CRÉATEUR-PAIR ? Traduire l'expérience de concepteurs concernés par la maladie en design d’hospitalité
Carine Delanoë-Vieux, Benjamin Salabay, Camille Esayan

Séance n°7, mercredi 27 mars 2024. Compte-rendu rédigé par Maryam Alikhani et Malala Ralambotiana

Podcast 7

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La septième conférence intitulée « Créateur-pair ? » a accueilli Carine Delanoë-Vieux, chercheuse en design, Benjamin Salabay, designer au lab-ah/GHU Paris psychiatrie & neurosciences, Camille Esayan, designer-patient et Damien Fontvieille (à distance). Les intervenant.e.s ont mené des questionnements dont lambition serait denrichir le concept de design dhospitalité en sinspirant des récits dexpérience et des formes dexpression de « travailleurs de lesthétique » concernés par la maladie et un vécu de lhôpital.

La question centrale était de savoir si la compétence des créateurs à projeter apporte une perception particulièrement aiguisée de l'expérience du milieu de soins, et si la figure hybride du patient créateur pourrait être assimilée à un objet-frontière permettant la collaboration entre différents mondes sociaux. Ils ont également abordé la manière de soutenir cette figure de créateur-pair dans le domaine de la conception formelle à l'hôpital.

Carine Delanoë-Vieux a introduit la conférence en présentant le début d'une recherche visant à explorer les réussites d'expérience et les formes créatives des designers et architectes touchés par la maladie et ayant une expérience hospitalière.

1. La recherche de Carine Delanoë-Vieux qui vise à enrichir le concept d’hospitalité Introduction

« LA NUIT, quand le pendule de l'amour balance

entre Toujours et Jamais,

ta parole vient rejoindre les lunes du cœur

et ton œil bleu

d'orage tend le ciel à la terre.

D'un bois lointain, d'un bosquet noirci de rêve

l'Expiré nous effleure

et le Manqué hante l'espace, grand comme les spectres du futur.

Ce qui maintenant s'enfonce et soulève

vaut pour l'Enseveli au plus intime

embrasse, aveugle, comme le regard

que nous échangeons, le temps sur la bouche1 »

En guise d'introduction, Carine Delanoë-Vieux nous partage un poème. Elle amorce la conférence en partageant un poème de Paul Celan, mettant en lumière la capacité de la poésie à exprimer des concepts intangibles et ineffables, similaires à ceux rencontrés dans l'expérience humaine de la maladie. Elle évoque ensuite le design d'hospitalité dans le contexte de la santé, soulignant qu'il ne peut se limiter à des solutions pratiques, mais doit plutôt intégrer l'expérience existentielle des individus confrontés à la maladie. Cette approche implique une compréhension profonde de la souffrance et de la différenciation de vécu propres à chaque patient. Carine Delanoë-Vieux présente ensuite sa propre recherche, entreprise sous l'égide de la chaire ArchiDessa2, axée sur les projets artistiques et de design dans les hôpitaux publics. Elle explique que cette recherche adopte une approche poétique, inspirée par la théorie de Paul Valéry, visant à étudier les processus créatifs et leur impact sur l'environnement hospitalier. Elle insiste sur l'importance de prendre en compte l'expérience des patients dans la conception des espaces de santé, critiquant les méthodes traditionnelles qui négligent souvent cette perspective. Elle suggère également l'utilisation de la recherche narrative pour recueillir et interpréter les récits des patients, soulignant la complexité de cette tâche et la nécessité de donner voix à ceux qui vivent la maladie au quotidien.

Elle conclut en évoquant Saint-Paul comme une figure symbolique de l'hospitalité entre différentes cultures, suggérant une réinterprétation de son rôle dans le contexte du design d'hospitalité, et encourageant à explorer cette notion dans le cadre de la recherche en cours.

2. Entretien avec Camille Esayan et Benjamin Salabay

Carine Delanoë-Vieux propose de dialoguer, de questionner Camille Esayan et Benjamin Salabay des patients designers-partenaires, pour tenter de répondre aux questionnements introduits précédemment durant la suite de la conférence.

