Diplômée du master 2 « Design, Arts, Médias », Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2020.
Résumé
Les gares deviennent aujourd’hui un espace central dans nos vi(ll)es. Les flux d’usagers en font l’expérience routinière, c’est leur « train-train » quotidien. L’expression fait écho à une récurrence, mais aussi à quelque chose d’ennuyeux, une carence sourde dans l’expérience quotidienne, une attention manquante qui empêche les flux qui transitent chaque jour dans les gares de s’y épanouir. Les flux doivent-ils définir l’identité des lieux de transit ? Cette analyse vise à étudier leur cas en tant que potentiel de consommation puis en tant que macro-organisme actif, pour finir par les comprendre en tant que masse physique et variée.
Abstract
Train stations are nowadays becoming a central space in our cities, and a central space in our lives too. The flows of users experience it on a daily basis, we even have a french expression for it : it’s named « train-train » (« train » being the same word in english). The train, in both languages, represents speed, progress, adventure and other symbols. However, our expression echoes to a recurrence, something boring, some kind of deficiency in the daily experience, an attention which prevents the flows that pass through the station every day from getting through. Should the flows define the identity of the train stations ? This analysis aims to study their case as a consumption potential, as an active macro-organism, to end up studying them as a physical and varied mass.
Introduction
« 1 milliard de personnes qui bougent en un demi-siècle, ça n’a jamais existé. Cela remet en cause la sédentarité, le fait d’être ici et pas ailleurs, le fait d’être stabilisé dans une région, dans une nation. Aujourd’hui le sédentaire est celui qui est partout chez lui, grâce aux télécommunications, et le nomade est celui qui n’est nulle part chez lui1. » Paul Virilio, penseur de la vitesse, dénonce les inversions créées par nos nouveaux fonctionnements : si notre mobilité s’est développée plus que jamais auparavant, elle a entraîné des conséquences néfastes sur nos modes de vie. Pourtant, à l’époque de Jules Verne et du Tour du Monde en 80 jours, la mobilité était bénéfique. Un homme mobile, grâce à la voiture, au train, au bateau, était assurément un homme heureux (même fuyant pour survivre). Les dernières avancées techniques permettaient d’entrevoir l’avenir d’un nouvel œil, et surtout à un nouveau rythme.
Cette évolution ne va pas sans déformer le paysage urbain. La transformation des comportements humains entraîne celle de la conception architecturale. Ces transmutations sont visibles là où la mobilité se rencontre le plus, dans les gares, bus, métros, ports et aéroports… Depuis les cinquante dernières années, la fréquentation de ces lieux de transit a explosé, signe d’une réelle mutation urbaine. La gare tend à devenir le cœur de la ville de demain, ce qui en fait le sujet d’étude par excellence parmi les lieux impactés par la vitesse. Réceptacles de nos mobilités quotidiennes, cela fait quinze ans que leur conception est repensée, ainsi que leur ancrage dans la ville. Parmi elles, la Gare du Nord, à Paris.
Aujourd’hui fréquentée par plus de 750 000 personnes chaque jour, elle est la plus grande gare d’Europe. Afin de donner une image exemplaire de la ville pour les jeux olympiques de 2024, elle est aujourd’hui en plein chantier, comme beaucoup d’autres. Cependant, son statut à l’échelle du continent entraîne une pression supplémentaire : elle doit être exemplaire, car ses partis pris serviront sûrement de modèles pour bien d’autres gares européennes, voire mondiales (elle est la troisième gare la plus fréquentée du monde, après deux grandes gares japonaises2). Un rôle très délicat, générateur de polémiques… Dans cet article tiré de mon mémoire, je me questionnerai donc sur la place qui nous est donnée, en tant qu’utilisateur, dans cette nouvelle conception architecturale, qui nous servira d’instrument d’analyse pour comprendre les évolutions du paysage urbain. Les flux doivent-ils définir l’identité des lieux de transit ?
