Diplômée du Master 2 « Design, Arts, Médias » Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2020.
Résumé
Originellement nées d’un besoin de liberté et d’émancipation et utilisées pour se différencier, les tendances sont aujourd’hui considérées comme uniformisantes. Afin de cerner d’où vient ce changement de relation, il s’agit de se plonger dans les mécanismes vastes et complexes de l’apparition et de la diffusion des tendances. Les tendances sont-elles un objet de formatage créatif ? Dans l’ombre de l’industrie, les bureaux de tendances ou bureaux de style sont méconnus par la plupart des individus, pourtant ils sont les moteurs de la création des tendances.
Abstract
Originally born out of a need for freedom and emancipation and used to differentiate themselves, trends today are considered to homogenize. In order to understand where this change in relationship comes from, it is a question of immersing oneself in the vast and complex mechanisms of the appearance and the diffusion of the trends. Are trends an object of creative formatting ? In the shadow of the industry, trend offices or style offices are overlooked by most people, yet they are the engines of trend creation.
Introduction
« C’est tendance ». Un mot que nous utilisons régulièrement et qui pourtant soulève de nombreuses interrogations de sens. C’est précisément à partir de cette expression que commence un questionnement autour de la nature de nos inspirations créatrices. Nous sommes constamment assaillis par les images que diffusent les réseaux sociaux, sans cesse exposés, nous nous comparons à elles. L’accessibilité aussi rapide et l’exposition continue aux tendances viennent bouleverser tout le processus d’inspiration.
Ma recherche intitulée Archéologie d’une création fait référence à l’étude des influences ayant précédé toute création1 . Il s’agit d’aller à la genèse de la création des tendances pour interroger leur influence dans le processus de création. Le rôle et l’impact des tendances agissent-ils directement dans notre processus de création? Ma démarche consiste à cerner l’apparition des tendances pour en questionner l’impact sur le processus de création. Dans l’ombre de l’industrie, les bureaux de style sont méconnus par la plupart des individus. Pourtant ils sont les moteurs de la création des tendances. Placés en amont de l’étape de création, les bureaux de style sont des agences spécialisées dans l’anticipation des tendances dans le domaine de la mode, de la cosmétique et de la décoration. Chargés de débusquer les tendances environ deux ans à l’avance, leur rôle est de traduire les futures tendances pour guider les marques à créer leurs prochaines collections au plus près des attentes des consommateurs. Ce sont eux qui anticipent les tendances et les communiquent aux marques. Mystique et flou, leur « prédiction de l’avenir » deux ans à l’avance, reste une activité que l’on ne comprend pas et qui est souvent associée à de la voyance comprenant aucune donnée rationnelle. De ce fait, les tendances semblent avoir du mal à être considérées comme un sujet de recherche légitime. Définie comme « ce qui porte à être, à agir, à se comporter d’une certaine façon2 », une tendance fait souvent référence à une orientation, à une direction. Les bureaux de tendances seraient-ils à l’origine d’un conditionnement de la création ? L’enjeu d’un tel croisement est de soulever l’ambiguïté de l’activité des bureaux de tendances.
La première partie vise à mettre en lumière la fonction des tendances comme véritable outil et comme matière à penser. En s’intéressant à l’apparition des tendances et à la manière dont sont structurés les bureaux de style, l’objectif est de montrer que les tendances ne formatent pas le processus créatif mais permettent au contraire d’ouvrir des imaginaires. Puis, j’ai opéré un focus sur le support servant à communiquer les tendances : le cahier de tendances. Comment ces prochaines tendances sont-elles présentées ? Est-il réellement un outil visant à ouvrir des imaginaires ou réduit-il les possibilités en délimitant un cadre d’inspiration ? Enfin, je me suis questionnée sur la nécessité de ce cahier. Nous verrons qu’il est indispensable aux industriels. De ce fait, il sera question d’enquêter sur une nouvelle forme d’inspiration qui rend compte des tendances anticipées par les bureaux de style.
