Contribution du Design et des Technologies Numériques pour la Recherche sur le Patrimoine Scientifique.
Anne-Lyse Renon, Ange Aniesa, Timothée Bonnet, Jessica Katel Martin, Anthony Masure

Séance n°1, mercredi 25 janvier 2022. Compte-rendu rédigé par Ninon Leal et Juliette Schmittler.


Figure 1. Conférence 1, master 2 « Design, Arts, Médias », promo. 2022-2023.

Podcast1

La table-ronde « Contribution du Design et des Technologies Numériques pour la Recherche sur le Patrimoine Scientifique » avait pour objet le projet DESIGNSHS1 et « la graphique » du laboratoire de Jacques Bertin. Ce projet ANR est dirigé par Anne-Lyse Renon, maîtresse de conférence à l’Université de Rennes 2, Chercheuse à l’ANRT2 et Chercheuse invitée à la BNF3 , Membre Associée au Centre Alexandre-Koyré et Docteure en Esthétique. Elle a modéré la séance qui réunissait : Timothée Bonnet, Chargé d’études documentaires aux Archives Nationales, Enseignant à L’Université Paris 13 ; Ange Aniesa, Conservateur d’État des bibliothèques, Coordonnateur de la numérisation et de la médiation numérique au département des Cartes et plans de la BNF ; Jessica Katel Martin, Doctorante à Paris EHESS4 ; et Anthony Masure, Professeur associé et responsable de la Recherche à la HEAD5 de Genève (IRAD) et Docteur en esthétique.

1. Le Laboratoire de graphique de Jacques Bertin

1.1 Présentation Générale

Le projet DESIGNSHS - financé par l’ANR6 à partir de 2021 et pour une durée de cinq ans – concerne le Laboratoire de graphique fondé comme Laboratoire de cartographie, en 1954, par Lucien Febvre et Fernand Braudel, et dirigé par Jacques Bertin. Considéré comme l’un des précurseurs de la visualisation des données au XXe siècle, Jacques Bertin imagine ce laboratoire comme un « support », une aide destinée à l’ensemble des chercheurs ayant besoin d’illustrer leurs travaux, et comme un laboratoire de recherches permettant le développement d’autres activités, instruments, méthodes, protocoles et concepts. Par la suite, l’ensemble de ce travail, composé d’expériences empiriques et de travaux plus théoriques, mène Jacques Bertin à la publication de la Sémiologie graphique7 en 1967.
Anne-Lyse Renon, qui retrace l’histoire du laboratoire, recense plusieurs phases évolutives liées à la diffusion et les protocoles d’automatisation des données à travers les activités du laboratoire. Si l'on retient majoritairement la figure de Bertin et de ces associés masculins, nous apprenons que les femmes sont pourtant très présentes et actives dans la vie du laboratoire. Les activités menées au sein du laboratoire nécessitent beaucoup de rigueur : il s’agit d’un travail répétitif, souvent réalisé manuellement. Cette recherche de systèmes d’automatisation de la tâche a par exemple rendu possible le développement du système de Matrice — l’une des innovations principales du laboratoire de graphique. Il s’agissait d’inventer un système de traitement des données passant par la mise en forme graphique de données.

1.2 Histoire du Laboratoire de graphique : 1954-1995

Au cours de l'existence du laboratoire — de 1954 à 1995 — plusieurs phases ont pu être identifiées par Serge Bonin, l’un des collaborateurs de Jacques Bertin. La première phase fut celle de la gestation entre 1957 et 1967 : elle a consisté à mettre en place les expérimentations du laboratoire. La seconde phase, qui s’est déroulée entre 1968 et 1985, s’est davantage concentrée sur le traitement matriciel des données ainsi que sur l’enseignement des techniques obtenues. Les productions manuelles de l'époque — qui demandaient sans arrêt à être manipulées — ont été faites par les opératrices travaillant pour le laboratoire. Le travail de production demandait un traitement répétitif et continu des jeux de données. Nous pouvons alors imaginer l’immensité du travail fourni.
Pendant cette période, nombreuses sont les personnes qui viennent se former au Laboratoire de graphique pour apprendre les techniques mises en place, et pouvoir utiliser les matrices par exemple — comme l’a fait Bourdieu. Jacques Bertin et son équipe sont également invités à donner des modules d’enseignement dans des écoles, et à participer à des séminaires ou congrès de graphisme.

Entre 1985 et 1995, Roberto Gimeno rejoint le laboratoire comme doctorant et met en place des ateliers permettant d’introduire l’informatique dans les écoles primaires. Il participe par ailleurs à la formation des maîtres d’école dans ce domaine. Ces initiatives montrent l’ouverture du Laboratoire de graphique vers des disciplines et des milieux différents. Malheureusement, celles-ci seront très vite avortées. Toutefois, cet exemple a pu démontrer la manière dont les graphiques et les principes de représentation peuvent entrer dans un quotidien et, de ce fait, s’étendre vers de nouvelles techniques. Dans cette même idée, les cartes du laboratoire figurent pendant de nombreuses années dans les manuels scolaires, grâce aux Éditions Nathan.