Une question pleine d’ambiguïtés, dans la mesure où les termes eux-mêmes ne sont pas clairs, du moins plus aujourd’hui. En même temps que nos rythmes de vies s’accélèrent, notre langage mute, et des termes tels que « flux » et « identité » sont en pleine transformation. Le flux peut correspondre à un macro-organisme, un déplacement en « banc », « en troupeau », en « nuées ». Il peut correspondre à un écoulement liquide, celui du sang dans nos veines, au fonctionnement d’un organisme à bien des échelles. Mais aujourd’hui, dans le monde numérique, le flux correspond aussi aux données qui circulent, à la quantité d’informations que nous envoyons et que nous recevons. On peut le définir comme ce qui est indécomposable, comme une articulation indissociable entre les parties et l’ensemble. Le flux n’est pas un étant mais un état, cela veut dire que toute chose peut être un flux. Et dans ce cas, comment pourrait-il définir une identité architecturale, s’il n’est pas lui-même définissable ?
L’« identité », quant à elle, correspond tout d’abord à un ensemble de données qui définissent quelqu’un, ou quelque chose. Mais si le flux de la Gare du Nord est composé de 700 000 identités différentes par jour, comment le représenter ?
Quelle est l’identité du projet actuel de la Gare du Nord ? S’il ne représente pas les flux qui y passent chaque jour, nous pourrions nous demander pourquoi il devrait le faire, dans quelle mesure cela serait indispensable. Les flux sont ici mis en avant, mais quelque chose d’autre pourrait-il définir la Gare du Nord telle que nous la connaissons ?
Pour arriver à répondre à notre question, c’est à dire savoir si les flux d’usagers doivent définir l’identité des lieux de transit, il s’agira donc de trouver une définition convenable du flux qui traverse la Gare du Nord, définition sans laquelle nous ne pourrons envisager une quelconque identité. Notre point de départ sera la définition qui en est faite aujourd’hui dans un projet aussi polémique, qui semble considérer le flux comme un potentiel de consommation. Nous verrons ensuite comment cette hypothèse pourrait être réfutée, en considérant le flux comme un macro-organisme actif, constamment sollicité. Enfin, nous nous demanderons si cette définition correspond bien au plus grand nombre des usagers de la Gare de Nord, et nous interrogerons alors le flux comme une masse avant tout physique et variée.
1. Les flux, un potentiel de consommation
« J’apprends maintenant, par une tribune signée dans Le Monde, qu’en accord avec la SNCF Auchan va y installer 50 000 mètres carrés de commerces : "Le projet prévoit d’interdire l’accès direct aux quais tel qu’il se pratique aujourd’hui. Le voyageur devra d’abord monter à six mètres de hauteur dans le centre commercial, tout à l’est de la gare, puis accéder aux quais par des passerelles, des escaliers et des ascenseurs". C’est de l’écologie, aussi, qui ne se mène pas que dans les futaies et les sous-bois, mais également au cœur de nos villes, colonisées. Dans nos esprits, colonisés. C’est notre environnement social, notre environnement mental qu’il nous faut défendre3. » Dans ces quelques lignes et dans les plans extraits de son livre, François Ruffin pointe la Gare du Nord comme contre-exemple d’un lieu qui se doit d’être solidaire et humain. Il s’agit de préserver « l’environnement social » et « mental ». D’une part, on imagine que l’environnement social représente la qualité des interactions avec l’autre, dans un espace aussi dense que la gare. Éviter, donc, les frictions, les détours, et toute conception spatiale qui pourrait susciter l’irritation des usagers. D’autre part, l’environnement mental : à savoir notre bien-être et notre humeur, mais aussi notre tranquillité. Des éléments vite perturbés par l’appel continu des enseignes de toute part, un bien-être assez compliqué à maintenir une fois assis par terre par manque de place pour l’attente avec tous les autres usagers soupirant face à une situation inchangée.