Première question : « Pouvez-vous présenter votre activité actuelle, l'un et l'autre, et la place que prônent vos postures de designer faire, allez on y va, à l'intersection de personnes concernées par la maladie et de designers métiers ? »

Benjamin Salabay, un designer au lab-ah/GHU Paris psychiatrie & neurosciences, a partagé son parcours et son rôle dans l'équipe. Depuis 2018, il apporte un soutien aux équipes hospitalières en matière d'innovation, d'aménagement et d'accueil, avec un intérêt croissant pour les questions d'espace extérieur et d’ergonomie thérapeutique. Son vécu personnel, marqué par un cancer rare des os et du cartilage, a profondément influencé sa pratique du design, tout comme son expérience en tant que patient pendant les cinq ans précédent son intégration au laboratoire.

Il a constaté que son expertise en design lui permet d'aborder les défis de manière innovante et créative, notamment en repensant les espaces hospitaliers pour les rendre plus accueillants et thérapeutiques. Son expérience lui a également fait prendre conscience de l'importance de la contemplation et de la beauté dans le processus de guérison. Ainsi, il s'efforce d'intégrer ces éléments dans ses projets, en créant des espaces verts et en favorisant une esthétique apaisante.En résumé, l'expérience personnelle de Benjamin Salabay en tant que patient a profondément influencé sa pratique du design, en lui donnant une perspective unique sur les besoins des patients et en l'incitant à créer des environnements qui favorisent la guérison et le bien-être.

Camille Esayan, une artiste, a exposé son parcours et son expérience en tant que patiente atteinte d'un cancer bronchique à l'âge de 28 ans. Avant son diagnostic, la maladie était loin de ses préoccupations, mais elle a rapidement dû faire face à une série d'interventions chirurgicales et à un traitement intensif. Elle a exprimé son besoin de transformer son expérience en quelque chose de positif et créatif, en utilisant ses compétences en illustration et en graphisme pour aborder les défis de la santé et du bien-être. À travers des projets artistiques tels que la série « Imaginaire Médical », elle a cherché à réinjecter de la beauté dans son histoire et à sensibiliser les autres à son parcours.

Camille Esayan a également développé un projet visant à détouner des emballages de produits de consommation courante pour sensibiliser à l'impact de l'alimentation sur la santé, tout en réfléchissant aux complexités de la maladie et en cherchant des réponses dans le domaine médical.

Son parcours en tant que patiente lui a inspiré des projets artistiques qui lui ont permis de réfléchir à son expérience, de sensibiliser les autres et de réinventer son rapport à la maladie et à la santé.

Deuxième question de Carine Delanoë-Vieux : « Pouvez-vous qualifier à travers vos projets ce qui relèverait dans votre design de la réparation, de la compensation à une réalité insatisfaisante, d'un élan d'empathie, voire d'un sentiment d'indignation, dans les motivations qui vous portent à intervenir dans le champ de la santé ? »

Dans sa réponse à la deuxième question, Benjamin Salabay met en lumière trois points de pivot cruciaux dans son approche du design en santé. Tout d'abord, il insiste sur l'importance du décalage de point de vue. Cette notion implique une démarche de compréhension profonde des besoins et des perspectives des utilisateurs finaux, en l'occurrence les patients. Il souligne l'effort de son équipe pour se mettre à la place de l'usager lors de la conception des solutions, en se concentrant sur les usages, les fonctions et les expériences vécues dans les différents contextes de soins. Cette approche empathique permet de créer des solutions plus pertinentes et adaptées aux besoins réels des patients, de leurs familles et des professionnels de santé.

S’ajoute à cela l'évolution vers une approche centrée sur le parcours de l'utilisateur. Il met en avant l'importance de considérer le parcours complet de l'usager dans le système de santé, depuis son arrivée jusqu'à son départ, en intégrant tous les points de contact avec les services de santé. Cette approche holistique nécessite une collaboration étroite avec les différents acteurs du système de santé, afin de mieux comprendre les besoins spécifiques à chaque étape du parcours de soins. Cela permet de concevoir des solutions intégrées et cohérentes, qui améliorent l'expérience globale des patients et des professionnels de santé.

