Design critique, design fiction : quelle portée ?
Jehanne Dautrey, Maxime Mollon, Emanuele Quinz

Séance n°2, mercredi 27 janvier 2021. Propos recueilli par Camille Goussard, Anouk Merlot et Laura Tchatat, relu par Hanne Reibre.


Figure 1. Synthèse graphique 2, Lucy Doherty
Podcast 2

1. Conférence d'Emanuele Quinz

1.1 Strange design : du design des objets au design des comportements

Je partirai de cet ouvrage qui est apparu en 20141. C'est une aventure que nous a réuni - moi venant de l'histoire de l'art et Jehanne venant de la philosophie - autour d'un terrain au milieu, le design.

Je vais essayer d'introduire comment la problématique de l'étrangeté a émergé, et à partir de cet ouvrage, introduire une sorte de généalogie historique du design critique - qui a été notamment ma contribution à l'ouvrage.

Avec Jehanne, nous avons mené pour quelques années, à l'École des Beaux-Arts de Nancy, une réflexion commune sur la notion de comportements, notamment avec l'ARC (Atelier Recherche-Création) Strange Behaviours, dans lequel nous avons essayé d'interroger les comportements liés à des objets étranges : qu'est-ce qu'il se passe quand des designers produisaient des objets étranges, des objets qui induisent des comportements étranges chez l'utilisateur, et par la production de cet écart, questionnent les usages, et les valeurs qui sont véhiculés par les objets et le design en général.

1.2 Approche

Dans le cadre cet atelier qui a duré plusieurs années, nous avons invité des artistes de différents domaines, des chorégraphes comme Fanny de Chaillé, Laure Bonicel ou les Gens d'Uterpan, des plasticiens comme Guillaume Paris, mais aussi des designers comme Florence Doléac et Maroussia Rebecq. En même temps, je travaillais autour d'une réflexion sur les paradigmes conceptuels et j'essayais justement de vérifier quelles étaient les pratiques du conceptuel dans d'autres domaines que les arts plastiques, notamment dans la mode et j'ai commencé justement à m'intéresser au design. Si ces éléments illustrent un contexte qu'on pourrait définir biographiques, il y a eu d'autres éléments qui ont contribué à orienter notre intérêt sur l'étrangeté dans le design. Jehanne s'intéressait comme moi au Critical Design, qui avait émergé dans ces années-là, théorisé par Anthony Dunne et Fiona Raby au Royal College Of Arts de Londres, et diffusé notamment grâce au volume Hertzian Tales : Electronic Products, Aesthetic Experience, and Critical Design2 (2005), une sorte de manifeste. La réflexion et les méthodes proposées par Dunne & Raby nous ont intrigué, et nous semblaient apporter une contribution fondamentale, un courant d'air frais dans un domaine qui apparaissait bloqué dans des routines et des formes de stylisations stériles.

La proposition d'explorer le potentiel « spéculatif » (c'est le terme qu'ils utiliseront plus tard dans le livre de 2013, Speculative Everything. Design, Fiction, and Social Dreaming3) du design s'associe souvent à des stratégies qui font un usage systématique de l'étrangeté. En produisant des objets étranges, dysfonctionnels, ambigus, opaques, parfois hostiles, les designers non seulement s'émancipent de la normativité du rapport forme-fonction et de l'impératif productiviste ou consumériste, et mettent en branle une réflexion critique par rapport aux usages, pour finalement placer l'attention sur les terrains des controverses morales, des valeurs. C'est ce vecteur qui s'esquisse avec le design critique qu'il faut retenir : des objets vers les comportements, des comportements vers les valeurs.

Personnellement, je me suis intéressé à cette approche déjà en 2007, lors de la visite d'une des premières, sinon la première, exposition de design critique, Designing Critical Design, au Z33 de Hasselt. Après avoir étudié les textes de Dunne & Raby, j'ai invité dans mes séminaires à l'ENSAD, plusieurs élèves du Royal College of Arts comme Elio Caccavale, Hehe, James Auger, Noam Toran et Marguerite Humeau... J'envisage ce corpus de pratiques et de théories à partir de deux voies différentes et parallèles : d'un côté, il s'agit de tracer une (voire plusieurs) histoire(s) du design critique, en identifiant les généalogies historiques et théoriques de cette posture, et de l'autre d'entamer une critique du design critique - et d'associer les deux perspectives, en vérifiant quelle est l'histoire de la critique du design critique ?

Si l'histoire a constitué la première étape de ma recherche, notamment dans l'ouvrage Strange Design4, aujourd'hui je travaille principalement à la question de la critique du design critique. Le moment est venu de faire un bilan de cette expérience, de ces pratiques, de ces méthodologies spéculatives et fictionnelles. En 2018, à l'ENSAD, avec Francesca Cozzolino, nous avons dirigé un séminaire qui s'appelait « Pour en finir avec le Design fiction ». Nous avons aujourd'hui assez de recul pour voir comment cette tendance a, d'une certaine manière, vieilli, même si elle demeure très à la mode, notamment dans les écoles d'art - et cela n'est sans doute pas un hasard.

Dans cette première présentation, je vous propose de reparcourir très rapidement les quatre épisodes qui composent le livre Strange Design5 - un livre qui s'articule comme une enquête historique, pour moi, philosophique, pour Jehanne -, basée principalement sur les témoignages des protagonistes.

1.3 Premier épisode : le design radical italien

Nous avons choisi quatre moments de l'histoire, quatre épisodes, qui n'ont pas la prétention d'être exhaustifs. Ce sont quatre contextes culturels différents, dans lesquels il y a une sorte de récurrence du même modèle critique. D'abord, la saison de l'architecture et le design radical italien des années 1960, qui se clôt avec Alchimia, Memphis et le postmoderne ; ensuite, le design conceptuel hollandais des années 1990 ; après, le Critical Design anglais, formalisé par Dunne & Raby au Royal College of Arts de Londres dans les années 2000 ; et enfin, la scène actuelle - avec une question ouverte sur l'actualité de cette posture critique.

Donc pour poser quelques repères historiques, c'est avec l'exposition Superarchitettura qui a lieu à Pistoia, à côté de Florence en 1966, que s'ouvre officiellement la saison du design radical italien. Il ne s'agit pas d'un mouvement unitaire - c'est important de le préciser -, mais plutôt d'une sorte de constellation complexe qui émerge entre Florence et Milan : une « génération exagérée » - c'est comme ça que Andrea Branzi, l'un des protagonistes, la définit. En tout cas, il s'agit d'une constellation de personnages animés d'intentions et projets assez divergents, mais avec un point de départ commun, qui est le débat autour de la crise de l'architecture et du verbe moderniste dont ils constatent l'impuissance face aux transformations de la société capitaliste et à la généralisation de la culture de la consommation. Pour tous ces architectes de formation, le design apparaît alors comme le meilleur moyen pour exprimer une critique du système de l'intérieur. Car le design se situe quelque part comme une voie médiane entre l'architecture, dont il emprunte le mandat d'instrument de transformation sociale, mais dont il stigmatise la connivence avec le pouvoir, et l'art, dont il reprend les formes et les formats, mais dont il dénonce l'isolement et le manque d'engagement.

Finalement le design, entre l'architecture et l'art, se situe à la bonne échelle et apparaît comme l'instrument idéal pour infiltrer l'horizon du quotidien et donc avoir un véritable impact social. Mais bien évidemment il s'agit d'un design qui refuse les valeurs du système, comme l'efficacité, la rationalité, la fonctionnalité, la sérialité et la standardisation et au contraire cherche l'étrangeté.

Pour les Radicaux, les objets sont envisagés comme des éléments à l'intérieur d'un projet beaucoup plus vaste, qui s'étend sur une multiplicité des supports. C'est aussi dans cette perspective que le design radical constitue un moment de fondation : à partir de ce moment, on va faire du design en faisant des installations, des films, des performances, des productions théoriques, en s'inscrivant dans un récit, dans une narration qui n'hésite pas à emprunter les codes du pop, de la science-fiction, qui emprunte les moyens de communication du système pour les détourner. On va pousser quelque part la frontière entre le design et l'art et le design change, on pourrait dire, de nature : il ne se définit plus comme une démarche technique ni un programme prescriptif mais comme une action subtilement subversive qui au travers des objets tend à infiltrer les comportements avec l'objectif de créer des zones de fracture à l'intérieur du système.

Deux points importants ont émergé dans notre enquête, qui caractérisent quelque part la stratégie critique de l'objet radical. D'un côté, ce que j'appelle la stratégie sémiotique, qui dérive sans doute de l'influence de la sémiologie de Gillo Dorfles et Umberto Eco, tous les deux enseignants à la Faculté d'architecture à Florence à l'époque où ces architectes se formaient. Dans son livre La structure absente6 (1968), Umberto Eco analyse le design et l'architecture comme signes, qui s'articulent selon des codes, et il explique qu'il y a deux typologies de fonctions : les fonctions primaires, qui sont les fonctions instrumentales (donc le marteau sert pour battre un clou) et des fonctions secondaires, qui sont au contraire des fonctions symboliques, connotatives. Par conséquent, la stratégie sémiotique du design radical procède par la suspension des fonctions primaires, instrumentales, de l'objet, pour dégager, pour laisser place à l'irradiation des fonctions symboliques, pour en augmenter la charge suggestive et le faire fonctionner comme un fétiche ou comme un totem. La deuxième stratégie, on pourrait l'appeler conceptuelle. Si dans la stratégie sémiotique, la suspension de la fonction est assez évidente dans la forme des objets qui assument des formes étranges, la stratégie conceptuelle travaille sur l'indiscernabilité, ou le mimétisme, où l'objet critique se fond dans les décors des maisons bourgeoises et fonctionne comme un « cheval de Troie » (c'est le terme qu'utilise Andrea Branzi). Ces stratégies répondent à la tactique de critiquer le système de l'intérieur - par exemple en faisant des objets « plus kitsch que le kitsch », où la nuance critique n'est pas visible mais n'apparaît que par une opération de surinterprétation conceptuelle. En plein boom économique, la société de consommation se caractérise par la sérialisation de la production et la standardisation de la forme, qui, selon les Radicaux, induisent une stéréotypisation des besoins et des comportements. Ce sont toutes ces formes de conditionnement qu'ils visent avec leur critique.

Mais voyons quelques exemples avec les deux groupes peut-être les plus connus, Archizoom et Superstudio. Dans leur cas, la stratégie critique procède par une exagération des formes de la planification rationnelle du système capitaliste pour en déjouer l'idéologie. Par exemple, l'utilisation de la grille dans les travaux de Superstudio, qui s'exprime d'abord dans les Histogrammes, ensuite dans la série de meubles Misura à la fin des années 1960, et ensuite se généralise dans les collages du Monumento continuo. Ces œuvres composent un critique du standard, mythe de l'âge d'or du design italien de cette époque. Dans les collages du Monumento continuo, contrairement à l'usage qui en est fait en cartographie ou en architecture traditionnelle, la grille est utilisée par Superstudio non pas pour localiser mais au contraire pour délocaliser, pour produire une forme de délocalisation généralisée. En étendant à l'infini cette structure géométrique neutre, le groupe stigmatise la dérive du rationalisme moderniste comme une stratégie de la domination sur la nature. Ce que Superstudio appellent une « architecture » mais on peut étendre aussi au « design technomorphe », composée par l'extension exponentielle de la grille, constitue finalement l'origine et l'accomplissement de l'architecture et du design, qui doivent être définitivement remplacés « par la vie ». Le slogan de Superstudio était « L'unica architettura sarà la nostra vita », « La seule architecture sera notre vie ».

Une prospective similaire est explorée dans les projets No-Stop City du groupe Archizoom, dont Andrea Branzi fait partie : une exagération critique des principes de rationalisation, partant du constat - je cite Branzi - que « au moment où toutes les utopies qualitatives ne sont plus praticables, la seule utopie possible est celle de la quantité. » Et donc No-Stop City, qui constitue d'une certaine manière une autre extension exponentielle de la grille, propose une sorte d'architecture plate et en même temps libératrice, catatonique et matricielle. Cette architecture de l'indifférence, qui pousse aussi vers un design de plus en plus de l'invisible et de l'étrange, peut sembler liée à une sorte de vision dystopique, même si Archizoom privilégie le terme d'« atopie » et passe de la figuration pop chère à Superstudio à une approche anti-figurative.

Si les groupes les plus connus comme Superstudio et Archizoom travaillent, par exemple, avec le collage et radicalisent les principes de la "superstructure" d'un urbanisme totalisant, dans lesquels le design devient mesure et instrument, d'autres Radicaux comme le groupe UFO, Ugo La Pietra et Gianni Pettena se tournent du côté de la performance. Comme vous le voyez, on fait de l'architecture et du design avec des collages, des propositions théoriques, des maquettes mais aussi des actions. Ugo La Pietra, dans ce qu'il appelle son « système déséquilibrant », qui réunit beaucoup d'actions et œuvres différentes, entre le design et l'architecture, explore la posture oblique, pour créer une sorte « d'état de crise » dans le système fixé et déjouer la position d'équilibre, comme un conditionnement des comportements à la fois physique et sociaux. C'est là un des termes fondamentaux, utilisé par tous les Radicaux : « déconditionner » - ce qui nous pose tout de suite dans la logique du passage des objets aux comportements. De son côté, Gianni Pettena, sur lequel je suis en train de travailler en ce moment, créé un pont aussi entre les stratégies italiennes et l'art conceptuel qui était en train de s'imposer aux Etats-Unis, notamment avec des artistes comme Robert Smithson et Gordon Matta-Clark, qui œuvrent aussi pour une disparition de l'objet, remplacé par le procès.

En 1972, Ettore Sottsass rédige celui qui peut être considéré comme un manifeste - « Controdesign » : « Le contredesign est une rage, un ennui ou peut-être un désespoir ou peut-être une raillerie, peut-être simplement les résultats de la conscience des actes et des discours autour du design7». Finalement, c'est au moment où s'affirme l'âge d'or du design italien, que se diffuse une contre-tendance critique. Comme Sottsass le dit dans le paragraphe final de son texte, « Ce n'est pas de la science-fiction, c'est une manière d'exister en nous sentant habitants d'un type de civilisation propre à la planète, plutôt que nous sentir habitants de la province des problèmes qu'on dit réelle. Cette manière d'exister produit des pensées et des desseins, des programmes et des utopies, des phrases et des révoltes, des irrévérences et du sarcasme, des élans de paranoïa et des douceurs angéliques, des erreurs insoutenables et des intuitions que les gens, pour rire, appellent contredesign8

Il s'agit donc d'une posture plus que d'une méthode, qui définit quelque part une forme de design qui s'oppose non seulement à l'objet mais aussi au design.

Pour résumer, avec les Radicaux émergent deux éléments fondamentaux, qui sont devenus centraux dans ma réflexion sur l'histoire du design en général, au-delà de la question du paradigme critique, deux attitudes théoriques mais aussi deux tactiques politiques différentes, liées à deux propositions : « contre » et « sans ». Design « contre », comme l'explicite le manifeste du « contredesign » de Sottsass : une posture inquiète, habitée par une tension « oppositive » voire subversive, qui est un héritage des avant-gardes artistiques et qui souligne le passage à un paradigme expérimental du design. Une mutation qui affecte la définition de l'art et du design, et qui est liée au paradigme conceptuel, et qu'on peut résumer par cette formule : pour atteindre l'art et le design, il est nécessaire de sortir de l'art et du design. Il faut contrer l'art et le design, quand ils s'institutionnalisent, quand ils se banalisent, quand ils perdent les marges de liberté, quand ils deviennent les dispositifs d'assujettissement ou de conditionnement social, économique, politique. Il faut donc penser un design contre le design.

Et le deuxième point, « sans » : c'est l'idée d'un design sans objet, au-delà des produits. Bien sûr le « sans » et le « contre » vont toujours ensemble, on peut passer par le « sans » pour faire « contre » mais dans le « sans » il y a toujours quelque chose de différent, il y a l'idée d'une stratégie vraiment spécifiquement conceptuelle, qui pose la question « qu'est-ce qu'il reste, qu'est-ce qui résiste du design quand on enlève tout » ?  Quand on enlève la forme, la fonction, la technique, l'objet, les sujets, même l'humain - et ça c'est une question qui me semble aujourd'hui extrêmement importante. C'est cette tension qui m'intéresse et qui montre quelque part qu'une discipline artistique n'est pas forcément nécessairement un territoire sur lequel on règne, un domaine comme on dit, mais plutôt un point de fuite qui nous échappe, qu'on poursuit, une destination. Il faut penser les disciplines pas forcément comme des questions d'enracinement, de s'enraciner dans un domaine, mais plutôt à partir d'une errance. Ainsi, le design n'est pas forcément, ou nécessairement, un domaine et donc une domination, mais une visée. C'est cette dimension qui m'intéresse dans le design radical et qui a été un peu le point de départ de la recherche historique de Strange Design9.