Considérer les flux d’usagers comme potentiel de consommation, c’est ce qui semble correspondre au projet actuel de la Gare du Nord. Les flux seraient essentiellement composés d’individus en quête de consommation : un potentiel d’achats et de rentabilité pour la gare. « La meilleure image du type de "consommateur idéal" que recherche le marché de la consommation est sans doute celle d’une usine fonctionnant 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, afin d’assurer une succession ininterrompue de désir éminemment jetable, unique et d’une durée de vie réduite4. » Cette vision s’appuie sur des données qui la rendent plausible : le flux est très dense, constitué de centaines de milliers de personnes chaque jour, et de centaines de milliers de désirs, d’envies, et de frustration à combler par la proposition commerciale. Un bonheur immédiat, qui satisfait forcément les acheteurs lorsqu’ils passent à l’acte, mais qui n’est absolument pas durable, ni pour l’acheteur, ni pour l’environnement. Ce sont des opportunités qui tiennent (comme tout le reste du lieu) de l’éphémère et de l’instantané, et qui ne prennent en compte ni l’impact environnemental de tels agissements sur autant de cibles, ni les besoins réels des utilisateurs. Le principe de tentation du flux à la consommation massive va à l’encontre d’un bénéfice social, humain ou environnemental. À terme, il n’y en a que pour le bien économique.
Dans cette première hypothèse de mon travail de mémoire, l’identité de la gare est donc définie principalement par sa polyvalence, qui lui rend l’image de temple de la consommation. Même si la mobilité et le voyage y sont encore présents, les cent-soixante quinze boutiques qui souhaitent s’y développer, en plus de restaurants, des services pertinents mais payés au prix fort, en font en réalité un lieu hostile, où l’on cherche comment tracer son chemin quotidien sans céder à toutes les tentations développées. Pour un maximum de consommation, il faut un maximum d’opportunités d’achat, donc un maximum de magasins, en tous genres et de toutes dimensions, afin de séduire le plus grand nombre d’acheteurs. Tel serait le visage de la Gare du Nord 2024, agrémenté des fonctions mobiles qui rappellent ce à quoi elle servait autrefois.
« La technique nous a envahis de biens, mais il y en a tellement que le nouveau challenge n’est pas de produire mais de solliciter notre attention à les acheter5. » : comme a pu le montrer Yves Citton, cela ne signifie pas que ces biens sont une demande des utilisateurs eux-mêmes, ou en tout cas certainement pas intégralement. Le moment du transit est un instant clé entre deux mobilités. Les « paysages attentionnels » que représentent les enseignes et autres opportunités de bénéfices économiques sont là pour récupérer nos « environmental attention gaps6 » comme les définit l’auteur, « à savoir des situations où flottent des potentiels d’attention non mobilisés comme les halls d’aéroport ou les rames de métro – autant de lieux où l’on s’empressera d’introduire des écrans de télévision afin de les [les usagers] farcir de publicité7 ». Yves Citton dénonce une sur-sollicitation de notre attention, et ce d’une manière qui n’est pas saine, ce qu’il souligne par le terme « farcir ». Dans un monde qui fonctionne de plus en plus par les biais médiatiques et digitaux, nous sommes sollicités en continu par des écrans pour acheter et ces demandes, qui ne sont qu’éphémères, finissent cependant par être excédantes dans un contexte ou personne – parmi les usagers – n’a réclamé leur présence en si grand nombre. Ce n’est ni une demande directe, ni un besoin vital, mais un caprice irrésistible d’investisseurs face à une telle opportunité, dont les bénéfices n’ont même plus l’avantage de revenir à l’État, mais dans des poches privées. Il n’y a donc plus de question d’entraide ou de cercle vertueux, le « pompage » quotidien de notre pouvoir d’achat est ici une stratégie à sens unique.
Si le flux – considéré comme tel – est en train de définir l’identité de la gare en tant que flux de consommateurs, l’humanité et la solidarité s’y perdent, ce qui accentue la haine et l’irritation dans un lieu qui semble pourtant chercher des solutions pour s’en libérer. Ce serait mépriser l’avis et l’intérêt de ceux qui utilisent ce lieu au quotidien, et qui vont sûrement devoir le fréquenter de plus en plus souvent. Est-ce que c’est ce que nous voulons ?
