Entretien avec Patrick Reymond
Emmie Kisiel, Julie Fombonne

Propos recueillis par Emmie Kisiel et Julie Fombonne

Le Musée des Arts Décoratifs de Paris consacre une pièce dédiée aux rapports entre design et artisanat. Dans le cadre d'un projet de recherche s'inscrivant dans notre cursus de Master Design, Métiers et industries d'Art, nous sommes allés à la rencontre de plusieurs designers. Notre objectif est de se saisir du processus de collaboration entre designers et artisans d'art afin de comprendre la création d'objets uniques témoignant de savoir-faire singulier.

L’entretien s’est déroulé à la Neuveville, en Suisse, le 26 novembre 2022. Nous avons été accueillies au Moïtel par les membres de l’équipe, puis reçues par Patrick Reymond.
Cet échange s’est construit autour de l’histoire de atelier oï fondé en 1991 par Aurel Aebi, Armand Louis et Patrick Reymond. Depuis sa création, jusqu'à aujourd’hui, ils s'attachent à entretenir les rapports entre le design et l'artisanat.

Julie Fombonne1 : Nous avons pu voir que vous êtes issu du design de l’architecture, ou encore de la construction navale, pouvez-vous nous dire quelles formations vous avez suivies personnellement ainsi que les autres membres de l’atelier ?

Patrick Reymond2 : J’ai fait une école de commerce à la Neuveville, ce qui m’a laissé plus de flexibilité. Ensuite j’ai commencé à réfléchir à mon avenir, je connaissais le père d’un ami qui était architecte ; Alain Tshumi. Je côtoyais pas mal de gens dans le domaine de la création et j’allais voir pas mal d’expositions.
Par des discussions, je me suis peu à peu intéressé à l’architecture, l’architecture d’intérieure et au design. Je suis allé voir plusieurs écoles dont une antenne Suisse de l’Art Center située aux États-Unis malheureusement elle était dédiée sur le produit et je recherchais à cette époque une formation beaucoup plus globale. J’ai pu m’inscrire à l’école Athenaeum de Lausanne, fondée par Alberto Sartoris un architecte contemporain de Le Corbusier.
La philosophie de l’école était proche du Bauhaus, on touchait d’une manière globale tous les domaines, de l’architecture à l’architecture d’intérieur, du paysagisme au design. C’est dans cette école que j’ai rencontré Aurel Aebi.
De son côté, il a fait l’école Steiner, proche des écoles Montesorri françaises, pendant douze années. L’école Steiner est une école qui se base sur une philosophie très large de l’observation du monde.
En ce qui concerne Armand Louis, il venait de la Neuveville, c’était un ami d’enfance. Il a fait un apprentissage de constructeur naval à Lausanne. Il a donc appris à construire des bateaux et des régates. Puis il a rencontré un architecte qui lui a conseillé de dessiner et de concevoir des meubles avec les techniques de constructions navales. C’est à ce moment là qu’il a ouvert son atelier à la Neuveville avec son frère.

Emmie Kisiel3 : Quelle philosophie de travail avez vous appris à l’école ?

P.R : A l’école Athenaeum on a appris à collaborer. Beaucoup d’architectes suisses sont venus dont Aurelio Galfetti, Herzog & Meuron, ce qui nous a ouvert les portes à de nombreux échanges, à leurs cotés on a beaucoup appris. C’était une école qui demandait aux étudiants de se débrouiller par eux-mêmes, ce qui a mis une dynamique de travail, d’échange et de collaboration au sein de la formation. On a appris à s’écouter, à se remettre en question et à se respecter.

J.F : Quel a été votre premier projet réalisé tous les trois ?

