Séance n°1, mercredi 31 janvier 2024. Compte-rendu rédigé par Chloé Merlin et Jade Rigaudier
Podcast 1
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La première conférence intitulée «Signes graphiques relationnels» a accueilli Silvia DORE, designer graphique, enseignante et présidente d’Alliance France Design, et ses invités Vanina PINTER, historienne du design graphique, critique, journaliste, enseignante et commissaire d’exposition, et Eddy TERKY, designer graphique.
Chacun des intervenants a pu évoquer sa pratique et ses projets concernant cette idée d’un design graphique vu comme un vecteur sensible de sociabilités dans l’espace public pour créer des espaces communs. Il s’agissait ici d’exposer un travail réflexif sur le lien entre le design et l’architecture, sur cette relation étroite entre graphisme et espace public.
1. Silvia DORE et l’idée de reconnexion sociale
Silvia Dore nous transporte à travers un parcours pluridisciplinaire où se croisent le design graphique et l'architecture, une recherche transversale visant à rétablir des liens tangibles pour une « reconnexion à l’espace public pour fédérer des histoires communes ». Elle évoque le graphisme comme un outil social intrinsèque à la culture visuelle, offrant une réflexion sur les effets relationnels de ses manifestations dans le contexte urbain.
Cette exploration se traduit par des projets engagés qui relient le graphisme et les espaces sociaux et politiques. Il s’agit de ceux évoqués dans Learning from Las Vegas1, qui explicite ce lien par le biais des enseignes commerciales, ou de ceux présentés dans son projet « Student Village » qui envisage la déambulation sensible à travers une création typographique influencée par l'architecture. Ces initiatives transcendent l'esthétique pour créer une connexion émotionnelle entre les éléments graphiques et leur environnement bâti.
À travers une série de projets variés, Silvia Dore montre comment le graphisme peut s'intégrer harmonieusement à l'architecture ou s'affirmer en confrontation avec elle. Elle souligne l'importance des projets éphémères qui perturbent les normes établies et invitent à repenser notre rapport aux signes et aux symboles dans l'espace public.
Ces projets ne se limitent pas à une simple manifestation esthétique ; ils visent à créer des échanges et des débats, à perturber les temporalités urbaines et à laisser une empreinte durable dans le paysage urbain. Ils témoignent de l'engagement politique et de la volonté de faire perdurer des expériences collectives, contribuant ainsi à redéfinir notre relation à la ville et à l'espace public, pour une relation dite sensible. Le projet Delete, par exemple, consiste à supprimer toutes les enseignes présentes dans une rue. Cette perte de repères interroge la quantité de signes et de symboles dans lesquels on vit aujourd’hui mais encourage en plus à la flânerie. Ce projet à la fois poétique et politique exposait des contrastes de temporalités et des confrontations d’échelles.
2. Vanina PINTER et l’espace activé
Vanina Pinter, renommée pour son travail d'écriture et ses expositions, notamment l’exposition Parade de la biennale internationale Le SIGNE à Chaumont et son livre Atelier ter Bekke & Behage : ordre, désordre : travaux graphiques, nous guide à travers un voyage captivant dans l'histoire du graphisme et des signes graphiques relationnels.
Elle commence par présenter le concept d'espace activé qui revêt une importance particulière, incitant les graphistes à établir des liens concrets entre leurs créations et l'environnement urbain. Vanina Pinter explore cette notion, soulignant l'engagement social et la mission d'ordre public associés à cette pratique. En s'appuyant sur des exemples emblématiques tels que l'affiche « Au Bûcheron » d’Adolphe Mouron Cassandre2, elle met en lumière le pouvoir de la typographie comme forme d'art de rue, capable de transformer la rue en un espace de réflexion graphique. Elle évoque également le rôle crucial des affiches telles que « Graphes » à Montreuil en 1977, qui incitent à la participation collective dans la création d'un environnement visuel commun. Ces projets, imprégnés d'une énergie intemporelle, témoignent de la capacité du design graphique à fusionner travail et art de vivre, tout en favorisant la cohésion sociale et la création de liens dans l'espace public.
Elle poursuit avec la relation cruciale entre la typographie et l'image, transformant chaque mot ou phrase en une expression visuelle significative. Des affiches telles que « Villes de Montreuil » de Walter Gropius3 en 1977 illustrent cette approche, où les mots laissent place à l'imagination. Vanina Pinter cite des artistes comme Gérard Clavel4 et Pierre di Sciullo5 qui explorent cette relation, réinterprétant l'espace urbain à travers des œuvres poétiques et déstabilisantes. Leur travail, souvent implanté dans des quartiers spécifiques, crée une connexion unique entre la typographie et l'art public, offrant à chaque mot une signification particulière dans un lieu donné. Mais elle s’appuie aussi sur des artistes tels que Frédéric Teschner6 qui affrontent également les défis pour exprimer leur vision dans l'espace public, transformant même des lieux tels qu'un commissariat en des espaces accueillants.
