Propos recueillis par Floriane Henri
Le Musée des Arts Décoratifs de Paris consacre une pièce dédiée aux rapports entre design et artisanat. Dans le cadre d'un projet de recherche s'inscrivant dans notre cursus de Master Design, Métiers et industries d'Art, nous sommes allés à la rencontre de plusieurs designers. Notre objectif est de se saisir du processus de collaboration entre designers et artisans d'art afin de comprendre la création d'objets uniques témoignant de savoir-faire singulier.
Entretien avec Fabien Petiot, auteur, designer et consultant. Cet entretien s'est tenu le 18 novembre 2022 en visioconférence. Il a notamment été réalisé dans le but de réfléchir au dialogue entre design et métiers d'art. À travers cet échange, Fabien Petiot nous parle aussi de son parcours et de sa manière de travailler.
Floriane Henri1 : Bonjour, j'ai vu que vous aviez fait différentes formations : un doctorat en histoire de l'art et un master en design industriel et en design de produit, j'aimerais savoir pourquoi avez-vous fait ces choix ?
Fabien Petiot: Il y a un moment dans mes études, j'ai été obligé de choisir entre la pratique et la théorie, ce qui m'a frustré au bout d'un certain temps. J'ai appris énormément de choses à l'université et j'ai enseigné là-bas et ailleurs pendant 15 ans quasiment. J'ai commencé par enseigner à l'université, car j'avais un poste d'enseignant-chercheur, mais je ne me sentais pas forcément très à l'aise avec le système de l'université en France. Je faisais des meubles chez moi, ça faisait très longtemps que je m'intéressais aux arts décoratifs qui étaient quelque chose de très mal vu chez les universitaires et historiens de l'art à l'époque, et donc j'étais toujours tenté d'aller voir ailleurs ce qu'il se passait. Quand ça, c'est fini, je me suis dit : « Quelle chance ! Je vais pouvoir compléter ma formation avec du design, mais je ne savais absolument pas dans quelle direction aller ». J'ai beaucoup prospecté et ai découvert l'École Nationale Supérieure de Création Industrielle, une école publique qui organisait un concours très sélectif puisque 25 personnes environ étaient acceptées par an. J'ai réussi le concours d'entrée. J'ai fini ma thèse alors que j'étais encore à l'ENSCI, dont je suis sorti diplômé 2 ans après ma soutenance de thèse. J'ai pu grâce à ça trouver mon équilibre entre la pratique et la théorie, ce qui était pour moi un parcours évident, mais qui n'est peut-être pas commun.
F.H : J'ai pu lire que vous avez aussi exercé le métier d'enseignant dans des écoles de design ainsi qu'enseignant designer aux compagnons des devoirs. J'aimerais savoir quels types de différences vous avez pu observer entre ces deux types d'enseignement ?
F.P : Ce sont des établissements, mais aussi des publics très différents à chaque fois, de l'initiation au design auprès de pré-ados au musée des Arts décoratifs, aux jeunes adultes de l'école Camondo, en passant par des étudiants à l'université et des futurs artisans. Chaque école à son état d'esprit, ses manières de faire. Je pense que c'est la méthode du designer qui permet de s'adapter à chaque situation nouvelle, ce qui est beaucoup de travail à chaque fois d'autant que j'intervenais surtout sur la théorie et non pas forcément du côté de la pratique même du design. Il s'avère que les Compagnons du devoir sont un cas vraiment unique parce que ce n'est pas une école, mais une formation avec des étudiants qu'on appelle des « jeunes » en alternance entre leur entreprise et leur cycle de formation et où ils se mêlent aux « anciens » (en sachant qu'on peut être ancien à 23 ans). Ce qui est assez formidable, c'est que c'est à la fois une école de formation technique, mais c'est aussi et surtout une école de la vie : on y valorise autant le savoir-faire que le savoir-être. C'est ça qui m'a totalement fasciné et touché. Ça forme à une attitude, une manière de penser dans la société. Je trouve ça assez extraordinaire et ça dépasse de loin la seule acquisition des connaissances. C'est émouvant en effet de se retrouver face à des experts comme ce jeune de 19 ans, déjà spécialiste de la modélisation 3D du gainage de cuir sur tableau de bord de voiture par exemple et en même temps d'une humilité incroyable. La formation des Compagnons du devoir reste la formation la plus juste, la plus pertinente que j'ai connu jusqu'ici en tant que formateur. J'ai gardé des liens assez forts avec eux.