1.4 Deuxième épisode : le design hollandais des années 1990

Je vais aller beaucoup plus vite sur les autres épisodes historiques. La deuxième étape que nous avons identifiée avec Jehanne est le design conceptuel qui se diffuse aux Pays-Bas dans les années 1990 et qui est en lien assez fort avec l'héritage des radicaux italiens. Mais comme l'explique l'historienne de l'art Renny Ramakers, il y a une différence parce que, autant le design italien était porté par une idée de transcendance, autant le Dutch design s'inscrit dans une mentalité que les différents designers appellent typiquement « néerlandaise », un mélange de pragmatisme, de rigueur calviniste et d'audace mercantile qui a produit aussi une tradition du design qui est complètement différente, qui est celle de l'abstraction géométrique et de De Stijl. Pensez à Rietveld. Donc là aussi, historiquement, un épisode anticipateur peut être identifié déjà dans les années 1960, avec la collection de bijoux étranges réalisée par le designer Gijs Bakker et sa première épouse Emmy van Leersum. Mais c'est autour de Droog Design, marque fondée toujours par Gijs Bakker mais avec sa deuxième femme Renny Ramakers en 1993, qu'émerge le Dutch design. Un élément qui caractérise cette nouvelle tendance sont justement des éditeurs indépendants comme Moooi ou Droog, mais aussi les écoles, notamment la Design Academy d'Eindhoven, qui n'hésite pas à développer des cours et des départements spécifiquement liés à l'approche conceptuelle du design, comme le célèbre « Man and Living » que Gijs Bakker a dirigé plusieurs décennies. Aujourd'hui il y a des masters comme « Conceptual design in context » ou « Geodesign », dirigé par le duo Formafantasma. Mais aussi je pense à la Rietveld Academy d'Amsterdam, avec notamment le « Dirty department » dans le Sandberg Institut, dirigé par Jurgen Bey. Cependant, ce sont principalement des expositions qui ont fait tourner ces nouveaux objets étranges, ce qu'on a appelé de manière légère le « Dutch Design », une sorte de style dans lequel la densité du concept correspond à une forme d'essentialité, de simplicité de la forme, qui transforme et sublime l'objet. Deux exemples, le célèbre Chest of Drawers de Tejo Remy, c'était son projet de diplôme, qui présente un ensemble de tiroirs tenus ensemble grâce à une ceinture et les matériaux intégrés dans le projet ne sont pas choisis pour leur qualité esthétique mais au contraire par leur inutilité comme des déchets. Encore une fois c'est un signe de protestation contre la société de consommation des années 1990. Ou encore la célèbre 85 ampoules de Rody Graumans, aussi de 1993. Dans ces deux objets, l'étrangeté ne procède pas comme pour les Radicaux italiens ou les post-modernes par une stratégie de la complication, qui prend la forme d'une collision formelle ou sémantique, mais au contraire d'une simplification, l'exhibition d'une idée essentielle, d'un processus de détournement qui est réduit à son essence. Plus que comme des produits ou des projets, les objets de design néerlandais se présentent comme des « choses ». C'est un aspect intéressant à remarquer, car aujourd'hui la philosophie travaille beaucoup sur cette différence entre « l'objet » et la « chose » et l'accent est mis sur la sphère du privé, de l'intime et du domestique. Ce n'est plus le « banal », qui était très utilisé comme terme dans le design radical ou postmoderne - pensez à l'architecture banale d'Alessandro Mendini - mais le « commun ». La vertu des objets ne doit pas être recherchée dans l'exagération, l'excès, l'exception mais dans le bon sens, dans une sorte d'évidence ordinaire, une vérité sèche, faite de modération et de partage. Alors différentes techniques sont adoptées pour réintroduire une sorte de patine de familiarité dans le système des objets, par exemple la réintroduction du registre ornemental, de la décoration, la contamination de techniques anciennes et modernes comme dans la Knotted Chair de Marcel Wanders, où la technique traditionnelle du macramé associé à des matériaux contemporains, ou dans les céramiques cousues à la nappe d'Hella Jongerius, que vous voyez ici dans l'image, ou encore dans la lampe Light Shade Lamp de Jurgen Bey, qui réactive le spectre d'une lampe bourgeoise, caché derrière cette structure.

J'appelle ces objets des objets « revenants ». La stratégie de l'étrangeté passe souvent par un point de convergence entre l'esthétique et l'éthique, par des tactiques de détournement, mais aussi de recyclage, de changement de fonction, d'utilisation de matériaux de récupération et d'objets trouvés - des tactiques qui produisent quelque part des formes de réhabilitation. L'étrangeté de ces objets provient surtout d'un sentiment de « déjà vu » ou plutôt d'un « déjà vécu » qui leur donne un statut de « revenant », une sorte de deuxième vie.

1.5 Troisième épisode : le Critical Design anglais

Ensuite, j'en viens à la troisième étape de notre généalogie de la posture critique, qui est celle du « Critical Design », qui était pour nous le point de départ, donc comme je le disais, théorisé par les designers britanniques Dunne & Raby et qui est centré sur un nouveau type de méthodologie. Alors vous voyez dans cette citation, Dunne et Raby expliquent que le Critical design est « more an attitude than anything else, a position rather than a method10 ». En réalité la position et l'attitude sont commune à d'autres tendances du design. Par contre ce qui caractérise le « critical Design » anglais est justement une méthodologie singulière, qui décline un certain nombre de techniques, de protocoles, souvent fictionnels, comme par exemple le counterfactual. En tout cas c'est un design qui veut proposer un débat, comme Dunne & Raby expliquent, provoquer des réactions et susciter une prise de conscience. Vous connaissez le schéma célèbre qui est publié partout où Dunne & Raby opposent le design critique au design affirmatif, le design qui maintient le statu quo : si la mission du design affirmatif est de résoudre les problèmes « problem solving », le design critique cherche plutôt à identifier les problèmes ; si le design affirmatif vise l'innovation, le design critique passe par la provocation. Si le premier s'adresse à des utilisateurs, qu'il veut rendre consommateurs passifs, le deuxième s'adresse à des personnes qu'il veut rendre citoyens conscients et responsables. Mais, comme l'admet Dunne, cette perspective critique s'inscrit dans la continuité de l'histoire que nous sommes en train d'esquisser, dans le sillage des Radicaux italiens et du design hollandais : un design de l'ambiguïté et de l'étrangeté avec une matrice conceptuelle et une vocation critique, voire politique. C'est grâce aux nouvelles méthodologies que le critical design propose, qu'il trouve son originalité : dans les scénarios fictionnels ou narratifs où des objets, souvent étranges, sont mis à l'épreuve des comportements. Finalement, ce qui caractérise les projets du design critique, c'est la scénarisation des expériences d'usage des objets, la mise en scène des comportements. Mais il s'agit toujours d'usages ambigus, extrêmes, de comportements inhabituels parfois à la limite de la perversion, où l'objet est soumis à une pratique non-normée, de subversion systématique de sa fonction primaire, instrumentale, pour s'ouvrir à l'étrange. Dunne & Raby parlent de « parafonctionnalité », utilisant un terme qui avait été déjà été proposé par Baudrillard. Ici vous avez un exemple, Design for Fragile Personalities in Anxious Times, une cache sous le parquet qui donne un abri domestique aux personnes qui ont peur des rapports humains et qui ont besoin de s'isoler. L'œuvre est une réflexion sur la dimension psychologique de l'inconscient individuel et collectif, plus que sur la fonction. Selon Dunne & Raby, « la suspension de l'incrédulité est cruciale - si les artefacts sont trop étranges, ils sont laissés de côté », ils doivent être connectés aux comportements réels des personnes. Il y a vraiment une mesure, un dosage précis de l'étrangeté. S'ils sont trop bizarres, ils seront écartés sur le champ. S'ils ne sont pas assez singuliers, ils seront absorbés par la réalité quotidienne et c'est ce dosage de l'étrangeté qui permet finalement de produire un écart - et ce point est quelque chose d'extrêmement important et sur lequel il faudrait revenir. En définitive, le critical design reprend quelque part un certain nombre d'éléments posés par l'attitude critique du design radical italien, ensuite développée par les hollandais.

Mais entre-temps ce qui est important, c'est que la toile de fond a complètement changé.

Nous ne sommes plus dans les années 1960 ni dans les années 1980 ou 1990, nous ne sommes plus dans l'âge de l'industrialisation ou dans la société du spectacle ou de la communication de masse, ou de consommation, mais nous somme dans l'âge de la technologie électronique, des réseaux, du numérique, de la globalisation, avec des nouvelles formes de contraintes et des nouvelles normes comportementales. L'horizon n'est plus celui des produits et codes de la consommation, ou du moins, pas du tout de la même, ou de l'industrialisation, nous sommes dans l'horizon des objets techniques, des interfaces, de l'interactivité. C'est important de rappeler que le critical design anglais nait dans le département d'« Interaction Design », au Royal College of Art de Londres, dirigé par Gillian Crampton-Smith. Il est donc tout de suite lié aux usages des objets électroniques et des interfaces. Dans une manière explicite d'ailleurs, Dunne utilise le terme de « design noir » et ça c'est très intéressant, comme le genre cinématographique, et il le présente comme une tactique conceptuelle qui peut, je le cite, « générer des moments existentiels, dramatisés par des scénarios narratifs dérangeant des actions quotidiennes, et en particulier des interactions avec des technologies. ». D'ailleurs, cette dramatisation mais aussi la mise en image dans les différents scénarios du design critique, peuvent, à mon avis, représenter une des limites aussi de cette démarche. Est-ce qu'ils produisent véritablement un écart critique ou au contraire ont-ils tendance à naturaliser ces objets et ces comportements étranges, par le glamour qui caractérise leur représentation ?

On en discutera peut-être, mais pour ce qui me concerne c'est là un des points de critique que j'avancerais à ce type de démarche. Cela est particulièrement visible dans l'usage qui est fait du critical design dans certaines expositions. Je pense notamment à l'exposition Design and the Elastic Mind qui a eu lieu en 2008 au MoMA de New York, où la curatrice Paola Antonelli - qui a par ailleurs, énormément contribué à la diffusion du critical design - ne s'engage pas toujours à révéler la différence entre les prototypes spéculatifs et certains produits du design d'anticipation et de l'innovation. Le critical design est censé donner à voir les dérives du futur un peu comme la science-fiction, en nous mettant en alerte, en nous expliquant ce qu'il faut éviter. Les projets sont pensés, comme Dunne & Raby expliquent en reprenant un terme utilisé aussi par Superstudio, comme des cautionary tales, c'est-à-dire comme des narrations préventives qui doivent quelque part nous montrer un futur possible, probable mais pas forcément préférable. Or, ces narrations préventives sont souvent « naturalisées » par le dispositif institutionnel des expositions et deviennent quelque part acceptables.

1.6 Quatrième épisode : les stratégies contemporaines de l'étrangeté

Je conclus, en laissant un peu quelque part ouvert sur l'actuel, parce que le livre Strange Design11 ouvrait sur la situation contemporaine, actuelle. Avec Jehanne, nous avons pensé que les stratégies de l'étrangeté du design critique étaient loin d'être épuisées, bien au contraire. Elles avaient et ont beaucoup de succès dans les écoles. Mais c'est normal parce que pour les étudiants ce type de projet permet d'un côté une liberté par rapport au cahier de charges et de contraintes typique du design industriel et donc la possibilité de « délirer », j'ai presque envie de dire, tout en faisant preuve d'un engagement social et politique. Mais il y a aussi, du côté de l'art, de plus en plus d'artistes qui, dans leurs pratiques, critiquent le design. Je pense à des artistes comme Mathieu Mercier, avec lequel j'ai beaucoup échangé, Tobias Rehberger, Andrea Zittel, Liam Gillick etc. Donc, il y a aussi dans l'art contemporain toute une recherche autour du design, d'une critique du mythe du modernisme, de cet idéal social, qui a été porté par le Bauhaus et ensuite par les différents mouvements de la modernité, où la rationalisation des espaces, la mesure et le standard étaient les instruments d'une émancipation démocratique, et qui s'est transformé, s'est renversé en une forme de « normalisation » et de domination. Dans toutes ces pratiques, à la lisière le design et l'art, l'étrangeté émerge comme un conflit entre la « défonctionnalisation » de l'objet d'usage par l'art et la « refonctionnalisation » de l'objet d'art par le design. Donc quelque part, il faut continuer l'enquête.

Je cite juste un exemple qui a été extrêmement important pour nous - et qui est le cas de Florence Doléac, qui est ma collègue à l'Ensad. Elle propose une forme de démarche critique tout à fait singulière. Je vais lire deux courts extraits de son entretien : « ma critique du fonctionnalisme passe par des incitations à se vautrer, par lesquelles je tente de réveiller l'enfant qui sommeille en nous. Dans ces moments, nous accédons à une joie de la posture instantanée gratifiante. Nous faisons corps avec l'installation et le groupe. J'adore faire remonter l'idiotie, organiser le lâcher-prise, faire en sorte que l'on puisse s'accorder ces états-là dans son cahier des charges intime. J'ai fait jouer la même intention dans le cadre d'une invitation lancée par les domaines départementales de Chamarande, j'ai fait un salon de jeu avec une moquette verte, de la couleur d'un tapis de billard, des poufs qui étaient comme des boules de billard géantes et dégonflées. Et ce salon était comme un souvenir déformé dans lequel les boules auraient gonflé et ensuite dégonflé. Le résultat est qu'au lieu de repartir tout de suite, les gens se sont installés, ils ont lu les brochures exposées, les organisateurs de l'événement était très contents de cette installation parce qu'elle a créé du lien et de l'intérêt pour les autres pièces exposées12. » Florence Doléac propose la notion de « critique douce » : « Je suggère sans trop contraindre ni caricaturer. Je n'utilise pas les objets comme des démonstrations d'une absurdité comportementale collective. Mes propositions ouvrent sur une sensation vécue, une expérience physique qui ramène l'individu vers un moment de détente propre à favoriser la relation à soi-même et aux autres. Néanmoins, je trouve les propositions intéressantes dans un domaine où il ne se passait plus grand-chose en termes de critique. ». Finalement, elle confirme que le critical design a quand même malgré tout, malgré ses défauts, apporté un véritable renouveau dans le domaine du design.

1.7 La critique dans les pratiques actuelles

Je termine juste avec une courte mention de la mode, qui est un domaine qui m'a beaucoup intéressé il y a quelque temps, lorsque je travaillais à la fois comme consultant et comme commissaire d'exposition, avec l'exposition Dysfashional, codirigée avec Luca Marchetti, dans laquelle nous essayé d'interroger les démarches conceptuelles et critiques dans la mode. Dans le livre Strange design13, il y a la présence de Bless, un duo franco-allemand, qui avec leur production un peu étrange, à la limite entre art, architecture, design et mode, critique le fonctionnement et le système de la mode. Il me semble qu'aujourd'hui par exemple dans la mode les tendances critiques émergent avec une nouvelle actualité, un nouveau souffle, qui est lié à la critique et à la crise profonde qui investit cette industrie.

En conclusion, en mettant un peu en connexion les différentes pratiques actuelles avec les précédentes historiques, la recherche que nous avons initié avec Strange design14, plus qu'un mouvement spécifique, vise la notion de design critique comme une sorte de pulsion souterraine et subversive qui traverse toute l'histoire du design, et que propose une définition alternative du design, qui est bien plus complexe et nuancée que celle traditionnelle, qui envisage le design tout simplement comme une stratégie de conception technique ou de « problem solving ». Plus que d'établir une simple généalogie, notre objectif était de redéfinir le design par ses passages par le critique. Quelque part, comme je vous disais, c'est vraiment l'idée de produire une sorte de « design anticorps » qui contre les paradigmes théoriques du design comme matrice et projet de la modernité et au contraire s'y inscrit en creux et propose une notion de design totalement différente.

Un des points sur lequel je suis en train de travailler en ce moment, est l'origine de la notion de critique - qui remonte aux Radicaux, à partir d'une connexion profonde, non seulement avec la sémiologie, les sciences de la communication et de l'analyse du langage, mais aussi avec la philosophie sociale et notamment les perspectives analytiques de l'école de Francfort. Je pense notamment à Branzi, certains de ces textes sont des calques exacts des textes de Marcuse. En tout cas, c'est dans les textes d'Adorno, Horkheimer et Marcuse qu'émerge la négation comme seule option de l'art, sous la menace de l'industrie culturelle et de la logique de la consommation. Mais ils ne parlent pas du design - le design est une sorte d'angle mort dans la doctrine de l'école de Francfort - qui reste à élucider. Je pense que je vais m'arrêter là et je reviendrai peut-être tout à l'heure sur les critiques au design critique.

2. Discussion

Catherine Chomarat-Ruiz 
Tout d'abord merci pour cette présentation très synthétique, et en même temps très précise, où tu as bien distingué entre les différents moments de cette histoire du design critique.

Pour lancer la discussion, il y a quand même une chose qui me frappe dans la présentation. C'est le fait que le design critique est toujours, enfin me semble-t-il, beaucoup envisagé, par les acteurs de ce mouvement, depuis la production. C'est-à-dire la production des objets, la production des espaces etc., et on dirait que la question de la réception de cette production n'est pas réellement envisagée. On dirait que tout se passe comme si cet aspect critique du design se mettait en œuvre dans le domaine spécifique du design et que, qu'au bout du compte, cette espèce de geste tourné vers un public ou des usagers ou des habitants reste purement hypothétique. Ma question est au fond la suivante : est-ce que, dans tes recherches d'historien, tu as trouvé trace de témoignages, ou tout simplement de réactions, concernant la réception de ces objets ? Quel est le point de vue de celui qui non pas fait, non pas dessine, mais celui qui tout simplement reçoit ? Il y a peut-être là, pour rebondir sur ce que tu disais, un aspect critique apporté au design critique.

Emanuele Quinz
C'est une très bonne question. L'idée de se focaliser sur les comportements correspond à l'exigence de questionner les usages. Donc je pense que la visée est celle-là, plus que de contester la production de masse, mais de stigmatiser comme le cycle de production et de consommation induit, pour utiliser le terme qui était à la mode dans les années 1970, une forme d'aliénation, de montrer comment les comportements sont aliénés, conditionnés, c'est-à-dire d'expliciter que on n'est plus dans un espace de liberté. De montrer que finalement le standard produit des comportements standards. Mais tu as raison, cela peut sembler une apparence. C'est-à-dire que ces pratiques se fondent sur une séparation entre discours et objets, où le discours va remplacer progressivement les objets. Je pense que toutes les tendances critiques vont dans ce sens-là, et la question qui se pose d'ailleurs et qui a été très souvent reprochée à Dunne & Raby et au critical design, c'est que, au lieu d'objets de design, utilisables et fonctionnels, ce qui est produit est de l'ordre de l'installation, du film - bref, emprunte les langages de l'art et s'inscrit exclusivement dans le contexte de présentation de l'art, dans les musées, les expositions, voire les galeries. D'autre part, il faut accepter le fait que, dans le régime post-conceptuel qui régit le système des arts aujourd'hui, ce n'est plus la forme qui définit la discipline mais plutôt, comme le disait Arthur Danto, l'aboutness, un questionnement qui oriente l'interprétation des projets. Et les designers critiques affirment « nous questionnons le design donc nos projets sont du design. ». Mais ta question est pertinente et elle touche un point très délicat de toute cette démarche - c'est-à-dire comment ces critiques peuvent infiltrer véritablement le cadre du quotidien - non pas représenter l'infiltration, mais l'investir véritablement, le transformer.