Dans le paysage visuel contemporain, les images et les signes jouent un rôle central en tant que moyens de communication et de stimulation émotionnelle. En rappelant le travail de Michel Quarez7, Vanina Pinter montre qu’une affiche peut agir comme un baume pour l'âme, même si elle ne transmet pas toujours un message clair. Selon elle, Maxime Coulombe8 met en lumière le pouvoir des images à nous libérer, à nous apaiser et à stimuler nos sens, jouant ainsi un rôle essentiel dans la construction de notre environnement visuel et de notre identité collective. Dans cette perspective, la communication visuelle ne se limite pas à la transmission d'informations, mais engendre également des émotions et un sentiment d'appartenance à une communauté. Vanina Pinter explore également la signalétique, de Grégoire Romanet9, un exemple de cette dynamique. En se concentrant sur les enseignes dépourvues de mots, ce dernier remet en question les normes établies et cherche à revitaliser l'espace public en suscitant des réflexions et des changements. Ainsi, le design graphique et la signalétique ne se limitent pas à des fonctions pratiques, mais contribuent activement à façonner notre expérience de l'espace urbain et à renforcer nos liens avec notre environnement.
L'intervention de Vanina Pinter met en lumière la représentation des corps dans le domaine du design graphique, une question qui suscite des discussions complexes et souvent controversées.
La question de la représentation du corps féminin dans l'environnement urbain est particulièrement prégnante, notamment à travers les publicités, les affiches de cinéma et les images de marques. Ces représentations, qu'elles proviennent de mannequins professionnels ou de banques d'images, tendent souvent à véhiculer des idéaux de beauté irréalistes, éloignés de la diversité corporelle réelle. On observe deux types principaux de représentations corporelles dans les affiches : d'une part, les corps « marques », souvent retouchés et idéalisés pour correspondre à des standards esthétiques, et d'autre part, les corps issus de banques d'images, souvent dénués de personnalité et stéréotypés. Avec l'avènement de l'intelligence artificielle, on assiste à l'émergence de représentations de corps virtuels, où des contrats publicitaires se dissimulent derrière des images dans l'espace public.
Dans ce contexte, la question de la représentation authentique des corps réels se pose. Souvent relégués à des formes typographiques ou marginalisés dans les représentations visuelles, les corps réels nécessitent une réintroduction dans le paysage urbain. C'est là qu'intervient le travail d'Anette Lenz10, qui opte pour le montage et le collage pour créer des représentations corporelles plus authentiques et inclusives, dépassant les stéréotypes et les normes de beauté conventionnelles. Au-delà de son aspect esthétique, cette démarche de représentation des corps revêt un caractère sensible et politique. Elle remet en question les normes sociales et les stéréotypes de genre, tout en plaidant en faveur d'une représentation plus diversifiée et respectueuse de la réalité corporelle.
3. Eddy TERKI et l’enjeu d’un identité territoriale
Eddy Terki entre en jeu pour nous présenter son travail et sa pratique basée sur des enjeux d’identité territoriale. Il parle du design graphique comme d’un outil vecteur de lien social et d’engagement dans l’espace public. Il cherche à créer de l’interaction et ainsi permettre les rencontres et les débats. Dans son travail, il utilise principalement le texte, les mots et les phrases, au sein même des espaces. Il nous raconte qu’il aime ce médium, similaire au tag, notamment pour son rapport au corps. Cette pratique impose ses contraintes limitées par le geste mais aussi son action et son implication dans un lieu particulier. Elle fait partie intégrante de son processus de création, elle fait le projet. Ce rapport au geste, frontière entre graphisme et espace, se retrouve tout aussi bien dans ses éditions de fin de projet. En effet, il priorise la sérigraphie et les scans pour apporter une matérialité aux images et garder cette implication du corps dans son processus de création. Aussi, Eddy Terki souhaite générer des créations collaboratives. Au-delà du design graphique, il souhaite ainsi créer des espaces de discussion, de rencontres, de transmission grâce à des workshops et des créations éphémères avec les habitants. La question du territoire, du local, de l’in situ semble pour lui primordiale.