F.H : Sachant que vous avez enseigné dans plusieurs écoles de design pendant plusieurs années. Qu'est-ce que cela vous a apporté dans votre vision et pour vos projets ?
F.P : Il y a des moments pas toujours agréables dans l'enseignement parce que c'est chronophage, mais aussi un peu frustrant sur le plan intellectuel ou humain. Et puis, il y a d'autres moments de l'ordre du partage, où on apporte beaucoup à des gens et vice-versa. On continue d'être en contact avec la recherche, avec des préoccupations qui intéressent des jeunes étudiants quand on commence soi-même à être un peu moins jeune ! Cela peut être très stimulant et cela reste une manière de se rendre utile. C'était le cas, encore une fois avec les Compagnons du devoir où je dispensais des cours qu'on appellera de « design thinking » auprès de plusieurs corps de métier. L'apprentissage s'y est vraiment fait de manière réciproque.
F.H : Vous avez donc collaboré plusieurs fois avec les Compagnons du devoir. J'aimerais savoir de quelle(s) manière(s) vous abordez l'artisanat dans votre travail ?
F.P : L'artisanat est pour moi un outil parmi d'autres, au même titre que l'outil industriel. L'artisanat a toujours utilisé de nouvelles technologies. On peut dire que l'artisanat a inventé l'industrie et celle-ci s'est beaucoup reposée et se repose encore en partie sur l'artisanat pour certaines tâches. Les deux sont tellement liés que je me demande plutôt : quels sont les meilleurs interlocuteurs ? quels sont les meilleurs outils pour servir un projet et pour que ce projet voit le jour ? Le choix entre les deux domaines ne m'intéresse pas beaucoup. Ce qui me plaît effectivement dans l'artisanat, c'est l'échelle humaine. Et puis il faut se rendre à l'évidence : les designers industriels travaillent très peu avec l'industrie qui n'a toujours pas bien compris la valeur ajoutée du design. C'est donc peut-être parfois plus simple de franchir la porte d'un atelier d'artisan que celui d'un industriel. Mais ce sont de grandes généralités et je pourrais sans doute dire le contraire, notamment dans le contexte néerlandais. Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont un projet voit le jour. Ensuite, il y a de nombreuses façons de le réaliser. J'ai développé ces réflexions dans Crafts. Anthologie contemporaine pour un artisanat de demain (éditions Norma) co-dirigée avec Chloé Braunstein-Kriegel, un livre consacré à l'artisanat, notamment dans les deux essais qui ouvrent l'anthologie.
F.H : J'ai vu que vous étiez intéressé par les techniques innovantes, qu'est-ce que vous entendez par cela et comment l'appliquer-vous à votre travail ?
F.P : Par techniques innovantes, je veux bien sûr parler de la CAO. C'est une manière de dire que je suis très attaché aux techniques traditionnelles, certes, mais que je ne suis pas pour autant nostalgique, que je ne refuse pas la technologie. De nouveau, c'est quel outil pour quel projet ? Que ce soit artisanal ou industriel, low- ou high-tech, ça m'est complètement égal. Seul compte l'objet final.
F.H : Avec l'arrivée de diverses nouvelles techniques qui permettent d'accélérer bien souvent le temps de production. Ne trouvez-vous pas que les nouvelles techniques vont à l'encontre de l'artisanat ?
