Entretien avec Ionna Vautrin
Kévin Domenech

Propos recueilli par Kévin Domenech

Le Musée des Arts Décoratifs de Paris consacre une pièce dédiée aux rapports entre design et artisanat. Dans le cadre d'un projet de recherche s'inscrivant dans notre cursus de Master Design, Métiers et industries d'Art, nous sommes allés à la rencontre de plusieurs designers. Notre objectif est de se saisir du processus de collaboration entre designers et artisans d'art afin de comprendre la création d'objets uniques témoignant de savoir-faire singulier.

Cet entretien avec Ionna Vautrin a été réalisé le 23 novembre 2022. Il porte sur la relation entre le designer et les métiers d’art : celui-ci s’attarde notamment sur certains aspects du travail de Mme Vautrin tels que l’organisation, l’importance des outils numériques ou encore l’importance de l’écologie dans son travail.
Née en 1979, elle est une designer française installée en Normandie qui a fait ses études à l'école de design Nantes Atlantique afin d'obtenir un diplôme en design industriel. Son travail est aujourd’hui reconnu, elle a travaillé avec des designers comme Ferréol Babin. Il est possible de voir tous ses travaux sur son site internet http://www.ionnavautrin.com/.

Domenech Kévin1 : Aujourd’hui vous êtes diplômée de l’école de Nantes Atlantique, mais quel a été plus globalement votre parcours pour en arriver là?
Ionna Vautrin2 : Enfant mon intérêt se portait entre l’artisanat d’art et la cuisine, le design étant peu connu à cette époque et le travail manuel peu valorisé. J’ai alors décidé de faire des recherches sur les arts appliqués et découvert ce qu’est la discipline du « design », une discipline qui m’a plu, un milieu à la fois artistique, mais aussi ancré dans le réel. Je suis alors entrée à l’école de Nantes Atlantique où j’ai obtenu mon diplôme (cette école formant au design industriel).
Après l’école, j’ai travaillé pendant près d’un an dans une entreprise espagnole nommée Camper, marque de chaussures reconnue à l’international, située à Majorque. Suite à une volonté de travailler dans un milieu plus proche de ce que j’ai appris dans mon école, j’ai alors rejoint le bureau de George Sowden (un designer anglais installé à Milan depuis des années) et j’ai dessiné avec mes collaborateurs de nombreux appareils électroménagers pour Moulinex et Tefal pendant un an et demi.
Après ces expériences, je suis rentrée en France et j’ai travaillé pour une entreprise nommée Cent degrés, une entreprise parisienne polyvalente essentiellement axée sur le cosmétique et le parfum. J’ai créé notamment au sein de cette entreprise des bouteilles de parfum. Ce milieu ne m’a pas convaincu, mais reste une expérience intéressante.
J’ai rejoint finalement l’atelier des frères Bouroullec pendant 5 ans où j’ai réalisé du mobilier industriel et appris de nombreuses choses en termes de maîtrise de l’image, de maîtrise du dessin des objets de leur conception jusqu’à la réalisation. En 2011, j’ai finalement décidé de me mettre à mon compte, car j’avais en parallèle dessiné des objets en mon nom (généralement des céramiques).
J’ai alors réalisé la lampe Binic pour Foscarini qui a été un gros succès, succès qui m’a permis rapidement de vivre de mon travail et créer un intérêt auprès d’autres éditeurs, j’ai enchaîné les projets jusqu’aujourd’hui.

D.K : Vous êtes designer et vous avez imaginé de nombreux objets dits poético-industriels, mais qu’est-ce qui vous a amené à travailler dans ce milieu?
V.I : Déjà plus jeune, j’avais la volonté de faire un parcours artistique. Ce sont donc mes recherches dans les arts appliqués et ma découverte de la discipline du « design » qui m’ont amenée à travailler dans ce milieu. Au départ, j’étais motivée par l’idée de travailler au niveau régional, sans faire de mon nom une marque, mais j’ai fini par l’accepter au vu de l’expérience que j’ai accumulée, ces expériences ont fait de moi la designer que je suis aujourd’hui.

D.K : Vous étiez installée à Paris, qu’est-ce qui vous a poussée à vous installer dans cette ville pour travailler?
V.I : Je m’étais installée à Paris où j’ai vécu et travaillé pendant près de 20 ans, car c’est une ville qui me semblait idéale pour débuter dans le milieu du design, une ville où tous les réseaux ainsi que les institutions sont regroupés, généralement les éditeurs travaillent à Paris, une ville culturellement développée avec de nombreux musées et expositions.
Aujourd’hui installée en Normandie et sur le point de partir pour la Bretagne, j’ai pu profiter de cette période à Paris pour faire mes armes et j’ai maintenant la liberté de travailler ailleurs grâce à ma notoriété.