Le laboratoire ferme après 1995, et le personnel travaillant sur ces questionnements se disperse dans des ateliers de cartographie. En parallèle de ces nombreuses années de travail dédiées au laboratoire, Jacques Bertin anticipe sa postérité et continue de classer et de documenter ses propres recherches ainsi que celles du laboratoire.

1.3 La sémiologie graphique

Pour mieux comprendre le laboratoire et son travail, Anne-Lyse Renon nous rappelle la définition de la notion de sémiologie graphique comme un système de signes permettant de transcrire les relations de différence, d’ordre ou de proportionnalité existant entre deux données.

Au sein du laboratoire, un dessinateur disposait de sept variations sensibles : la position dans l’espace de la feuille, la taille, la valeur, le grain, la couleur, l’orientation et la forme. Ainsi, la simplification des éléments rend possible la mise en ordre des données. Ce système strict n’a pas connu de changement étant donné que Jacques Bertin, assez radical dans sa pensée, ne l’envisageait pas. En un sens, cette prise de position a malheureusement conduit à la disparition du laboratoire qui n'a pas su évoluer et s’adapter avec son temps.

2. Un travail d’archives : comprendre l’histoire du Laboratoire de graphique

À la suite de la fermeture du Laboratoire de graphique de Jacques Bertin — situé dans les mêmes locaux que les Éditions de l’École des Hautes Études — nul ne sait où a été dispersée la totalité des documents qui y figuraient. Toutefois, aujourd’hui, une partie de ces documents est recensée aux Archives Nationales (lieu où ils ont été transférés après la fermeture du laboratoire) et à la Bibliothèque Nationale de France (jusqu’en 2017, les documents du fonds sont inédits).
Pour comprendre l’histoire des activités et la vie du Laboratoire de graphique, une collaboration étroite est menée avec les archivistes des Archives Nationales et de la Bibliothèque Nationale de France. À l’occasion de cette table-ronde, Timothée Bonnet (Archives Nationales) et Ange Aniesa (Bibliothèque Nationale de France) ont respectivement abordé le travail d’archivage des « Fonds Bertin ». Dans le cas du Laboratoire de graphique, seize versements sont entrés aux Archives Nationales entre 2001 et 2017. Jacques Bertin a lui-même fait un don en 2007, qui a été recueilli par la BNF et en particulier dans le département « Cartes et plans ». S’il avait préparé et classé l’ensemble de ses documents et recherches (à l’intérieur de boîtes et des portefeuilles) dans l’objectif de transmettre son travail, il n’a cependant intégré que très peu d’informations chronologiques. De même, le premier choix des archivistes des Archives Nationales, dans leur action première de conservation préventive des fonds, a été de séparer les documents selon leur format. Malheureusement, en scindant les dossiers du Laboratoire de graphique, beaucoup d’éléments contextuels (légendes, commandes, etc.) se sont retrouvés dispersés, rendant leur compréhension plus fastidieuse. Les différentes strates d’interventions de la mise en archive (choix de classification, ajouts d’éléments contemporains, mise de côté de certains documents, etc.), qui sont opérées par les archivistes, influencent la réception des documents qu’en feront les futurs acteurs, facilitant ou non leur compréhension. Ce classement diffère du choix des archivistes de la BNF qui ont pour le moment choisi de conserver le classement effectué par Jacques Bertin, lui-même, de ces archives personnelles. Au-delà de comprendre les documents fournis indirectement par Jacques Bertin et son laboratoire, il s’agit aussi, pour les archivistes, d’enquêter sur l’historique de leur collecte et leur conservation dans l’objectif de donner les clés pour permettre la compréhension des documents.

Il s’agit aussi d’un travail d’archéologie pour retrouver les différents acteurs qui ont participé au développement du Laboratoire de graphique. Jessica Katel Martin participe à cette partie du projet dans le cadre de son doctorat. Le but de sa recherche est de mettre en lumière une histoire plus fine du laboratoire, étant donné la multitude d’acteurs ayant participé à son développement sous la direction de Bertin. En effet une grande partie de ce personnel était invisibilisé, notamment les femmes, représentées à 95% en 1961.
La recherche des acteurs du laboratoire s’est également consacrée à travers la publication de la Sémiologie Graphique de Jacques Bertin, puisque celui-ci ne cite pas les sources sur lesquelles il s’appuie. Si le manque de références complique le travail de recherche et de compréhension de sa pensée, le témoignage de personnes ayant fait partie du laboratoire dans l’archivage a pu éclairer certains événements. C’est le cas de Françoise Vergnaud — l’une des actrices du Laboratoire de graphique — qui a rendu possible un regard différent sur la vie et le quotidien de ce lieu.

