Le textile au fil des siècles
Bahéra Oujlakh, Eva Taieb, Azza Stambouli

Séance n°1, mercredi 19 janvier 2022. Compte-rendu rédigé par Camille Aguiraud et Karim Allain.


Figure 1. Conférence 1, master 2 « Design, Arts, Médias », promo. 2021-2022.
Podcast 1

1. Présentation

Bahéra Oujllakh, Eva Taieb et Azza Stambouli ont accepté de discuter de la place du textile dans les pratiques artistiques contemporaines et le design des e-matériaux. Le tissu apparaît comme un matériau à la croisée de deux mondes, l'un tirant parti de ses qualités de flexibilité et de légèreté dans des applications utiles pour de nouveaux usages, l'autre le consacrant comme médium d'une pratique artistique se détachant de l'artisanat pour s'exposer dans des lieux spécifiques. Il est certain que de ces trois interventions ressort la grande versatilité des matériaux textiles, à la fois abri et tenture, vêtements et interfaces. Il n'est pas anodin de remarquer que de nombreux auteurs et nombreuses autrices théorisant les arts appliqués développent un mythe originel lié au textile (Gottfried Semper1, Anni Albers2, Adolf Loos3...) Le textile semble avoir cette qualité d'accompagner les évolutions d'une société en fournissant une surface qui protège en même temps qu'elle présente. Parce que le textile est aussi le tissage, ce champ d'étude fait appel aux pratiques artisanales les plus anciennes comme aux toutes nouvelles techniques industrielles ou recherches technologiques, et son rôle est représentatif de questions sociales (comme le rapport à la tradition, aux femmes).

2. Bahéra Oujlakh, chargée de projets, Service culturel de l'Université Polytechnique des Hauts-de-France (Valenciennes)

2.1 L'élaboration d'une recherche

Chargée de projets culturels à l'Université Polytechnique des Hauts-de-France et docteure en « Arts : Esthétique, Pratique et Théories » de la même université, Bahéra Oujlakh revient sur les motivations et les enjeux qui ont porté sa thèse, soutenue en 2019 à propos de l'artiste Patrice Hugues — Le tissu cet entre-deux : vie et oeuvre de Patrice Hugues. Étant « obsédée par la question du textile », elle tente de comprendre comment s'opère la portée symbolique et artistique de ce dernier. L'œuvre du plasticien Patrice Hugues qui aborde le textile comme un médium artistique à part entière lui semble alors être une des portes d'entrées des plus pertinentes. En effet, alors que la tendance est à délaisser voire dénigrer le textile dans l'histoire de l'art, l'artiste se positionne en marge des courants dominants en voulant revaloriser ce dernier. Après une rencontre au sein de son atelier, Patrice Hugues et Bahéra Oujlakh s'accordent à dire que le textile possède son propre langage et sa propre écriture.

2.2 L'œuvre de Patrice Hugues

D'un point du vue historique, la démarche de Patrice Hugues se trouve être inédite vis-à-vis de la technique qu'il emploie : la thermo-impression. L'artiste rencontre ce procédé technique novateur très présent dans les industries textiles du nord de la France en 1973, et va progressivement abandonner la peinture au profit d'un travail de transfert de photographies sur textiles. Le peintre s'inscrit alors dans une période transitoire du statut européen du textile. En effet, la délocalisation hors Europe des industries textiles entre les années 1970 et 1980 fait passer le textile de matériau manufacturé à matériau de création artistique. N'entrant pas dans la catégorie des fiber artistes car il ne travaille pas avec la fibre mais détourne un procédé industriel — la thermo-impression — pour en faire l'enjeu premier de sa démarche, son art peine à être reconnu.

2.3 Le textile, miroir de la société

En parallèle de sa pratique plastique, Patrice Hugues mène une recherche théorique à propos du textile dont on peut notamment retrouver les traces dans son célèbre ouvrage Le langage du tissu, édité à Paris par Textile-Art-Langage en 1982.

Bahéra Oujlakh démontre comment l'œuvre de cet artiste lui a permis d'avoir une approche transversale du textile, à la fois anthropologique, sociologique, artistique et sémantique qui ne représente que les prémices d'une recherche bien plus ambitieuse et prometteuse. Pour Bahéra Oujlakh, le textile est à la fois « un voyage temporel, sensoriel et spirituel », un médium aux possibilités infinies, qui dépasse nos frontières psychologiques et psychanalytiques et un miroir de notre société et plus particulièrement, de nos préoccupations sociales. Elle évoque, entre autres, des problématiques liées à l'éthique, l'exhibition, la dissimulation ou encore le voyeurisme, auxquelles le textile se rattache comme elle le constate à travers les portraits de femmes voilées du photographe et psychiatre Gaëtan Gatian de Clérambault réalisées entre 1915 et 1917. Elle fait également référence aux mouvements féministes des années 1960 et 1970 où les femmes se servent du textile comme moyen d'expression politique.

3. Eva Taieb, Fondatrice de la Galerie The Fibery

3.1 Une prise de conscience professionnelle

Rien ne destinait Eva Taieb à la création de sa propre galerie The Fibery en février 2019. Créatrice de trois sociétés avec lesquelles elle travaillait en étroite relation avec de grandes marques de prêt-à-porter, consultante mode et accessoires et créatrice de Minority, marque de maroquinerie haut de gamme et de fabrication française, elle témoigne d'un parcours professionnel entrepreneurial dans la mode depuis 25 ans.