P.R : On a eu une opportunité de projet, un concours sur la conception d’un lit. On a donc essayé en équipe de réaliser ce projet. Au début on était une dizaine, puis on a fini à trois, Armand Louis, Aurel Aebi et moi. C’était notre premier projet, on a essayé et on a gagné. Ensuite, environ six mois après ce premier projet, en 1988, on a participé à un concours lancé par le magazine d’architecture Suisse Hochparterre. Le sujet du concours était porté sur la salle de bain du futur. A ce moment là, le futur c’était 2001. On a réfléchi à la conception d’un objet qui se devait d’être la redéfinition de la salle de bain. Etant un lieu que l’on utilise très peu, on s’est tourné vers l’idée d’un objet de service avec maximum et minimum. Un objet de salle de bain en colonne, où l’on pourrait se doucher, avoir un lavabo, et des rangements.
C’était un concours assez officiel avec de grandes entreprises de sanitaires Suisse. Lors de ce concours nous étions encore de jeunes étudiants dans ce monde, et on venait de le remporter. On venait de créer notre trio.

E.K : Lorsque vous avez remporté tous les trois le concours quelles étaient vos envies de projets et de poursuites ?

P.R : On avait plein d’envie, on voulait travailler au Japon On avait beaucoup d’ambitions. On venait de gagner un concours alors qu’on était encore en études, c’est ce qui a accéléré le système de création de notre studio. Il a fallu établir un nom et un bureau afin de développer et réaliser le projet « Salle de bain du futur ». On a donc commencé en Suisse dans l’atelier d’Armand, où l’on pouvait produire, avec des machines et de la matière. Après notre diplôme à Aurel et moi, en 1991, on a commencé officiellement notre bureau tous les trois. On s’est établi dans l’atelier d’Armand Louis à la Neuveville, pour nous ça n’avait pas de sens d’aller ailleurs puisque tout était là, l’espace de travail, les machines et la matière.
Et on a tout de suite attaqué les projets. On avait une pensée multidisciplinaire et collective, on voulait avoir une relation directe aux matières au travers des domaines de l’architecture, du design, de l’architecture d’intérieur et du paysage.

J.F : Comment vous est venu l’idée du nom : atelier oï ?

P.R : On a beaucoup réfléchi, et on trouvait intéressant que ça soit une griffe, un signe sans que ça soit nos noms respectifs. On partage une manière de faire et une manière de penser. On était déjà une équipe, on était trois et on était fasciné par les groupes comme Memphis. On avait cette habitude, avec les études, de travailler en collectif, ce qui nous amenait à réfléchir à un signe. Notre but était de nous laisser la liberté d’accueillir d’autres personnes dans l’équipe. Dans notre réflexion, on est partie de la forme de la colonne salle de bain, pour la symbolique du premier projet ensemble, et puis parce que formellement ça nous faisait penser a un spermatozoïde. Le nom « oï » vient donc, dans un premier temps, de la forme et de la symbolique du spermatozoïde qui va se développer, et ensuite de la Troïka, le petit char russe avec trois chevaux attelés à celui-ci et qui tire. Ces trois chevaux ont des énergies différentes et créent de la dynamique, ce qui symbolise nos caractères et notre trio.

E.K : Quel rapport à la matière entretenez vous dans vos projets ?

P.R : Quand on commence, on l’aborde en touchant la matière et c’est la même démarche pour presque tous nos projets. On cherche à la comprendre, à comprendre sa logique et à apprendre d’elle. On tente de la suivre ou parfois de la contrôler. On aborde la matière comme des cuisiniers, on goute, on expérimente avec des ingrédients, on sent, on touche, on fonctionne avec les sens, il faut qu’on sente la structure dans la bouche. Avec l’expérimentation on peut découvrir de nouveaux goûts et parfums.
Avec les matériaux c’est la même chose, on les manipule pour mieux les comprendre, on observe leurs réactions. Lors des expérimentations on n’a pas forcément d’idée de projet, mais on archive tout. C’est seulement en fonction d’une situation ou d’un contexte de projet que l’on commence à construire une histoire, un scénario. Quand on commence à construire une histoire, c’est à ce moment là que nos expérimentations et nos archives interviennent. C’est à cette étape de projet que l’on se dit : « Cette matière, cet effet de matériau, cette structure est intéressante dans ce contexte ». Le projet se met en route et trouve sa forme naturellement. A l’atelier, on appelle ça un travail de story tecture ou story texture. Ces deux termes signifient que dans notre travail on ne fait pas de l’architecture mais de la story technique, on matérialise et rend réelles les histoires. Dans nos projets, les expérimentations viennent souvent avant les dessins.
Au travers des matériaux, de l’expérimentation on a trouvé notre démarche. La réponse formelle de nos projets s’appuie sur la logique de la matière et de sa structure.
Dans les projets tels que l’Hélicoïdale, la logique de la forme s’est imposée d’elle-même grâce aux découpes de la matière et aux assemblages.