Les stratégies sont multiples, par exemple dans les expositions et même dans un de leurs ouvrages, Dunne et Raby présentent les objets par les témoignages des usagers : la série Placebo par exemple, des objets qui ont été pensés pour des clients qui ont une phobie de la pollution hertzienne - c'est-à-dire les ondes, les Wifi - est suggestive. Le terme placebo est central, il décrit des objets qui n'ont pas véritablement une fonction de protection, un principe actif, mais qui rassurent les usagers. Au lieu d'une fonction instrumentale, ils ont une fonction psychologique, affective. La présentation de tous ces objets à la fois dans les expositions et dans les ouvrages est toujours médiée par les témoignages des usagers. Donc même s'il y a une volonté de mettre en avant les scénarios d'usage, encore une fois ces produits ne sont pas véritablement « produits » mais restent dans une fonction purement « exemplificative ». Alors on peut, en effet, se poser la question : est-ce encore du design de garder cette fonction « exemplificative » ou est-ce que ce serait plutôt le propre de l'art d'être dans cette démarche ? Bref, il s'agit d'une question délicate mais cruciale.

Catherine Chomarat-Ruiz
Bien, y a-t-il d'autres questions ou des remarques, des réflexions adressées à Emanuele pour cette première entrée dans le sujet ? Je vois, dans le Tchat, une question qui est posée par François Julien.

François Julien
Oui j'ai une question. Je suis étudiant en design, déjà merci beaucoup pour votre présentation très très riche. Est-ce que vous pouvez revenir sur le « design noir » : vous avez dit tout à l'heure que vous vouliez peut-être un petit peu plus en parler et, enfin, il me semble, qu'il y a quelque chose de passionnant à approfondir là-dedans.

Emanuele Quinz
C'est un design qui est commun aux différences tendances : l'idée d'aborder des zones-limites de l'expérience humaine. Déjà les radicaux italiens avaient, notamment je pense à Superstudio qui avait lancé toute une série de film, qui n'a pas été totalement réalisé, Gli atti fondamentali - des films sur les différents moments de la vie, avec l'intention de toucher aussi des arguments délicats mais fondamentaux, justement, comme la maladie, le sexe, la mort. Dans le cas du critical design anglais, il y a cette idée de passer aussi par l'humour noir. Ils ont fait des expositions qui ont provoqué très souvent la polémique - ce qui finalement était voulu, car le choc peut produire un écart critique. Mais en général, l'idée est de montrer comment le design peut, et même doit, non seulement aborder le contexte rassurant du mobilier, de la décoration et de l'habitat, mais s'intéresser à des situations de vie plus complexes et des besoins plus primaires, aborder la mort, la maladie, le handicap. Avec certaines œuvres qui peuvent sembler extrêmes - pensez à AfterLife de Auger-Loizeau - le propos est de réinvestir la question du rôle du design, par une forme de dramatisation, qui passe aussi par le côté un peu « noir », des situations. Un autre terme qui est utilisé, tu citais tout à l'heure justement Catherine, est celui de « design fiction », je pense que Max en parlera, mais il y a aussi un autre terme qui avait été proposé par Dunne & Raby au début qui était le « design for debate » : l'idée que le design pourrait assumer une nouvelle fonction, de produire un débat sur des enjeux sociaux importants. Je ne sais pas si j'ai véritablement répondu à la question ?

François Julien
Si, merci beaucoup, c'est très gentil, merci.

Catherine Chomarat-Ruiz
Je sais que, parmi les étudiants, certains travaillent ou ont travaillé sur la question du design critique. Au regard finalement de cette présentation, il serait peut-être bien de ressaisir vos objets et de profiter d'avoir des spécialistes face à vous pour tout simplement tester des hypothèses, des définitions. Du coup, c'est très maladroit de ma part puisque plus personne ne veut poser de question !

Emanuele Quinz
On pourra discuter peut-être après.

Catherine Chomarat-Ruiz
Oui, bien sûr. Il y a une question sur laquelle, mais peut-être qu'on y reviendra après parce que c'est une question peut-être un peu collective : qu'est-ce qui a fait entre guillemets « l'usure » de cet objet à tes yeux ? Je pense que ces objets sont usés parce que tu travailles aussi sur d'autres choses, mais on sent bien, dans ta présentation, que finalement l'aspect critique de ce type de design, comme tu dis, est omniprésent dans toute l'histoire du design sans que cela suffise à constituer une histoire du design. Comme si c'était une sorte de travail en négatif... C'est là-dessus, je pense, qu'il serait intéressant de revenir.

Emanuele Quinz
Je pense que Jehanne aura aussi beaucoup de choses à dire là-dessus.

Catherine Chomarat-Ruiz
Alors peut-être qu'on peut passer à la deuxième intervention et, après les questions de la deuxième intervention, on fera une petite pause, pour reprendre un peu d'énergie. Donc Jehanne, la parole est à toi.

3. Conférence de Jehanne Dautrey

3.1 Présentation

Je remercie Catherine pour cette invitation. En ce qui me concerne, j'étais plus tournée au départ vers la question du statut de l'œuvre d'art en tant qu'objet spécifique, plus proche du dispositif que de l'objet à proprement parler. Ma thèse portait sur les relations entre dispositifs philosophiques, musicaux et architecturaux à l'âge classique. Je travaillais par ailleurs sur l'art contemporain dans le cadre d'un séminaire intitulé « Dispositifs artistiques, dispositifs de pensée », que j'avais organisé à l'ENSBA dans le cadre d'une convention avec le Collège International de philosophie du temps où j'y étais directrice de programme. Actuellement, je m'intéresse au design dans l'exploration qu'il fait de ses frontières propres, que ce soit vis-à-vis de l'art, de l'architecture, ou vis-à-vis de la production ou de la commande. Il y aussi une frontière avec la philosophie comme pratique expérimentale et mentale que le design explore et qu'il déplace dès lors qu'il se fait design critique. Ce sera un peu ma ligne de conduite dans cet exposé.

Je m'intéressais par ailleurs au statut des objets dans les sociétés dites « primitives », étudiées dans les grands textes de l'anthropologie (de Lévi-Strauss par exemple) ou de la psychiatrie (Winnicott). Mais c'est par cette rencontre avec Emanuele que je suis arrivée sur le terrain du design. Nous avons monté un atelier de recherche et de création à Nancy qui a été une très belle expérience, très drôle, on s'est beaucoup amusés et on a beaucoup travaillé. Le livre n'est pas directement issu de ces recherches, il a mis beaucoup de temps à se faire : entre le moment où on a fait l'ARC et le moment où le livre est devenu ce qu'il est maintenant, il y a eu besoin de maturation et d'une prise de distance par rapport à ce que l'on avait expérimenté. L'exposé d'Emanuele était très complet, je vais essayer d'expliquer les questions philosophiques qui étaient les miennes, et dont je me suis rendu compte au final que je les partageais avec Emanuele et avec les designers qui sont intervenus dans l'ARC et dans le livre.

3.2 Strange Design : l'inquiétante étrangeté

Au départ de ce travail, on s'est rencontrés sur la question des comportements étranges en repartant de la question de l'inquiétante étrangeté (das Unheimliche). Cette notion est portée par la psychanalyse du début du siècle, par Jentsch et Freud en particulier. L'inquiétante étrangeté est cette impression inquiétante que fait un objet inerte qui donne l'impression d'être vivant, ou du moins pas tout à fait inerte et pas tout à fait vivant. Les nouvelles d'E.T.A. Hoffmann étaient un point d'accroche important pour Freud. L'inquiétante étrangeté introduit une zone de flou entre le vivant et l'inanimé, entre le monde des objets et le monde des sujets, mais aussi en soi-même. Ce qui est angoissant dans l'inquiétante étrangeté ce n'est pas seulement le caractère de l'objet mais c'est la manière dont le sujet se trouve interpellé dans sa plus profonde intériorité, en un lieu qu'il ne connaît pas et où il ne comprend pas ce qui lui arrive. Il y a un lien très fort entre l'inquiétante étrangeté et l'expérience de l'angoisse.

Une autre référence importante pour cette réflexion sur l'inquiétante étrangeté était celle de Jacques Lacan. Jacques Lacan est beaucoup plus proche de nous puisqu'il est mort en 1981. Grand lecteur de Freud, c'est vraiment celui qui a donné sa place Freud dans la pensée française par la lecture rigoureuse, conceptuelle, psychanalytique qu'il en a faite : Lacan a été un grand écrivain, un grand penseur, en même temps qu'un grand psychanalyste. Ce qui est intéressant chez lui est qu'il relie l'expérience de l'inquiétante étrangeté à l'expérience de l'art. Selon lui, l'expérience de l'art est fondatrice. Il s'appuie sur quelques exemples importants comme le tableau Les ambassadeurs de Holbein (1533). Il s'agit d'un tableau emblématique, comme une vanité, composé selon l'idée que le tableau tient un discours où chaque objet a une valeur symbolique. C'est un tableau dont on a beaucoup parlé en histoire de l'art parce qu'il comportait une forme étrange au premier plan qui ressemblait à un os de seiche. On a mis longtemps à se rendre compte que cette forme étrange était l'anamorphose d'une tête de mort. Au musée de la Cité des Sciences, il y a tout un rayon sur les illusions d'optique et ils ont reconstitué l'anamorphose de ce crâne. On voit alors très bien les différentes formes que prend l'anamorphose selon l'angle oblique choisi. On voit très bien le moment où lorsqu'on est très en oblique à droite, on voit la tête de mort, et on comprend qu'elle est exactement dessinée selon ce point de vue oblique. C'est vraiment une représentation rigoureuse. Cette tête de mort en anamorphose, construite depuis un point de vue oblique, nous apparaît clairement lorsque l'on est non pas en face du tableau, mais déjà sur le côté, sur le point de quitter la pièce. Ce qui rend cet exemple emblématique pour Lacan est le sens que prend l'expérience de cette vision. Dans ce dernier coup d'œil de biais, la relation de regard s'inverse, c'est la tête de mort qui nous dévisage. Lacan disait que l'expérience fondamentale de l'œuvre d'art est ce moment où l'œuvre d'art nous regarde. C'est un point de complexité dans l'œuvre d'art où nous ne sommes plus en train de regarder un spectacle, de regarder un tableau, de regarder un film, mais où nous sommes interpellés par le spectacle, par le film, par le tableau, d'une manière qui nous met mal à l'aise et qui aussi nous fascine. L'œuvre ne nous dit pas « coucou c'est moi », il ne s'agit pas d'un mode dialogique, mais l'œuvre, soudain, nous touche en un point que nous ne connaissons pas de nous-même, en un point très profond où tout s'inverse, où nous nous sentons regardés et saisis. Ce point où la relation avec l'œuvre se retourne nous touche non seulement dans notre subjectivité, mais aussi dans notre processus de subjectivation. Lacan a été un grand théoricien de la topologie de la subjectivité, c'est-à-dire de la subjectivité comme un espace complexe comportant des points de rebroussement où les repères s'inversent : le dehors devient dedans, comme dans une bande de Möbius. C'est peut-être même le fondement très profond du plaisir qu'on peut avoir quand on regarde l'art.

On voit bien comment l'œuvre d'art peut frôler, ou jouer à frôler facilement des dimensions psychiques profondes. Si l'on pense à la pièce Chambre 202, Hôtel du Pavot (1970) de l'artiste Dorothéa Tanning, que l'on peut voir au Centre Pompidou, on a typiquement l'expérience de malaise décrite par Freud. La chambre de l'hôtel du Pavot est en réalité composée de diverses pièces de Tanning. Le sentiment de malaise est diffusé par la forme des objets et du mobilier : une cheminée, une table, un fauteuil, dont débordent d'étranges excroissances en feutre gris, qui ont l'air d'être en même temps des sortes de corps qui les traversent. J'aime beaucoup cette pièce, l'ambiguïté et l'ambivalence de ce qu'elle dégage.

Pour clore ce point de l'inquiétante étrangeté, la question était donc de trouver comment cette question pouvait concerner le design et être pertinente. En effet, comme Emanuele l'a expliqué avant, le design ne joue pas avec l'étrangeté de manière profonde en la rendant inquiétante, il joue plutôt avec une étrangeté douce, une légère étrangeté avec un dosage de l'étrangeté. Si on pense par exemple à la table Grenouille d'Hella Jongerius qui joue sur les contes de fée, sur laquelle une grenouille géante à l'air de s'apprêter à monter, cette table est fonctionnelle, on peut travailler dessus. Chez Tanning, la fonctionnalité n'est plus qu'esquissée au profit d'une polysémie. Ces objets étranges sont polysémiques, ils ont un statut indécidable. On mesure bien la différence avec le design, où il n'est pas question de plonger les pratiquants, les regardeurs ou les manipulateurs des objets dans un design trop angoissant. Notre réponse a été que l'enjeu du strange design est de faire dévier les comportements.

3.3 « Design des comportements » : articulation conceptuelle

L'idée du « design des comportements » n'est pas de s'intéresser à un design qui véhicule des comportements normés. Il s'agit au contraire d'inventer des objets qui sont des sortes d'obstacles aux comportements. Il y a un principe qui pour moi était très important, emprunté par Gilles Deleuze à Bergson dans ses ouvrages consacrés au cinéma, L'image-temps et L'image-mouvement. Bergson dit que l'action machinale se déploie selon un schéma sensori-moteur, c'est-à-dire un mélange de sensations et de motricité qui est à la base de nos actions spontanées ou réfléchies. Mais certains objets ou certaines images étranges, ont pour effet d'interrompre ce schéma sensori-moteur. La vache qui broute est dans une perception machinale de l'herbe qu'elle mange, mais si elle voit une orange au milieu du pré elle va s'arrêter parce que pour elle c'est un objet inconnu. Ces perceptions qui interrompent l'action engendrent tout un processus d'ouverture mentale vers des perceptions enfouies qui inhibent momentanément l'action. C'est une interruption de schéma sensori-moteur que produit l'anamorphose du tableau d'Holbein, en tant que moment où on est interpellé et renvoyé à un processus intérieur. Ce qui était intéressant dans tout ce qui gravitait dans ce champ du design et de l'étrangeté, était que toutes ces pratiques, tous ces objets avaient un objectif : perturber une sensori-motricité machinale liée aux objets normés pour nous faire explorer d'autres représentations ou d'autres sensations. Il ne s'agit pas de nous maintenir catatoniques et en arrêt, mais de nous faire bifurquer vers d'autres champs, actions ou pensées possibles. Voilà quelle était la fonction générale du design étrange.

Qu'est-ce qui s'engage là ? C'est un processus de subjectivation ou d'individuation. Ce terme d'individuation vient Gilbert Simondon, un philosophe de la technique très important pour toute la pensée sur le design. Plutôt que de penser des sujets constitués, comme l'a fait de tout temps la philosophie classique, et de se demander ce qui différencie le sujet des objets, on inscrit la question du sujet à celle du processus au cours duquel il s'individue. Pour Simondon, le sujet émane d'un processus de subjectivation qui est complexe et qui comprend un sujet, un objet et un milieu. Le sujet émane par des étapes successives de ce processus de subjectivation.

Or, cela concerne la question des objets et la question du design car, comme l'explique Gilbert Simondon, dans ce milieu où le sujet s'individue, il interagit avec des objets. Cela fait un sujet qui n'est plus tout-puissant, qui n'est plus défini par des différences conceptuelles très nettes vis-à-vis des objets et vis-à-vis des autres êtres vivants, mais qui se définit relativement à eux. L'objet n'est donc pas seulement utilisé, il est aussi fondateur du sujet, il a une place active dans le processus d'individuation du sujet. C'est cette activité de l'objet sur le sujet qu'explore Strange design.

En cela, ce design fait apparaître un lien très fort entre les objets au sens large et les images mentales. D'une part, la fonction d'un objet, d'une production n'est pas forcément une fonction d'usage mais peut-être d'impulser une activité mentale. D'autre part, les productions matérielles ont des fonctions multiples, allant bien au-delà de la notion d'objet d'usage. On comprend en voyant les pratiques de ces designers dans tout ce champ ouvert par l'étrangeté, par le design critique, par le design qui renonce aux normes et aux protocoles de la production industrielle, qu'une image n'est pas seulement de l'ordre du virtuel. Un objet peut être une image. Dans mon texte, placé en conclusion de l'ouvrage (« L'inquiétant étrange, un concept pour le design15 ?»), je m'appuie sur la notion d'« objet-image » ; je ne connaissais pas le texte de Simondon sur l'imagination où il pose que l'objet est une image. Qu'est-ce que cela veut dire de penser un objet image quand on prend une chaise ou un emploi du temps ou un objet à la Dunne & Raby ? Qu'est-ce que cela ouvre comme possibilités pour le design et pour les objets eux-mêmes ? Penser ces objets comme des images, c'est penser leur place dans un ensemble de représentations et non pas seulement dans un ensemble d'objets. C'est les penser par rapport aux représentations dont ils sont chargés en même temps que par rapport aux représentations qu'ils suscitent. Mais c'est aussi penser l'imbrication des objets et des images.

