Écrire à travers le design
Antonella Tufano, Florian Bulou-Fezard, Valentin Sanitas, Céline Bodart

Séance n°8, mercredi 3 avril 2024. Compte-rendu rédigé par Mélina Mansouri et Max Roos.

Podcast 8

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1. Présentation Antonella Tufano

Antonella Tufano a ouvert la discussion en se penchant sur les moyens de se renouveler dans le domaine de la recherche création/recherche design. Elle a souligné que l'innovation réside souvent dans la façon dont les expériences sont écrites et dans l'émergence de nouvelles approches et problématiques. Elle a également mis en avant l'importance du dialogue entre les chercheurs et les étudiants.

Les intervenants réunis pour cette session illustrent la diversité et l'interdisciplinarité dans le champ de la recherche en art et architecture. Valentin Sanitas, doctorant et agrégé d'art appliqué, apporte une perspective éducative tout en partageant son expérience d'enseignement. Florian Bulou-Fezard, responsable des études à Valenciennes et chercheur avec une entrée littéraire en architecture, enrichit le dialogue avec sa compréhension profonde des structures narratives dans l'architecture. Céline Bodart, qui enseigne à l'école d'architecture de Paris la Villette, se distingue par son intérêt pour l'importance de la traduction dans la recherche architecturale. Elle apporte également son expertise en conseillant sur les outils de recherche pour le Numéro du Philosophe, ce qui promet d'enrichir encore les discussions.

2. Écriture visuelle et spatialité : exploration de nouvelles dimensions dans la scénographie d'exposition

Valentin Sanitas possède une formation de scénographe et une pratique en tant que designer scénographe. Ses recherches portent sur la question de l'exposition, le design d'exposition et l'anthropologie de l'environnement. Il met en œuvre ces concepts dans des projets concrets en tant que scénographe, ce qui l'amène à explorer les dimensions anthropologiques de son travail.

Il s'interroge sur le caractère écrit de la pratique de l'exposition. En effet, bien que l'exposition soit une forme de communication visuelle, il souligne que sa conception et sa mise en œuvre impliquent une forme d'écriture. Le terme « expographie », introduit dans les années 90 par André Desvallées et repris par Jean Davallon, est utilisé pour décrire cette pratique. Il suggère que l'exposition, en tant que moyen de présenter des idées et des concepts de manière visuelle, est intrinsèquement liée à une forme d'écriture. Ainsi,

écrire une exposition revient à élaborer un discours visuel, à structurer un ensemble d'éléments pour transmettre un message ou une expérience spécifique.

Les dispositifs, les croquis et les schémas de pensée immédiate sont des éléments sur lesquels il faut réfléchir afin de déterminer comment les mettre en scène. L'idée de produire des dispositifs de démonstration est évoquée, soulignant que l'écriture du scénographe s'exprime à travers cette schématisation, créant ainsi un langage communicatif. Les dessins utilisés dans une exposition sont présentés comme des outils de réflexion et d'écriture qui passent par le schéma et le dessin.

La relation à l'espace est soulignée comme étant particulièrement intéressante. Alexandro Mandrin développe ce qu'il appelle un « dessin littéraire », en tant que designer, annotant et oscillant entre une représentation de l'exposition et une narration plus poétique. Son travail, tel que présenté dans « Faire le deuil pour les papillons », témoigne de sa volonté d'accorder un statut particulier aux espaces non humains, ce qui influence sa manière de concevoir l'exposition. Il envisage ainsi un changement de paradigme, passant d'une exposition centrée sur des objets tangibles à un espace où cohabitent des entités palpables et impalpables. Cette réflexion souligne l'importance de s'engager pleinement avec l'espace dans le processus de création d'une exposition.

3. Architecture du texte : exploration des échanges entre l'écriture et l'espace

Dans une perspective analogique avec l'architecture, Florian César explore les approches de Tim Ingold, Vilém Flusser et Jacques Derrida.
Il envisage d'aborder cette analogie en examinant les points de vue croisés des participants à une œuvre littéraire : l'auteur, l'éditeur, le graphiste et le lecteur. Il se pose la question suivante : si un auteur structurait sa page comme un architecte conçoit l'espace, en jouant sur les déplacements des lecteurs entre les lignes, cela permettrait-il une compréhension plus approfondie de son œuvre ?
Il évoque George Perec comme un "écrivain bâtisseur", soulignant que selon Tim Ingold, l'espace intermédiaire entre l'idée et sa matérialisation implique des échanges constants entre la conception et la réalisation.
Il met en avant l'importance de l'ergonomie, soulignant que le lecteur peut influencer la surface du papier. Dans sa thèse, il avance l'hypothèse selon laquelle un mouvement continu se crée entre ces quatre acteurs, favorisant ainsi une compréhension dynamique de l’œuvre.
Il souligne l'impact des supports d'écriture sur le processus d'écriture selon Jacques Derrida. Il interroge également le rôle de l'écriture en tant que processus stratégique. Florian César souligne le fait que le design consiste à « ôter le signe », suggérant une relation complexe entre l'art et la ruse, où la technique est associée à l'idée d'artifice, renvoyant au savoir-faire, aux astuces et aux compétences.