1. À la découverte d’une science des tendances
1.1 Qui sont-ils ?
L’histoire des bureaux de style naît en même temps que l’industrie et l’accompagne dans sa mutation. Les couturières se voient remplacées par le prêt-à-porter. La fabrication des vêtements par la ménagère et la couturière disparaît au profit d’une industrie qui se structure dans les régions en fonction de leur savoir-faire. Des pôles d’activités s’installent géographiquement et structurent l’industrie à ce moment-là : Roubaix spécialisé dans la laine peignée, Calais spécialisé dans la dentelle, etc. C’est seulement en 1955 que la Fédération Française du Vêtement Féminin monte le CCIM, « Comité de Coordination des Industries de la Mode », qui a pour objectif de réunir les acteurs de la mode afin de coordonner l’industrie textile sur les tendances. Avec près de 750 entreprises adhérentes, les objectifs étaient d’échanger sur tous les niveaux de production. C’est grâce à cette démocratisation de la mode et à l’expertise des tendances que la première agence de conseil de mode voit le jour en 1960, sous l’impulsion de Maimé Arnodin et Denise Fayolle. Nommé Mafia, l’agence ouvre les portes d’un métier qui émerge, celui d’expert en tendances, aujourd’hui appelé plus communément « tendanceur ». L’activité principale de cette agence de conseil était basée sur la création de cahiers de coloris et d’échantillons de matières pour les fabricants. L’agence se place comme véritable médiateur qui relie les attentes des consommateurs avec celles les industriels. Jusqu’à présent réservée à la clientèle fortunée et bourgeoise de la Haute couture, la mode commence à présent à apparaître dans la rue. C’est pour subvenir à cette démocratisation grandissante que les bureaux de tendances apparaissent comme de véritables guides ayant pour activité d’orienter l’esthétique des collections. L’émergence des bureaux de style a notamment fait évoluer le métier de tendanceur qui désormais se diversifie autour de nombreuses prestations comme la stratégie de marque, la prospective et la vente de cahiers de tendances. Activité principale des bureaux de style, le cahier de tendances est un cahier qui compose spatialement des échantillons de matières et de couleurs, des photographies et des références. Plus seulement réservées aux industriels de la mode, les tendances sont désormais appliquées à de nombreux domaines comme le secteur de la cosmétique et de la décoration.
1.2 Une méthodologie de terrain et d’ouverture
Le manque de considération des tendances est incontestable. Elles sont, de ce fait, difficilement considérées comme un sujet de recherche pertinent et profond. Par conséquent, très peu d’études ont été réalisées sur les tendances et sur le fonctionnement des bureaux de style. Le manque de documentation scientifique à ce sujet est donc lié à ce manque de considération et à l’apparition d’un nouveau métier encore méconnu et dans l’ombre de l’industrie : tendanceur. Les bureaux de tendances étant des niches très peu connues par la plupart d’entre nous et dans l’ombre de l’industrie, je me trouve confrontée très rapidement à la pauvreté de documentations sur ce métier qui est très souvent réduit au préjugé dont il est victime: celui d’une pratique superficielle qui se résumerait à inventer des tendances sans ancrages, venues de nulle part. En ce sens, la difficulté d’acquérir un raisonnement clair et précis sur l’apparition des tendances ne criant pas au complot et à la frivolité est l’un des principaux enjeux de cette recherche. Pour mener à bien ce travail, il a été nécessaire et indispensable d’opter pour une méthodologie de terrain afin de répondre à différents besoins, que ce soit en matière de recueil, de traitement ou de restitution d’informations. Ainsi, je me suis plongée dans les coulisses de l’agence Peclers. Crée en 1972 par Dominique Peclers, l’agence fut partie des premiers bureaux de style à voir le jour à Paris. De par son ancienneté et ses nombreux domaines d’activité, l’agence Peclers est un cas complet à étudier puisqu’elle a évolué avec l’évolution du marché. L’agence implantée dans de nombreux pays, produit près d’une trentaine de cahiers de tendances différents par année correspondant à de nombreux domaines tels que la cosmétique, de la décoration et dans le domaine de la mode femme, homme et enfant.
