Le design, déclencheur de l'Apocalypse ?
Éric Combet, François Hartog, Anthony Masure, Anouk Merlot

Séance n°7, mercredi 9 mars 2022. Compte-rendu rédigé par Suzanne Anger, Marina Ricci et Étienne Viberti.


Figure 1. Conférence 7, master 2 « Design, Arts, Médias », promo. 2021-2022.
Podcast 7

La table-ronde « Le Design et l'Apocalypse » a réuni, durant trois heures, quatre intervenants venant d'horizons différents1. À cette occasion, nous avons eu la chance de recevoir Éric Combet, philosophe et professeur d'esthétique ; François Hartog, historien ; Anthony Masure, designer et maître de conférences et Anouk Merlot, designer en design critique et design fiction.

Ce compte-rendu prendra la forme d'une synthèse dont l'objectif est de souligner les grandes thématiques abordées durant cet échange. La volonté est ici d'unifier le propos des différents protagonistes autour de notre sujet. Nous mettons en lumière les idées retenues sans faire une retranscription des différentes interventions de nos invités.

1. Perspectives d'apocalypse et crise du temps

Depuis une vingtaine d'années, nous assistons à une résurgence de la figure de l'apocalypse, alimentée par un intérêt croissant pour des films ou fictions mettant en scène différentes formes, souvent violentes, d'apocalypses synonymes, le plus souvent, de catastrophes. Cette vision populaire de l'apocalypse reste toutefois éloignée de son sens originel : elle se retrouve souvent vulgarisée, qualifiable de « tape à l'œil ». Nous avons tendance à croire que l'apocalypse est la fin de notre monde, la fin de tout. Pourtant, c'est une position de crise qui remonte à l'Antiquité et qui démontre les craintes des individus. Chaque époque possède donc son apocalypse.

Par son étymologie ou dans son sens religieux, l'apocalypse est une révélation, un dévoilement, l'émergence d'un monde nouveau. Penser à la fin de tout est une idée fausse, il s'agit bien d'une fin mais pas de la fin. Cette définition ouvre une nouvelle perspective : il y a un après, une renaissance. L'apocalypse représente donc un moment à la fois redouté et attendu. C'est un moment violent qui annonce la perspective d'un monde nouveau libéré des crises de l'ancien.

La crise liée à l'apocalypse est en partie due au changement de notre rapport au temps. Ces 50 dernières années, notre monde a été marqué par une prédominance du présent et de l'immédiat, qui sont devenus tyranniques avec la numérisation croissante de nos vies. En effet, l'apparition du numérique et de la technologie nous a précipités dans une condition numérique, où tout dure le temps d'un clic.

La transformation de notre rapport au temps est entre autres due au surgissement de la crise climatique dans nos consciences. Nous nous trouvons soudainement confrontés à des temporalités qui sont celles de la Terre et de ses limites pour subvenir à nos modes de vie. Le monde présentiste est percuté par des durées gigantesques, voire incommensurables qui créent beaucoup de désorientation et d'angoisses. Il nous faut donc réussir à apprivoiser cette nouvelle condition.

Depuis toujours, nous regardons dans le passé pour trouver les références qui nous permettent de répondre aux problèmes du présent, et ainsi progresser dans le futur. Il ne s'agit pas d'opérer un retour au passé ou une reproduction de ce qui a déjà été fait, mais de se servir du passé pour comprendre le présent. Nous sommes dans un univers où nous supposons que le présent et le futur n'excèdent pas le passé. Cependant, avec le temps moderne, ce rapport à la temporalité n'est plus valable. Nous ne pouvons plus nous servir du passé car dans le passé nous trouvons l'horreur. Il n'est donc plus possible de se tourner vers l'arrière pour trouver des solutions au présent. L'époque moderne est donc l'époque du regard vers le futur, à l'image d'Alexis de Tocqueville qui, lorsque le passé n'éclaire plus le présent, s'est tourné vers le futur : depuis l'Amérique inconnue, il a réussi à regarder l'Europe.

Le présentisme est et n'est pas mondial, tout à la fois. En effet, factuellement, la notion d'apocalypse est une notion judéo-chrétienne. La peur de la fin d'un monde a régi les sociétés européennes puis américaines. Il s'agit donc d'un concept occidental, en ce sens le présentisme n'est pas mondial. Mais d'un autre côté, le présentisme est lié à la globalisation, au numérique et aux technologies, permettant un ancrage constant dans le présent. En ce sens, le présentisme est mondial, ce sont toutes les sociétés qui sont affectées par le changement de temporalité du monde.