Cette approche déplace la conception de l'objet parce que l'on peut aussi se demander si un objet peut se constituer en dehors de ce processus d'individuation avec un sujet et ce qu'il en est de l'incidence des sujets sur l'individuation des objets. Cela change le regard porté par les objets mais aussi le sens des objets dans toutes ses dimensions, comme disait Catherine, aussi bien la dimension de la réception que celle de la production, que celle de la fabrication. Prenons un exemple simple. Jusqu'à il y a peu, la question du bricoleur était cantonnée à une certaine pratique, bien analysée par Lévi-Strauss dans un passage célèbre de la Pensée Sauvage16, ou il oppose la pratique de l'ingénieur qui procède par élaboration de structures à la pratique du bricoleur qui procède par tâtonnements et recyclage de résidus qu'il a collectés. On voit bien aujourd'hui que ces domaines se sont complètement déplacés l'un par rapport à l'autre avec le développement du recyclage et du réemploi en design et en architecture, un phénomène bien analysé par le collectif Encore heureux dans l'exposition Matière grise17. La ligne de partage tracée par Lévi-Strauss entre l'ingénieur et le bricoleur est renouvelée par la complexité des pratiques du réemploi et du recyclage actuellement pratiquées par les designers et les architectes. Ce qui est intéressant est de voir en quoi ces pratiques déplacent des frontières conceptuelles et pratiques qui redéfinissent la place des sujets aussi bien que des objets.

La question du design de l'étrange et du design des comportements traverse ces questions-là. Comme l'a expliqué Emanuele au début, il y avait des choses qui flottaient un peu indépendamment les unes des autres dans notre champ de recherche et dans nos matériaux. On a mis du temps à comprendre comment tous ces enjeux, ces intervenants, ces productions, pouvaient tenir les uns avec les autres. Il y avait une cohérence assez clairement posée par l'histoire et la géographique des pratiques : il y avait au départ une structure historique avec les Italiens, puis les Pays-Bas, les Anglais, les Français.

En même temps ce qui m'importait était de voir si cette articulation historique pouvait se doubler d'une articulation conceptuelle. Il y avait une forte polarité, entre le pôle du design italien dans son questionnement et sa virulence, dans son côté très explicite aussi, et le pôle anglais dans l'étrangeté de ses objets et de ses scénarios. Tout le travail d'affinage a été de comprendre comment en dehors de ces deux pôles très forts et très caractérisés, la question de l'étrangeté se diffusait dans d'autres pratiques, d'une manière qui était à la fois plus évidente, plus discrète et de ce fait plus lente à formuler.

En relisant les entretiens, en regardant les objets des designers, en discutant avec Emanuele et l'éditeur, je me suis rendu compte qu'il y avait un autre fil conducteur qui était la manière dont l'étrangeté affectait les différentes dimensions du processus d'individuation dans le design. Le plus étonnant était que chaque pays portait la question de l'étrangeté à un niveau différent : les catégories créaient une sorte de colonne vertébrale qui clarifiait l'importance subversive de l'étrangeté et sa valeur intellectuelle. On a identifié une recherche conceptuelle chez les Italiens, dont la force est non seulement ce qu'ils ont fait, mais aussi ce qu'ils ont dit. Ils ont porté l'idée d'un design rhétorique, ils ont imposé l'idée que faire du design c'était aussi parler. Il ne s'agit pas du tout de dire que les autres designers étaient silencieux, il y avait une grande tradition d'écriture aux États-Unis, mais les Italiens de cette époque portaient un geste d'écriture qui se revendiquait aussi comme design.

En ce qui concerne le design des Pays-Bas, on se rend compte que ce qui est subverti dans les objets est le processus de travail. C'est aussi toute la question du faire qui se pose là-dedans. Je pense par exemple à la célèbre commode de Tejo Remy qui pose la question de la position du designer par rapport à l'engagement du travail et à toute une économie de la création et de la production. Ensuite, ce qui nous semblait important dans le design anglais, c'était ce glissement de l'objet au scénario. Je pense à ce que dit Nicolas Nova quand il parle du design fiction : c'est l'idée de penser l'objet comme un intermédiaire, pas seulement entre un designer et des interlocuteurs mais aussi comme la forme d'un moment intermédiaire. C'est toute la différence et le problème que pose aujourd'hui le design fiction, où le design produit encore des objets qui ne sont plus tout à fait des objets. C'était pour montrer aussi que la question même de la fonction de l'objet ou de la fonction-objet, se trouve complètement complexifiée.

À rebours de l'opposition classique qui oppose l'art comme objet non fonctionnel en relation avec des fonctions symboliques profondes, et le design des objets fonctionnels possédant des fonctionnalités pratiques immédiates, la dimension de l'étrangeté introduit une zone de flou. Les fonctions peuvent être floues, elles peuvent être complexes : la dimension de la polysémie des objets étranges est vraiment fondamentale.

À la fin vient le design français. Ce qui est apparu au fil des entretiens, c'est que les Français avaient exploré quelque chose de spécifique qui était la complexité des processus mentaux. Mathieu Lehanneur, Didier Faustino, Florence Doléac ont une manière particulière d'explorer leurs intuitions. Mathieu Lehanneur expliquait qu'il a toujours pour principe de travailler sur plusieurs objets en même temps pour ne pas s'enfermer dans des protocoles méthodologiques trop stricts, en tout cas au niveau de la conception. Je pense aussi au discours de Florence Doléac. « Nous sommes des usines chimiques » est vraiment un énoncé qu'elle porte, dans la revendication des formes singulières que peuvent prendre les créativités. Dire « nous sommes des usines chimiques », c'est dire que pour faire du design intéressant, il faut déployer sa complexité. Florence Doléac a fait un nombre d'objets absolument pharamineux. Dire cela aux étudiants, c'est les inviter à prendre en compte leur propre complexité sensible, c'est-à-dire non seulement leur personnalité, leurs goûts, mais aussi leurs désirs et leurs refus. Cette part sensible trouve sa place dans le projet de design pour l'affiner, le rendre plus inventif, plus riche, et ceci aussi bien pour celui qui le fait que pour celui qui le reçoit.

La dernière partie de l'ouvrage était consacrée à la question de la performativité du geste dans des domaines tels que la mode ou la performance.

3.4 Nouveaux terrains de recherches : philosophie et pratique du care

En ce qui concerne la manière dont j'ai prolongé cette question, j'ai continué à creuser la question du lien du design avec les représentations mentales en changeant de terrain. Je fonctionne toujours selon un principe de déplacement, au sens où je recherche les terrains qui me permettent d'approfondir mes questions ; et en cela je me sens proche de la manière dont Deleuze ou Foucault pratiquaient la philosophie.

Depuis la parution de Strange Design18, je suis partie explorer le terrain des pratiques participatives, une recherche qui a donné l'ouvrage Milieux et créativités19, puis celui de la question du care, que j'ai travaillée à Nancy dans le cadre d'un atelier de recherche et de création et d'un colloque en 2016, Design et pensée du care20. À travers la question des pratiques participatives, je souhaitais continuer à travailler cette dimension mentale du design, cette capacité du designer à travailler la complexité des états mentaux en jeu dans les pratiques et dans les milieux humains. Comment transformer les représentations des gens parfois contre leur volonté ? Comment le design arrive-t-il à influencer les processus mentaux des gens en agissant avec des objets, avec des expériences, des protocoles ? L'idée pour moi était d'aller vers un champ encore plus éloigné des objets que ne l'était le design étrange et en même temps de remettre en question la conception très dialogique et très consensuelle des pratiques participatives qui avait été portée à l'époque par Nicolas Bourriaud et Paul Ardenne, qui donnait l'impression qu'il s'agissait juste de « faire ensemble ». Cela pouvait donner l'impression à ceux qui ne comprenaient pas les subtilités de ces pratiques que l'artiste ou le designer devenait finalement une sorte d'animateur. Pour cela, je me suis appuyée sur des exemples récents : le designer François Jégou qui a contribué à la conception de la Cité du design en proposant de scénariser les usages de la Cité du design ou bien la designer Nelly Ben Hayoun qui travaille beaucoup en Angleterre et se définit comme « designer d'expérience » ; ou bien encore l'artiste tchèque Kateřina Šedá qui monte des actions collectives absolument formidables avec des centaines de gens et qui sait vraiment transformer leur état d'esprit. Kateřina Šedá disait - c'est le titre de son intervention dans Milieux et créativités21-, «les gens que je préfère sont ceux qui ne veulent pas participer ».

Au-delà de la simple question du strange design ou des designers évoqués, je pense que ce livre montre vraiment la capacité du design à envisager sa propre activité dans cette complexité de l'individuation des sujets et des objets. C'est l'idée que le designer peut aussi bien s'intéresser aux milieux que s'intéresser aux processus, aux sujets et aux objets ; ce n'est pas pour autant qu'il cesse d'être du design. Le design a vraiment cette force et cette capacité d'intervenir dans des champs problématiques. Il y a une appétence des designers pour les problèmes qui est importante et non pas seulement pour les solutions et les commandes. C'est une manière de se positionner que j'appellerai une « manière mobile ». C'est-à-dire que le designer appréhende le champ où il est plongé comme un milieu, comme un ensemble de données de natures diverses. Un milieu comprend à la fois des protagonistes, des acteurs, des normes, tout un ensemble de contingences et de conditions pratiques. La force du design est de savoir agir sur tous ces niveaux à la fois et de savoir choisir où il va agir précisément. Le designer, dès lors qu'il renonce à cette position de celui qui répond à une commande construite, structurée, normée selon les processus du design industriel ou de luxe, met le doigt sur la complexité des milieux. C'est en cela que le design est parent de l'activité philosophique.

Cela a donné lieu à un travail ultérieur que j'ai pu faire sur la question du care. Qu'en est-il de l'inventivité et des compétences spécifiques des designers sur ce champ-là et dans cette question-là ? En quoi est-ce-que soigner au sens large, c'est-à-dire non pas au sens médical, mais prendre soin des milieux, en quoi est-ce-que c'est faire autre chose que simplement répondre à une demande ? J'ai découvert ici une capacité du design à aller plus loin que la simple interaction, pour véritablement s'approprier cette question du soin. C'est ce souci de la polysémie des choses, de comprendre que les objets ne sont pas tout à fait des objets, que l'on peut quelquefois transformer complètement un lieu d'hôpital en modifiant des pratiques, en agissant sur des détails qui ont un impact qui va bien au-delà de la seule fonction immédiate. Le designer commence par de petits objets - et c'est là aussi que je trouve que le strange design a été vraiment important, dans ce rôle du petit objet. Il n'y a pas besoin de casser les murs et de tout refaire dans un hôpital pour transformer les choses. Quand vous voyez ce que font les designers Marie Coirier, ou Barbara Bay et Anne-Laure Desflaches qui interviennent en tant que « designers hospitaliers » dans des CHU, ce sont des personnes qui arrivent à transformer les relations entre les patients et les soignants par une série de détails qui interviennent à tous les niveaux : non seulement réaménager les espaces mais aussi mettre en forme un emploi du temps, proposer un séquençage des actions qui forment la journée d'un patient22. Cette question du rapport du design à la complexité des processus mentaux, les designers ne la théorisent pas. C'est mon travail de philosophe de faire ce travail conceptuel. Ceci dit, on voit bien qu'ils ont une boîte à outils est extrêmement riche pour pouvoir se déplacer dans le champ dans lequel ils interviennent.

Je viens de sortir un livre sur les formes d'interventions transitoires en design et en architecture, Identités du transitoire23 qui aborde la question d'un certain style d'action. Au-delà de la seule question des réponses à apporter aux situations d'urgence que sont l'accueil des réfugiés, le transitoire est aussi un mode d'intervention possible : c'est l'idée d'une sorte de cavalier agile qui peut se déplacer à un endroit, intervenir provisoirement (en occupant des espaces, en mettant en place des protocoles de collaborations) en se posant comme un épiphyte sur les organisations pérennes. Avec cette hypothèse de l'épiphyte, j'ai voulu renverser l'image facile du transitoire comme état marginal ou parasite. C'est vraiment une force possible du design et de l'architecture que de savoir renverser les relations.

4. Discussion

Catherine Chomarat-Ruiz
Merci, Jehanne, pour cet exposé et ces précisions. Cet exposé pose la question de la limite de la démarche et du design critique. Il me semble qu'en vous écoutant tous les deux, quelque chose apparaît : c'est que la force des Italiens tient au fait de prendre la parole. Derrière cet acte de prise de parole, il y a la revendication de l'existence d'un champ qui serait le design, par rapport à d'autres champs qui sont connexes. C'est-à-dire l'architecture, l'urbanisme, etc. Même si certains écrits concernant le design critique ont été réalisés par des gens qui étaient architectes, il me semble que, derrière, il y a une revendication relative au politique et une relation très particulière entre pratique et théorie. Il me semble qu'il y a derrière le design critique une stratégie disciplinaire et politique du design qui vise à exister pour son propre compte, avec un écart créé vis-à-vis de disciplines connexes.

Chez les Italiens ça a plutôt pas mal marché. C'est-à-dire que, de fait, il y a des écrits, des choses qui ont été théorisées. Il y a des textes qu'on ne peut pas ignorer quand on s'intéresse à ces questions. Ce qui me rend un peu perplexe et sceptique c'est que finalement ce design qui est critique vis-à-vis de soi, et surtout vis-à-vis des autres, finit par devenir un design alternatif. Dès lors qu'on ne fait plus du design mainstream, dès lors qu'on n'est plus dans un processus qui est la production industrielle d'objet, d'espaces etc. - quand on s'intéresse, tu l'as dit, au care par exemple -, voilà ce que devient le design critique. Je me demande s'il ne se perd pas progressivement dans ce qu'il n'est pas ou dans ce qu'il n'aurait pas intérêt à être. Est-ce-que ce design critique, qui est peut-être le noyau dur du design, ne devient pas du design thinking avec les limites inhérentes à cette manière de faire du projet ? Ne se perd-il pas dans une forme molle de projet participatif ? Des radicaux italiens à aujourd'hui, n'assiste-t-on pas moins au triomphe du design qu'à sa perte ? Au fond, est-ce qu'il n'est pas en train de se perdre dans ce qu'il n'a pas intérêt à être ? Évidemment, ça me rendrait triste, si la réponse était « oui, » donc j'espère que c'est « non » ! La question est : quels sont les arguments ? Comment peut-on tenir à la fois les limites du design critique et en même temps ce qui fait peut-être sa force ?

Jehanne Dautrey
J'ai l'impression qu'on peut entendre plusieurs choses dans ce que tu dis. Il y a très certainement un ensemble de designers par lequel le design critique devient une catégorie du design, au même titre qu'un mouvement d'histoire de l'art, et qui du coup devient une étiquette possible pour des pratiques délimitées. Ce n'est pas tellement des questions qui vont intéresser la philosophie mais si c'est ça, cela devient une catégorie ou l'on va placer un certain nombre de designers pour s'y repérer, de la même manière qu'on a classé des peintres dans l'impressionnisme dans l'expressionnisme, ou des cinéastes dans la nouvelle vague. Ces étiquettes, et ce n'est pas du tout un terme péjoratif que j'emploie, dès qu'on arrive à obtenir un classement, on gagne en qualité de regard et les personnes elles-mêmes gagnent en qualité de production. Je pense au rôle de Pierre Restany. Pour ma part, si une chose se produit cela permet de ne pas les confondre avec d'autres choses ressemblantes. Cela permet de clarifier des attentions, de créer des positionnements, des différenciations, voire une critique du design critique.

Maintenant, ce que j'entends aussi dans ta question, et c'est peut-être moi qui reformule une question selon des enjeux plus proches de la question philosophique, c'est dans quelle mesure cela n'a pas jeté un éclairage même rétroactif sur le design. Cela montrerait que tout le design est critique, sauf le design de subordination. Finalement, si l'on prend la manière dont Raymond Loewy parle de son travail dans La laideur se vend mal, on y trouve aussi une dimension critique. Cette critique ne porte pas sur l'industrie ou sur son contexte de travail mais sur la forme des objets qu'il est censé transformer. Pour moi, ce n'est pas manquer de rigueur que de dire que ces pratiques-là, - peut-être grâce à la place qu'on a essayé de leur donner dans cet ouvrage, même si l'on n'est évidemment pas les seuls à travailler dessus -, font apparaître le design sous un nouvel angle et font surgir une dimension du design qui peut être n'était pas suffisamment mise en lumière. Comme l'expliquent les designers italiens, il s'agissait de rompre avec le good design, avec l'idée d'une bonne finalité. Mais il s'agissait aussi de rompre avec une certaine manière de construire le champ du design. Au lieu de transformer simplement des formes ou des fonctions, le design renonce à occuper ce qui était son champ et se construit sur des limites, avec l'art ou l'architecture. Très souvent maintenant les collectifs comportent un mélange de designers et d'architectes, on le voit chez Encore heureux, ou Le bruit du frigo. Ça permet d'avoir un outil de plus pour lire ce que fait le design. Le designer n'est pas une personne qui peut se confondre avec un architecte. Ce qui définit vraiment l'écart entre designer et architecte, c'est la question de l'échelle. Le designer n'agit pas à l'échelle qui est celle de l'architecte. Il peut y avoir des processus mentaux qui semblent parents mais il y a vraiment une singularité du designer. Pour moi ça n'est pas parce que le designer rentre dans le champ informel qu'il va se mettre à faire pour autant des choses molles. Si j'ai travaillé sur ces notions de créativité et de care, c'était justement pour introduire un regard critique parce que je n'étais pas du tout d'accord avec l'usage ramolli qui en était fait. Ce que je trouve intéressant dans le travail des designers, c'est la manière dont ils arrivent tout en finesse à renverser les choses. Ils sont eux-mêmes critiques de ce pour quoi on peut les inviter, ce qu'on peut leur demander. Ça ouvre pour moi tout un champ de choses à redéfinir. Les frontières ne se perdent pas mais elles se déplacent et en même temps que les designers, architectes, artistes, déplacent leurs pratiques, les théoriciens sont un peu en train de courir derrière pour eux-mêmes repenser les frontières et les spécificités. Là où ces designers ne font pas du design thinking c'est que le design thinking retombe très vite dans des automatismes. À Nancy, on est vraiment confrontés à ce problème puisque par le biais d'ARTEM, l'ENSAD est associée aux Mines et à L'ICN Business School, une école de management qui met en avant les notions de créativité et de design thinking. Or, il suffit d'une séance de travail avec eux pour mesurer la différence radicale avec ce que font les designers.