Finalement est évoqué le rôle du dessin comme langage universel et outil thérapeutique. Benjamin Salabay explique comment le dessin peut être utilisé pour communiquer des émotions, des idées et des concepts de manière accessible et inclusive, même pour les personnes qui ont des difficultés à s'exprimer verbalement. Il présente plusieurs exemples de projets où le dessin est utilisé pour créer des espaces d'expression et d'apaisement pour les patients, favorisant ainsi leur bien-être et leur convalescence.

L’approche de Benjamin Salabay repose sur une combinaison d'empathie, de collaboration et d'innovation, visant à créer des solutions de design en santé qui répondent véritablement aux besoins et aux aspirations des usagers, tout en favorisant leur implication et leur appropriation.

Camille Esayan fait état de son expérience personnelle liée à sa maladie et son parcours de guérison, en mettant en avant deux aspects principaux : la création d'une association de patients et l'utilisation de l'art comme outil thérapeutique. Après avoir été opérée en septembre 2019, Camille Esayan a ressenti un isolement lors de sa convalescence, ce qui l'a poussée à rechercher des contacts avec d'autres patients. Cette expérience l'a conduite à cofonder une association dédiée aux tumeurs endocrines, dans le but de soutenir les patients et de sensibiliser le grand public à ces maladies. L'association utilise notamment un zèbre comme symbole et développe des campagnes de sensibilisation originales et décalées, mettant en avant des figures célèbres atteintes de tumeurs endocrines, telles qu'Aretha Franklin et Steve Jobs.

Parallèlement, Camille Esayan explore le potentiel thérapeutique de la création artistique dans le processus de guérison. Elle organise des ateliers d'expression artistique pour les patients, leur offrant un espace pour exprimer leurs émotions et transformer leur expérience de la maladie en œuvre d'art. Elle préfère se définir comme une artiste intervenante ou une designer intervenante plutôt que comme une art-thérapeute, afin de préserver sa propre identité en tant que patiente.

Les ateliers proposés par Camille Esayan sont axés sur la création d'objets tangibles qui témoignent du parcours de guérison des patients, comme la conception de couvertures de classeurs médicaux personnalisés. Ces initiatives visent à aider les patients à aligner les différents aspects de leur histoire et à créer un lien tangible avec leur expérience de la maladie. Elle s'engage activement dans la sensibilisation aux maladies rares, la création d'une communauté de patients et l'utilisation de l'art comme moyen de soutien et de guérison dans le contexte de la santé.

3. Le domaine médical et la notion de créateur-pair

En résumé, les intervenants appellent à une transformation profonde dans les domaines du soin et du design, en mettant l'accent sur la collaboration, la sensibilité et l'éthique pour créer des environnements de soin plus inclusifs, humains et efficaces.

La troisième question de la suite de l’entretien mené par Catherine Delanoë-VIeux est la suivante : « Quels sont les messages, les enseignements que vous souhaiteriez adresser, d'une part aux membres du soin, donc les soignants, les médecins, l'hôpital, le système de santé, et d’autre part à vos collègues du monde du design, les écoles, les professionnels, les enseignants, les structures de promotion ? »

Les intervenants énoncent leurs réflexions et leurs souhaits à la fois pour les membres du domaine médical et pour ceux du monde du design. Ils mettent en avant l'importance de l'intersection entre ces deux domaines pour favoriser des soins plus humains, efficaces et adaptés aux besoins des patients.Tout d'abord, ils soulignent le besoin d'une approche plus collaborative et intégrative dans le domaine médical, encourageant un décloisonnement entre les services de soins et une plus grande écoute des patients et des associations de patients. Ils appellent également à une reconnaissance accrue du rôle des designers et des innovations qu'ils peuvent apporter dans le domaine de la santé.