2. Les flux, un macro-organisme actif
Dans cette perspective, un manque de satisfaction des usagers en tant qu’individus reste à combler, et ce sur plusieurs aspects. Les écouter, et s’approcher plus près de leurs conditions quotidiennes en tant qu’« êtres mobiles » au sein de la gare, pourrait peut-être apporter des solutions plus pertinentes à leurs besoins. Près d’1 Francilien sur 2 souhaite quitter la région parisienne. 80 % pour changer radicalement de cadre de vie. Numéro une des motivations invoquées : un rythme quotidien trop stressant : 89 %. Même si la plupart des gens affrontent leur quotidien avec détermination et zèle, les chiffres parlent d’eux-mêmes : leur rythme quotidien n’est pas toujours synonyme de plaisir, à tel point que beaucoup envisagent de renoncer à ce mode de vie. Cette injonction à la mobilité, qui peut visiblement être irritante à terme, c’est ce que décortique Christophe Mincke dans une intervention sur le forum Vies Mobiles : « Dans une société où la mobilité est devenue une fin en soi, où la norme est au mouvement perpétuel, quelle place reste-t-il aux aspirations de chacun ? Et, finalement, l’ultra-mobilité du XXIe siècle est-elle une liberté ou un carcan8? » Son approche sociologique permet de comprendre la psychologie des usagers dans leur quotidien mobile. Il pose cette problématique du mouvement comme « fin en soi », c’est-à-dire que le mouvement est de mise continuellement, même si parfois il n’aboutit à rien. Mais apparemment, c’est toujours mieux que d’être immobile. Cependant, l’« ultramobilité » comme il l’appelle n’est pas nécessairement source de liberté, puisque par sa transformation en quelque chose d’obligatoire, elle enlève au rêve de mobilité son aspect exceptionnel, libre et enviable. Cette injonction à la mobilité n’est pas toujours saine, bien qu’il soit difficile d’y échapper. L’idéal serait donc de trouver un moyen de ralentir cette cadence. De retrouver de la place pour le repos du corps, pour que les rythmes puissent alterner de manière saine et ainsi donner plus de place à notre productivité. La gare du Nord a déjà des parties du projet qui semblent aller dans ce sens « slow ». Cependant, beaucoup de ces espaces sont actifs à condition de contreparties monétaires. Il conviendrait de pouvoir trouver un lieu réservé à tous, dans ce but de repos du corps et de non-sollicitation. Ce que Pierre Sansot qualifierait « d’urbanisme retardataire » :
« C’est-à-dire que, sans entraver la libre circulation des personnes et des marchandises, nous prendrons en compte le souci d’habiter, donc de demeurer dans les lieux avec lesquels nous nous sentons en bonne intelligence9 ».
Il parle « d’habiter », dans un lieu qui a en effet été rebaptisé « lieu de vie ». Il ne s’agit plus d’un simple passage mais d’une position plus ancrée, quotidienne : en tant que grands mobiles, nous devons pouvoir demeurer en gare. L’auteur va plus loin dans sa proposition :
« Nous proposons seulement que l’on conserve ou que l’on restaure des espaces d’indétermination dans lesquels l’homme ait la possibilité de demeurer disponible ou de poursuivre à vive allure sa marche dans les tracas et le fracas10. »
Ces espaces d’indétermination pourraient être détaillés comme des espaces où nous avons le droit de ne plus faire partie des flux. Des espaces en dehors d’une productivité quelconque, une sorte de pause parmi la rentabilité. De l’immobile dans du mobile. De l’inutile dans l’utile. En effet, la gare, lieu où l’on passe beaucoup de temps à attendre (son bus, son métro, son train) pourrait être plus conçue dans ce sens : par des dispositifs d’attentes, bulles individuelles ou collectives, avec une exploitation des espaces jusqu’alors dédiés aux commerces pour proposer des espaces de pauses dans des journées si remplies. Un tel concept modifierait singulièrement la physionomie de nos villes et nous engagerait dans une politique tout à fait nouvelle.