Le designer a des outils d'action qui composent sa boîte à outils, et ceux-ci ne forment absolument pas une méthodologie toute faite imposée de manière formalisée. Sa première compétence est sa capacité à faire des diagnostics et sa capacité à avancer vers des solutions par des objets et non de manière uniquement verbale et théorique : ces objets peuvent être des protocoles de travail, des méthodes d'écriture, des propositions d'objets. Quand François Jégou a été invité à réfléchir au projet de reconversion de l'ancienne Manufacture de Saint-Etienne qui est ensuite devenue la Cité du design, il a mis au point une méthode d'enquête qui a très bien marché24. Il a édité 200 petits carnets vierges qui ont été distribués aux personnes vivant dans le quartier - boulangers, bouchers, personnes âgées, étudiants de l'école d'art et de design, y compris le Maire - ainsi qu'aux gens qui étaient dans les squares, et à tous les gens intéressés. Il leur a demandé de raconter ce qu'ils aimeraient faire dans ce quartier, ce qu'ils aimeraient continuer à faire ou faire de nouveau et il s'est retrouvé avec 200 petites histoires. Il s'est rendu compte que ces 200 histoires se recoupaient et pouvaient être ramenées à une quarantaine de scénarios et progressivement ils ont affiné l'ensemble en une typologie. Le projet mis en place pour l'aménagement de la cité du design a été obtenu en mettant à plat les souhaits des gens. Pour moi c'est vraiment le propre d'un designer que de savoir inventer l'objet adéquat (en l'occurrence, ces carnets), pour que les gens aient envie de répondre.

Emanuele Quinz
La réponse à ta question Catherine me permet d'enchaîner sur la pensée réelle et radicale du design critique qui, comme le pointe Max, est très vite réabsorbée. Quand je parlais de l'idée d'un dosage de l'étrangeté, je disais comment Dunne & Raby utilise cette notion comme une stratégie critique, c'est exactement la même notion qui est utilisée par Philippe Starck comme une stratégie pour faire fonctionner l'objet sans le marketing. Plus exactement il parle de justesse, du mélange d'étrangetés. C'est exactement la même formule mais avec deux buts complètement opposés. Effectivement, dans la critique sociale, depuis toujours on dit que la société va absorber toutes ces formes de subversion. C'est pour ça que je dis que finalement le modèle critique et analytique est toujours le même. Quand Max dit la société réabsorbe c'est exactement ce que dit Marcuse ou Baudrillard déjà dans les années 70. Rien n'a changé de ce point de vue, même si l'industrie et les pouvoirs ont changé de forme. J'ai deux réponses. D'un côté il y a effectivement une usure dont tu parlais tout à l'heure Catherine, d'un certain nombre de techniques qui ont été popularisées par Dunne & Raby. Cette crise était déjà interne. Leurs élèves étaient critiques vis-à-vis des maîtres, celui-ci est normal. On a eu il y a quelques années toute une série de critiques très connues sur qu'est-ce qui est critique dans le design critique. Historiquement, il y a eu un déclin de ces tendances qui se distribuent autrement. Moi ce qui me semble important c'est que la prise de conscience de la dimension critique qui est dans le design en général est extrêmement importante. Ce n'est pas forcément le design qui est critique mais c'est le designer qui doit avoir une conscience critique. C'est-à-dire que quelque part ce travail sur les implications comportementales, sociales du design transforme la définition de l'idée que le design est une pratique technique simple. C'est ce qui se passe dans la philosophie aussi à cette époque. Tu parlais de Foucault, les dispositifs sont des dispositifs de pouvoir. Finalement ce n'est pas tout simplement une conception technique, c'est une pratique sociale. Elle va avoir des conséquences sociales. Ce qui ne veut pas dire qu'aujourd'hui le designer va remplacer la politique. On écoute souvent dans le milieu du design cette idée que le design va sauver le monde, que finalement il y a cette dimension de démiurge qui va résoudre le problème que la politique justement ne peut pas résoudre. Je pense que la réponse est dans ce que disait tout à l'heure Jehanne, la différence avec l'architecture qui serait sur l'échelle du macro et l'urbanisme encore plus et au contraire le design qui interviendrait dans l'échelle du micro. C'est peut-être dans cette dimension de micropolitique que le design devient pertinent et intéressant.

Justement, comme un lieu ou instrument de coopération. Peut-être même un prétexte de coopération. Il me semble que c'est dans ces directions que vont de plus en plus les designers.

Jehanne Dautrey
Je me permets de rebondir là-dessus. Si l'on regarde de façon très concrète ce qui s'est passé à Nancy après Strange Design nous avons monté avec un collègue un arc sur le care, dans lequel nous demandions aux étudiants de se chercher chacun un milieu d'intervention dans lequel monter leur projet. Certains étudiants sont partis travailler avec une maison d'accueil spécialisée dans le suivi des malades de la maladie de Huntington, une maladie génétique neurodégénérative25. Nous nous y sommes rendus plusieurs fois, ils ont observé comment la vie s'organisait là-bas, et l'un des projets a consisté à monter un repas de fête avec les malades, le personnel soignant et les habitants pour transformer le regard porté sur ce lieu. Cela n'était quasiment jamais arrivé. Ce dont souffraient les soignants c'est qu'ils étaient complètement coupés de leur voisinage, ils étaient perçus avec un peu d'inquiétude. On a toujours peu de maisons où il y a des malades chroniques. Ces étudiants ont réussi à monter tout un ensemble d'actions, ils ont mis environ deux ans. Ils ont commencé par construire un petit document d'information, sûr qu'est-ce que c'est la maladie de Huntington. Pour comprendre que ces gens n'étaient pas dangereux, qu'ils pouvaient être agités mais que ce n'était pas du tout des maladies mentales. Ils pouvaient être au contraire très gentils, très attentionnés. Il y en a qui ont monté un potager pour que ceux qui pouvaient sortir puissent sortir. Il y en a une qui a monté une sorte de bavoir, puisque ces gens bavent beaucoup puisqu'ils ne maîtrisent plus leur salive et les mouvements de leur bouche. Ça a donné des choses qui sont allées loin. Celle qui travaillait sur le bavoir a ensuite vu son projet subventionné par la Fondation de France pour pouvoir le commercialiser. Elle a appelé ça un habit de repas. C'est l'idée vraiment de sortir de la stigmatisation. Ce n'est pas parce que ces gens sont malades qu'il faut les traiter comme des enfants ou de manière stigmatisante. D'autres étudiants sont allés travailler avec le CHU de Nancy. Une étudiante a monté un composteur pour le quartier autour d'ARTEM qui a ensuite été produit par le Grand Nancy. Cette notion de micropolitique au sens où pensaient Deleuze et Guattari est très importante. Quand on refuse d'être dans le design d'objet ou industriel, l'objet précieux pour la galerie d'art n'est pas la seule alternative critique. Dans le champ de la vie sociale, il y a quantité de choses à faire et il y a vraiment du travail. Et il y a besoin de ces compétences-là. C'est un champ de travail aussi, et je trouve cela important par rapport à des jeunes. Ce n'est pas un design de geste, c'est vraiment un design d'emploi.

5. Débat fiction : CrisprFood

Maxime Mollon
Je vais vous proposer une micro-activité pour commencer. Pour l'instant je partage l'écran, voilà. Pour rendre ça un peu interactif, je vais vous inviter à vous exprimer et je vous propose de profiter de ce temps de parole que j'ai avec vous pour vous faire participer à un petit sondage, une consultation citoyenne qui est en cours en ce moment et qui s'appelle « Quel bilan pour l'agriculture génoméditée ? » C'est une conférence que je donne dans plusieurs écoles sous la forme d'un débat avec les citoyen·nes. Il concerne la place d'une nouvelle technologie qui est employée dans le domaine de l'agriculture et qui s'appelle la CrsispRfood. L'objectif est de connaitre l'avis des citoyen·nes et faire remonter cet avis aux instances gouvernementales, en particulier européennes. Donc je vais vous proposer pendant dix minutes un petit débat. Dans la suite de la présentation je reviendrai sur ce débat et la méthode employée pour le conduire. Est-ce que d'abord vous êtes ok avec ça ?

Le public
Oui

Figure 2. Quel bilan pour l'agriculture génome-éditée ?

Maxime Mollon
Super, on va discuter donc, laissez vos micros ouverts. De quoi il s'agit ? Votre mission c'est de juste participer en donnant votre avis et pour moi l'objectif est de récolter vos opinions sur ce qui s'appelle l'agriculture génoméditée.

Alors petite mise à niveau, pour savoir de quoi il s'agit, c'est donc une technologie qui s'appelle CrispR. Vous avez dû en entendre parler car un Prix Nobel a été donné au duo de femmes, qui ont inventé ces outils d'édition d'ADN, qui sont d'ailleurs une technique utilisée dans la construction du vaccin contre le coronavirus. Mais elle est également appliquée dans le domaine agricole et fait l'office d'une législation européenne en cours26. C'est pour ça que des personnes comme vous sont consultées.


Figure 3. La sélection apparaît avec l'agriculture.

Il faut savoir que dans le domaine agricole si on ne faisait pas recours à ce genre de technique et de technologie d'optimisation des variétés agricoles, le maïs qu'on mangerait tous les jours serait totalement rachitique - comme le second en partant de la gauche sur cette image. On a donc commencé à faire des premiers croisements en gardant juste les meilleures variétés et avec le temps l'humain a optimisé ces capacités, il a croisé les variétés, et a également sélectionné les meilleurs gènes jusqu'à le faire techniquement par la transgénèse ce qui s'est appelé les OGM à une époque. Les OGM étaient le transplant d'un gène étranger à l'intérieur d'un maïs, par exemple. Maintenant on en est à la mutagénèse, on sélectionne un gène existant sur un individu (ex. le maïs), on regarde ce qui se passe si on l'active, ou le désactive. Ce sont par exemple des gènes de résistance aux grandes chaleurs, à l'absence d'eau. On appelle cela la mutagénèse dirigée. Jusque-là tout est clair ?

Le public
Oui

Maxime Mollon
Comme l'on a très peu de temps, nous allons récolter vos opinions sur un cas d'étude parmi quatre. Sachant que, l'idée de cette consultation - qui a lieu en 2049, aujourd'hui - c'est de revenir sur quatre dates prises au passé, la première étant 2021-2022, et la suivante 2026-2027 pour voir quels impacts a eu cette autorisation européenne de la mutagénèse dirigée.

Le premier impact qu'elle a eu date du moment où l'Europe en 2021 -2022, à la sortie de la crise Corona, a essayé de relancer la production agricole, quand l'Europe a accepté CrispR : il y a eu l'exception Suisse. Les Suisses n'ont pas accepté ce type d'agriculture, ils ont dû voter en interne sur la mention suivante : Faut-il mettre une taxe sur tous les produits agricoles européens de manière à générer assez d'argent pour protéger nos frontières du pollen génétiquement modifié ? C'est de là qu'est venue une grosse question qui est : Comment protéger la production agricole suisse de tous les champs crispRisés voisins ? Donc si vous étiez suisse à l'époque qu'est-ce que vous auriez voté ? Vous pouvez voter dans le tchat. Votez-vous oui à la création de cette taxe pour protéger les champs ou non, parce que les représailles économiques et les impacts sur le prix de la nourriture va peut-être être énorme.


Figure 4. Comment protéger la production agricole suisse de tous les champs crispRisés voisins ?

Je vois des « oui » et des « non » dans le tchat. Pour continuer à échanger, je vous présente le cas d'étude suivant, sur lequel j'aimerais vous entendre. Pour mieux le comprendre, il faut revenir dans les données d'époque, celles de 2016-17 qui sont - comme vous avez dû l'apprendre à l'école - l'importance de la chute de la biodiversité. C'est ce que l'on appelle la sixième extinction de masse, avec une perte de 80% de la masse d'insectes volants en vingt ans, notamment dû à l'usage massif des pesticides dans l'agriculture intensive. Autre donnée - et défis de cette époque - le gaspillage de 20 % de la nourriture produite par l'union européenne par an, par foyer. Pour répondre à ces deux problèmes, un nouveau label a été inventé. Il s'agit du label Bioptimal. Le label bioptimal - comme vous pouvez le voir sur l'image, il a un petit grain de blé en son centre - est décerné aux espèces qui, grâce à la modification de l'ADN, sont résistantes aux insectes ravageurs et ainsi ne nécessitent plus l'usage des pesticides. C'est de l'agriculture bio, mais génétiquement transformée - ou plutôt, éditée. C'est comme ça qu'est née la fameuse baguette « façon tradition » que vous connaissez sûrement. C'est comme ça que le bio a pu se développer de manière intensive à grande échelle et à bas coût, pour devenir finalement accessible à d'autres populations et également restaurer la biodiversité autour des champs.


Figure 5. Le label Bioptimale.

Autre image d'archive : ce genre d'application technique s'est retrouvé dans d'autres produits comme la pomme de terre « highlander », qui est mise à jour chaque année. Elle résiste plus longtemps en rayon et permet d'économiser considérablement le gaspillage des invendus. Elles ne brunissent pas, elles ne font pas d'yeux impropres à la consommation.


Figure 6. Application technique, la pomme de terre « highlander ».


Figure 7. « Crisp Chips ».

Ce genre de produit en revanche a suscité un rejet de la part de certaines communautés, en particulier les fédérations paysannes par exemple qui se sont opposées à un problème simple : l'édition ADN CrispR est tellement proche des mécanismes de mutation de la nature qu'on ne peut pas la tracer techniquement. On ne peut pas déceler qu'une modification a été faite. Ce qui veut dire qu'on ne peut plus faire confiance au bio. Dans tous les magasins bio, il y a un système de traçage et d'évaluation de chaque lot de palette pour vérifier qu'il n'y a pas eu de transgénèse (OGM). Mais on ne peut pas le faire sur des espèces CrispRisées. C'est pour ça qu'en face du label Bioptimal (le bio génétiquement édité), est apparu le Réseau Confiance. Le Réseau Confiance c'est tout simplement une application qui permet - en scannant un code barre - de savoir d'où vient le produit qu'on achète. Le principe c'est de tracer la provenance des semences qui sont à l'origine de nos aliments, et qui ont été échangées depuis l'ère préCrispR. Elles sont passées de mains en mains et replantées chaque année, garantissant, grâce à la confiance des membres du réseau, qu'elles n'ont pas été génétiquement éditées. Donc la question que je vous pose, c'est celle-là : Est-ce que vous consommez Réseau confiance ou Bioptimal et pourquoi ? La parole est à vous. Pour une clarification n'hésitez pas.


Figure 8. Application Réseau Confiance.


Figure 9. Bioptimale versus Réseau Confiance.

Pauline Aouari
Oui, du coup je vais essayer de voir si j'ai bien compris avant de donner réellement une réponse. Donc d'un côté Bioptimal donne la possibilité de résoudre, entre guillemets, certaines problématiques actuelles qui sont donc liées à la surproduction et donc au gaspillage. Mais d'un autre côté, il faut accepter que ces aliments soient forcément transformés, génétiquement. D'un autre côté, on va prôner ce label Bio Confiance qui va prouver que rien n'a été modifié et voire même retracer l'histoire de l'aliment, c'est ça ?

Maxime Mollon
Exactement ! Alors à la précision près que, comme on ne peut pas techniquement tracer ou détecter l'édition de ADN, le seul élément de confiance qu'on a avec le Réseau Confiance c'est que l'on doit... leur faire confiance.

Pauline Aouari
D'accord, donc en fin de compte dans les deux cas on peut consommer du « génétiquement édité » sans le savoir.

Maxime Mollon
C'est ça. En le sachant, ou en se faisant tromper, mais bon ça serait un scandale pour le Réseau Confiance.

Pauline Aouari
Oui. D'accord. Ben du coup en fin de compte, pour les raisons que je viens de dire, je pense que je vais davantage vers le réseau confiance. En sachant qu'on ne connait pas trop les solutions qui vont être apportées par ce réseau-là quant à certaines problématiques (gaspillage et production massive du bio sans pesticides). On ne sait pas mais... on en fait l'hypothèse.

Maxime Mollon
Est ce qu'il y a des personnes qui sont du même avis ? Vous pouvez répondre dans le tchat. Est-ce que vous consommez le Réseau Confiance au quotidien ? Si quelqu'un veut prendre la parole, c'est le moment ! Quelqu'un dit dans le tchat : « aucun des deux », dites-nous pourquoi, avec plaisir.

Aida Abbou
Je n'ai pas écrit dans le tchat. Mais, moi je dirais plutôt Réseau Confiance si je devais choisir. Moi, tous les jours je consomme, enfin je ne cherche pas à comprendre ce qu'il y a derrière. Mais si je devais vraiment choisir, c'est Réseau Confiance. C'est pas par rapport à la traçabilité du produit, mais c'est plutôt parce que je suis contre tout ce qui est génétiquement modifié.

Maxime Mollon
D'accord.

Aida Abbou
À partir du moment où je sais que Bioptimal c'est édité - que ce soit tracé ou pas - à partir du moment où c'est modifié, je bloque la dessus et donc je me dirai, je vais forcément vers Réseau Confiance c'est plus traditionnel, donc voilà.

