Séance n°2, mercredi 26 janvier 2022. Compte-rendu rédigé par Camille Aguiraud et Viktoria Cuello.
Figure 1. Conférence 2, master 2 « Design, Arts, Médias », promo. 2021-2022.
Podcast 2
Anne-Marie Duguet et Françoise Parfait, spécialistes de l'art vidéo et anciennes enseignantes du Centre Saint-Charles à Paris 1, tiennent une conversation passionnante. Elles retracent l'histoire du Centre aux débuts de l'art vidéo en même temps que l'impact fondamental de ces nouvelles pratiques dans les années 1970. Elles témoignent de cette « parenthèse vidéo » entre le cinéma et le numérique des années 2000.
1. Le Centre Saint Charles, un lieu d'expérimentations au début de l'art vidéo
L'école des Arts de la Sorbonne se forme par l'association des Beaux-Arts de Paris et d'universitaires souhaitant enseigner l'art par la pratique et la théorie, dans la mouvance des années 1968. Anne-Marie Duguet tient à Saint-Charles le premier atelier de vidéo en 1973, grâce à Bernard Teyssèdre (écrivain et philosophe). Elle y ouvre un champ académique, celui des « media studies ». Ainsi va débuter une filiation dans l'étude de l'art des médias, performances, cinéma et vidéo, dont Françoise Parfait participe.
Cet atelier expérimental, situé dans la salle 110, propose des méthodes nouvelles. Il se base sur l'étude d'émissions télévisées pré-enregistrées, le tournage de vidéos sur le motif par portapak et magnétoscope, des instruments lourds mais mobiles. L'atelier doit affronter les résistances quant au coût du matériel et les suspicions des autres départements. Les productions sont au début « tournées-montées », puis montées à la main. À la différence du cinéma qui se fait par coupures mécaniques, monter de la vidéo revient à copier les plans successifs. Elle nécessite donc une perception globale de la vidéo comme temps continu, presque performatif puisque tout doit être recommencé si l'on se trompe. Il en ressort une écriture singulière, intégrant beaucoup de long plans-séquences.
2. La vidéo des années 1970, artistique et militante
La technique de la vidéo, par la relative légèreté des équipements et sans le délai de développement des bandes du cinéma, s'impose comme capable d'enregistrer le «temps réel ». Plus souple que le cinéma, déjà installé et reconnu, la vidéo devient une manière pour les luttes sociales de donner la parole à celles et ceux tenus hors des discours dominants, notamment par les « mass média » (TV). Comme réponse à une parole unidirectionnelle, les artistes-militants filment les lieux de protestations. Citons Video Out, avec Carole et Paul Roussopoulos, vidéo 00... Interviewé à la télévision, l'écrivain Jean Genet demande à Carole Rossopoulos de filmer sa défense d'Angela Davis après son arrestation pour contrer la censure (voir Anne-Marie Duguet, La vidéo des premiers temps, 55:31). La vidéo sert l'urgence de la parole qui doit être enregistrée et diffusée.
Artistes, étudiants, ouvriers et féministes se retrouvent autour de la vidéo. Un mouvement féministe (blanc et bourgeois), incarné par Delphine Seyrig, défend les droits des femmes. Les « Insoumuses » répètent des extraits d'émissions télévisées pour montrer l'absurdité de certains moments de sexisme ordinaire. Détournement, « sampling » sont utilisés pour faire apparaître le sens dans sa nudité. La frontière entre militer et faire de l'art est floue. Il s'agit de trouver des formes non formalistes, d'où une esthétique volontairement bâclée capable de coller au contenu militant.
Les débuts de l'art vidéo déconstruisent, analysent et critiquent la parole dominante pour ensuite produire une « contre-information ».
3. L'archéologie des médias à l'époque du numérique
Anne-Marie Duguet démontre que la vidéo aujourd'hui est acceptée partout, intégrée au domaine artistique. Elle est devenue un médium que les artistes utilisent. L'expression « art vidéo » ne semble plus avoir lieu d'être.
L'archéologie des médias permet de revisiter cette période idéologique et artistique pour aller plus loin que l'analyse qui en était faite et tenter de retrouver ce que l'on a perdu avec l'avènement du numérique. Il est pourtant difficile de remettre en question le numérique tant il constitue notre époque. Françoise Parfait souligne la nécessité malgré tout de critiquer les médias et les réseaux sociaux lorsqu'ils « nous font du mal ».
Néanmoins, avec l'obsolescence des outils, la question de la conservation des documents vidéos se pose. Anne-Marie Duguet met en œuvre depuis 27 ans le projet Anarchive. Composé, pour l'essentiel, d'une suite de monographies, elle confie à chaque artiste la création d'une interface spécifique pour accéder à ses œuvres. L'artiste travaille avec des informaticiens pour développer cet objet numérique, toujours à la pointe de la technologie (la dernière interface est un livre en réalité augmentée pensé par Masaki Fujihata).
La succession rapide des appareils est un enjeu majeur de l'art multimédia. En plus d'être décourageant pour les praticiens dont le travail peut être inaccessible en quelques années, et de la nécessité de trouver des formes stables sur lesquelles transférer les documents, les machines qui s'accumulent derrière nous ne sont pas allées au bout de leur histoire. Que faire alors de ces objets affectifs auxquels nous confions les images de nos vies ? Que disent-elles d'une époque et de ses habitants?
En fait, c'est le rapport à l'information qui a changé : quand les années 1970 voulaient être informées, les années 2020 rejettent le trop d'informations. Aujourd'hui, la multiplicité des images peut aussi servir des causes engagées. Par exemple, le groupe Forensic Architecture constitue des dossiers de preuves visuelles.
Au fil de l'échange, est également rappelée l'ouverture de la pratique vidéo à l'espace, c'est-à-dire à la performance et à l'installation (Peter Campus, Bill Viola, Dan Graham, Thierry Kuntzel). La vidéo est en rapport dès l'origine et jusqu'à maintenant avec des pratiques multiples, et advient dans des groupes pluridisciplinaires d'individus engagés.
4. Ouverture
Ce nouvel outil développe dès les années 1970 une esthétique et une politique. La vidéo « fait époque » au travers de ses appareils et produit une temporalité singulière. Aujourd'hui, son étude informe directement les pratiques multimédias en même temps qu'elle pose des questions très actuelles de remise en cause des discours, de contre-pouvoirs, de conservation des documents, de travail collectif, d'engagement politique dans une pratique artistique, et de re-visite contemporaine des œuvres d'une époque.