De plus, la lenteur implique une nouvelle manière de voir le sujet : le repos, comme on l’envisage plus haut, serait alors synonyme d’arrêt. Un corps et un esprit immobiles. Or la pensée – donc notre attention – est bien incapable d’être immobile. Si le corps peut ralentir, l’attention elle, ne tient pas en place. Comme l’énonce Yves Citton, « C’est non seulement qu’elle a la bougeotte, mais c’est aussi dû au fait qu’elle n’a pas de place propre : elle est par essence "aliénée" dans ce qu’elle est toujours attention à quelque chose d’autre qu’elle-même11 ». Nous sommes habitués à avoir une attention sur-sollicitée, et c’est bien pour cela que tout couper, mettre sur pause, ne pourra pas résoudre le problème d’emblée. Notre attention baignée dans le monde médiatique est habituée à être constamment sollicitée, et ne rien faire d’un seul coup, est-ce vraiment envisageable ?
Le pourcentage de personnes qui prennent les trains grandes lignes (et qui ont réellement un temps d’attente) est bien inférieur à ceux qui transitent (RER, métros). Avec ce constat, on envisage que si le projet n’est constitué que d’espaces de pauses, il risque de n’intéresser qu’un petit pourcentage des utilisateurs. La gare est aujourd’hui peuplée d’une diversité impressionnante de profils et d’intentions, il faut donc pouvoir s’adresser à un maximum d’individus, pas seulement les mobiles et les pauses que l’on pourrait leur proposer pour « soulager » leurs pratiques.
3. Les flux, une masse physique et variée
Ceci nous mène, dans mon mémoire comme dans cet article, à trouver une troisième manière d’identifier ces flux. L’utile, le rentable et le progrès ont leurs limites quant au bonheur d’une population. Ces points font de la gare un espace qui manifeste des carences dans les domaines que l’art sait combler. Le culturel, l’agréable, le contemplatif, le divertissant, la lenteur. On peut d’ailleurs noter que la nouvelle Gare du Nord a au programme un espace culturel, mais il semble que celui-ci soit plus conçu sous forme d’un espace d’exposition, ni en immersion, ni en accompagnement, ni nécessairement en rapport avec la mobilité quotidienne des usagers. Il s’agit pour nous de proposer une échappatoire possible, ou du moins un équilibre au travers d’une expérience donnée à vivre aux usagers.
Bachelard disait qu’imaginer, c’est hausser le réel d’un ton. C’est cette oisiveté, ce lâcher-prise, ce « rien » inutile, qui nous permet de supporter le réel et de l’assimiler sans le subir, qui plus est quotidiennement. Autrement dit c’est l’art, c’est le beau, c’est l’inutile et l’attachant, c’est l’humain, c’est tout ce qui a disparu dans cet espace qui préfère privilégier les détours des voyageurs dans leurs recherche du quai pour les obliger à faire du lèche-vitrines. Les usagers de la gare pourraient peut-être être soulagés par une intervention de design, qui insuffle l’art et présente des médias intelligents. C’est une solution qui souhaiterait en tout cas soulager ces utilisateurs de l’oppression et du stress quotidiens. Pour cela, la perception et l’attention sont nos principaux leviers, puisque comme l’a dit Pierre Huyghe : « Il s’agit d’exposer quelqu’un à quelque chose plutôt que d’exposer quelque chose à quelqu’un12». Il faut pouvoir créer un spectacle qui soit construit pas les usagers eux-mêmes, afin de suivre l’évolution des pratiques du spectateur du XXIe siècle :
« Et si l’on appelle espace la pratique des lieux qui définit spécifiquement le voyage, il faut encore ajouter qu’il y a des espaces où l’individu s’éprouve comme spectateur sans que la nature de spectacle lui importe vraiment. Comme si la position du spectateur constituait l’essentiel du spectacle, comme si, en définitive, le spectateur en position de spectateur était à lui-même son propre spectacle13. »
Il ne s’agit pas de rajouter quoi que ce soit à l’activité de la gare, mais simplement de mettre cette activité en lumière. Il n’y a pas de début et de fin à ce spectacle qui, accompagnant ses usagers au quotidien, se doit d’être constamment renouvelé pour contredire cette monotonie qui s’installe autour de la mobilité. Pour cela, pas besoin d’un spectacle stimulant, il s’agit avant tout de pouvoir laisser notre attention ne délier d’une analyse d’un quelconque message. Notre but est donc de donner à voir un vide, une coupure perceptive, hypnotisante et libératrice, un véritable repos mental. Insérer un soupçon d’inutile dans un espace intégralement utile. Rappeler, à l’instar de Pierre Sansot, que la mobilité n’est pas un systématisme et qu’il est possible et souhaitable de changer de posture de temps à autres :
« Depuis quelques années, je pratique à ma manière l’art du peu. J’essaie de transformer la passivité en action. Je marche moins mais je regarde mieux. À défaut d’agir, je songe. Je ne gambade plus avec les jambes mais avec le regard. J’aimerais convertir les déficits en qualité ; n’étant plus acteur, devenir spectateur privilégié14. »
Pierre Sansot célèbre son éloge de la lenteur par une posture immobile mentalement, celle du spectateur. Une prise de recul sur la situation, un rappel que nous n’avons pas à être constamment acteurs, et que cela n’a rien à voir avec notre mérite individuel. Ainsi, j’ai envisagé, dans mon mémoire, un projet qui jouerait avec ces deux postures, mobile et immobile.