Dans le monde du design, les intervenants plaident pour une approche plus sensible et humaine, mettant en avant le potentiel des jeunes designers formés dans des programmes axés sur le design du soin et le design du milieu. Ils saluent l'émergence de ces nouveaux domaines et encouragent les designers à remettre en question les normes établies et à adopter une perspective critique et éthique dans leur travail.

Ils soulignent la nécessité de repenser la notion d'innovation dans le contexte actuel, en insistant sur l'importance de ne pas prendre pour acquis les progrès technologiques et de garder un regard critique sur les pratiques et les systèmes en place. Ils appellent à une approche plus réflexive et éthique de l'innovation, qui mette en avant les besoins et les valeurs des patients.

Quatrième et dernière question : « Comment vous réagissez et comment vous interprétez cette notion de concepteur-paire, de créateur-pair, de designer- pair, donc doublement- pair, pair avec les personnes concernées par la vie, pair avec la famille créative. Comment vous projetez ou non dans cette intitulée, dans cette notion, et que pourrait être fait-on faire collectivement, ensemble, pour faire exister cette nouvelle figure de traducteur dans le champ du design et de la santé ? »

Les intervenants évoquent une résidence artistique axée sur le cancer du sein et la création d'une partition sensorielle basée sur les interactions avec les patients. Ils expriment également leurs inquiétudes quant à la possibilité d'être réduits à leur identité de patient et de perdre leur statut d'individu à part entière. Les intervenants discutent des défis liés au statut et à la reconnaissance sociale et économique des concepteurs-pairs. Ils abordent également des questions éthiques et déontologiques concernant le rôle de traducteur des concepteurs-pairs.

Pour terminer, ils reconnaissent que la notion de concepteur-pair ouvre des perspectives intéressantes pour une collaboration plus étroite entre les patients, les professionnels de la santé et les designers, malgré les défis qui subsistent en termes de positionnement, de statut et de reconnaissance.

4. Conclusion, échange, changement point de vue, maladie comme prolongement de soi-même

Les intervenants expriment également leur frustration face aux attentes sociales qui minimisent ou ignorent les défis persistants après la maladie. Ils partagent leur expérience de se sentir incompris ou jugés par ceux qui s'attendent à ce qu'ils passent rapidement à autre chose après leur rémission. Cette incompréhension peut créer un sentiment d'isolement et de marginalisation pour les survivants de la maladie, qui luttent souvent pour trouver leur place dans une société qui valorise la santé et la productivité.

En soulignant l'importance de la proximité et de l'empathie dans les récits de santé, les intervenants encouragent une approche plus nuancée de la maladie et de la guérison. Ils mettent en évidence le pouvoir des récits personnels pour éduquer, inspirer et créer des liens entre les individus touchés par la maladie. Cette reconnaissance de la diversité des expériences post-maladie contribue à promouvoir une culture de soutien et de compréhension pour les survivants et leurs proches.

Par ailleurs, ils évoquent également les stigmates sociaux attachés à la maladie et à la santé mentale, qui peuvent entraver le processus de guérison en créant des barrières à l'accès aux soins et au soutien. En reconnaissant l'importance de briser ces tabous et de favoriser un dialogue ouvert sur la santé, les intervenants plaident en faveur d'une société plus inclusive et attentionnée envers ceux qui luttent contre la maladie.

En résumé, la conversation souligne la complexité de l'expérience post-maladie et la nécessité d'une approche holistique de la guérison qui prend en compte les aspects physiques, émotionnels et sociaux. Les intervenants appellent à une plus grande sensibilisation, à une communication ouverte et à un soutien continu pour aider les survivants de la maladie à reconstruire leur vie après le traitement. En adoptant une perspective centrée sur l'empathie et la solidarité, la société peut mieux accompagner ceux qui traversent ce parcours difficile et leur offrir l'espoir et le soutien dont ils ont besoin pour se rétablir pleinement.


  1. Poème tiré du livre Paul Celan,Choix de poèmes réunis par lauteur, Paris, Gallimard, Traduction et présentation de Jean-Pierre Lefebvre, 1998. 

  2. https://chaire-archidessa.fr/, consulté le 12 avril 2024.