Par ailleurs, afin d’appuyer et d’ancrer mon propos dans des réflexions pertinentes, il est nécessaire de briser les frontières des domaines pour nourrir le terme de tendance de pensées d’économistes, de sociologues et d’anthropologues. En effet, la tendance, mot difficile à cerner et à définir, agit dans de nombreux domaines tels que la mode, le marketing, ou la psychologie. De ce fait, ma réflexion s’appuie essentiellement sur ce que Guillaume Erner appelle la sociologie des tendances. Cette approche, aussi qualifiée de science des tendances, semble pertinente car elle se base sur l’étude des rapports entre l’individu et la société pour comprendre les conditions d’apparition des tendances. Grâce à son double cursus en sociologie et prêt-à-porter féminin, Guillaume Erner apporte une analyse de la mode et des tendances d’un point de vue d’enseignant en sociologie et de docteur en science sociale. C’est donc à travers un réel travail d’infiltration de ce milieu et en investiguant le terrain des tendances par un angle d’approche anthropologique et sociologique que ma recherche a été guidée.
1.3 Anticiper les tendances, une étude rationnelle
En investiguant les méthodes de l’agence Peclers pour anticiper les prochaines tendances, je découvre un monde où le mot d’ordre est l’observation. À l’aide d’entretiens menés auprès de stylistes qui sont ou ont été intégrés chez Peclers, je soulève le voile dissimulant une réelle science considérant les tendances comme de véritables objets d’études. Cette science des tendances a pour objectif de repérer l’évolution des goûts, des pratiques et des habitudes de la société pour rendre compte de leurs besoins. Cette science se base sur un mot d’ordre : la veille. Sari Myohanen, styliste sénior spécialisée en matières et couleurs, m’éclaire sur ce travail de veille :
« Le travail de veille est très important. On est censé savoir tout ce qui se passe dans le monde. On va voir des expositions, prendre connaissances des prochaines expositions, voir les catalogues. On se déplace dans les salons professionnels pour voir ce qui sort. À force de faire les salons chaque saison, on voit arriver les choses, les couleurs, les matériaux3. »
Par conséquent, l’activité d’anticiper les tendances ne s’apparente pas à une activité irrationnelle mais plutôt à une science de la société. Les tendances ne naissent pas de rien, elles sont un langage issu d’analyses, d’observations et d’enquêtes s’inscrivant dans un contexte social. « Les tendances constitueraient un langage au travers duquel l’époque révèlerait sa vraie nature4 ». Elles rendent compte de l’évolution des comportements et sont « une traduction de l’esprit du temps5 ». Les tendances saisissent le temps, elles ne le formatent pas. En s’intéressant aux pratiques des tendanceurs, le concept de tendances a pu être éclairée. Celles-ci naissent des choix des individus. Les choix individuels d’individus convergent inconsciemment et forment des pratiques communes. La mise en relation des pratiques communes avec le contexte social forment une tendance. Deux facteurs sont donc nécessaires à leur apparition : un facteur spatial et un facteur temporel, l’époque et le contexte social. Il existe des centaines de convergences de comportements, le rôle des bureaux n’est pas de créer des tendances mais de sélectionner celles qui ont le plus d’ampleurs. Par conséquent, les pratiques et les méthodes employées par ces agences ne s’apparentent en rien à du formatage. Elles s’apparentent, au contraire, à une pratique de sociologue. Alors, comment envisager une forme de formatage lorsque que les tendances découlent uniquement d’une observation de la société ? Elles ne sont, dans ce cas, uniquement que les résultats d’une étude approfondie qui se base sur les évolutions des pratiques des individus.
2. Le cahier, un outil paradoxal
2.1 L’image comme outil expansif
Après avoir, dans un premier temps, enquêté sur l’activité des bureaux de style, j’ai dans un second temps, enquêté sur un autre terrain : celui des cahiers de tendances. À quoi sert-il ? Quel est son statut ? Il était nécessaire d’analyser le rôle et la composition de ces cahiers, dont la vente est la principale activité. Ces cahiers sont, en quelque sorte, des bases de données qui servent à communiquer les tendances observées. Chaque cahier de l'agence Peclers est décomposé en cinq grands thèmes eux-mêmes constitués de sous-thèmes. Chaque sous-thème contient une courte définition, des échantillons de couleurs et de matériaux, des photographies, des références et des croquis. La composition spatiale de tous ses éléments de natures différentes a pour objectif de définir et de cerner un univers qui sera utilisé comme base de travail par les clients. En ce sens, le cahier est destiné à donner une impulsion pour la création de futures collections. Ceux-ci, essentiellement composés d’images, font état des prochaines tendances auprès des clients. Ces images en sont les principaux intermédiaires, car comme nous pouvons l’observer, l’image est le médium majeur pour retranscrire les tendances6.