F.P : Les nouvelles technologies ne vont à l'encontre de personne, sauf parfois dans un cadre très spécifique où il est question d'éthique par exemple, mais on s'éloigne du sujet. L'artisanat n'a aucune obligation à utiliser les nouvelles technologies. L'artisan comme le designer d'ailleurs est un entrepreneur et il se pose donc la question des outils présents sur son établi et ce qui peut lui permettre de gagner du temps. Ce qui est intéressant avec le travail de la pierre par exemple, c'est qu'un robot peut travailler nuit et jour pour faire un travail qui est épuisant pour un homme et surtout très ingrat. Ça consiste à dégrossir la pierre, à faire ce qu'on appelle l'ébauche pour arriver à la partie qui est intéressante pour le tailleur de pierre qui va être le travail de détails et de texture. En fait, il s'avère que les robots font 60 % du travail, mais il s'agit du travail le plus pénible. Ce qui va permettre à un artisan non seulement de meilleures conditions de travail, mais aussi de monter en compétences, car son travail va être réservé à la partie la plus exigeante, celle du sculpteur. Les nouvelles techniques ne vont donc pas à l'encontre de l'artisanat, ça sert au contraire à le valoriser. C'est ça qui est un peu difficile parfois à expliquer, mais qui dans la réalité surtout la réalité économique d'une entreprise est extrêmement intéressante. Le problème des artisans français et notamment de la principale association qui les représente, c'est qu'ils se sentent menacés par tout le monde : quand ce ne sont pas les designers qui viennent voler le fruit de leur travail, c'est le domaine du luxe qui les spolie. On retrouve à chaque fois toute une rhétorique assez paranoïaque, dangereuse et extrêmement mortifère qui ne correspond pas à la réalité des ateliers, à l'esprit heureusement plus généreux et intéressant des Compagnons du devoir par exemple, ou à nombre de situations à l'international.
F.H : J'aimerais parler avec vous d'un objet en particulier : le banc que vous avez fait en collaboration avec l'artisan Yann Le Bihan. D'où vous vient l'idée de cet objet ?
F.P : J'étais enseignant chez les Compagnons et donc en contact avec de nombreux savoir-faire comme ceux des métiers dit « de bouche », ceux des menuisiers, des matériaux souples (sellier, tapissier, maroquinier, cordonnier), etc. Arrivés au terme de leur formation, les futurs Compagnons du devoir doivent réaliser ce qu'on appelle un « travail de réception » pour être justement reçus Compagnon. Cela dure à peu près une année, toujours en alternance avec une entreprise. Ils doivent réaliser un objet qui permet de montrer l'acquisition et la maîtrise des savoir-faire. J'avais déjà travaillé avec un menuisier - Jason Boudet - dans ce cadre-là, pour la banque d'accueil de la maison des Compagnons du devoir à Pantin. Yann le Bihan, un tailleur de pierre aujourd'hui en charge de la maison des Compagnons du devoir consacrée aux métiers de la pierre à Rodez, s'est présenté spontanément à moi. Il devait tailler sa réception et je lui ai soumis un projet resté dans les cartons autour d'un banc en marbre et il a réfléchi à la manière dont on pouvait réaliser ça avec l'outil numérique auquel il s'était formé comme beaucoup de Compagnons tailleur de pierre. Yann étant déjà à Rodez à ce moment-là, il y a une pierre dans une carrière qu'il m'a signalée et qui m'a tout de suite emballé : le grès Molière, une pierre sédimentaire qui ressemble à du bois avec un très beau veinage. L'assemblage est fait avec des aimants incrustés dans la tranche des différents morceaux de pierre de manière à ce que l'on puisse assembler et désassembler l'ensemble, et que les pierres ne s'entrechoquent pas trop brutalement. La présence d'un joint en cuir nous a permis de nous reconnecter avec les matériaux souples. C'était une très belle aventure et d'ailleurs, on a toujours envie de travailler ensemble.
F.H : J'avais commencé à analyser l'objet et je n'avais pas vu la notion d'aimant dont vous parler. Pourriez-vous m'en dire plus ?
F.P : Oui, je n'ai pas forcément insisté beaucoup là-dessus par la suite, car ce ne serait pas le cas si le banc devait être produit, même en petite série. C'est typiquement le genre de challenge qui excite les Compagnons pour leur travail de réception. C'est assez étonnant à faire, et ça résout pas mal de choses sur la question des assemblages. La plupart des assemblages en pierre font appel à des colles extrêmement puissantes, toxiques, qui abîment la santé des artisans.
F.H : En analysant l'objet, je retrouve la notion de métissage qui est d'après mes recherches d'abord une confrontation entre plusieurs éléments distincts. Mais aussi un dialogue pour permettre une cohérence et un résultat singulier ou prône les particularités de chaque élément qui se complètent pour former une unité. J'aimerais savoir si vous aviez pour but de montrer cette idée dans cet objet et si c'est le cas, de quelle(s) manière(s) ?
