, et c'est très bien. Ce n'est pas Milan avec le Salone del Mobile ou Paris avec la Design Week. Oui, typiquement, Milan est un lieu commercial, l'objectif est que le public se souvienne de toi, la vocation n'est pas la même. Les biennales ont une vocation intellectuelle avant tout, des fois un peu trop. Ce sont des éditions pour vulgariser le design, mission de la Cité du Design qui a justement été créée pour cette volonté. On rejoint le souci rencontré avec la thématique "Working Promesse", qui fut incomprise par les locaux en perdant cette notion de vulgarisation...

Il est difficile d'intéresser des gens quand on parle du travail. La thématique elle-même, même intéressante, n'est pas très vendeur pour le grand public. Peut-être aurait-il fallu l'aborder avec un autre titre, plus accrocheur.

P. K : Après cette première expérience de biennale, maintenant que tu es vraiment lancé dans ton activité professionnelle, en indépendant, serais-tu prêt à re-participer à une Biennale de Saint-Etienne ou vises-tu plutôt des actions plus commerciales ?

T. H : J'aimerais vraiment faire un mélange des deux, présenter mon travail avec aussi une dimension intellectuelle. Par exemple, je suis actuellement représenté par une galerie à Bruxelles, j'ai montré tout mon travail et je me suis rendu compte que la culture artistique et design du galeriste était une compétence importante pour traduire mes intentions au public. Au-delà de la démarche intellectuelle, il y a tout de même une finalité commerciale qui n'empêche cependant pas un discours intellectuel que je considère comme une valeur ajoutée aux pièces. Alors, sur certaines pièces je laisse des traces pour interpeller et permettre au public de se poser des questions. Ma dernière réalisation, le banc Equarri, une poutre de bois avec des empreintes de haches, permet au public de se demander pourquoi il y a des traces de l'outil, engageant ainsi la conversation. Pour le vase, sans explications il est compliqué de comprendre la démarche. C'est pourquoi j'aimerais créer une exposition avec plusieurs designers à des fins commerciales mais avec du fond, des explications intellectuelles, qui puissent être ouvertes au public tout comme aux personnes prêtes à acheter. Justement en DNSEP, mon diplôme s'est un peu détaché des autres, car d'une part le mémoire était relié au projet de diplôme - ce qui n'est pas toujours le cas - intitulé « Fossiles». L'idée était de réfléchir à l'influence du territoire sur la production, avec la question du temps. Ce travail intellectuel s'est alors répercuté dans la présentation du diplôme, proche de la démarche de FormaFantasma car leur manière de présenter les pièces m'intéressait : des échantillons, des écrits, des recherches graphiques, des photos, un film explicatif. Ce fut pensé comme une exposition.