Mais elles sont des outils souvent sous-estimés. Ce sont elles qui contribuent largement à ouvrir à l’interprétation car elles ont une action inconsciente dans le processus d’inspiration. Ces images ont pour intention d’ouvrir les possibilités, de donner une matière à penser grâce à différents parcours de lectures aléatoires. En effet, l’image dispose de différents niveaux de perceptions et d’interprétations. Dans son ouvrage Système de la mode, Roland Barthes propose une véritable analyse sémantique de l’image de mode et dévoile un système de signes donnant à l’image un langage propre. Il désigne le sens incertain d’une image et affirme qu’« une image comporte fatalement plusieurs niveaux de perception et que le lecteur d’image dispose d’une certaine liberté dans le choix du niveau auquel il s’arrête […] C’est-à-dire que le sens d’une image n’est pas sûr7 ». Son propos induit que le lecteur n’est pas contraint et enfermé dans un sens mais est libre de sa lecture. L’image en soi n’est qu’un tremplin, elle donne une aspiration qui n’est pas figée. Le rôle de ces images est de former un paysage assez significatif mais suffisamment libre pour impulser la création. La balance entre le significatif et le suggestif caractérise la difficulté de la recherche iconographique. L’intention du cahier de tendances n’est donc pas de formater la création mais au contraire d’ouvrir les possibles grâce à une maîtrise de l’image.
2.2 La stratégie du dispositif
Mais l’apparente liberté de cet outil révélé précédemment s’avère n’être qu’une surface. En s’attardant sur le concept de dispositif explicité par Giorgio Agamben, j’ai pu observer que ce cahier, qui dans son intention sert à ouvrir des imaginaires, se révèle très encadrant. En retraçant le système de lecture d’une image, on se rend compte que la signification de l’image est déjà donnée par les tendanceurs : le texte décrivant le thème oriente considérablement la signification de l’image. De ce fait, le client ne peut pas en faire sa propre lecture : il a l’impression de faire ses propres choix et de s’approprier l’outil, mais ne possède en réalité qu’une petite marge de liberté dans un processus restrictif. Le socle d’inspiration est fourni par les tendanceurs qui, à l’aide d’un univers, oriente les interprétations à une vision. L’illusion de faire ses propres choix est rendu possible grâce à la variété des thèmes et des univers communiqués et aux différents médium utilisés. Le principe de variété et de personnalisation est un moyen de laisser penser au créatif, qu’il est autonome dans le processus. Mais ce n’est qu’une apparence. Nous pouvons réellement parler d’une création assistée par dispositif. Lorsqu’on s’interroge sur la nature d’un dispositif, celui-ci induit un rapport de force :
« Le dispositif est de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapport de force, d’une invention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer ou pour les stabiliser, les utiliser8 ».
L’utilisation des mots tels que « manipulation », « rapport de force », « pouvoir », « orienter », induisent une hiérarchie dans le modèle du dispositif. Le créatif n’est pas maître de ses choix. Giorgio Agamben définit d’ailleurs le dispositif comme étant « une création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement9 ». La stratégie du dispositif est donc d’utiliser la liberté pour orienter les comportements. La structuration du cahier de tendances est comparable à celle du dispositif. Le cahier n’est pas un moyen de différenciation, la liberté de choix est contrainte dans un cadre.