Pour expliciter son propos, Eddy Terki nous a exposé certains de ces projets. Son approche du design graphique prend vie dans l’espace public, ce qui implique une temporalité de projet particulière. En effet, ces projets se créent sur place, comme des événements, où les interventions graphiques demeurent finalement éphémères. Ce qui se passe sur place fait partie intégrante du processus de création. Il ne connaît pas à l’avance la finalité d’un projet, celle-ci se découvre au fur et à mesure du temps avec les populations locales. La liberté de création semble alors une priorité pour lui. Chaque projet diffère et dépend de ce qui se passe sur le terrain. Pensé comme un événement ponctuel, le projet La rue des enfants, le rêve des adultes invite au partage et à la réaction. L’objectif ici est de mener à une réappropriation de la rue par les enfants. Les citations, les mots et les phrases, issus de cartes sensibles, dessinent alors un terrain de jeu et proposent une déambulation et une lecture à l’échelle du corps. Dans ce cadre, Eddy Terki organise des ateliers, apporte les outils, réalise l’intervention graphique finale puis disparaît. Il crée des projets autonomes, des projets pour les enfants. Il cherche à perdre le contrôle et laisser les enfants faire. Cela apporte une grande liberté mais laisse aussi un espace de conflit. Les enfants recouvrent la rue mais aussi les trottoirs et le mur du musée Picasso. Le projet n’appartient plus à au designer, il nous dépasse, devient incontrôlable mais c’est justement cela qui est stimulant, nous dit-il.
La question de l’identité territoriale est majeure dans sa pratique. Il laisse les communautés locales faire les projets et s’approprier les espaces. Il crée à l’échelle du quartier et redonne la voix aux habitants. C’est le cas avec son projet à Saint Denis. Il crée du lien avec les habitants, recueille leurs paroles et les retranscrit dans cette cité. Ce projet pérenne, ici, met en valeur un écrit. Toutefois, si les habitants ne le veulent pas, ils l’effacent. La légitimé se crée alors par la non-finalité prédéfinie. Cette notion de temporalité est aussi un enjeu très important. Les villes, paradoxalement, veulent des projets pérennes qui ne durent pas longtemps, ou éphémères qui durent longtemps. Or ce n’est pas la même chose, pas la même démarche. Il laisse alors son intervention graphique vivre en autonomie.
Cette idée de retranscrire les perceptions, les points de vue, les ressentis des habitants locaux est au cœur des interventions graphiques de Eddy Terki. Il met en valeur finalement une contradiction politique. En effet, travaillant au sein des cités, les points de vue diffèrent de ceux dans les centres-villes. Il donne la parole et interroge sur les modes de vie des gens du quartier. Son projet à St Ouen interrogeait des adolescents pour parler de leur vie, cartographier la ville, créer des collages… L’objectif étant ensuite de représenter ce rapport à la ville et provoquer de nouvelles choses dans ces non-lieux.
4. Conclusion
Dans cette réflexion sur le design graphique dans l'espace public, une question persiste : qu'est-ce qui reste lorsque l'éphémère s'efface ? Cette interrogation soulève des défis importants, notamment celui de passer de l'éphémère au pérenne. Cela nécessite un lien étroit avec les politiques et les décideurs pour effectuer des changements significatifs.
Nous rencontrons souvent des obstacles, tels que la difficulté à distinguer le design graphique des tags ou graffitis, ainsi que la demande contradictoire d'éphémère et de pérennité. La clé réside dans la documentation des projets, permettant de témoigner de leur existence et de leur valeur dans le temps.
Il est également crucial de tisser des liens entre ce qui est créé et ce qui est partagé, ainsi qu'avec les instances politiques. Cela nécessite un travail de confiance mutuelle, car le design graphique dans l'espace public revêt un intérêt politique. La gestion de la temporalité, entre l'éphémère et la durabilité, reste complexe mais essentielle pour inscrire le design graphique dans une perspective durable et significative, un genre de flou, quelque chose reste car on l'a documenté. Eddy Terki conclut en disant que, pour lui, tous les projets dans l'espace public doivent disparaître car sinon les graffiti deviennent des œuvres...
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Essai des architectes américains Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour publié d'abord comme article dans la revue The Architectural Forum en mars 1968. ↩
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Graphiste, affichiste, décorateur de théâtre, lithographe, peintre et typographe français. ↩
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Architecte, designer et urbaniste allemand. ↩
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Graphiste français, cofondateur du studio Grapus et de l'association Ne pas plier. ↩
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Graphiste, typographe et dessinateur de caractères français. ↩
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Graphiste français. ↩
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Peintre et affichiste français. ↩
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Sociologue et historien de l'art. ↩
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Graphiste, designer et scénographe. ↩
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Designer graphiste allemande. ↩