D.K : Vous avez par le passé travaillé avec des marques comme Monoprix ou encore SNCF (Société Nationale des Chemin de Fer), comment se passe la collaboration avec des marques et entreprises?
V.I : La collaboration avec des marques et entreprises va dépendre de l’entreprise. Dans un premier temps, il est nécessaire d’apprendre à connaître l’entreprise, comprendre sa politique, son fonctionnement, son mode de communication.
Ensuite, il est nécessaire de comprendre les attentes de l’entreprise, de par les différents éléments du cahier des charges, où est l’intérêt du produit pour qui et à quelle échelle.
Par exemple, j’ai dessiné un projet pour la SNCF, ce projet visait à concevoir les lampes dans les futurs TGV (Train à Grande Vitesse). Cette collaboration a duré 7 ans durant lesquels il a fallu communiquer avec les différentes équipes (marketing, communication, technique, juridique) afin de concevoir une lampe qui accompagne les passagers des trains de la SNCF.
Pendant ce projet, il a fallu faire un grand travail de documentation sur les tenants et aboutissants du projet, mais aussi sur les trains en général. Il était donc nécessaire de comprendre la marque et de respecter l’image de la marque qu’est SNCF.
S’il fallait résumer les axes principaux du travail avec une entreprise, je dirais que l'exercice de compréhension et de documentation et surtout le respect des valeurs de l’entreprise sont importants pour mener à bien un projet de cette ampleur.
Ce travail est similaire dans chaque projet et chaque entreprise : s’adapter et comprendre ses clients.

D.K : Votre métier peut donner beaucoup de responsabilités lors de vos collaborations et prend donc une dimension organisationnelle importante, pourriez-vous me décrire une journée type dans votre peau de designer?
V.I : Je ne pense pas que le travail du designer ait réellement de journée type. Chaque projet étant différent, chaque réalisation étant différente, la notion de journée type peut être inexistante. Suivant les projets et situations, la journée d'un designer peut être rythmée par de l'administratif, des présentations, des recherches créatives ou du travail manuel.

"*D.K : Quelle est selon vous la place du designer lors de la création d’un objet?
V.I** : La place du designer varie en fonction des entreprises. Certaines basent leur image sur le design, d’autres sur le marketing. D’expérience, je dirais que le designer, en particulier dans les entreprises françaises, semble avoir une place beaucoup moins importante que celle décrite dans les écoles.
Cependant, il s’agit d’une tendance qui tend à changer laissant peu à peu une place beaucoup plus importante aux designers. Cette place est aussi influencée par les différences culturelles entre les pays. Par exemple, des pays comme l’Italie donnent une place bien plus importante au designer dans le processus créatif et depuis bien plus longtemps que des pays comme la France, le designer étant parfois considéré comme un atout stratégique pour ces entreprises. Selon moi, le designer n’est pas encore assez mis en valeur au vu de ce qu’il peut apporter à un projet.

D.K : Vous avez imaginé de nombreux objets dans votre métier, mais comment décririez-vous votre processus créatif?
V.I : Mon approche est différente en fonction des projets. Chaque projet représente un enjeu particulier. J'aborde chaque projet selon un point de vue symbolique, esthétique, fonctionnel, sur un savoir-faire ou encore un matériau.
Par exemple, pour le marathon de Paris 2022 dont j'ai conçu la médaille, j'ai appuyé sur la dimension symbolique de l'objet ayant pour seule fonction de féliciter un exploit sportif. J'ai donc mis en lien une recherche formelle avec les valeurs de la course à pied et la dimension performative du marathon.
Le processus créatif évolue en fonction du cahier des charges proposé par un commanditaire mais aussi en fonction de la destination de l'objet lui-même.
Ce processus passe aussi par des croquis, un partage des idées, l'outil 3D ou la maquette... Ces étapes mènent à des formes, des concepts, des prototypes, qui petit à petit aboutissent au produit final.

D.K : Vous avez imaginé des objets constitués de matériaux divers. Quelle est votre approche vis-à-vis des matériaux et qu’est-ce qui vous a dirigé vers ces matériaux pour vos différents travaux?
V.I : Mon approche vis-à-vis des matériaux est souvent liée au cahier des charges donné par l’entreprise avec laquelle je collabore. Je suis donc dirigée par le savoir-faire et les matériaux propres à l’entreprise.
J’aime dessiner des objets aux formes sculpturales, très douces, presque sensuelles, une approche parfois complexe en fonction des matériaux et des techniques de fabrication. Cette appétence pour les formes sculpturales peut parfois rendre la fabrication de l’objet onéreuse. Ces coûts sont liés à la main-d’œuvre, au savoir-faire, mais aussi à l'élaboration du moule servant à reproduire le produit.
La céramique est selon moi un matériau intéressant pour la réalisation de pièces aux formes libres. La fabrication d’un moule en plâtre étant beaucoup plus abordable qu'un moule en métal pour l'injection plastique ou aluminium.