2.3 La faille de l’inspiration par l’image
La construction du cahier repose sur les principes de fixation et de défixation. La fixation créative est un phénomène naturel qui se manifeste par un manque de détachement à l’existant. Cet équilibre difficile à doser demande de réelles compétences en sémiologie car, trop abstrait, le cahier n’aidera pas à la conception et, trop figuratif, il peut mener à la copie. C’est précisément là que l’enquête s’est révélée intéressante : le cahier qui est dans son intention est un outil expansif qui permet d’ouvrir les possibilités s’est relevé être au contraire un outil restrictif qui formate les inspirations. Le cahier de tendances supprime toute autonomie au créatif qui est réduit à un corps docile. Ici, ce sont les tendanceurs qui posent les contraintes et les règles, non le créatif. Roland Barthes tente de décrire son processus créateur en plaçant le curseur de l’autonomie dans l’acte créatif :
« Les limites de mon talent coïncident avec les limites de ma vérité, c’est-à-dire refuser de céder à mon écriture, à des incitations superficielles et secondaires qui peuvent venir du moment, de la mode, d’un caprice, d’une lubie ou d’une illusion sur moi-même. Bref, refuser les semblants ou la semblance des pressions des images qui m’entourent10 ».
Ce dernier sous-entend que nous sommes assistés par les images, et parle même de « pression ». Cela signifierait donc que les images et toutes sortes d’incitations visant à nous orienter dans une direction, ne nous rendent pas maîtres et autonomes de notre création. Finalement, ce ne sont pas les tendances qui formatent le processus créatif mais c’est la manière dont elles sont communiquées au moyen du cahier de tendances qui pose problème. Le formatage est provoqué par l’outil qui les communiquent.
3. La loi du système de la mode
3.1 Le règne du système de la mode
Suite à ces constats, il était fondamental d’interroger la nécessité de ce cahier. On se rend compte qu’il n’est pas question de le supprimer ou de le négliger car il est indispensable aux industriels. Il leur permet d’être toujours en accord avec les évolutions de la société et ses besoins. Les clients des bureaux de tendances sont des « entreprises qui ont pris une telle ampleur, qu’elles n’ont plus le droit à l’erreur. Elles sont obligées de faire valider par des bureaux de tendances pour être sûres de pas être à côté des attentes des consommateurs. Les conséquences sociales et économiques peuvent être catastrophiques. En revanche, cela laisse moins de place à la surprise. Ces marques ont juste besoin de viser juste et pas d’être précurseur dans le milieu de la mode11 ». Leur objectif n’est pas d’exercer une activité artistique, ni d’être avant gardistes dans le milieu de la mode. Ces entreprises sont soumises à un impératif de temps et à l’autorité de l’actualité imposés par le système de la mode. La question de la temporalité est propre au système de la mode qui jongle avec les frontières du « trop tôt » et du « trop tard ». Elle se veut par définition insaisissable, comme l’affirme Giorgio Agamben : « Il y a toujours la forme d’une insaisissable frontière entre le “pas encore“ et le “ne plus12“ ». Or, ce jeu perpétuel entre l’actualité et l’inactualité n’est saisissable que par les contemporains. Nous avons vu précédemment que l’activité des bureaux de tendances est comparable à celle des contemporains. Elle consiste à analyser le passé pour anticiper le futur et cerner le présent. Giorgio Agamben affirme que la voie du présent et du moderne sont accessibles par une archéologie des formes du passé. Pour atteindre l’impératif de contemporanéité qu’impose le système de la mode, le recours aux bureaux de tendances semble alors indispensable. Ici, l’objectif n’est pas d’être créatif, il est d’être dans l’actualité. Le cahier est par conséquent un outil nécessaire et incontournable pour les industriels ayant des objectifs de ventes. L’actualité est presque insaisissable, seul le cahier de tendances en donne l’accès dans un délais de création extrêmement court. Le recours à la création assistée ne peut être évité.
3.2 Déjouer le système de la mode
La recherche a permis de cerner une problématique liée à l’impératif de temps et à l’autorité de l’actualité liée au système de la mode. Il n’est donc pas question de supprimer ou de négliger l’importance des tendances car ce ne sont pas elles qui sont à l’origine du formatage. Dès lors, il s’agit de créer ou de déconstruire l’outil cahier de tendances afin de supprimer et réduire l’uniformisation des collections de mode provoquée en partie par ce dispositif. Il s’agit donc de détourner le cahier tout en gardant ses fonctions premières : cerner et communiquer les tendances de la saison aux industriels. L’objectif étant d’offrir un nouvel outil d’inspiration et de communication des tendances qui ne formate pas la pratique des créatifs mais au contraire, qui valorise la singularité et l’individualité des collections conçues.