J.F : Pouvons nous intéresser à un projet en particulier. Il me semble que les lampes Les Danseuses servaient initialement de décor d’installation puis ont été éditées par Artemide en 2015. Comment s’est déroulé votre processus d’expérimentation et d’appropriation de la matière ?

P.R : Ce qu’il faut savoir c’est que nos projets n’ont pas forcément de chronologie. On découvre, on archive, on garde et peut-être cinq ans plus tard, dans une autre situation de projet on les utilise. Nos archives sont vivantes, c’est un stock de projets, qui ressortent et redeviennent actuels. En ce qui concerne les lampes Les danseuses, elles étaient directement liées à la transformation du Motel. On à découvert une matière assez intéressante et avec beaucoup de qualités, le feutre. Elle était intéressante parce qu’elle se découpe facilement, ne se déchire pas et ne s’effile pas, et avec une double couche et double couleur. Avec cette matière, on a réfléchi d’abord à des rideaux, puis on a commencé à la découper, et à chercher comment on pouvait déployer cette découpe. Par la suite on a cherché à la façonner, à la structurer. Petit à petit on a gentiment commencé à s’amuser à la faire tourner, à la faire danser. C’est à ce moment-là que la matière a commencé à se comporter différemment, à faire des ondulations, un mouvement gracieux, une danse. Ce mouvement nous a amené à détourner un moteur de ventilateur pour observer le tissu tourner et se comporter différemment lors des changements de vitesse. C’est comme ça qu’on a eu l’idée de créer un objet léger comme une danse ou une robe. Au départ c’était une installation pour l’ouverture du Moïtel qui s’est déroulé en 2019, puis on les a utilisées par la suite dans des projets de scénographies, pour des installations. C’est bien plus tard, en 2015 qu’Artemide s’est intéressée au projet et a commencé à les éditer en tant que lampes dynamiques.
Dans notre travail on peut lire notre rapport à la matière, à son esthétique et à sa structure, on retrouve un objet en cuir pour Louis Vuitton, une façade en béton pour une manufacture Swatch, des projets en verre pour Venini, et des structures de lampes et de vases pour Artemide. Dans nos projets il y a une dynamique, et on essaie au mieux de mettre en valeur la matière et sa transformation.

E.K : Dans vos projets en général et plus particulièrement pour Les danseuses est-il pertinent de parler d’une certaine forme d’hybridation ?

P.R : Oui, ou même « fusion ». Dans notre manière d’aborder les choses, tout s’entremêle. Nos inspirations se mélangent. Comme beaucoup de créateurs, on connecte les choses à différentes échelles. Chez atelier oï on est libre de naviguer d’un domaine à l’autre et on cultive cette pluridisciplinarité. Le terme hybride est effectivement ce que l’on fait dans nos projets. Au début ça peut-être complique d’avoir cette notion d’hybride en design, parce que la diversité de projets réalisés par atelier oï peut effrayer les potentiels clients. Nos projets n’ont aucun lien entre eux, on peut passer de l’architecture, au design d’objets et ensuite à la scénographie. Mais en tant que designer on se doit d’être généreux, de se diversifier, et de se faire confiance.

E.K : Pourquoi avoir choisi de rester à la Neuveville ?