D.K : Dans la réalisation d’objets d’art ou d’objets plus fonctionnels, quelle importance accordez-vous à l’écologie dans leur conception et fabrication?
V.I : À L’époque où j’ai fait mes études, la question de l’écologie ne se posait pas vraiment contrairement à aujourd’hui où il s’agit presque d’une question centrale dans la création d’un produit. Je pense que le produit qui ne pollue pas est celui que l’on ne produit pas. Je pense que le métier de designer n’est pas forcément compatible avec la question de l’écologie au vu de l’approche de beaucoup d’entreprises.
Quelques démarches plus vertueuses sont en revanche remarquables. L'Atelier Emmaüs en est un exemple très intéressant. Il développe des produits à partir de chutes de bois industriels et les fabrique dans une philosophie sociale et responsable.
Leur cadre permet à des gens en difficultés de parcours d'apprendre les bases de la menuiserie à travers les objets qu'ils produisent et distribuent comme la collection "smala" que j'ai dessiné en suivant leur approche.

D.K : Quelles sont les démarches que vous avez envisagées pour répondre aux questions liées à l’environnement et sa préservation ?
V.I : J’ai obtenu un CAP tournage en céramique afin de pouvoir produire moi-même et de manière plus raisonnée. Cependant, la céramique reste un procédé polluant de par son caractère extractiviste et énergivore.
Je songe aussi à me former au « Kintsugi », un savoir-faire japonais consistant à revaloriser des pièces cassées en céramique. Mais mes recherches consisteraient à adapter ce savoir-faire à des pièces de grandes séries. Le but est donc de revaloriser des pièces qui auraient dû être destinées à la poubelle.

D.K : Lors de la création d’objets ou lors de vos collaborations avec des marques, quelle place ont les outils numériques dans vos différents travaux ?
V.I : L’outil numérique a une place importante dans mon travail, pour communiquer des idées à travers des images de synthèse. Il est également un outil indispensable pour échanger avec les ingénieurs et les techniciens lors du développement des projets.

D.K : Avec l’évolution constante des différents outils numériques, pensez-vous que les outils numériques sont des atouts indispensables aujourd’hui ?
V.I : L’outil numérique dans l’industrie me semble indispensable aujourd’hui. Il est présent dans l’industrie sous de nombreux aspects : modélisation 3D (trois Dimensions), réalisation de plans, outil de communication, photographie et retouche de photos, etc.
Les outils numériques permettent un archivage des données (photographie, plans, fichier 3D, etc.). Les réseaux sociaux, eux, permettent de se créer une image et favorisent le développement de l’activité pour les entreprises.
Les outils de CAO (Conception Assistée par Ordinateur) avec la modélisation 3D, mais aussi les machines pilotables à distance par des ordinateurs permettent de travailler plus vite et avec une plus grande précision. Certaines entreprises travaillent encore avec des plans papier mais cette pratique tend clairement à disparaître.

D.K : Vous avez réalisé des objets nommés « Donges », dans quel contexte les avez-vous fabriqué (s’agit-il d’un produit vendu en grande quantité, d’une pièce d’exposition, etc.) et quelles étaient vos aspirations pour les réaliser ?
V.I : Le projet « Donges » est l'une de mes premières réalisations créées à l’occasion de l'exposition « Industreal Overture » en 2008. Il s’agit de pièces co-signées avec Guillaume Delvigne avec qui j’ai collaboré pour différentes pièces. L'intention était d'évoquer un cabinet de curiosités et de faire cohabiter des objets mis sous cloches comme pour faire des petites « scénettes ».
Inspirées par les travaux autour des paysages industriels de Bernd et Hilla Becher, ces micro-architectures rappellent les raffineries pétrolières située à Donges près de Nantes

D.K : Les Donges sont composés de porcelaine et de verre, pourriez-vous me décrire en quelques mots les étapes de leur fabrication ?
V.I : Le projet « Donges » est composé d’une base en porcelaine et de cloches en verre soufflé. Leur base en porcelaine est coulée dans un moule en plâtre, biscuité puis émaillés. Les cloches en verre colorées sont soufflées dans un moule en bois.

D.K : Comment selon vous la relation entre le design et les métiers d’art va-t-elle évoluer dans les prochaines années ?
V.I : Je pense qu’il s’agit d’une voie intéressante pour les métiers d’art comme pour le design, ces deux métiers sont complémentaires à mon sens.Ce dialogue pourrait permettre de transmettre et de développer certains savoir-faire. Ces deux pratiques autour de la conception d'objet ne doivent pas s'isoler mais évoluer en corrélation.

D.K : Vous faites ce travail et vous avez dû développer vos relations dans le domaine, mais comment envisagez-vous votre carrière dans 10 ans ?
V.I : J’espère pouvoir continuer la céramique ainsi que produire mes propres pièces, mais aussi pouvoir développer mon idée de « Kintsugi » à une échelle industrielle.
J’aimerais pouvoir aussi développer l’idée d’un design pour tous en travaillant à une échelle plus locale directement avec des artisans.


  1. Kévin Domenech est étudiant en Master 1 « Design, métiers et industries d'art », Université Jean Monnet, Saint-Etienne, 2022-2023. 

  2. Ionna Vautrin est une designer française installée en Normandie qui a fait ses études à l'école de design Nantes Atlantique afin d'obtenir un diplôme en design industriel.