Lors de cette enquête, j’ai pu identifier la problématique de l’image trop figurative et illustrative, favorisant leur copie par les industriels. L’image, qui a valeur d’exemple, mène à la copie car elle n’est pas suffisamment abstraite. Plutôt que de traiter une forme de communication par les images, il s’est avéré intéressant d’expérimenter une communication des tendances uniquement par le texte. Afin de laisser place à l’imaginaire, exprimer les tendances sans aucun modèle esthétique et sans aucune référence iconographique pourrait être une solution visant à contrer le formatage imaginaire. La forme poétique est plus apte à ouvrir un espace de liberté et à ouvrir un espace d’interprétation. L’image semble aliéner tandis que les mots poétiques, non descriptifs, libèrent. Communiquer les tendances non pas dans un cahier de tendances, mais dans un recueil de poème de tendances semble intéressant à exploiter. Le poème cerne et communique un univers précis et sait être à la fois suffisamment abstrait pour laisser de multiples possibilités d’interprétation. C’est au créatif de se projeter dans son univers esthétique puisqu’aucun modèle, aucune référence iconographique, ni aucune illustration n’est fournie.
Figure 1. Elisa Leveneur, Recueil d’imaginaires : maquette et extrait du recueil production personnelle*
On ne parle donc plus de cahiers de tendances mais de recueil d’imaginaires. Ce dernier ne communique plus des tendances mais des ambiances, des imaginaires, des histoires car les tendances sont trop considérées comme des modèles à suivre. Composé de poèmes auquel sont associés un reflet coloré et des courbes clés, le recueil a pour objectif de stimuler des interprétations sans les homogénéiser. Chaque poème est inspiré de tendances issues d’un véritable cahier de tendances dans lequel j’ai identifié le grand thème, les mots clés et les grandes idées de la tendance. En ce sens, un réel travail de traduction de cet univers essentiellement esthétique a été effectué afin de les retranscrire à travers des poèmes qui jouent avec les frontières de l’implicite et de l’explicite. Tout l’enjeu de ce travail étant à la fois de cerner et communiquer les tendances, tout en étant suffisamment abstrait pour laisser le créatif s’emparer de cette source d’inspiration et qu’il en fasse sienne. Fortement inspirée par les calligrammes de Guillaume Apollinaire, ces derniers ont la capacité d’allier l’imagination visuelle à celle des mots en jouant avec la mise en page des poèmes.
Afin de pousser la présence d’imaginaires, le texte revêt des nuances colorées propre à chaque poème. Dans les cahiers de tendances traditionnels, la couleur occupe une place importante puisque chaque tendance dispose d’échantillons de couleurs toutes nommées, classées et répertoriées par une référence Pantone. Bien que la couleur donne un ton, une atmosphère non négligeable pour cerner une tendance, le Recueil d’Imaginaires fournis des reflets colorés, des dégradés, des nuances qui n’ont pas la fonction de figer une couleur. La couleur vit à travers le dégradé, elle suggère une ambiance sans l’imposer. C’est en ce sens que tous ces indices graphiques contribuent à retranscrire les grands enjeux d’une tendance sans l’illustrer. Cette nouvelle forme d’inspiration par le poème vient contrer une prégnance visuelle trop forte qui surimpose des images et des références. L’univers visuel ne prend plus le pas sur l’imaginaire du créatif.
Figure 2. Elisa Leveneur, Composition du recueil, Schéma personnel.
Cette recherche a permis d’expliciter la notion d’appropriation qui réside dans la manière dont les informations s’offrent au client. C’est à la fois la saisie de l’outil et une dynamique d’action. L’outil offre la liberté de l’utiliser de sa propre manière. Autrement dit, l’outil et le dispositif induisent une hiérarchie. Dans le système du dispositif, c’est le système qui établit un rapport de force sur le créatif qui croit avoir le contrôle mais qui, en réalité est dépendant du dispositif. Avec l’outil, c’est le créatif qui a le contrôle et qui le maîtrise pour atteindre un but fixé. Il donne les moyens d’atteindre un objectif que le créatif a défini, c’est une extension qui permet de multiplier les capacités. De ce fait, les créatifs doivent retrouver leur autonomie dans le processus d’inspiration. L’autonomie n’est pas opposée à la contrainte. Contrairement aux présupposés, elle n’est pas une forme de soumission. Bien au contraire, la contrainte offre la possibilité de maîtriser et d’avoir le contrôle sur la création en réduisant la dimension d’incertitude. Celle-ci n’a pas valeur de rapport de force et n’impose pas de hiérarchie mais sert de base de travail lorsqu’elle n’est pas figurative. Cela implique d’ouvrir un espace de liberté à l’intérieur des contraintes esthétiques liées aux tendances. Tel est l’enjeu de cette nouvelle forme d’inspiration.