Maxime Mollon
D'accord. Merci. Je vois qu'il y a un autre argument dans le tchat par « Fredox » qui nous parle de petite échelle de production. C'est normal de ne pas avoir d'avis sur la question, Margaux, tu as raison de vouloir aller chercher ce qu'il y a derrière des labels. Est-ce que quelqu'un, justement, a la même sensibilité sur la question des échelles ? Parce que Bioptimal permet quand même de faire du bio sur de très grands espaces, mécanisés, industrialisés donc de le rendre accessible à tous.

Intervenante
C'est pas aussi un enjeu de circuit court ?

Maxime Mollon
Pour le Réseau Confiance c'est en effet une production en circuit court, mais pas pour Bioptimal. Cependant, on n'a pas de garantie que le système Confiance ne rejoigne un jour les circuits conventionnels, si j'ai bien compris votre question.

Intervenante
Oui, c'est souvent comme ça, les initiatives comme Biocoop ou Naturalia etc c'est super noble, il y a de très bons produits, mais si on fait attention au final, moi je trouve que c'est pas si écolo que ça. On y retrouve des produits qui sont transformés (pré-cuisinés). C'est aussi là où ils font leur marge, donc au final, quand on va dans ce genre de magasin, il faut aussi faire soi-même sa propre sélection si on veut vraiment correspondre aux principes qu'on s'était donnés initialement ; C'est devenu des entreprises qui sont rachetées par les plus gros groupes. Je suis un peu désillusionnée. Je trouve que c'est une belle initiative mais sur le long terme c'est pas franchement viable. Sachant que les personnes vieillissent, elles ont aussi d'autres aspirations et il faut prendre en compte le coût de la vie etc. et ce n'est pas toujours viable. Je trouve que c'est un peu la partie immergée de l'iceberg.

Maxime Mollon
Oui oui, là où c'est très pertinent, c'est qu'effectivement, il n'y a que Biocoop qui soit encore une association d'agriculteurs avec des grands (grands) guillemets, alors que Naturalia appartient à Monoprix, et que Bio C bon appartient à Carrefour. Donc c'est très juste. On va passer à la suite car le temps presse.

Accrochez-vous, parce que ça va déménager, j'ai de nombreuses choses à vous raconter et merci d'avoir participé ! Si nous avions le temps de débattre de la suite nous aurions deux autres cas d'étude à passer en revue. Mais là, je ne vais montrer qu'un seul cas d'étude. Il s'agit des questions viticoles, en parlant de comment les technologies peuvent être employées pour sauver les vignes dans un monde ou le changement climatique rend l'agriculture désastreuse. Sans détailler, on voit à l'image que ce cas d'étude comporte une circulaire de l'état sur la CrispRisation obligatoire des AOP. Voici une Une du 20 minutes, qui parle de la Corse qui refuse de transformer ses vignes, quitte à perdre ses AOP. Si nous n'étions pas à distance aujourd'hui, on pourrait déguster deux vins, ce Côte du Rhône CrispR et ce vin corse géo-ingénieré.


Figure 10. Circulaire fictionnelle de l'état français.


Figure 11. Une fictionnelle du 20 minutes corse.


Figure 12. Côte du Rhône CrispR et vin corse géo-ingénieré.

Enfin, dans le quatrième cas d'étude, on pourrait parler de comment la technique de CrispR peut être utilisée pour amplifier la capacité d'absorption de COsup>2 des espaces verts et cours d'école parisiennes, ou sur la forêt amazonienne pour lutter contre les méga-feux qui l'ont rongée en 2045.


Figure 13. Amplifier la capacité d'absorption de CO2 des espaces verts parisiens.

À défaut d'en débattre, je vous remercie d'avoir participé à ce petit exercice qui, bien sûr, est une fiction. C'est-à-dire que je ne travaille pas pour l'Europe et je ne vais pas faire remonter les données issues de notre discussion pour la constitution d'un rapport. En revanche, il était important de passer par ce premier exercice de manière à faire l'expérience d'une pratique, celle du design pour débattre, de manière à pouvoir en parler en détail à présent. Cela dit, le projet CrispRfood.eu, que vous venez de voir, a été développé pour une situation réelle. Celle de la création de cette législation européenne sur l'autorisation de la nourriture CrispR, en 2018. Elle a fini par être votée « oui » aux États-Unis et « non » en France. Donc sur deux endroits de la planète on a finalement un écosystème qui va se développer différemment. D'ailleurs, l'exemple de la patate que vous avez vu tout à l'heure, celle qui ne vieillit pas, ce n'est pas une fiction, elle s'appelle la « Innate potatoe ». Vous pouvez la trouver sur Internet27. À l'époque, à la Gaîté Lyrique, mon bureau de design pour débattre nommé What if ?28, a essayé de récolter ces informations pour les transmettre à l'Europe. À cet effet, nous avions dans la salle du débat quelqu'un de la commission éthique de l'Union Européenne. J'en profite pour remercier les dix personnes du projet qui nous ont aidé à organiser ce débat.

6. Conférence de Maxime Mollon


Figure 14. Atelier, Design Fiction Club, 2018.

6.1 Présentations

Je vais donc pouvoir me présenter. Je suis vraiment très heureux et honoré de vous présenter ces travaux. Merci Catherine pour cette invitation, j'aurai aimé avoir beaucoup plus de temps pour parler avec Emanuele et Jehanne mais nous aurons d'autres occasions.

Je m'appelle Max Mollon. Je suis franco-libanais. J'ai été formé au design fiction en Suisse. Ce qui m'a amené vers ce genre de pratiques c'était l'expérience d'être un designer dans le domaine de la R&D. L'on me demandait de trouver des nouvelles « applications » aux technologies émergentes alors que je me questionnais sur leurs « implications ». Plutôt que de résoudre des problèmes, ce qui m'intéressait c'était vraiment d'aller poser les questions. Plutôt que de faire du problem solving ce qui m'intéressait c'était le question finding. J'ai eu sur mon parcours, comme enseignant et mentor, James Auger et Jimmy Loizeau du Royal College of Art de Londres (initiateurs du design spéculatif), et Nicolas Nova du Near Future Laboratory (fondé avec James Bleecker, initiateur du design fiction en 2009). Ces deux courants là - respectivement rendus célèbres par Paola Antonelli du MoMa pour ce qui est du design spéculatif et critique, puis par Bruce Sterling pour ce qui est du design fiction - ont eu des échos dans des communautés très différentes. Plus orienté business et science-fiction pour ce qui est du design fiction, et plutôt art, critique et philosophie pour ce qui est du design critique. Parmi les écrits qui ont parsemés l'évolution de ces pratiques depuis le design critique, que l'on voit à l'image ici.


Figure 15. Design critique et publications.


Figure 16. Designing for debate, thèse.

Ma thèse contribue à éclairer certaines zones d'ombre de ces pratiques et notamment, leur capacité à faire débattre. De cette thèse, j'ai tiré trois pratiques, la recherche, l'enseignement et le design. Elles ont toute un intérêt commun qui est de mettre en débat des enjeux de société qui seraient sous discutés. Pour faire écho à ce qui a été dit par Jehanne tout à l'heure, je me suis spécialisé sur la question de la situation : « où » intervenir, à quel endroit aller à la rencontre des publics concernés par un débat. Ma pratique du design, je l'exerce au travers de mon studio, le bureau What if ?.


Figure 17. Studio What if ?

Au bureau What if ? on met en œuvre le design pour débattre pour divers acteurs. Exemple, on a essayé de faire réfléchir le Ministère de la transition écologique et solidaire sur la question suivante : Et si demain, il n'y avait pas une transition écologique assez rapide ? C'est, soit dit en passant, le futur qui nous attend.


Figure 18. Collectif politique-fiction.

Nous avons travaillé également dans une commission éthique, à l'hôpital Saint Louis, afin d'informer leurs réflexions éthiques, ou encore, dans des laboratoires de recherches comme à l'INRA pour mettre les chercheuses et chercheurs face aux conséquences potentielles de leurs propres recherches. Mis à part le studio, j'ai co-fondé le collectif Politique fiction. Nous explorons des questions plutôt politiques et je vous invite à aller voir le site politique-fiction29.


Figure 19. Collectif politique-fiction, site internet.

Ma pratique d'enseignement se déroule à Sciences Po dans le cours Controverses Contemporaines30, en dialogue avec d'autres disciplines, dont la sociologie des imaginaires et celle de la cartographie de controverses. Nous organisons chaque année des débats publics sur des enjeux émergents.


Figure 20. Cours Controverses Contemporaines à SciencesPo.

Et enfin, ma pratique de recherche et de publication se développe via le séminaire du Design Fiction Club, à la Gaîté Lyrique où je suis en résidence. C'est un lieu de découverte de ces pratiques, un lieu de débat autour de chacun des projets, et vous trouverez en ligne nos trois premières séances en vidéo, parmi la douzaine que l'on a fait31.


Figure 21. Séminaire du Design fiction club, Gaîté Lyrique, 2018.

Sur notre site, vous trouverez notre troisième saison développée avec le philosophe, designer-chercheur, Makan Fofana, nommée Sur les traces de la banlieue du turfu32. C'est une enquête de terrain publiée sous forme de podcast expérimental, mise en scène comme un dialogue entre deux chercheurs sur la plateforme de conversation Telegram.


Figure 22. Conversation Telegram, Sur les traces de la banlieue du turfu.

Voilà pour ce qui est des applications principales faites de la thèse. Mais il y a aussi un travail de valorisation et de publication qui sort volontairement des cadres académiques, en plus des articles de revues académiques ou des chapitres de livre. J'essaie donc valoriser ce travail via des conférences33 ou des articles dans la presse34 et cherche des formats de publication qui soient un peu plus diversifié.


Figure 23. Valorisation de la thèse à travers des publications.

6.2 Apport méthodologique

Après les présentations, je vais à présent revenir sur le projet que l'on vient de débattre, pour aller progressivement vers les questions méthodologiques, conceptuelles et théoriques qui vont venir compléter, à mon avis, les présentations que l'on vient d'avoir.

Comment réaliser un projet comme CripRfood.eu (présenté en introduction) ? Les éléments méthodologiques suivants sont des réponses à de nombreuses zones d'ombres que ma recherche est venue éclairer. Pour faire un tel projet, il faut commencer par identifier des « enjeux » à débattre. Par exemple : veut-on avoir une agriculture génétiquement modifiée ? C'était un sujet très peu débattu dans les médias en 2018. Une fois que l'on a identifié ce sujet-là, on arrive à un point très important, que je vais aborder sur le plan théorique dans un instant, qui est d'essayer de « déjouer les consensus » habituels et les opinions préconçues. Ici, il s'agit de ceux que l'on peut avoir sur les OGM. Pour cela l'équipe What if ? et moi-même avons fait une étude de toutes les opinions existantes, réparties selon les types de publics concernés par ce sujet. Elles sont classées dans un grand tableur, que l'on a spatialisé jusqu'à en faire cette cartographie des enjeux à débattre dans la controverse émergente35 (mise en forme par Noémie Nicolas36).


Figure 24. Éléments méthodologiques pour le projet CrispRfood.eu © Noémie Nicolas

Une fois que l'on sait de quoi on a envie de débattre, il faut créer ces trois éléments : une fiction, un artefact, une situation de communication.

Une fiction c'est par exemple : « et si demain l'Europe décidait de vraiment valider l'autorisation de cette CrispR food ? » C'est une hypothèse tout à fait ancrée dans le réel, et en particulier ici, dans des rapports de prospectives qui montre ce que pourrait devenir l'Europe sur le plan agricole à cause du changement climatique37. Ces événements inciteraient l'Europe à dire oui à cette technologie pour tout simplement continuer à produire, à nourrir le monde. Et cette approche n'est pas futuriste, cette image montre comment la maison de champagne Taittinger a acheté des hectares de terrain dans le sud de l'Angleterre, pour continuer à avoir les bonnes conditions pour faire du champagne d'ici cinquante ans. À partir de la cartographie d'enjeux, nous avons produit des artefacts, des objets de design, à chaque opinion clivante, chaque zone de clivage dans les opinions des publics concernés par ce sujet. Nous avons fabriqué numériquement et physiquement ces objets, dont une partie vous a été présenté dans les cas d'études à l'instant.


Figure 25. Création d'artefacts à partir de la cartographie des enjeux du projet CrispRfood.eu.


Figure 26. Situations de rencontre des objets.

Ensuite, pour aller plus loin que la création de l'artefact, il a fallu créer la situation - c'est un point très important. C'est la situation dans laquelle le public rencontre ces objets. Cette étape du travail de design passe par : la mise en place d'une scénographie dans l'espace, identifier et inviter le public concerné par ce sujet. Nous avons identifié dix catégories de publics possibles, de l'agriculteur au scientifique qui travaille avec ces technologies, au législateur, et jusqu'à l'œnologue, qui teste les vins. Le public a également été équipé avec des systèmes de sondage sur leurs propres opinions et un glossaire, pour arriver à acquérir la connaissance nécessaire à débattre. Nous avons enfin créé un cadre fictionnel au débat, celui des États Généraux de la bioéthique de 2049, qui étaient exactement synchrone avec les États Généraux de la bioéthique officiels au printemps 2018, et qui engageaient plus fortement le public dans l'expérience.


Figure 27. Organisation des situations de rencontre des objets.

6.3 Apport théorique

Après la méthodologie, questionnons l'apport théorique d'une telle pratique avec une question simple : comment en suis-je venu à proposer ce que vous venez de voir ? Et puisque la conférence d'aujourd'hui vise à questionner l'ambition et la portée de ces pratiques explorons : est-ce que ces pratiques de design font vraiment réfléchir ? font vraiment prendre conscience ? font vraiment débattre ? Si oui, comment le font-elles, et si non comment y arriver ? Ce sont des questions importantes car notre société se bat à coup de vérités et de contre-vérités, de news et de fake news, de défiance de l'autorité et de repli identitaire, voire même de théorie du complot et de montée de partis extrémistes. Chantal Mouffe, la philosophe politique Belge, explique cette montée des opinions radicales comme étant le signe d'un vrai manque d'espaces de confrontation, de conflits et de débats. Ceux-ci permettraient de dénouer les désaccords plutôt que de les cacher derrière un consensus hâtif. Pour Chantal Mouffe, les procédés démocratiques, que ce soit dans une entreprise ou dans un groupe de personne, d'une organisation ou en société, ont deux problèmes. D'une part, la raison ne permet pas de résoudre les conflits parce que les conflits sont ancrés dans les affects. Le deuxième souci c'est que le consensus, bien souvent hâtif, se fait par la loi de la majorité et marginalise toutes les autres voix qui s'extrémisent et se regroupent.

Cependant, les conflits qui résident dans les affectes sont ce qu'elle appelle « le politique ». Le politique est l'antagonisme de nos affects, qui est inhérent à l'entreprise de vivre ensemble. Elle le définit en contraste avec « la politique » qui est le travail professionnel d'administrer la vie collective. En réponse à ces deux problèmes elle invite les artistes et les designers, et pas uniquement les philosophes ou les sociologues ou les politiciens, à penser l'ouverture de nouveaux espaces de débat qui soient participatifs, qui soit inclusifs et qui mobilisent les affects. C'est l'objectif de ma recherche et du débat que l'on vient de vivre à l'instant. Le but est de créer des espaces où l'on puisse considérer l'autre, celui et celle qui n'est pas de notre avis, comme un·e adversaire pour le défier via une joute verbale - selon la fameuse théorie de l'agonisme, où agôn en grec veut dire adversaire. L'objectif du design pour débattre est de développer et d'outiller cet agôn par le design. Cela dit, on parle de quel type de pratique de design ? Avec le terme de « design pour débattre » j'essaie de considérer un groupe constitué des pratiques qui résident au carrefour de l'intelligence collective qui facilite la délibération, et des démarches de prospective par le design (design critique, spéculatif et fiction). Ce sont donc des pratiques qui accomplissent un travail de facilitation d'une expérience agonistique et qui mobilisent des publics autour d'enjeu de société a priori distants.

La première contribution de la présente recherche est de définir ce carrefour de pratiques, et de caractériser ce grand groupe. À cet égard, la littérature historique en design permet de relever diverses postures. Je remercie d'ailleurs Emanuele et Jehanne pour leur ouvrage qui 'a beaucoup aidé. Par exemple, l'on peut différencier le design politiquement engagé qui défend des valeurs, on parle souvent de design social. Et, le design « du politique » qui lui, permet la confrontation d'opinion et d'affect, Ilpo Koskinen parle de « nouveau design social38 ». Le design pour débattre se concentre sur le second groupe, de manière à prolonger les travaux de Carl DiSalvo39, le chercheur en design américain. Dans ce deuxième groupe, on peut distinguer deux types de design politique qui correspondent au schéma suivant. Il y a les pratiques du design qui permettent de nourrir la « contestation collective » et celles qui permettent de nourrir la « contestation mutuelle », c'est-à-dire d'un côté le débat public ou les manifestations et, de l'autre, le débat interpersonnel. Il y a assez peu de travail fait sur ce dernier groupe, de manière spécifique, sur le plan méthodologique ou conceptuel. C'est pourquoi je l'ai étudié.


Figure 28. Représentation schématique de deux types de relations du politique installées par un artefact de design.

Plus précisément, l'un des sous-groupes du design pour débattre ne crée pas des interfaces de débat en ligne, ni des sessions d''intelligence collective. Plutôt, il utilise systématiquement des objets de design dont la fonction n'est pas d'être mis en fonction, mais de porter un message. Cela résonne avec « l'objet image » dont Jehanne parlait tout à l'heure. L'objet devient un support à la discussion, c'est la colonne tout à gauche dans ce schéma de Bruce et Stephanie Tharp40, les designers et universitaires américains.

C'est ce qu'ils nomment le « design discursif », un design qui porte des discours. Le design critique, fiction et spéculatif appartiennent à ce groupes-là. J'étudie en particulier cette catégorie du design pour débattre qui est discursive.


