Design et Mort : Construire une nouvelle pensée
Marin Baudin, Valérie Albac, Luci Garcia, Ambre Charpier

Séance n°6, mercredi 20 mars 2024. Compte-rendu rédigé par Malena MARTINEZ et Iona TAAFFE

Podcast 6

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1. Présentation des enjeux et des intervenants

La conférence du 20 mars 2024 porte pour thème « Le design et la mort ». Cette conférence a été organisée par les étudiantes et les étudiants du Master 2 « Designs, Art, Médias ».

Dans une actualité transnationale marquée par la mort, les mots manquent souvent. C’est à partir de là que les différents intervenants tenteront de nous faire dépasser des préjugés, pour les transformer en une rencontre avec le(s) deuil(s). Le design, la recherche, l’art permettent une nouvelle réflexion sur ce tabou qu’est la mort, sujet trop peu abordé. Cette table ronde voit le jour dans une envie collective d’introduire une nouvelle pensée, ouvrir un dialogue avec la mort. Le monde des vivants y sera vu à travers le prisme d’un deuil social.

2. La révolution des cimetières

Marin Baudin, ingénieur et paysagiste pour le CAUE 23, est venu nous parler de ses réflexions dans le cadre des états de lieux et de la nature pragmatique et technique de la mise en place de la mort : les cimetières.

L’intervenant commence par la mention du cadre législatif des nécropoles, avec une référence directe à la décision du Parlement de Paris en 1765 votant pour le bannissement des cimetières hors de la ville à cause de débordement des sépultures. Cette décision participe à une séparation plus marquée entre le peuple et leur mort, nourrissant le tabou lié à la mort. L'application plus récemment de loi interdisant l’usage des produits pesticides marque une expression individuelle de l’évolution des cimetières, selon les changements des sociétés.

Ensuite, Marin Baudin constate le « vieillissement » du patrimoine funéraire devenant problématique à cause de la dégradation de monuments anciens, de la perte des cultes et de l’affaiblissement de l’entretien dévolu aux tombeaux. Ceci affecte le point de vue affectif que nous avons avec ce patrimoine, tout autant que la question de manque de place pour « laisser la place au suivant » dans le cadre patrimonial.

Des questions et des attentes philosophiques se sont créés sur les pratiques funéraires.

Dans les applications et les anticipations des nouvelles pratiques funéraires, les statistiques démontrent le changement des générations et l’évolution des procédures. La crémation augmente de 40% à 51%, pendant que se développe un intérêt croissant pour les pratiques d’inhumation dit « traditionnelle » dans des caveaux de famille et l’inhumation « à pleine terre », toutes les deux en hausse dans les pratiques des nouvelles générations. Les monuments massifs dans des natures paysagères commencent à disparaître pour laisser plus de place aux pratiques qui tournent autour de l’idée de retourner à la nature, respecter le cycle de la vie. Ces pratiques actuelles comprennent aussi d’une idée de « végétalisation », enherbement, engazonnement, des espaces cinéraires pour la dispersion des cendres, etc., les personnes étant touchées par une pensée écologique.

Ces mises au point étant faites, nous nous sommes questionnés sur l’importance du geste du funérailles dans l’église. Étant donné que, même lorsque les familles ne sont pas religieuses, cette coutume continue à être un geste commémoratif d’accompagnement au défunt.

Ces nouvelles formes d’investissement dans les cérémonies ont mené aussi à inventer et impliquent également un changement dans le vocabulaire que les sociétés occidentales utilisent pour se référer aux pratiques funéraires, communes aux milieux du cimetière et ses espaces.

En s’interrogeant également sur ce à quoi sert vraiment le cimetière et ses limites, Marin Baudin se réfère à ce denier comme étant certes un endroit de « stockage des morts », mais un endroit ayant aussi un intérêt de promenade car il s’agit aussi d’un lieu social, touristique, culturel et cultuel. Ces lieux de recueillements comprennent une importance dédiée à la faune et flore, une signalétique belle et compréhensible (avec des gravures par exemple), ainsi que les monuments, les cryptes, plaques et symboles qui donnent un intérêt artistique et historique à ce contexte spatial particulier. La perception extérieure des cimetières fait part aussi de ces ouvertures qui nous font reconsidérer ces endroits comme des paysages de centre-ville. Un contexte spatial lié à la spiritualité. Le projet de sauver des sépultures, afin de conserver un patrimoine commun, devient sujet d’une reprise de concessions. La fragilité de ce patrimoine est dû aussi aux pertes de savoir-faire et une perte dit « de sens ». Il s’agit d’ une topographie, d’un symbolisme et d’un dessin des lieux lié aux croyances, anges, Dieux et autres personnages bibliques qui font référence à la vie éternelle comme imaginé dans certaines religions pendant des générations.