P.R : On n’a pas bougé de la Neuveville, à cause de la matière et des machines. On s’est rendu compte aussi que c’était presque plus intéressant de s’implanter dans un endroit où l’on pouvait avoir de l’espace et on pouvait profiter des artisans autour de nous. Rester à la Neuveville nous a permis d’avoir de la mobilité et une certaine liberté de voyager à Paris, à Zurich et à Milan. Avoir un siège à la Neuveville nous permet de nous concentrer sur nos projets. L’idée du Moïtel c’est d’être indépendant, de pouvoir réaliser le processus total d’un objet, et d’avoir notre propre efficacité.

J.F : Quelle démarche et approche vous ont défini en tant qu’atelier oï ?

P.R : Dans l’équipe, on a un rapport à la musique assez présent. On a tous fait de la musique. On avait tous un instrument différent et une façon d’aborder les choses différemment aussi. Dans la musique si on veut bien jouer il faut savoir s’écouter, se respecter, stimuler l’autre et parfois s’effacer.
On a commencé on était trois, maintenant l’équipe s’est agrandie et l’envie de challenge et de nouveaux projets aussi. Cette diversité dans les bureaux ça stimule. On travaille avec différentes personnalités, différentes cultures, des Japonais, des Chinois, des Brésiliens, des Espagnols. Cette mixité permet de varier les disciplines, les points de vue, de croiser les regards et c’est la même dynamique qu’on essaie de retranscrire dans nos projets. On a décidé d’être polyvalent dans les projets pour plusieurs raisons, on voulait se laisser la liberté de passer d’un domaine à l’autre, de transgresser les échelles et d’être complètement libre dans les résultats formels. C’est une démarche qui nous a définis depuis le début et qu’on partage maintenant à une équipe de quarante. On a une approche ouverte à toute possibilité, parfois émotionnelle et poétique, qui nous distingue en tant qu’atelier oï.
Je pense effectivement que c’est hybride ce qu’on fait. Ce qui est finalement une chance pour nous puisque on ne s’enferme pas dans un même langage formel qui à la fin pourrait devenir ennuyeux. En revanche, le côté hybride est compliqué à comprendre pour les autres et pour les clients. Puisqu’on peut leur proposer pleins de projets différents, ils vont avoir du mal à projeter notre travail sur sa situation et son contexte. Mais finalement, il y a certaines choses que le client va pouvoir s’imaginer en voyant la matière s’exprimer. Donc d’un coup cela créer une réaction en chaine puisque notre implication dans un savoir-faire et la demande de l’artisan chez Louis Vuitton va intéresser Venini et inversement.
D’un coté cela peut paraitre effrayant et déstabilisant pour les gens de nous suivre, mais en même temps toutes nos références de projets peuvent donner une certaine confiance.
Ce qui nous a beaucoup aidés aussi avec Armand Louis et Aurel Aebi c’est qu’on a réalisé des choses, puis on a osé les montrer. Là où certains avaient peur d’exposer par crainte de se faire voler l’idée, nous on osait les montrer. On était plutôt généreux en fait et je pense que ça nous a pas mal aidé. Puisqu’il est clair qu’au début personne ne vous donne nécessairement d’attention puisque vous n’avez encore rien réalisé. Ce qui est dommage car ceux qui prennent des risques, il n’y en a pas beaucoup, et c’est justement quand on est jeune et qu’on commence qu’on va tout faire pour que ça soit génial. Tout d’un coup on peut faire mieux que quelqu’un d’expérimenté simplement parce qu’on a l’envie de faire et l’énergie pour le faire. Je pense que c’est une chose qu’il faut garder dans les projets, toujours faire comme si c’était la première fois.

E.K : j’aimerai revenir sur l’idée de partage qu’on retrouve dans le Moïtel, est ce que pour vous les différences culturelles sont une inspiration ?