3. Vers la diffusion : révéler l’histoire et les activités du Laboratoire de graphique

À l’occasion des 50 ans de la publication de la Sémiologie Graphique, en 2017, une journée d’étude, une exposition (exposant une trentaine d’éléments prêtés) et des ateliers ont été dirigés par Anne-Lyse Renon (Directrice scientifique et commissaire) en partenariat avec l’EHESS, les Archives Nationales et la BNF. Il s’agit du premier projet qui met en lien l’histoire du laboratoire avec celle du design, du graphisme ou de la représentation graphique. L’objectif de ce premier volet était de présenter l’histoire du laboratoire (ses collaborations, sa vie quotidienne, sa place dans l’histoire de l’institution et des sciences sociales), le traité de sémiologie graphique, la plasticité ou l’expressivité des recherches cartographiques et les développements pédagogiques de la Sémiologie Graphique. Pour l’occasion, la BNF entame la première sortie et les premières actions de numérisation de fonds, notamment le « bon à tirer » de la Sémiologie Graphique de Bertin.

La numérisation participe grandement au travail de médiation nécessaire à la diffusion des fonds auprès du grand public. Au sein de la BNF, un plan d’actions a été établi entre 2019 et 2021 : un premier dépouillement et la mise en place d’inventaires ont été effectués. Depuis 2021, des actions de conservations préventives sont mises en place pour préserver le fond personnel de Jacques Bertin. En 2022, commence la reprise et la création d’un nouveau plan d’accès aux documents, à travers la création de notices pour l’ensemble des documents. Jusqu'à 7500 images du fond préservé par la BNF pourront être numérisées — ce qui représente une grande avancée dans la diffusion de ces documents. Cependant, il s’agit d’une partie minime par rapport à la totalité de l’existant.
Une partie du fonds présent aux Archives Nationales va également être numérisée. Les Archives Nationales ont elles aussi commencé à retranscrire — au sein d’un fichier numérique — les différents fichiers de commandes pour mettre en place une possibilité future d’entrer dans le fond.

4. La représentation graphique contemporaine : appropriation du travail de Jacques Bertin

Dans le cadre de son doctorat, Jessica Katel Martin ne conçoit pas les archives constituées dans le but d’écrire l’histoire. Selon elle, il est nécessaire de laisser certaines questions sans réponses dès lors que les fonds ne le permettent pas. S’ils sont disponibles, ces matériaux induisent une anticipation préalable du chercheur qui, une fois sur place, doit se conformer à certaines règles (impossibilité de prendre des photos, coût onéreux des reproductions, etc.). Dans un deuxième temps, l’analyse des documents après visite et la constitution d’outils (comme des tableaux de référencement des archives) permettent le développement et la constitution d’une recherche individuelle, voire de futurs fonds.

5. Conclusion

Aujourd’hui, l’héritage de la représentation graphique de Jacques Bertin se voit modernisée, parfois dépassée. Comme le projet de l’ANR le montre, un certain nombre de limites des théories et des ambitions de Bertin se posent aujourd’hui, notamment au plan de la portée universelle qu’il attribuait à sa graphique. En effet, la traduction de la sémiologie graphique dans toutes les langues ne peut fonctionner par le simple fait que la lecture d’un schéma diffère d’une culture à l'autre. Ce point pose alors des défis considérables aux designers.
De même, la grande plasticité apportée par la minutie de conception dans la représentation graphique de Bertin met en avant l’efficacité au détriment de la dimension esthétique. Aujourd’hui, certains concepteurs, tels le design graphique Roman Seban, revisitent cette esthétique singulière à travers des productions visuelles, modernisant les signes de Bertin dans une version contemporaine flexible de polices variables — variations de la graisse et de la densité des points. Réagissant à différentes données, ces dernières établissent un lien direct avec les variables visuelles en introduisant la notion typographique dans le design cartographique. Le creative coding — pratique de programmation — peut également être considéré comme un héritage direct de Bertin où la donnée numérique devient une matière esthétique et autonome qui se détache du lien au réel. Cartographier des territoires numériques - non plus physiques - par l’application des théories liées à la cartographie topographique pose, aujourd’hui, de nombreux défis pour les designers. Benjamin Fry, l’un des deux développeurs à l’origine du logiciel Processing, cite d’ailleurs explicitement Bertin à travers sa thèse Computational Information Design8 en 2004. Pour Anthony Masure, un autre héritage de la représentation graphique de Jacques Bertin peut se retrouver dans la cartographie des jeux-vidéos. L’exemple donné est celle de Watch Dogs, sorti en 2014, où se joue une double représentation entre l’espace numérique et l’espace tangible.


  1. DESIGNSHS, Design graphique, recherche, et patrimoine des sciences sociales : le Laboratoire de graphique de Jacques Bertin. 

  2. Atelier National de Recherche Typographique. 

  3. Bibliothèque Nationale de France. 

  4. École des Hautes études en Sciences Sociales. 

  5. Haute École d’Art et de Design. 

  6. Agence Nationale de la Recherche. 

  7. BERTIN, Jacques, Sémiologie Graphique : les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris, Mouton/Gauthier-Villars, 1967. 

  8. FRY, Benjamin, Computational Information Design, MIT, PhD in Media Arts & Sciences, 2004.