F.P : Dans cet objet comme dans la plupart de mes projets, j'aime mettre en place un dialogue entre les matériaux davantage que de métissage, j'ai plutôt tendance à parler d'hybridation, ce que je trouve plus juste. Avec le banc, c'était pour Yann l'occasion de montrer à ses pairs la pertinence de l'utilisation du numérique dans le domaine de la taille de pierre. Et grâce à ce projet, il a pu remporter un prix qui a permis à la maison de la pierre de Rodez d'acquérir une imprimante 3D. Il faut savoir que les tailleurs de pierre sont des mathématiciens qui travaillent en volume. C'est d'une très grande complexité et l'imprimante 3D peut être très utile pour la phase de conception. Autre cas de figure, Yann travaille aussi avec des paysagistes de manière à disposer des pierres dans un jardin par exemple. Grâce à la réalité augmentée, en mettant un casque, il peut donner à voir l'évolution de la végétation sur ces mêmes pierres dans dix ans. On est vraiment dans un métier traditionnel sollicité pour un chantier comme la rénovation de Notre-Dame de Paris, et qui témoigne dans le même temps d'une modernité folle.
F.H : En regardant votre travail, j'ai pu constater que vous aviez réalisé une multitude d'objets différents que ce soit des lampadaires, des bancs, des travaux de graphisme. J'aimerais savoir si vous considérez que la notion de métissage est une notion courante dans votre travail ?
F.P : J'aime l'idée de me diversifier, d'abord et avant tout pour me faire plaisir parce que je ne veux rien m'interdire. Je veux écrire des livres pour enfants, faire des bijoux, des meubles, des luminaires, etc. avec toujours la méthode du designer comme mode opératoire.
F.H : J'ai remarqué que vous utilisez différents matériaux peu communs comme le grès veiné qui est l'un des matériaux du banc par exemple ou le bambou noir que vous avez utilisé pour un autre projet, j'aimerais savoir d'où vous viennent ces inspirations ?
F.P : J'avais parlé de la question du matériau avec matali crasset2 que j'avais fait intervenir dans le cadre d'un cycle de conférences que je dirigeais au Mobilier national. Elle disait, pour résumer, « mon inspiration, elle démarre avec le matériau ». C'est au contraire pour moi quelque chose de très inhibant, et j'évite de partir d'un matériau. Selon moi, un matériau doit être au service d'un projet et non pas l'inverse. Évidemment, il va falloir magnifier ce matériau, mais c'est d'abord l'idée et l'usage que le matériau doit servir. Il ne doit pas prendre toute la place. C'est un équilibre qui n'est pas facile à trouver. En revanche, j'ai un goût, une passion pour le travail de créateurs comme Jean-Michel Frank3 par exemple et des artisans qui l'entouraient. Ils ont travaillé des matériaux a priori pauvres comme la paille, le plâtre, le mica ou le vélin. Je trouve ainsi que ces matériaux sont à leur juste place dans leurs projets. De même avec des designers comme Garouste & Bonetti4 dans les années 80 qui ont travaillé le fer forgé, la céramique et qui sont en même temps capable de convoquer des matériaux synthétiques. Il y a une manière de travailler les matériaux, qui est d'une très grande poésie et c'est ce à quoi j'aspire. Et si on repart chez Jean-Michel Frank, il a fait travailler Diego Giacometti5 (le frère d'Alberto Giacometti6) qui une figure de très importante pour moi, au même titre qu'Isamu Noguchi7, américain d'origine japonaise, qui m'intéresse énormément. Je ne suis pas directement inspiré par eux, mais ça me motive de travailler dans cet esprit-là.
F.H : Dans votre travail, vous utilisez un panel de matériaux comme l'aluminium, le bois ou le viscose. Comment déterminez-vous la qualité d'un matériau ?
F.P : J'essaye de travailler avec les matériaux qui ont d'une part un impact environnemental, le moins néfaste possible, et d'autre part, en créant des associations étonnantes, voire inédites.
F.H : L'utilisation de multiples matériaux dans vos créations et notamment ceux peu-communs invite au toucher, à un caractère ludique, est-ce votre attention ?