P.R : Oui effectivement, dans l’entrée du Moïtel on retrouve un tableau avec tout le trombinoscope de notre équipe. C’est exactement pour expliquer cela, puisque à la fin c’est la somme de tous qui fait les projets. C’est sans cesse l’histoire d’interaction entre les gens, tu dois savoir écouter l’autre et parfois te taire. Tu dois aussi apprendre mais parfois désapprendre si tu sais trop bien faire. On profite effectivement de cette diversité qui est pour nous intéressante dans le travail collectif, puisqu’à la fin le but c’est le projet.
On cherche vraiment à profiter de cette diversité du regard, en apprenant les uns des autres, peu importe l’âge et l’expérience. Je pense que notre manière de concevoir est très ouverte. Ouverte à l’équipe mais aussi à l’extérieur. Par exemple, l’architecte peut jouer plusieurs rôles sur un projet au même titre qu’un graphiste peut travailler à composer une façade. On recherche cette diversité d’approche, qu’il faut bien sûr manager en gardant l’esprit d’un collectif. Egalement le fait d’être trois à la base ce n’était pas voulu. Ça l’a été au moment où on s’est retrouvé car ça nous paraissait évident que ce serait un travail intime. Mais effectivement le Moïtel est un lieu de passage et il est intéressant pour ça car c’est un lieu qui se construit avec les histoires qui passent, avec les gens, avec ce qu’ils laissent. Et d’ailleurs, de nombreuses personnes sont passées par le Moïtel, elles ne sont pas nécessairement restées longtemps mais toutes ces personnes ont amené quelque chose, une histoire, et ils sont repartis avec quelque chose.

J.F : Puisque vous avez beaucoup collaboré à l’international pour différentes personnes, est-ce que vous avez des attentes, ou au contraire des choses qui ne vous correspondent pas dans des propositions de collaboration ? Opérez-vous une sélection ?

P.R : Je ne crois pas qu’on puisse vraiment parler de sélection parce qu’on a jamais vraiment sélectionné. Et puis quand tu commences tu es toujours curieux, donc tu ne dis jamais non, et même si une situation est un peu étrange tu arrives à trouver du positif. Et c’est clair que c’est peut être la qualité et aussi le défaut, c’est que tu trouves toujours un chemin, tu peux rentrer par un projet et puis naviguer. Typiquement le bâtiment pour Swatch, on est entré par une porte et on est arrivé à ce projet. Et puis cela nous a amené à d’autre projet, on a fait de l’architecture d’intérieur pour les bureaux des montres Calvin Klein. Ensuite cela nous a amené à faire un pavillon d’exposition, puis pour finir on a développé les vitrines des boutiques Breguet. Il y a des questions qui a priori ne sont pas super excitantes mais à la fin on a la capacité de trouver le positif, plutôt que de chercher le négatif. Ce n’est finalement pas une affaire de sélection mais plus le fait de se demander si on a les capacités de faire ce qu’on nous demande.
On ne pense jamais à doubler notre chiffre d’affaire l’année prochaine pour faire des bénéfices, mais on se demande toujours comment on peut faire mieux. On essaye d’avoir des projets toujours plus intéressants pour garantir qu’on existe.
Et puis on peut parler aussi du fait qu’à la fin ce n’est jamais nous seuls qui faisons le projet. Le plaisir de réaliser quelque chose d’intéressant ne tiens pas seulement de nous, mais aussi de celui qui nous donne le mandat, c’est avec lui qu’on fait quelque chose. Si c’est une marque, on est intéressé de savoir quelles sont ces valeurs et ses savoir-faire. Nous, on a besoin de cela pour être inspiré. Si on doit décider parce qu’on a du temps à investir et qu’on ne peut pas choisir entre deux propositions, on va prendre celui où on a l’impression de faire un travail avec une espèce d’échange mutuel. Celui où on grandit, où il y a une excitation sinon on va être un peu perdu. Je pense qu’on a besoin d’avoir un répondant avec une personnalité avec qui on peut interagir et nous fascine avec son savoir faire. C’est peut être ainsi que l’on choisit si l’on doit choisir. Ou alors il y a peut être des types de projet où on est tout simplement pas bon pour les faire parce que c’est trop compliqué pour notre organisation. Il y a aussi des projets qui demandent beaucoup d’énergie. Ce sont des projets lourds donc on ne peut pas en faire plusieurs en même temps, on y arriverait pas. Parce qu’on n’a pas l’équipe ou qu’il faudrait l’agrandir mais on ne veut pas. Ce qui nous aide à choisir, c’est aussi une histoire de capacité, mais en règle générale on est assez prêt à trouver un chemin.
Et puis il y a des projets comme celui avec le photographe Suisse Hannes Schmidt qui a construit tout un village au Cambodge où il n’y avait rien. Là, tout de suite tu as envie de faire ce projet, et on s’en fiche de savoir si on gagne quelque chose ou non. Tu le fais parce que ça a du sens de le faire. Ce n’est pas une question financière, c’est une question d’équilibre. On se dit qu’on a pu servir à quelque chose et qu’on a pu apprendre des choses.