Semblablement, l’un des atouts de l’inhumation à pleine terre est qu’elle ne vise pas à la perpétuité mais à une pensée de retour à la terre. Changer des pratiques veut aussi dire changer des regards.

Les clôtures et les demandes légales font partie de ce patrimoine global. Marin Baudin constate qu’il faudrait reprendre les codes de ces lieux symboliques, une extension de ce qui a était fait au cours des décades, pour limiter la dégradation qui est, à la fois, indispensable pour ces patrimoines culturels.

Les sépultures, les chapelles, les tombeaux, les mausolées, entre autres monuments, font aussi partie du patrimoine, ils sont comme une sorte de catalogue incroyable et en constante rénovation. Ces éléments traduisent l’architecture d’un lieu de culte, des espaces clos, individuels et familiaux (comme les tombeaux mixtes par exemple) selon un point culturel et de classe. Les ornements des sépultures représentent une quantité importante de références extrêmement riches en symboles comme les croyances religieuses des défunts, des blasons des familles, des plaques gravées, des alliances et même des colonnes avec des chapiteaux des différents époques. Tous ces éléments sont faits pour nous raconter la vie et l’histoire des personnes disparues. Ceux-ci incarnent un patrimoine fragile qui renvoie aux réalités du terrain, leur dégradations et rénovations selon les conditions spatiales. L’entretien des tombeaux devient ainsi une affaire générationnelle et familiale d’un patrimoine en péril. Il existe aussi des cas où des sépultures subissent un vieillissement et une dégradation par le temps plus important à cause de la disparition des personnes que s’occupaient d’entretenir ces monuments.

En somme, rechercher et proposer des projets sur ces espaces (et même avec les habitants) c’est renouer avec les objets, ornements locaux et motifs historiques qui ont constituaient un patrimoine d’une communauté : ceci implique une réinvention perpétuelle une évolution constante qui se réapproprie l’espace.

3. Les codes vestimentaires du deuil

Valérie Albac est doctorante en histoire à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’Université de Franche-Comté. Pour cette conférence, elle présente son travail de recherche autour du vêtement de deuil en tant que repli sentimental, objet social et produit commercial. Son intérêt s’est tout particulièrement porté sur les questionnements autour de la façon de porter le deuil en France du milieu du 19e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle. Elle présente sa réflexion des points centraux de la représentation, la production, la pratique et la circulation de ces habits. Après une présentation de son état de l’art, ses outils de recherche et de son corpus commençant par les manuels de savoir-vivre du milieu du 19e siècle au milieu du 20e, elle présente un imaginaire nourri par les protocoles sociétaux du deuil qu’elle confronte à l'histoire privée des personnes endeuillées. Ce protocole ignore la réalité de la sensibilité des personnes. Historiquement, ces protocoles se sont construits en traitant le deuil comme un sujet tabou, touchant au privé tout en se portant dans le public. On ne parle pas du deuil, on le montre silencieusement, mais cette analyse du deuil en tant qu’expression silencieuse est nuancée. Le deuil implique un temps et une situation financière propres à la bourgeoisie éloignée des réalités des classes prolétaires. Valérie Albac s’appuie ensuite sur la presse de mode de l'époque pour ses recherches. Cette presse permet d'appréhender les codifications du deuil, mais aussi les outils pour fabriquer ces vêtements et pour commercialiser une tendance dans l’industrie du vêtement de deuil. Car le deuil est aussi une industrie. Les manuels de savoir-vivre, écrits privés, archives notariales et vêtements d’époque conservés ont permis une recherche axée sur une approche massive de la pratique du vêtement de deuil. Cependant, le vêtement de deuil n’est pas seulement un habit détaché de la personne, il peut aussi impliquer un repli sentimental : les bijoux contenant les cheveux du défunt… Le vêtement n’est pas en lien direct avec le corps du défunt, mais il est une marque de respect, pas son caractère enveloppant, montrant le poids du deuil à même la tenue. Pendant cette période, le deuil est enfermé par du temps social acceptable selon la nature du deuil. Ces temps, créés pour la bourgeoisie, étant plus longs pour les femmes veuves. La Première Guerre mondiale bouscule ces codes : la restriction des matières, le marquage du deuil comme fierté nationale. Le refus du port du deuil devient un acte politique, un rejet des normes sociales et une dénonciation de l'hypocrisie des rituels. Il reste quand même rare de s’affranchir de ces usages lourds de poids. On voit ici le changement de la société suite à la guerre par l’exemple du vêtement. Le vêtement de deuil est objet social. Il est lié à une communauté, une religion, un âge, une classe, etc. Cette étiquette vestimentaire du deuil participe à la séparation des classes dans la sphère publique. Il est bousculé encore une fois avec l’arrivée du prêt-à-porter qui rend de plus en plus flous ces marqueurs de classe. Comme Valérie Albac l’a expliqué tout au long de sa réflexion, le vêtement de deuil est aussi un produit commercial. Le deuil est matériel. Il a des codes lié au choix des matières et des formes qui sont imposées. Le deuil n’est pas que personnel, il est ici public. Il est un phénomène social sexué. Nous voyons que, par l’étude de l’évolution du vêtement du deuil, Valérie Alban nous présente une évolution du statut du deuil dans notre société. La mode est un reflet de l’histoire de nos sociétés. Le deuil du milieu du 19e siècle n’est pas le même que celui du milieu du 20e siècle. Les changements sociétaux ont