F.P : En fait, on m'a posé la question, il n'y a pas très longtemps. Par exemple, dans une récente collaboration avec Pierre Frey8 pour qui j'ai dessiné le premier mobilier outdoor, je n'ai pas commencé par des milliers de dessins ou une modélisation en 3D - c'est venu ensuite - , mais par construire les choses en volume et si possible à l'échelle 1 de manière à sentir les choses, les appréhender dans l'espace, sentir l'air circuler autour, laisser reposer parfois, pouvoir continuer à tourner autour un certain temps et puis se dire que c'est ou non-pertinent. Que ce soit mal fichu, bancal, peu importe. Il y a quelque chose dans le geste spontané qu'il est important de maintenir parce qu'une idée forte peut apparaître dans ces moments-là. Ou bien pas du tout et alors on passe à autre chose, ce qui arrive 90 % du temps ! Mais parfois, il y a des petites choses qui surgissent et qui me surprennent. C'est pour cela que j'aime modeler mes maquettes, en plâtre par exemple, et si possible conserver cette texture dans l'objet final.
F.H : La production d'un objet ludique peut être très intéressante pour l'utilisateur. J'aimerais savoir jusqu'à quel point seriez-vous prêt à pousser ce caractère ludique dans un projet ?
F.P : Je fais très attention à ça, parce que pour moi un objet si c'est une blague, au bout d'un moment il y a le risque que ça ne fasse plus rire personne. Donc la dimension ludique n'est pas du tout un objectif pour moi.
J'ai des luminaires avec des masques qui font partie des choses qui sont en attente. Le jour où je me dirais que ça résiste au temps, au sens où ça n'a pas usé mon regard ni mon sourire, peut-être que je pourrais les développer, mais le but n'est pas d'être ludique. Mon objectif, c'est qu'un objet soit utile, poétique, beau, un bon compagnon pour notre quotidien. Et s'il nous raconte une histoire, c'est encore mieux, mais ce n'est pas forcément une blague. La dimension ludique n'est vraiment pas un sujet pour moi.
F.H : J'ai cru comprendre en m'intéressant à vos projets et notamment au projet Banc que vous vouliez nous faire partager une histoire à travers vos objets, est-ce toujours le cas ?
F.P : Oui, j'essaye et étant toujours partagé entre écriture et design, il y a forcément des ponts qui se créent. J'aime partir d'une histoire, de quelques notes, d'un petit récit et c'est ce qui va permettre d'enclencher le projet que je vais très vite mettre en volume comme je le disais précédemment. Cette idée de récit me tient beaucoup à cœur, c'est pour ça que j'aime bien me définir comme un raconteur d'histoires. Par exemple, dans le banc pour Pierre Frey, il y a vraiment l'idée de pouvoir arriver dans une maison de campagne, d'ouvrir les volets, de déplacer le meuble dans le jardin, et de le mettre à l'abri quand l'orage arrive. Je développe beaucoup cette méthodologie avec une série entamée avec la console « Branches » pour la galerie Mouvement Modernes. J'ai une dizaine de projets en cours qui s'articulent autour d'une histoire dans une clairière.
F.H : Depuis la création de votre studio Beau Travail, vous vous êtes récemment installé aux Pays-Bas, pays du renouveau du design, qu'est-ce que vous apporte ce choix ?
F.P : C'est un choix qui n'est pas seulement professionnel, mais aussi familial. Il y a une manière de vivre aux Pays-Bas qui est beaucoup plus agréable pour nous. C'est un pays qui est extrêmement stimulant d'un point de vue créatif et culturel. Il y a de plus une très grande facilité d'accès aux entreprises, une vraie curiosité réciproque. Je continue à travailler beaucoup avec un menuisier en Bretagne, et garde donc un pied en France. Je n'ai pas l'occasion de m'y rendre souvent.
F.H : Dans le cadre de notre projet de recherche, j'aimerais savoir comment vous imaginez l'évolution des rapports entre l'artisanat d'art et le design dans un futur proche ?