E.K : Parmi vos collaborations, vous avez parlé de celle avec Louis Vuitton pour le hamac. Dans ce projet, en plus de traduire l’élégance et la finesse d’une grande maison quelle part est dédiée à la qualité du matériau, au savoir-faire de l’artisan et au travail du designer ?

P.R : A la fin comment dire, c’est de nouveau un peu hybride puisque tout d’un coup c’est une Co-création. C’est un ensemble, c’est à dire que c’est grâce aux artisans, au travail dans notre atelier, aux échanges de savoir-faire que les projets se réalisent. Il y a autant de nous que de Louis Vuitton dans le projet avec les détails, la qualité des assemblages, la manière de traiter le cuir qui leur sont propres. Alors oui il y a des approches de différents designers mais il y a quand même l’esprit de la famille, c’est une histoire de fusion entre Louis Vuitton et nous. On a eu la chance de connaitre Louis Vuitton au début de leur histoire. Ils venaient de créer un nouveau département pour créer une collection de meubles ou d’objets. Ils ont donc commencé à rencontrer des designers, parmi eux Edward Barber, Jay Osgerby et nous ensuite. Ils nous ont donc invités à Asnières dans la maison de famille des Vuitton à côté des ateliers où ils font toujours les malles. Dans cette maison privée, où il y avait encore les meubles et les photos de famille, on a tout d’un coup compris l’esprit de l’entreprise familiale. Notre regard a complètement changé, on s’est rendu compte que nous trois à la Neuveville nous n’étions pas si différents de cette grande marque.

J.F : Comment est naît cette envie de travailler avec la matière ?

P.R : On a eu la chance de voir les artisans travailler et de voir ce qui n’est pas nécessairement visible au premier abord. C’est à dire tout ce façonnage de la matière, le travail, le savoir-faire, tout cela d’un coup devient concret. On s’est dit que même si on ne faisait rien avec eux, on avait gagné une expérience unique qui nous a fait changer notre manière de penser.
Et tout de suite, on s’est dit qu’on allait travailler avec la matière, avec ces artisans expérimentés. On voulait toucher, expérimenter le cuir non plus comme un recouvrement mais comme une structure. A l’époque, on était au début des objets nomades c’est donc à ce moment qu’on à sorti le tabouret pliable basé sur une réflexion d’origami. C’est de là qu’est arrivée l’idée du hamac, puisqu’on avait une exposition à Paris que Louis Vuitton est venu voir, et on a commencé à parler du hamac en cuir. On a lancé les premiers prototypes avec des lanières mais on s’est rendu compte que ce n’était pas très confortable. Puis un jour, Armand Louis revient de sa pause de midi ou il s’était fait cuir des farfalles. Et finalement quand on regarde cette pâte en forme de papillon, c’est un ruban qui une fois pincé apparait en trois dimensions. On a donc refait la même chose mais en cuir, qu’on a multiplié puis cumulé afin de créer la structure du hamac. En parallèle à l’époque il y avait la team de Marc Jacobs qui s’occupait du département de mode, et il nous a soumis l’idée d’utiliser les rivets des jeans pour fixer le cuir. Cela relève du détail mais ça créer la structure. Au final le projet se construit autour d’allers-retours et d’échanges entre leur atelier et le nôtre, et ça fait bientôt quinze ans que ça dure. Donc finalement ces projets quand on en parle, appartiennent autant à eux qu’a nous.
Beaucoup de projet sont le résultat de tout cela, de ces imbrications, de cette fusion entre diverses personnes. C’est dans l’apprentissage qu’on comprend que les choses ont une influence sur nous, sur notre manière de penser. Il s’agit vraiment d’un échange très ouvert et très imbriqué dans le processus.