éloigné le deuil de la sphère publique. Le rejet plus ou moins collectif des règles sociales ont reconduit le deuil dans la sphère privée et dans un lien plus personnel avec les morts. Le deuil n’est plus quelque chose que l’on montre publiquement. Il est individuel.

4. La mort et les arts

Luci Garcia est une artiste plasticienne et chercheuse en Arts et science de l’art. Sa réflexion autour de la mort est nourrie par la recherche-création. Elle questionne les arts et le terrain à partir d’une expertise de la mort. Son apport en tant qu’artiste et tout aussi important que la part scientifique des documents d’où elle part.

L'interdisciplinarité de l’art contemporain fait émerger des problématiques modernes et révélatrices sur nos sociétés. Sa réflexion commence par une entrée par l’histoire de l’art et son traitement graphique de la mort et du deuil. Grâce aux arts, nous voyons un traitement du deuil qui évolue. Le 20e et 21e siècles entraînent une démocratisation de ce sujet dans les médias. La mort réelle et tout ce qu’elle entraîne reste tabou: la lourdeur administrative, les contraintes funéraires relatives à la présentation du corps, la mort à l’hôpital, à la maison de retraite ou dans son habitation construit un manque de ritualisation du deuil. L’intérêt de cette entrée par l’histoire de l’art est de témoigner de l’expérience humaine qu’elle retranscrit. La traduction sensible est essentielle à l’appréhension de la complexité des sentiments provoqués par le deuil. Le plasticien s’approprie la réalité des corps morts. La mort dans les arts visuels est une catharsis intime et sociale. L’art est humain.

La réflexion que Luci Garcia partage questionne l’art en tant que terrain de rencontres entre les vivants et les morts sans oublier le spectateur et sa place dans ses traductions sensibles. Le travail plastique de l’artiste commence en effet par un ancrage dans le réel par le biais de la neutralité de la photographie d’archives judiciaire. Son utilisation du dessin « non finito » traduit une absence aussi bien qu’une présence. Le dessin est en perpétuel état d’inachèvement. L’outil graphite renvoie à notre corps composé en partie de carbone. Son instabilité, par sa fragilité alimente la précarité de la mort et la matérialité du corps. La création d’œuvres à échelle 1 exposée de façon à ce que le visage représenté rencontre celui du spectateur nous force à confronter la mort. Nous rejetons naturellement la vue de visuel ramenant au sujet tabou de la mort. C’est cela qui intéresse Luci Garcia. L’art permet des rencontres par sa façon d’être exposé. Elle nous confronte sans porte de sortie au tabou des sociétés, à nos peurs.

Luci Garcia porte une approche intime dans son travail qui accompagne aussi sa réflexion. À la suite du décès de son père, ces recherches prennent une tout autre ampleur. Cette confrontation directe avec le deuil mène sa pratique dans une notion de catharsis. Elle ne travaille plus l’image des morts, mais des vivants. Elle crée un dialogue avec les œuvres de son père, artiste également. Elle rentre dans l’intime de la mort par l’utilisation de photo de famille. Elle traduit par sa pratique l’identité changeante que produit le deuil. Elle crée une conversation artistique par le dessin entre elle et son père. L’art prolonge une existence et un héritage. La traduction par le dessin permet de créer un lien sensible direct avec le spectateur et de questionner pourquoi la mort est un tabou social.