F.P : Il est compliqué de répondre précisément, car c'est un très vaste sujet avec des designers, des artisans et des contextes diversifiés à l'extrême. Si je me place en Chine, en Afrique du Sud, au Chili ou dans l'est de Londres, je ne suis pas du tout dans la même situation. Plusieurs choses toutefois : les designers sont dans une grande précarité, ce qu'on ne dit pas souvent, et comme je l'ai déjà expliqué, les designers industriels travaillent peu ou pas avec l'industrie, ce qui est quand même un sacré paradoxe. Ainsi, l'artisan est un interlocuteur naturel et donc c'est tout naturellement que beaucoup de designers travaillent avec des artisans, ne serait-ce que pour la réalisation d'un prototype. Même s'ils doivent le développer ensuite pour l'industrie, c'est souvent un passage obligé. Certains designers décident de fabriquer eux-mêmes et donc se font un peu artisan tout en sachant que jamais ils n'auront les savoirs faire d'un artisan qui restera leur interlocuteur. À l'inverse, il y a des artisans qui se font designers, ce qui n'aboutit pas forcément à ce que l'on voit de meilleur. Autre positionnement, celle d'une génération de Makers, c'est-à-dire à la fois ingénieur, designers, artisans et parfois activiste.
En parallèle, ce que j'observe, c'est l'explosion des prix des matériaux, des coûts de production et de transport, en lien avec le contexte géopolitique actuel. Cela complique tout : les industries ne veulent plus bouger, ni les éditeurs développer de nouveaux projets. Ce qui fait que les designers se demandent comment produire. Par ailleurs, le paysage urbain, mais aussi rural à changer, surtout avec la crise sanitaire récente, parce qu'on travaille de plus en plus à domicile et que les choses vont beaucoup se passer à l'avenir dans un rayon géographique assez restreint. Et c'est là, si toutefois, on n'y avait pas pensé avant que les artisans, les petites industries, les manufactures qui sont à mi-chemin entre l'industrie et l'artisanat, sont extrêmement intéressantes.
Une fois encore, un artisan, un designer, et même un artiste, ce sont des entrepreneurs. Alors comment est-ce qu'un modèle entrepreneurial peut être viable ? J'aimerais vous dire qu'on travaille tous ensemble, main dans la main, une situation idéale dont je rêve. Comment fait-on pour vivre ? La réponse que j'ai trouvée comme d'autres, c'est de se diversifier le plus possible. Ce qui permet à un bombeur de verre aussi talentueux et rare qu'Hugues Desserme9 de participer à des chantiers de restauration de bâtiments historiques, de réaliser la partie diffusante des phares des paquebots de croisière, de produire des crédences de verre pour les plus grands restaurants des chefs étoilés, ou encore de répondre à une commande artistique. Il y a là une grande souplesse qui est le propre de l'artisanat et que l'industrie ne peut pas concurrencer pour des questions logistiques et organisationnelles. De mon côté, je travaille sur tout ce qui m'intéresse, ce qui heureusement est assez vaste. L'idée, c'est de rester le plus cohérent et le plus fidèle à qui on est. En ce moment, je suis commissaire de l'exposition « Home Made. Créer, produire, habiter » qui va avoir lieu au Centre d'Innovation et de Design au Grand Hornu en Belgique à partir d'octobre 2023 sur la question du travail à domicile, je travaille à son catalogue, produis une nouvelle collection de mobilier et de luminaire, achève une série de céramiques et pense à la suivante, espère travailler bientôt sur des bijoux, etc.
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Floriane Henri est étudiante en Master 1 « Design, métiers et industries d'art », Université Jean Monnet, Saint-Etienne, 2022-2023 ↩
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matali crasset, designer industriel française de renommée internationale ↩
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Jean-Michel Frank, un des principaux décorateur français de la période Arts déco ↩
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Elisabeth Garouste et Mattia Bonetti, décorateurs et designers français ↩
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Diego Giacometti, sculpteur et designer suisse ↩
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Alberto Giacometti, sculpteur, peintre et graphiste moderne suisse ↩
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Isamu Noguchi, artiste, sculpteur, designer américano-japonais ↩
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Pierre Frey, créateur de Pierre Frey, entreprise française qui édite et fabrique des tissus ↩
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Hugues Desserme, Bombeur de verre français, il collabore avec les plus grands designers, architectes et évolue dans l'industrie du luxe ↩