J.F : Puisque nous parlons de la matière et du cuir, vous avez réalisé des petits modules qui appartiennent à la collection privée de l’atelier. Est-ce qu’il y a une volonté dans ce projet de mettre en avant la matérialité et l’artisanat ? Quel est le concept de cette collection ?

P.R : On s’intéresse également aux installations, ce qui est le cas pour la collection Gaïa avec WonderGlass. Mais également pour certains projets qu’on a fait au Japon, notamment le développement de produits autour du papier, de la céramique et du bois. En tenant compte à chaque fois des ressources présentes dans la région et en s’intéressant au savoir-faire des artisans. On voulait faire des choses un peu dans leur état premier comme avec les lampes Foscarini à Milan qui auraient pu être dans la collection atelier oï Privé.
Il faut aussi comprendre pourquoi c’est intéressant d’avoir sa propre collection et édition de meuble, au début ce n’est pas ce qu’on voulait faire. Quand on dessine pour un éditeur tu dois être payé en royalties, mais on ne reçoit en réalité que trois voire sept pour-cent du prix de revient. Il faut donc s’imaginer que si tu veux vivre de ça, il faut que ça ait du succès et que ça se vende. Après, si tu crées une chaise en plastique comme il est fort possible qu’elle se vende en mille exemplaires et sera plus rentable que de dessiner le lit. En revanche, grâce au lit tu gagnes en visibilité puisque tu seras dans des revues de design, mais au niveau financier ce sera plus compliqué.
Donc à la fin, on a compris qu’avoir sa propre maison d’édition c’est un moyen de pouvoir valoriser son travail et puis comme un bijoutier qui crée ses bijoux, de vendre à ses clients sans avoir besoin d’intermédiaire. On voulait éviter l’industrialisation avec les petites séries que l’on propose et donner des chances aux choses que l’on produit nous même. Les collections privées sont vraiment nées de cette envie d’avoir nos propres productions, une espèce d’indépendance et à la fois une proximité avec le client. Cela permet aussi de nous donner de la visibilité et d’obtenir des nouvelles demandes autour d’un principe ou d’une matière en particulier.

E.K : En tant qu’étudiantes menant un projet de recherche, on s’intéresse à une idée plus large sur les rapports entre l’artisanat et le design. On voulait donc savoir comment vous envisager l’évolution des rapports entre le design et l’artisanat dans un futur proche ?