5. Rendre le monde des morts habitables

Ambre Charpier, critique d’art et du design, enseignante et doctorante à Paris 1 Panthéon Sorbonne, interroge la relation entre les médias communiquant et le monde des morts : comment par l’usage de ces dispositifs pourrait-on donner une image, un spectre, un fantasme qui permettraient de relier les mondes des défunts avec celui des vivants ?

La culture matérielle du deuil, lié aux les nouvelles technologies, crée une persistance des morts en ligne, leur identité et leur mémoire sont toujours sujets de visibilité sur les réseaux sociaux. Ceci est problématique à cause de la constance de l’image de la mort dans le quotidien. L’intervenante fait référence aux textes qu’elle a publiés avec André Chabot (photographe, journaliste et professeur) intitulés « Retour sur Terre », qui portent sur une transformation des esthétiques à travers la normalisation, un langage symbolique et une pensée sur la monumentalité. Un témoignage sur ce qu’est vraiment la mort. La photographie des cimetières sert comme une forme d’archive, accompagnée des extraits de l’ouvrage « Collection des Tombes » d’André Chabot. La conservation des monuments des cimetières devient ainsi la restauration d’une mémoire collective et son patrimoine historique et culturelle.

Le lien pratique entre design et mort participe au concept moderne de la mort : le deuil pour la perte de la personne ainsi que le deuil du soi-même. Nous considérons le corps et l’esprit comme des entités séparées : selon le concept du transhumanisme1 nous pourrions nous servir des nouvelles technologies comme des dispositifs d’hommage ou persistance des défunts.

Ambre Charpier conclut cette pensée sur l’idée que la mortalité est une maladie, un empêchement qui nous empêcherait d’avancer. La volonté constante de vouloir tricher la nature et étendre son cycle de vie est un geste purement centré sur le soi.

La chercheuse se réfère ainsi des « Thanato-technologies2 », un système de récupération des données qui assurerait la continuité des morts. Ce système se sert des « Griefbots3 » qui servent comme complément supplémentaire pour donner une identité au défunt.

Ce projet est lié à l’idée d’une persistance de l’esprit et de l’identité, détachés du corps. Il faudrait supposer une réévaluation de cette relation entre les deux, un lien des « matières séparées » lié aux différentes croyances sur ce qui reste après la mort. Ambre Charpier se réfère ensuite à l’exemple de la cryogénisation4 comme une extension de la vie qui permettrait de donner une perpétuité, liée, cette fois, au corps. Les avancées technologiques nous font reconsidérer la mort dans son contexte biologique et spirituel.

Dans notre contexte moderne, les réseaux sociaux servent de journal intime de l’esprit, une extension de nos identités qui ne se modifie pas post-mortem et qui reste comme une sorte de « vitrine de mémoire », pour citer l’intervenante. Une perpétuité virtuelle. Ainsi les médias deviennent une réalité matérielle qui permettrait une « mémorialisation » et un « enregistrement des âmes » avec des images exploitées à ces fins. Ces représentations de la mort sont réappropriées en tant que concept, c’est une idéologie qui va contre l’un des principes du design : celui du rendre le monde plus habitable. Il faut faire face au cycle de la vie face à la décomposition et prendre conscience de la vitalité.

Ambre Charpier nous a proposé un regard vaste et générique sur les pratiques rituelles actuelles, des identités et affirmations qui considèrent l’homme comme produit de son environnement, ainsi qu’une reconsidération du vivant, un cycle qui existe pour signifier la mort et des représentations qui servent à maintenir une mémoire à travers des signes. Un reflet des désirs de la population de garder une relation avec ses morts à travers des différents rites funéraires qui sont devenus problématiques car ils remplacent l’absence pour des commémorations symboliques et sociales.

6. Conclusion

Les intervenants présentent des approches diverses sur le traitement de la mort et du deuil dans le design. Nous constatons qu’il est vu comme exceptionnel ou même courageux de traiter ce sujet alors que la mort est désormais omniprésente dans nos sociétés contemporaines. La mort nous touche tous. Elle est sujet de recherche et de création pour mieux comprendre l’histoire de nos sociétés mais, plus important encore, le vivant.


  1. Pensée de recherche sur l’immortalité qui se base sur comment faire persister l’existence ou améliorer les conditions physiques et mentales en utilisant les nouvelles technologies. 

  2. Une étude épistémologique de technologie et design par Michael Massimi et Andrea Charise de l’Université de Toronto présenté en 2009. 

  3. Traduction de « Robot de Chagrin », une version digitale qui se base sur l’empreinte du défunt selon ses données. 

  4. Conservation à basse température d’un organisme qui vient de décéder.