Figure 29. Schéma extrait de Tharp, Bruce M. et Stephanie M. Tharp, Discursive design: critical, speculative, and alternative things, Cambridge, MIT Press, 2019.

Il faut savoir qu'au long d'une vingtaine d'année d'engouement, ces pratiques ont connu une série de critiques. Alors que ces pratiques du design pour débattre se popularisaient au sein des communautés de la curation et de la pédagogie en art et en design, ce sont les communautés académiques qui formulèrent les critiques les plus radicales. Ces dernières se sont cristallisées en 2014 sur le site Design and Violence du MoMA, notamment portées par ce qui allait devenir le Decolonising Design Group. En complément de ces critiques, j'en formule d'autres, plus méthodologiques. J'ai observé que l'engouement pour cette forme de design a progressivement établit une sorte de standard dans la manière de faire et de communiquer ces projets. Ils sont toujours un peu provoquants, et toujours diffusés dans un contexte d'exposition ou via les médias de masse (site web compris). Précisément, je propose ici de voir quatre des limitations que j'ai observées dans ce standard, généralisées entre les pratiques et les praticiens du design pour débattre ces vingt dernières années. Pour ce faire, j'emploie cette image.


Figure 30. Vue de l'exposition à la Biennale de St-Étienne/ Projet de Burton et Nitta, site internet du MoMA de New-York.

À gauche on y voit la vue de l'exposition d'un de mes projets à la Biennale internationale du design de St-Étienne, qui me sert d'auto-critique. À droite, c'est l'image d'un projet de Burton et Nitta tiré du site du MoMa évoqué à l'instant, et également mentionné par Emanuele tout à l'heure.

La première limitation se place, sur le plan de l'étrangeté. Effectivement, l'objectif de l'étrangeté est de créer un sentiment subtil de dérangement. Sauf que le terme que les designers recourent bien souvent pour cela à la « provocation ». Ce terme revient dans la littérature et dans les propos des designers, or il prête à confusion, et les projets qui en découlent ratent son leur objectif.

Deuxièmement, viser un sujet à débattre uniquement déterminé par l'auteur du projet - plutôt via une approche participative et inclusive - pose des soucis de réception du débat à la fin.

Troisièmement, communiquer le projet dans des médias principalement faits pour la diffusion ne permet pas le débat interpersonnel. C'est le cas, par exemple, de la presse en ligne ou des expositions. Quatrièmement, viser la « construction d'un public », c'est à dire et la mobilisation d'un groupe de personnes à l'encontre d'un problème est souvent un vœux pieu qui ne se réalise pas. Car, en visant un public non identifié (au travers une exposition par exemple), on ne sait pas à qui l'on parle, et si notre intention de débat touchera les personnes concernées. Je propose donc de viser un public latent, dans un contexte spécifique. Cette dernière limitation, ainsi que celle de l'inclusivité, sont au cœur de la critique de 2014 ancrée dans la tradition marxiste, féministe et décoloniale, que je ne vais pas détailler ici41. Toutefois je peux le résumer en un schéma.


Figure 31. « PPPPREFERABLE FOR WHO ».

Ici j'ai modifié, voire détourné un schéma, très utilisé pour présenter le design spéculatif notamment par Dune et Raby, sous le titre PPPP (Possible, Plausible, Probable, Préférable). Ce schéma, appelé aussi le cône des futurs, représente le spectre des événements possibles à l'avenir, organisé du plus au moins probable. Il indique et questionne également l'emplacement du Préférable. Dans ma version du schéma, j'indique le Préférable de d'un des acteurs que l'on entend le plus dans la société (Google), qui a le plus de moyens de le faire advenir et qui porte le récit dominant. Or, il existe des voix que l'on entend moins, dont la vision réside hors du spectre du possible, et qui sont pourtant davantage préférable (de Greenpeace à celles des Global Souths). L'une des critiques du Decolonising Design Group vient du fait que la majorité des projets de design spéculatif ont relié exclusivement des questionnements et des points de vue sur le monde, venant d'hommes, experts, blancs, occidentaux, hétérosexuels, de classe sociale aisée. Si vous voulez un aperçu du sujet en langue française, vous pouvez voir la troisième vidéo du Design fiction club42.


Figure 32. Site internet du Design Fiction Club.

6.4 Deux expérimentations de terrain, deux contributions

Sur le plan théorique, les écrits de Chantal Mouffe sont ici très pertinents, parce qu'ils posent la question des limites de la participation démocratique. Ce faisant, ils luttent contre l'inévitable marginalisation de certaines voix. L'un des objectifs du design pour débattre est donc de permettre à des voix qui ne s'entendent pas habituellement, de s'entendre et de s'exprimer. C'est une louable intention, certes. Mais allons un peu plus loin sur le plan théorique, car quelques questions globales restent en suspens. Tout d'abord, quels éléments spécifiques peut apporter le design à la théorie de l'agonisme ? Et pour y répondre :

1) Quelles méthodes de design peuvent nourrir la contestation mutuelle et contribuer à faire entendre des voix discordantes et minoritaires ?

2) Quelles propriétés possèdent l'artefact de design, et surtout la situation dans laquelle il rencontre son public, afin d'offrir une expérience agonistique ?

Une fois ces questions résolues, c'est-à-dire une fois que l'on pourra envisager le développement d'une pratique solide du design pour débattre, il sera nécessaire d'interroger les rôles que pourraient prendre de tels designers en société.

Aujourd'hui je me concentrerai sur les propriétés de l'artefact de sa situation de communication. Pour cela, je vais vous montrer deux projets en accéléré. D'abord, parlons des questions de vocabulaire soulevées par la notion de l'étrangeté et de la provocation. Ce premier projet était un des terrains de recherche de ma thèse, il s'agit de l'Hôpital Saint Louis dont la commission éthique s'appelle l'Espace éthique Île de France et qui est également l'Espace éthique national sur les maladies neurodégénératives. Ces maladies neurodégénératives, comptent celle de Huntington qui a été mentionné tout à l'heure par Jehanne, la Sclérose en plaque, la Sclérose latérale amyotrophique, Alzheimer, l'Ataxie de Friedrich, et Parkinson. Dans le projet de débat nous avons organisé, l'idée était de dire: malgré les différents types de maladies, ces personnes sont toutes réunies par un rapport au temps qui est très différent des personnes non-malades et très différent entre elles. C'est quelque chose qui est très peu débattu dans ces communautés, pourtant marquées par les pratiques d'annonce du diagnostic (souvent liées à une planification dans le temps, voire une espérance de vie, qui varie entre 3 et 50 ans, par exemple). Nous avons exploré une hypothèse assez simple : et si demain on vivait dans un monde où les normes et les valeurs sociales avaient changées au point où l'on ne prendrait plus soin des personnes malades comme si elles étaient des personnes vulnérables. Ainsi, à quoi ressemblerait la vie d'une personne condamnée par ce genre de diagnostic de maladie incurable ? L'objet à débattre que l'on a créé s'appelle L'Éphéméride. Il matérialise ces questions. C'est un agenda qui est ambivalent. D'un côté il ne comporte pas d'indications normatives habituelles du temps (il n'y a pas de dates sur ses pages), il laisse chacun·e vivre le restant de sa vie à son rythme. Et, chaque page génère de l'espoir avec une coute phrase qui invite à l'action. OR, la couleur des pages avance irrémédiablement vers la couleur noire, jusqu'à la perte totale de capacité d'écrire dans ce carnet. Le carnet devient une représentation linéaire et fataliste de la dégénérescence.


Figure 33. L'éphéméride.

L'objet est donc « ambivalent » il est contradictoire, comme une « oxymore esthétique » et sémantique. L'idée qu'un tel objet soit vendu par la Sécu est certes improbable, en revanche il visibilise un point de vue existant, qui est sous-entendu parmi le public de l'Espace éthique. Celui de certaines personnes malades qui souffrent d'être considérées par les experts uniquement comme des patients vulnérables. L'objet a permis à ce point de vue d'être exprimé et cartographié au sein d'un débat, organisé ensemble.


Figure 34. Réunions de l'Espace Éthique.


Figure 35. Éthique, MND & Société.

Le résultat de notre expérimentation, c'est qu'une grande majorité du public a réussi à exprimer des désaccords face aux autres, ou face à l'objet lui-même. L'analyse a révélé deux ingrédients pour permettre cela : d'abord le caractère « ambivalent » de cet objet. Comme il juxtapose deux visions possibles et contradictoires du monde, il génère une dissonance cognitive ; et justement, c'est le second ingrédient, la mise en « dissonance » des normes sociales et des valeurs de ce public. J'ai nommé cette méthode qui joue avec les normes et les valeurs sociales « l'expérimentation de reliure ». Ou en anglais, je parler de bridging expériment, en référence à la breaching experiment d'Harold Garfinkel. En effet, en ethnométhodologie dans les années soixante-dix, Garfinkel avait étudié les normes sociales, ces règles implicites qui régissent le quotidien, en les enfreignant violemment. Par exemple, aller au Mac Donald nu pour qu'on vous refuse l'entrée et noter toutes les raisons du refus. C'est une manière d'étudier les normes et les tabous liés à la nudité dans l'espace public. Dans le bridging experiment, au lieu d'enfreindre violemment les normes et les valeurs sociales, il s'agit de trouver une étrangeté subtile, une ambivalence, une dissonance pour créer cet espace de débat, cette faille dans la vision dominante du monde. Il y a tout un glossaire qui est proposé dans la thèse. Il explique ces concepts et vise à outiller les praticien·nes et théoricien·nes. Ce qu'il faut retenir, c'est qu'un scénario dissonant sur le plan des valeurs sociales arrive à nous faire parler de nos visions discordantes de ce qui est préférable dans un groupe et en société. Afin d'illustrer l'apport de ce concept de dissonance en opposition à la provocation, passons en revue ce visuel.


Figure 36. Sondage de l'artefact : préférable ou non-préférable ?

Ce visuel est un sondage que je fais habituellement avec le public de mes conférences - je l'ai fait en direct avec le public de ma soutenance de thèse par exemple. Il sonde si cet objet est perçu comme préférable ou non préférable. Vous reconnaitrez l'objet que l'on a vu tout à l'heure, L'Éphéméride. Nous obtenons un résultat très dispatché, sans consensus. À l'inverse, quand je présente cet autre projet (à droite), nous avons des résultats tranchés. C'est une personne qui accouche d'une espèce en voie de disparition (un thon rouge ou un saumon victime de la surpêche) et qui ensuite le mange en sushi. C'est un projet nommé I Wanna Deliver A Shark (2011), par Ai Hazeguawa du Royal College of Art, qui parle de surpopulation humaine et de menace des espèces marines43. Le sondage met, ce coup-ci, tout le monde d'accord car sur le plan théorique, je soutien qu'un projet plus ambivalent permet de révéler ce que Chantal Mouffe appelle des « frontières politiques » entre des personnes qui pensaient être du même avis. L'objet ambivalent permet de zoomer sur une zone de consensus - comme dans une mappemonde numérique - afin de révéler ces frontières qui délimitent ce que Chantal Mouffe appelle le « nous » versus le « eux ». Un tel objet arrive à diviser le « nous » et à recréer des espaces de discussions aux endroits sous-questionnés.


Figure 37. Frontières politiques.

Par exemple, cela évite des situations de mutisme où l'on se serait rattaché au reste du groupe par peur de s'en désolidariser, si l'on avait osé exprimer un désaccord. En plus du glossaire de concepts, la thèse propose des éléments méthodologiques la manière de trouver ces frontières, comment doser l'étrangeté, ou plutôt la dissonance.

Passons au deuxième point théorique. Il ne concerne plus l'objet lui-même, mais la situation dans lequel il se trouve. Et pour le passer en revue, voici une expérimentation qui a été menée dans la thèse avec des scientifiques de l'INRA. Ici des doctorantes ont essayé d'imaginer quelles seraient les conséquences potentielles de leurs recherches dans un monde où les régulations éthiques se sont complètement envolées. Dans ce monde basé sur les tendances de prospectives très probables, le changement climatique ne permet plus de faire de l'agriculture comme on sait la faire aujourd'hui - intensive, avec dix mille bestiaux dans un seul hangar - pourtant l'urgence formulée par les biologistes reste celle de « nourrir le monde ». En réponse, les doctorantes ont donc imaginé cette nouvelle espèce, la Chickowtrout (poulet, vache, truite). C'est un mélange entre trois entités possibles qui permettent de répondre à tous les besoins agroalimentaires.


Figure 38. Chickowtrout, campus de l'INRA.

Il est nécessaire de préciser que cette expérimentation ne se concentre pas sur l'objet, qui est proche d'une provocation très peu soigneuse. Ce qui est intéressant ici c'est la manière dont la situation dans laquelle le public a rencontré ce projet a été façonnée. Ici en l'occurrence, on a changé tout le menu de la cafétéria de ce campus de l'INRA. Nous avons mis Chickowtrout au menu de tous les fromages, pizzas, œufs, poissons. Tout était à base de cet animal, comme un déjeuner promotionnel des résultats des recherches de l'INRA. Les scientifiques ont donc « ingéré le futur », une fiction, un monde possible conséquent de leurs recherches. Lors du débat participatif qui a suivi, un chercheur senior m'a pris à parti, à la fin. Il a déclaré : « je suis bouleversé, je ne suis pas formé à l'éthique et n'ai pas le temps pour cela. Je ne sais pas si je dois arrêter de faire mes propres recherches, si c'est à moi de m'arrêter, ou au législateur, au financeur, au politique, ou au consommateur... ». Avant qu'il reprenne son train-train quotidien, nous avons réussi a créé une faille, un moment ou cette voix a pu s'exprimer, soit en interne soit à huis clos. Des voix qui avaient rarement été entendues.


Figure 39. Chickowtrout, expériementation, campus de l'INRA.

L'enseignement principal de cette expérimentation est que le public a pu se montrer concerné par des enjeux qui sont latents et habituellement ignorés. Cela repose sur deux éléments : « aller à la rencontre de ces publics latents » plutôt qu'attendre qu'ils se présentent dans l'espace d'exposition, dans un site Internet, ou un média fait pour la diffusion ; et « orchestrer cette situation de communication » dans laquelle l'objet va rencontrer son public. J'ai détaillé cette contribution par la mise en place d'un modèle descriptif de la « situation de communication du design discursif ».


Figure 40. Système de communication du design discursif.

Ce modèle à une autre fonction, analytique cette fois. Il permet par exemple de mieux comprendre le lien parfois fortuit entre un enjeu à débattre, un objet qui l'incarne, une situation dans laquelle cet objet opère et le sujet débattu in fine. Grâce à ce type d'analyse, l'on se rend compte que beaucoup de projets de Dunne and Raby étaient réalisés à destination du grand public (sur des enjeux comme la génétique) mais sans grand résultat de débat. Cependant, il est faux de dire que leurs projets de design pour débattre n'ont pas réussi à faire débattre. En réalité, leurs publics étaient souvent constitués par les personnes issues de la curation, la recherche, la pédagogie et la pratique du milieu de l'art et du design. Et ces derniers ont fortement débattu du rôle, et de la nature, de cette forme de design. Ce modèle permet donc d'adopter une perspective médiatique sur le design discursif, et de poursuivre le geste de design au-delà d'un simple objet.

Pour conclure, qu'en est-il du rôle de tels objets et de tels designers en société ? Lorsque l'on regarde un objet pour ses qualités de média, c'est-à-dire de porteur de message, ou porteur de discours, on peut apprécier Chickowtrout différemment. Reprenons le flyer Chickowtrout.

Figure 41. Flyer Chickowtrout.

Sur cette image, nous avons une entité « fictionnelle » (l'animal), des entités « réelles » qui sont absentes de la situation de débat (la fondation Mac Donald's notamment), et des entités réelles présentes en arrière-plan (la cafétéria et les personnes qui l'occupent). L'objet permet donc de faire une intermédiation entre ces acteurs « fictionnels », « réels », « non humains » et « humains ». J'utilise le terme « artefact médiateur agonistique » pour théoriser cela, sous l'angle des Sciences de l'information et de la communication, ma discipline de recherche.

Quelle est la portée de cette recherche pour le design ? Je pense qu'afin de garantir une potentielle portée politique de ces formes de design il faut reconnaitre les « situations de communication » et les « normes et valeurs sociales » comme des médiums à part entière du politique - au sens de confrontation des affects, selon Mouffe. Mais aussi, comme des médiums du design participatif. Quelles conséquences ? Les pratiques de l'intelligence collective pourraient dorénavant faire appel systématiquement au design d'une situation de communication, et jouer sur les valeurs sociales pour créer de la confrontation et du débat.

Sur le plan sociétal, cette proposition et cette pratique défrichent des nouveaux rôles pour les designers contemporains, un rôle qui quitte la posture d'auteur et essaie de se rapprocher de celle du « diplomate » au sens d'Isabelle Stengers, tel que théorisé dans la thèse. Je résumerai cette posture en une seule phrase : les diplomates ne sont pas ceux qui essaient de calmer les tensions, c'est ceux qui essaient de les raviver pour permettre à des mondes qui ne se parlent pas de mieux s'entendre. Il ou elle ne prend jamais parti, il fait entendre les sous-représentés. Le diplomate est, à mon avis, une fonction clef que pourrait assumer un design pour débattre qui tente de sortir des musées et des écoles, afin d'être un vrai acteur de la société dans le débat public, notamment. Si vous êtes intéressé·es par la question, je vous invite à aller voir le résumé en français de la thèse44.

Merci.


Figure 42. Le design pour débattre.


Figure 43. Diapositive de remerciements.

7. Discussion

Catherine Chomarat-Ruiz
Merci pour ce très bel exposé. Je suis très sensible à la clarté de la démarche, c'est-à-dire à la fois au rôle joué par les projets, à la façon dont tu les as montrés et au lien que tu établis entre eux. Avec l'aspect théorique et conceptuel, je trouve que c'est très bien. Très intéressant et très bien réalisé. Mais je préfère laisser la parole au public.