Face à l'accélération des systèmes de production de l'industrie de la mode, aux exigences de plus en plus gourmandes du calendrier de la mode, et à l'amputation du temps de création, Eva Taieb ne se sent plus en adéquation avec ce monde et dit avoir « fait le tour ». Elle y voit l'occasion de retourner sur « les bancs de l'école » et de façon instinctive elle porte son intérêt sur l'histoire de l'art et s'engage dans un master « diffusion et commercialisation des oeuvres d'arts contemporaines » à l'IESA (École internationale des métiers de la culture et du marché de l'art).

3.2 Faire une place à l'art textile contemporain

C'est par un concours de circonstances qu'Eva Taieb se découvre une passion pour l'art textile, puis constate l'inexistence d'infrastructures, médias ou évènements destinés à cet art. C'est de là que naît le projet The Fibery, d'une envie de donner un coup de projecteur sur une pratique artistique marginalisée à la lisière de l'art et de l'artisanat et qui, de fait, ne rentre dans aucune case. D'un côté « l'artisan se focalise sur la technique et l'esthétique tandis que l'artiste se sert de ce médium pour s'exprimer plastiquement, exprimer un propos, une démarche ou dénoncer quelque chose » et l'art textile mêle ces deux approches. D'une façon personnelle, Eva Taieb retrouve alors dans cette hybridation, son expertise technique et professionnelle du textile ainsi que sa sensibilité esthétique au textile.

Dans une volonté de créer un lieu de rencontre chaleureux, vivant et ouvert, elle choisit The Fibery, un nom en référence au célèbre atelier d'artistes créé par Andy Warhol à New-York en 1964 : The Factory. Se cantonner à l'art textile semble être restrictif mais Eva Taieb dit « cloisonner pour me mieux décloisonner » car son approche de cette discipline est vaste et couvre le matériau textile, les techniques textiles et l'imagerie textile. La galeriste montre alors la diversité et l'hybridité de l'art textile en diffusant une définition singulière et engagée de cet art.

4. Azza Stambouli, Doctorante à l'UPHF, Professeure d'Arts Plastiques à l'École Internationale Alphonse Daudet, Sousse, Tunisie

4.1 L'élaboration d'une recherche

Professeur d'Arts Plastiques à l'École Internationale Alphonse Daudet et doctorante à l'UPHF — Université Polytechnique de Hauts-de-France — Azza Stambouli prend le temps de faire un point au milieu de sa recherche. Designer produit, sa recherche porte sur les textiles intelligents, e-textiles, textiles connectés ou encore les textiles électroniques. Elle étudie alors une triple relation interdépendante entre textile et technologie, technologie et humain, humain et textile.

4.2 Le textile-interface dans le design contemporain

Face aux innovations technologiques qui intègrent la fibre même des textiles, Azza Stambouli inscrit sa recherche dans une période charnière de l'histoire du vêtement où il présente des fonctions inédites vis-à-vis de celles pour lesquelles il a été conçu. Mesures du rythme cardiaque, correction de la posture, collectes de données physiologiques... Le vêtement rejoint l'une des préoccupations principales du XXe siècle : être toujours plus connecté. En effet, les technologies s'immiscent de plus en plus dans notre quotidien et l'industrie textile, ayant l'avantage de traiter un matériau qui se trouve être au plus proche de notre corps, s'empare de cette tendance. Grâce au textile et donc au vêtement, l'usager et la technologie ne font qu'un car elle finit par épouser la forme de son propre corps. Le textile connecté abolit la frontière entre corps et smartphone pour incarner par lui-même toutes les fonctionnalités de ce dernier, le corps devenant alors l'interface entre le monde réel et le monde numérique. Innovations médicales, progrès technologiques, transhumanisme ? Jusqu'où cela pourrait-il nous mener ?

5. Pour ne pas conclure

Ainsi, le textile se montre au fil des siècles mais aussi des pratiques, artistiques ou de design, industrielles ou artisanales. Il se dévoile comme pratique originelle qui accompagnera sans aucun doute les évolutions de nos sociétés au plus près des corps et des espaces, vêtements et revêtements. Les pratiques artistiques textiles trouvent aujourd'hui un regain de considération grâce au travail de jeunes chercheurs et chercheuses.

Crédits et Légendes

Figure 1. Conférence 1, master 2 « Design, Arts, Médias » © promo. 2021-2022.


  1. Semper, Gottfried, Der Stil, t. I, Francfort, Verlag für Kunst und Wissenschaft, 1860 ; rééd. Der Stil, trad. Kalinowski, Isabelle, Lausanne, éditions d'en bas, 2018. 

  2. Albers, Anni, On Designing, Middletown, Wesleyan University Press, 1965 ; rééd. En tissant, en créant, Paris, Flammarion, 2021. 

  3. Loos, Adolf, « Der Prinzip der Bekleidung », « Le principe du revêtement » (1898) dans Paroles dans le vide, Paris, Editions Champ Libre, 1994.