Il explore l'idée selon laquelle la forme physique de la page peut influencer le contenu écrit, comme par exemple terminer une phrase avant la fin d'une page ou placer deux mots similaires en miroir sur une ligne. Il se demande si un auteur impliqué dans la conception graphique de son ouvrage pourrait permettre une meilleure compréhension de ses lecteurs. Cependant, il souligne que lorsque d'autres acteurs interviennent dans la production du texte, le travail original de l'auteur peut être altéré. Cette dénaturation du travail graphique de l'auteur soulève la question de savoir à qui confier la mise en page des écrits afin de préserver leur intégrité et de faciliter la compréhension. Faut-il faire appel à l'éditeur, qui peut ne pas être familier avec tous les aspects du texte ? À l'auteur, qui peut ne pas avoir une connaissance approfondie de la mise en page ? Au graphiste, qui tend à privilégier l'esthétique et l'ergonomie ? Ou au lecteur lui-même, qui détient le texte et peut interagir librement avec celui-ci en le soulignant, le relisant ou en l'annotant ?

4.Narrations de l'architecture : exploration des méthodes et des récits dans la recherche architecturale

Dans le domaine de l'architecture, Céline Bodart a soutenu une thèse de Doctorat en 2012, supervisée par deux philosophes, explorant le lien entre l'architecture et la philosophie. Malgré l'absence de financement pour sa thèse, cette expérience l'a conduite à embrasser l'enseignement de l'architecture. Elle a également suivi un programme de troisième cycle en recherche en architecture.

Son intérêt pour le retour aux matériaux et aux instruments dans la recherche s'est avéré stimulant, l'incitant à partager et à mutualiser ces outils de recherche. Elle questionne ainsi la signification de mener des recherches en architecture.

Pour elle, construire un terrain de recherche revient à choisir une narration pour en créer une autre, une histoire qui se décline en plusieurs versions. Durant sa thèse, elle n'a pas eu de contacts directs avec des architectes, car ce n'était pas la méthode de recherche qui lui correspondait. Elle souligne l'importance de choisir des méthodes de recherche en adéquation avec sa propre pratique. Elle reconnaît que les interprétations du texte sont multiples et nécessitent une reconsidération constante. L'influence de la déconstruction en écriture est soulignée, incitant à l'élaboration de nouvelles histoires et de nouvelles formes narratives.

Dans sa première tentative de recherche, elle se sentait plus à l'aise avec le texte. Elle a alors adopté une approche où les individus pouvaient devenir des personnages de l'histoire. Utilisant les initiales des architectes pour s'exprimer en leur nom, elle a ainsi approprié ce corpus de discours. Elle note qu'elle a souvent besoin de recopier abondamment pour assimiler et ralentir la lecture, considérant la recopie comme un geste d'écriture essentiel.

5.Questions / réponses

Dans l’ouverture d’une discussion avec le public, plusieurs interrogations émergent. Antonella Tufano soulève la question de savoir si l'écriture doit nécessairement produire un savoir unique, ou si elle peut plutôt être envisagée comme une enquête, engendrant ainsi divers types de savoirs. Elle caractérise cette distinction comme relevant d'un paradigme épistémologique. De plus, elle explore la notion d'écriture performée, en contraste avec l'écriture enquête. Pour étayer son propos, elle évoque l'adaptation controversée de « Bérénice » de Racine par Romeo Castellucci avec Isabel Huppert, où le texte est tronqué et l'actrice joue intentionnellement avec un bégaiement. Antonella Tufano interroge ainsi la validité de postuler l'existence d'une forme d'écriture issue de cette pratique de performance.

Valentin Sanitas réagit à cette idée en mettant en relation le principe d'enquête avec celui du terrain, surtout dans le cadre de recherches menées sur des terrains éloignés. Il soulève la difficulté de mener une enquête sans un accès assuré au terrain d'étude. Selon lui, l'enquête elle-même peut être effectuée par le biais de l'écriture, ce qui devient d'autant plus complexe lorsque l'on est étranger à la pratique sur laquelle on enquête. Dans son cas, cela a nécessité la création d'un langage, d'une forme de traduction, ce qui le conduit à se demander si cette traduction ne constitue pas également une forme d'écriture.

Céline Bodart ajoute à cette discussion en exprimant son souhait d'avoir compris plus tôt que l'écriture pouvait revêtir la forme d'une enquête. Elle souligne les défis rencontrés en philosophie, où l'écriture est souvent associée à une qualité littéraire, ce qui peut rendre difficile l'acceptation de la légitimité d'une approche enquête dans cette discipline.

Florian Bulou-Fezard enrichit ces réflexions en soulignant que la légitimité est un processus de construction personnelle. Il illustre son propos en évoquant l'exemple de l'auteur qui se mue en graphiste, soulignant ainsi que ce processus de construction de légitimité s'opère simultanément à celui de la création de son propre terrain d'étude.