Jehanne Dautrey
Merci, c'est vraiment passionnant. J'aurais plein de questions mais je vais me limiter. Alors, une chose me frappe. Je trouve ça très intéressant la manière dont tu rebondis et tu déplaces complètement le terrain sur lequel on était. Ça correspond à ce qu'on disait du potentiel qu'avait cette espèce de domaine du flou et cette idée - effectivement, que j'avais développé de mon côté avec des références complètement différentes des tiennes - selon laquelle le design peut stimuler la pensée par des choses non consensuelles, un objet étrange sur lequel on achoppe. C'est à partir de cet achoppement, vraiment au sens concret du terme, qu'il peut y avoir un processus de pensée qui s'engage. J'aime beaucoup la référence à Chantal Mouffe, qui effectivement est une référence qui m'intéresse aussi. Ce qui m'a intriguée, c'est ce que tu dis sur la question des affects, le rapport entre le politique et les affects. Il me semblait que, par exemple chez Lyotard ou chez Deleuze, le politique était derrière les affects. Donc sur le coup, j'ai un peu sursauté quand tu as dit ça. Mais, je trouve que les exemples que tu donnes à travers ces situations - dans laquelle tu mets les gens pour les amener à se les représenter concrètement - sont finalement des choses qui seraient trop théoriques car trop abstraites si je comprends bien. Il s'agit d'amener les gens à dépasser leurs affects parce qu'ils se rendent compte que leurs points de vue sont précisément trop dépendants d'affect en fait. J'ai trouvé très très beau l'exemple du carnet. On sait très bien qu'il n'y a pas à débattre des affects, on a parfaitement le droit l'un d'être triste pour une chose et l'autre d'être joyeux. On ne va pas se disputer là-dessus. Par contre, on se dispute à partir du moment où l'on ne se rend pas compte que ce sont des purs affects qui sont en jeu, alors que l'on pense que ce sont des arguments éthiques et rationnels. Enfin, est ce que j'ai bien compris ta pensée ?

Maxime Mollon
Chantal Mouffe se positionne en critique d'Habermas. Ce dernier propose une utopie dialectique selon laquelle le dialogue et la raison peuvent venir à bout des conflits de la société (à force de débattre, d'être bienveillant, d'avoir envie de comprendre les arguments de l'autre, etc.). Sauf qu'Habermas ne met pas les émotions et les affects dans la balance. Pour y remédier, elle propose qu'aucun conflit ne peut être résolu si à un moment ou un autre on ne fait pas de place pour les affects. Elle propose donc de les mobiliser, et ensuite, nous pourrions les dépasser certes, même si elle ne l'évoque pas. En revanche, il y a deux autres auteurs anglo-saxons qui proposent de dépasser l'agonisme en faisant se succéder des phases agonistiques de débat - où l'on fait place aux affects et à la confrontation des désaccords - et des phases de délibération raisonnée pour essayer de trouver des territoires de négociation45.

Intervenant
Max, juste une question très très concrète. En quoi ces pratiques que tu proposes - en t'inspirant de la théorie de Chantal Mouffe, qui était très à la mode dans l'art contemporain il y a dix ans et qui a été justement, à la base d'énormément de pratiques participatives et même d'une critique interne aux pratiques participatives - relèvent du design et pas d'un art coopératif ou participatif ?

Maxime Mollon
En fait, j'en suis venu à me poser cette question au fil du développement de ma pratique. Je pense qu'il faut être prêt à remettre en question notre définition du design si on veut aller...

Intervenant
Oui peut être que cette question n'a plus de sens.

Maxime Mollon
Elle a beaucoup de sens ! Si on veut vraiment se poser la question de la portée d'un tel design, il faut reposer la question même de ce que faire du design signifie. D'ailleurs, si je devais lister des statistiques, un calcul du temps de travail sur un projet comme CrisprFood que j'ai montré en introduction, qu'est ce qui serait de l'ordre du design ? C'est minime par rapport à de la sociologie des controverses, à l'ethnographie pour interviewer toutes les personnes, etc. Allons plus loin dans ce questionnement de la place du design : le design est tout entier intégré au dispositif de l'industrie capitaliste. Il est donc difficile de critiquer la société en utilisant le design lui-même. La conséquence quelle est-elle ? En 2019 mon bureau de design pour débattre, What if ?, a conduit un projet critique avec des collégiens à Paris46. Nous avons a voulu leur faire imaginer un monde où l'on vit hors de la relation extractiviste capitaliste au vivant. Cependant, au moment de leur faire créer des design fictions, nous avons a dû leur demander d'imaginer autre chose qu'un objet, autre chose qu'une affiche de publicité, ou une fausse startup. Les élèves se sont retourné·es vers la B.D., des diagrammes scientifiques et des histoires audio. Dans l'imaginaire, c'est un territoire pauvre, à explorer, en se libérant de la contrainte de « faire du design ».

Catherine Chomarat-Ruiz
Je vais frustrer tout le monde, mais je suis dans mon rôle : il est dix-neuf heures trente-quatre, je vois que les participants auraient bien envie de continuer à débattre et à poser des questions, mais il va falloir nous arrêter. De toute façon, je pense que nous pouvons aussi continuer à communiquer par mail pour poser des questions aux uns et aux autres. Donc, je pense qu'il est temps de clore cette séance.

Je vous remercie tous les trois pour vos interventions, pour le caractère à la fois complémentaire et tranché de vos points de vue. C'est tout à fait constructif et intéressant : on est vraiment dans la friction entre des postures, donc je trouve que c'est tout à fait bien.

Nous pourrons nous rejoindre la semaine prochaine, à la même heure. Cette fois-ci, ce dont il sera question, c'est justement de l'éthique dont les designers font preuve dès lors qu'ils pensent leurs outils, dès lors qu'ils pensent les machines et les lieux de production.

Merci à tous encore une fois ; merci à vous trois, Jehanne, Emanuele et Max pour cette cette très très belle séance et bien sûr merci à toutes celles et ceux qui ont participé à la réflexion commune. Bonne soirée !

Crédits et légendes 

Figure 1. Synthèse graphique 2 © Lucy Doherty

Figure 2. Quel bilan pour l'agriculture génome-éditée ? © Maxime Mollon

Figure 3. La sélection apparaît avec l'agriculture © Maxime Mollon

Figure 4. Comment protéger la production agricole suisse de tous les champs crispRisés voisins ? © Maxime Mollon

Figure 5. Le label Bioptimale © Maxime Mollon

Figure 6. Application technique, la pomme de terre « highlander » © Maxime Mollon

Figure 7. « Crisp Chips » © Maxime Mollon

Figure 8. Application Réseau Confiance © Maxime Mollon

Figure 9. Bioptimale versus Réseau Confiance © Maxime Mollon

Figure 10. Circulaire fictionnelle de l'état français © Maxime Mollon

Figure 11. Une fictionnelle du 20 minutes corse © Maxime Mollon

Figure 12. Côte du Rhône CrispR et vin corse géo-ingénieré © Maxime Mollon

Figure 13. Amplifier la capacité d'absorption de CO2 des espaces verts parisiens © Maxime Mollon

Figure 14. Atelier, Design Fiction Club, 2018 © Design Fiction Club

Figure 15. Design critique et publications © Maxime Mollon

Figure 16. Designing for debate, thèse © Maxime Mollon

Figure 17. Site internet Studio What if ? © What if ?

Figure 18. Atelier collectif politique-fiction © politique-fiction.fr

Figure 19. Collectif politique-fiction, site internet © politique-fiction.fr

Figure 20. Cours Controverses Contemporaines à SciencesPo © Maxime Mollon

Figure 21. Séminaire du Design fiction club, Gaîté Lyrique, 2018 © Design Fiction Club

Figure 22. Conversation Telegram, Sur les traces de la banlieue du turfu © Design Fiction Club

Figure 23. Valorisation de la thèse à travers des publications © Maxime Mollon

Figure 24. Éléments méthodologiques pour le projet CrispRfood.eu © Noémie Nicolas

Figure 25. Création d'artefacts à partir de la cartographie des enjeux du projet CrispRfood.eu © Maxime Mollon

Figure 26. Situations de rencontre des objets © Maxime Mollon

Figure 27. Organisation des situations de rencontre des objets © Maxime Mollon

Figure 28. Représentation schématique de deux types de relations du politique installées par un artefact de design. © Maxime Mollon

Figure 29. Schéma extrait de Tharp, Bruce M. et Stephanie M. Tharp, Discursive design : critical, speculative, and alternative things, Cambridge, MIT Press, 2019 © Bruce et Stephanie Tharp

Figure 30. Vue de l'exposition à la Biennale de St-Étienne/ Projet de Burton et Nitta, site internet du MoMA de New-York © Maxime Mollon / © Burton et Nitta

Figure 31. « PPPPREFERABLE FOR WHO » © Maxime Mollon

Figure 32. Site internet du Design Fiction Club © Design Fiction Club

Figure 33. L'éphéméride © espace-éthique.org

Figure 34. Réunions de l'Espace Éthique © espace-éthique.org

Figure 35. Éthique, MND & Société © Maxime Mollon

Figure 36. Sondage de l'artefact : préférable ou non-préférable ? © Maxime Mollon

Figure 37. Frontières politiques © Maxime Mollon

Figure 38. Chickoutrout, campus de l'INRA © Maxime Mollon

Figure 39. Chickoutrout, expérimentation, campus de l'INRA © Maxime Mollon

Figure 40. Système de communication du design discursif © Maxime Mollon

Figure 41. Flyer Chickoutrout © Maxime Mollon

Figure 42. Le design pour débattre © Maxime Mollon

Figure 43. Diapositive de remerciements © Maxime Mollon


  1. Dautrey, Jehanne et Emanuele Quinz, Strange Design : du design des objets au design des comportements, Villeurbanne, It : Éditions, 2014. 

  2. Dunne, Anthony, Hertzian Tales: Electronic Products, Aesthetic Experience, and Critical Design, Cambridge, The MIT Press, 2008. 

  3. Dunne, Anthony et Fiona Raby, Speculative everything: design, fiction, and social dreaming, Londres, The MIT Press, 2013. 

  4. Dautrey, Jehanne et Emanuele Quinz, Strange Design : du design des objets au design des comportements, op. cit

  5. Dautrey, Jehanne et Emanuele Quinz, Strange Design : du design des objets au design des comportements, op. cit

  6. Eco, Umberto et Uccio Esposito-Torrigiani, La structure absente : introduction à la recherche sémiotique, Paris, Mercure de France, 1988. 

  7. Sottsass, Ettore, in Rassegna, Milan, n° 22/23, mai-août 1972. 

  8. Ibidem 

  9. Dautrey, Jehanne et Emanuele Quinz, Strange Design : du design des objets au design des comportements, op. cit

  10. Voir Dunne, Anthony et Fiona Raby, « Critical Design FAQ », [en ligne],[consulté le 9 juin 2021], disponible sur : http://dunneandraby.co.uk/content/bydandr/13/0\ 

  11. Dautrey, Jehanne et Emanuele Quinz, Strange Design : du design des objets au design des comportements, op. cit

  12. Dautrey, Jehanne et Emanuele Quinz, Strange Design : du design des objets au design des comportements, op. cit. p. 213. 

  13. Dautrey, Jehanne et Emanuele Quinz, Strange Design : du design des objets au design des comportements, op. cit

  14. Ibidem 

  15. Dautrey, Jehanne et Emanuele Quinz, Strange Design : du design des objets au design des comportements, op. cit. 

  16. Lévi-Strauss, Claude, La pensée sauvage, Paris, Presses Pocket, 2010. 

  17. Matière grise, Pavillon de l'Arsenal, 2014. 

  18. Dautrey, Jehanne et Emanuele Quinz, Strange Design : du design des objets au design des comportements, op. cit. 

  19. Dautrey, Jehanne (dir.), Milieux et créativités, Dijon, Presses du réel, 2016. 

  20. Dautrey, Jehanne (dir.), Design et pensée du care, pour un design des microluttes et des singularités, Dijon, Presses du réel, 2019. 

  21. Dautrey, Jehanne (sous la dir.), Milieux et créativités, op. cit. 

  22. Voir les articles de Coirié, Marie, « Designer hospitalier : une démarche en émergence » et Bay, Barbara et Anne-Laure Desflaches « Fabriquer l'hospitalité aux hôpitaux universitaires de Strasbourg », in Dautrey, Jehanne (dir.), Design et pensée du care. Pour un design des microluttes et des singularités, op. cit

  23. Dautrey, Jehanne et Patrick Beaucé (sous la dir.) Identités du transitoire, Dijon, Presses du réel/Ensad Nancy, 2021. 

  24. Pour la présentation de cette méthode, voir Jégou, François, « Design de services publics collaboratifs et transformation de la gouvernance locale », in Dautrey, Jehanne (sous la dir.), Milieux et créativités, op. cit., p. 166. 

  25. Il s'agit de la M.A.S. (Maison d'Accueil Spécialisée « Résidence Le Chêne ») à Cuvry. 

  26. Nota bene : comme révélé plus tard dans la présentation, ce débat est une mise en scène fictionnelle qui mime une consultation citoyenne potentielle, qui pourrait (ou aurait dû) avoir lieu sur la législation européenne quant à la CrispRfood. 

  27. https://www.innatepotatoes.com/, consulté le 29 juin 2021. 

  28. Voir site internet du studio Whatif, [en ligne], disponible sur : http://whatif.wf\, consulté le 29 juin 2021.  

  29. Voir site internet du collectif politique-fiction, [en ligne], disponible sur : http://politique-fiction.fr,  

  30. Voir http://cop28.fr ; http://lafaimdumon.de ; http://master-itn.com/ consulté le 29 juin 2021.  

  31. Voir site internet du Design Fiction Club, [en ligne], disponible sur : \<http://designfictionclub.com/>, consulté le 21 juin 2021.  

  32. Voir site internet du Design Fiction Club, Sur les traces de la banlieue du turfu, [en ligne], disponible sur : http://designfictionclub.com/turfu\, consulté le 29 juin 2021.  

  33. Voir site internet du Centre Pompidou, [en ligne], disponible sur : <http://bit.ly/Dmarabout> et vidéo de la conférence TEDxESCClermont, [en ligne], disponible sur : http://bit.ly/tedxMaxmollon\, consulté le 29 juin 2021.  

  34. Simon, Mathilde, « Mangerons-nous des génomes édités en 2046 ? », Usbek et Rica, mise en ligne en juillet 2018 [consultation le 15 juin 2021], disponible sur : http://bit.ly/CrispUsbek\, consulté le 29 juin 2021.  

  35. Voir cartographie en haute définition, [en ligne], disponible sur : <http://maxmollon.com/permalink/PHD_Appendix-crisprfood.pdf>, consulté le 29 juin 2021.  

  36. Voir réseau social de Noémie Nicolas, [en ligne], disponible sur : <https://www.instagram.com/dear.futures>, consulté le 29 juin 2021.  

  37. Voir Les synthèses de FranceAgriMer, septembre 2016, [en ligne], disponible sur : https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-35074-prospective-vin-vigne.pdf\ 

  38. Koskinen, Ilpo « Agonistic, convivial, and conceptual aesthetics in new social design », Design Issues, Vol. 32, n°3, 2016, pp. 18-29. Mise en ligne en mars 2001 [consultation le 15 juin 2021], disponible sur : https://direct.mit.edu/desi/article/32/3/18/69729/Agonistic-Convivial-and-Conceptual-Aesthetics-in\ 

  39. DiSalvo, Carl, Adversarial design, Cambridge, MIT Press, 2012. 

  40. Tharp, Bruce M. et Stephanie M. Tharp, Discursive design: critical, speculative, and alternative things, Cambridge, MIT Press, 2019 

  41. Voir site internet Decolonising Design, [en ligne], disponible sur : <http://decolonisingdesign.com> et Martins, Luiza Prado De O., « Privilege and oppression : Towards a feminist speculative design. », 2016, [en ligne], disponible sur : https://www.academia.edu/7778734/Privilege_and_Oppression_Towards_a\_Feminist_Speculative_Design\, consulté le 29 juin 2021.  

  42. Voir site internet du Design Fiction Club, [en ligne], disponible sur : <http://designfictionclub.com>, consulté le 29 juin 2021.  

  43. Voir Ai Hasegawa, I Wanna Deliver a Shark, [en ligne], disponible sur : https://aihasegawa.info/i-wanna-deliver-a-shark\, consulté le 29 juin 2021.  

  44. Voir la thèse de Maxime Mollon, Design pour débattre : comment créer des artefacts dissonants, et leurs situations de communication, afin d'ouvrir des espaces de contestation mutuelle (agonisme) et d'expression des voix marginales (dissensus), Université Paris sciences et lettres, Art et histoire de l'art, 2019, p. 538 

  45. Voir Knops, Andrew, « Integrating Agonism With Deliberation: Realising the Benefits », Filozofija i Drustvo vol. 23, n°4, 2012, mise en ligne en janvier 2012 [consultation le 15 juin 2021], disponible sur : <https://www.researchgate.net/publication/271268807_Integrating_agonism_with_deliberation_Realising_the_benefits, consulté le 21 juin 2021.
    Voir également Kock, Christian, « Norms of Legitimate Dissensus », Informal Logic, vol. 27, n°2, 2008, p. 179-196.  

  46. Projet : Et si l'on vivait en alliance avec une autre espèce. Conduit avec Welid Labidi. Voir site du collège Paul Verlaine, [en ligne], disponible sur : <https://www.ac-paris.fr/serail/jcms/s2_2234567/fr/projet-gaite-lyrique-paroles-d-eleves
    et https://www.ac-paris.fr/serail/jcms/s2_2218078/fr/projet-gaite-lyrique-derniere-seance\ (sites consultés les 29 juin 2021).