P.R : Cette manière de penser d’associer le design et l’artisanat est quelque chose qu’il faut développer dans le futur. Je pense que c’est pour ça qu’on fait ce travail. Si vous vous intéressez au savoir-faire japonais, on se rend compte tout d’un coup que s’ils font du papier c’est parce qu’il y a la rivière à côté. Ils utilisent la matière naturelle qu’est le kôzo (mûrier à papier japonais) en le cultivant puis en le transformant. Avec ce papier, ils font des lampes, par exemple les lampes Akari d’Isamu Noguchi. Donc il y a un rapport direct à l’environnement puisqu’ils travaillent avec les ressources locales. De fait, quand on travaille ainsi on entretient et on préserve nos ressources. Je pense qu’il est important de garder cet aspect d’un retour à une espèce d’exploitation des ressources locales, en sachant les préserver, les entretenir, et savoir comment les transformer avec respect. Cette autoproduction et ce savoir-faire que vous créez devient tout d’un coup quelque chose d’unique que l’on va garder pour sa valeur et son unicité.
Je pense que ça a beaucoup de sens par rapport aux enjeux actuels, de penser ainsi d’une manière globale sur tout ce qu’on fait. Il faut beaucoup plus réfléchir sur plus d’efficience et plus de respect de ce qui nous entoure. Même vingt ans en arrière quand on a eu la chance de rencontrer Enzo Mari, tous ces aspects écologiques étaient fondamentaux. Lui était radical. Pas seulement au niveau des ressources, mais à partir du moment où tu considères qu’un verre est bien fait et qu’il rempli parfaitement sa fonction, pourquoi choisir d’en dessiner un deuxième. Au final, il faut aussi avoir une forme de respect envers les choses bien faites et qui sont déjà présentes. C’est un état d’esprit qu’on doit avoir maintenant et qui à un grand intérêt.
Francis Kéré par exemple, à construit des écoles au Burkina Faso grâce à des briques qu’il a fait lui même avec des ressources locales et que les gens pouvaient reproduire. Si tout le monde pensait comme ça et avait la même manière d’agir on aurait beaucoup moins de problème qu’on a maintenant.
Finalement quand on regarde ce que fait Ikea, bien qu’ils essaient de faire attention à cela, il y a plein de choses qui ne sont pas recyclables. Donc, on se dit qu’il vaut mieux acheter un hamac de Louis Vuitton, plutôt que plusieurs chaises qui finissent par être jetées. Cela vaut peut être la peine de dépenser dans des choses qu’on va garder. Typiquement, quand on voit des boîtes comme FREITAG qui font les sacs avec les bâches de camion et les ceintures de sécurité pour faire les bandoulières, l’idée part d’une volonté de recycler. Mais le sac, on le paye presque aussi cher qu’un sac en cuir, par contre tu participes à un processus qui prône le recyclage. Donc les gens sont prêts à investir là-dedans. Ils s’engagent, ils partagent une manière de penser, une philosophie et veulent soutenir tout cela. D’une certaine manière, j’ai l’impression que plus on évolue dans des technologies, dans des choses pointues, dans de l’immatériel, de plus en plus le côté de savoir préserver les savoir-faire est important. Alors oui c’est important de voir loin et de toujours être en innovation, mais c’est aussi important de préserver les anciennes pratiques et savoir-faire.
Quand j’étais à l’ECAL aux dernières portes ouvertes, j’ai remarqué que la base première de beaucoup de designers était de développer des nouveaux process et des nouvelles matières. En utilisant de l’organique par exemple, ce qui est intéressant c’est que tout d’un coup il y a un potentiel de développement des nouveaux matériaux qui entraine le développement de nouveaux produits et des nouvelles applications que l’on peut combiner avec des technologies. Un autre designer avait réalisé des impressions 3D en mettant des matières organiques, des champignons. Ce qui fait que le résultat se développe et continue de grandir. Tout d’un coup il y a plein de choses que tu peux fusionner avec les technologies, il y a beaucoup à faire et à mixer. Ça reste toujours la même chose dans ces métiers, il y a toujours cette approche où tu restes très curieux. Il ne faut jamais se dire que tu as tout compris, mais il faut savoir se remettre en question, savoir voyager et voir les choses. Se déplacer c’est une chance, c’est unique, et c’est finalement là où tu comprends pourquoi les gens fonctionnent d’une manière différente de la tienne. Forcement cela entraine moins d’incompréhension et plus de respect puisque d’un coup tu le vis avec l’autre. Nous, une grande partie de ce qu’on a fait c’est à travers des choses qu’on a vraiment vécues et expérimentées. Mais avec plein de ratés ça c’est clair. Mais on ne pense jamais qu’on est arrivé au bout. Quand les autres nous dises que tout ce qu’on a fait c’est déjà fantastique, on répond que ça ne suffit pas et qu’on veut faire d’autres choses encore. On a toujours l’impression d’être des débutants, d’être en train de commencer. Tu es toujours ouvert à découvrir des choses nouvelles. Et ça c’est clair que c’est intéressant quand tu es une équipe.


  1. Julie Fombonne est étudiante en Master 1 « Design, métiers et industries d'art », Université Jean Monnet, Saint-Etienne, 2022-2023 

  2. Patrick Reymond est designer aux Ateliers Oï  

  3. Emmie Kisiel est étudiante en Master 1 « Design, métiers et industries d'art », Université Jean Monnet, Saint-Etienne, 2022-2023