Bibliographie
Ouvrages
Agamben, Giorgio, Qu’est ce qu’un dispositif ? Paris, Rivages, Collection Rivages Poche Petite Bibliothèque, Traduit de l’italien par Martin Rueff, 2014.
–, Qu’est ce que le contemporain ? Paris, Rivages, coll. Rivages Poche Petite Bibliothèque, Traduit de l’italien par Maxime Rovere, 2008.
Barthes, Roland, Système de la mode, Paris, Points, collection Points essais, 2014.
Erner, Guillaume, La mode des tendances, Paris, Puf, 2011.
–, Sociologie des tendances, Paris, Puf, collection Que sais-je ? 2009.
–, Victimes de la mode ? Paris, La Découverte, collection Poche Essais, 2006.
Podcast
France Culture, Comment achever une œuvre ? Travail et processus de création (2/12), Comment évaluer l’originalité ?, 2019
Disponible sur : <https://www.franceculture.fr/emissions/les-cours-du-college-de-france/les- cours-du-college-de-france-emission-du-mercredi-28-aout-2019>
Interviews
Sari Myohanen (1h16min) le 04/03/2020 Styliste sénior spécialisée en matières et couleurs chez Peclers
Martial Dumas (55min) le 03/01/2020 Ex-styliste chez Peclers et fondateur de Non Sans Raison créateur et éditeur de produits en porcelaine
Crédits et légendes
Figure 1. Recueil d’imaginaires, maquette et extrait du recueil, production personnelle © Elisa Leveneur
Figure 2. Composition du recueil, Schéma personnel © Elisa Leveneur
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Cet article est tiré du mémoire que j’ai soutenu dans le cadre du master 2 Design, Arts, Médias Intitulé Archéologie d’une création de mode, il porte sur l’influence des tendances dans le processus créatif. ↩
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Robert. (s. d.). Tendance. Dans le dictionnaire Le Robert en ligne. Consulté le 2 janvier 2020 sur https://dictionnaire.lerobert.com/definition/tendance ↩
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Extrait de l’entretien avec Sari Myohanen, styliste sénior spécialisée en matières et couleurs chez Peclers, le 04/03/2020, (1h16min). ↩
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Ener, Guillaume, Sociologie des tendances, Paris, Puf, collection Que sais-je ?, 2009, p. 46. ↩
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Ener, Guillaume, La mode des tendances, Paris, Puf, 2011, p. 59. ↩
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Cf. Archéologie d’une création de mode, Cahier mode femme automne/hiver 2021-2022, p. 28-29. ↩
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Barthes, Roland, Système de la mode, Paris, Points, Collection Points essais, 2014, p. 25. ↩
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Agamben, Giorgio, Qu’est ce qu’un dispositif ? Paris, Rivages, Collection Rivages Poche Petite Bibliothèque, Traduit de l’italien par Martin Rueff, 2014, p. 9. ↩
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Ibidem, p. 42. ↩
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Roland Barthes cité par Pierre-Michel Menger, directeur d’études à l’EHESS, professeur au Collège de France et titulaire de la chaîne Sociologie du travail créateur, France Culture, Comment achever une œuvre ? Travail et processus de création (2/12), Comment évaluer l’originalité ?, 2019. ↩
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Extrait de l’entretien avec Martial Dumas, ex-styliste chez Peclers et fondateur de
Non Sans Raison (créateur de produits en porcelaine), le 03/01/2020, (55min). ↩ -
Agamben, Giorgio, Qu’est ce que le contemporain ?, Paris, Rivages, coll. Rivages Poche Petite Bibliothèque, Traduit de l’italien par Maxime Rovere 2008, p. 32. ↩