2. Le design face aux crises

Nous pouvons observer que le design est aussi sujet aux crises. Il est aujourd'hui en mal d'une définition claire de sa discipline et de son périmètre. La multitude d'adjectifs qu'il revêt révèle effectivement l'idée d'une crise épistémologique de la discipline. Le design veut ainsi s'adapter aux enjeux de son époque : design du care, design fiction, design social, design thinking, design participatif, design critique... Les catégories traditionnelles ne fonctionnant plus à l'ère contemporaine, ces variations mettent en avant le besoin d'ajuster ses pratiques. Aujourd'hui, le design fait globalement face à trois grandes difficultés : le développement exponentiel du numérique et des nouvelles technologies, les crises climatiques et les inégalités sociales. Pour qu'il soit en mesure de s'adapter, le design doit œuvrer à sa propre déconstruction et investir la question technique, notamment à l'endroit du numérique. Bien que la condition du numérique ait favorisé une accélération du temps, le numérique n'a pas pour fatalité le présentisme et il n'est pas réduit aux GAFA2. La condition numérique n'est pas un destin, mais il est important d'en prendre conscience pour en sortir. L'enjeu du design est de faire que les conditions d'une époque ne deviennent pas déterminées sur le long terme.

Le design du temps est un design qui interroge le concept de temps. Il repère ce qu'il faut aujourd'hui accélérer de ce qu'il faut freiner, dans un contexte de course à l'innovation. Lorsque nous cherchons à gagner du temps dans l'utilisation des objets et des services, nous complexifions généralement une partie de la chaîne de production. Par exemple, nous pouvons penser à des objets tels que l'enceinte connectée qui permet de commander des pizzas3. Cette typologie d'objets ultra connectés va nécessiter une main d'œuvre et des ressources plus importantes à la production pour des fonctions qui peuvent sembler dérisoires. Dans cette perspective, l'innovation ne paraît plus être synonyme de progrès. Penser le temps, pour le design, est une proposition pour réfléchir à cette condition numérique qui accélère notre rapport au monde et qui le complexifie, pour des raisons qui peuvent parfois prêter à discussion. Le design du temps semble être une tentative de réponse à la gestation d'une crise dont nous avons introduit les termes en première partie de cette discussion. Il conviendrait de s'attarder, dans une prochaine discussion, sur ce qu'il formule en matière de propositions concrètes.

Face au contexte de crises, nous pouvons également penser au champ du design critique et spéculatif qui accorde un temps plus long au projet. Cette méthodologie de projet permet de donner une marge de manœuvre beaucoup plus importante au designer. Effectivement, celui-ci n'est généralement pas contraint par des livrables et des délais prédéfinis. À ce titre, nous pouvons penser à Max Mollon qui souhaite réinvestir le champ du design critique avec une dimension plus sociale et participative. Ces nouvelles perspectives du design manquaient initialement dans la pratique d'Anthony Dunne et Fiona Raby, par exemple. Les projets qui en découlent ont l'avantage d'avoir une grande liberté, du temps pour la réflexion et de ne pas être contraint par un cahier des charges bien établi.

3. Ouverture théorique

À l'origine, cette conversation fut impulsée par des questionnements communs d'étudiantes et d'étudiants designers soucieux d'un futur incertain. Elle a été l'introduction d'une thématique souvent peu abordée dans les écoles et facultés de design en mettant en lumière une angoisse grandissante. « Le Design et l'Apocalypse » est ainsi l'opportunité de questionner ce dernier concept généralement dramatisé et théâtralisé car perçu comme fictif, ou encore inévitable. Ce diagnostic nous a permis de comprendre la portée de la notion d'apocalypse.

Pourtant, nous ressentons le besoin d'établir une suite à cette discussion. En effet, cette première étape de réflexion a établi les bases pour déconstruire les idées reçues, principalement centrées sur l'apocalypse. Nous sommes alors en possession de clefs de compréhensions des crises actuelles mises en lumière par nos intervenants. Cependant, il semble manquer une pièce du discours pour aboutir à des propositions formelles. Le design semble quelque peu avoir été mis de côté. C'est pourquoi, à présent il semble se dessiner le besoin de formuler des propositions de design concrètes face à ce constat établi. Continuer cet échange pourrait nous permettre d'explorer de nouvelles approches et méthodologies de projets de design dans le cadre des études ou d'agence de design. En somme, il faut maintenant se questionner sur l'aspect pratique et méthodologique. Un second temps de réflexion permettrait de se concentrer sur cette nouvelle ère pour le design, et ainsi d'adopter une posture plus active face aux constats de cette table-ronde.


  1. Initialement invitée, Roxane Andrès n'a pu nous rejoindre. 

  2. Nous proposons une définition tirée du site novethic : « L'acronyme GAFA désigne quatre entreprises majeures dans le monde du numérique : Google, Apple, Facebook et Amazon. Ces géants du web dominent leur marché respectif : le secteur des moteurs de recherche, de l'information, des réseaux sociaux et celui du e-commerce ».
    URL : https://www.novethic.fr/lexique/detail/gafa.html, consulté le 30/03/2022. 

  3. Nous pouvons penser à l'Amazon Alexa ou encore à la Google Home