Cette dernière hypothèse n’ignore alors pas l’aspect éthique et moral de l’architecture, ce que faisait la toute première, que nous étions tenus d’aborder puisque c’est la tendance que prennent les choses aujourd’hui. Mais cette interprétation des flux, comme nous avons pu le voir, pourrait avoir de sévères répercussions sur la perception que les utilisateurs ont du lieu, menant à l’échec la mission première d’effacer la mauvaise réputation de la gare. Elle ne propose pas non plus un changement radical et contraire au courant actuel. La lenteur est la première solution proposée face à la course, mais les lieux de transit restent ce qu’ils sont et, dans leur fonction essentielle, la lenteur n’est pas un phénomène qui serait intéressant pour tous. Cette hypothèse ne pourrait très probablement jamais avoir lieu, pour la raison première que nous ne sommes pas prêts à faire machine arrière ou à ralentir dans cette société du progrès. C’était assez irréaliste et sans garantie utilitaire ni d’efficacité du message. Pour finir, cette dernière hypothèse tente une prise en compte de tous les usagers de la Gare du Nord, qui n’est pas constituée seulement des mobiles, auxquels on crierait de consommer ou de ralentir. Elle essaye de considérer les flux comme un macro-organisme en tant que tel, pour ce qu’il a de bon et de moins bon. Car ce sont aussi ces contrastes qui créent son identité, et ce sont les différences qui créeront la force et l’identité de la Gare du Nord.
Cette interprétation pourrait d’ailleurs être assez facilement étendue aux usages d’autres gares : si l’on considère seulement la France, beaucoup de grandes gares sont en chantier à l’heure actuelle (Paris, Lyon, Nantes, Rennes, etc). Dans cette perspective, la Gare du Nord doit servir d’exemple aux autres afin qu’elles empruntent les mêmes valeurs, puisqu’elles sont toutes dans la même époque et le même tournant. De par les flux qui s’y croisent chaque jour, elles représentent toutes une source de bénéfices potentiels pour les commerces, au détriment de services réellement orientés vers les utilisateurs. Aujourd’hui, toutes les gares des grandes villes de France deviennent des centres de mobilité quotidienne pour leurs utilisateurs. Si ces flux sont plus spectaculaires dans la Gare du Nord, ils habitent le lieu le plus vivant de chaque ville. Ainsi, la Gare du Nord et ce que l’on en fera ne sera que l’annonce de ce qui viendra après, à l’échelle des autres villes. De même, l’esprit insufflé dans chaque gare ne sera que la création d’une image globale de la mobilité qui soit positive et stimulante ; dans la perspective où nous allons être confrontés à ces lieux de plus en plus, il serait important que ces derniers brandissent fièrement leurs symboles et ne soient pas une hantise de l’être mobile.
4. Projet
S’il était réalisé, mon projet agirait comme une remise en question de ce qui est prévu pour une partie de la Gare du Nord 2024. Le but de cette recherche serait de pouvoir apporter à ces utilisateurs un repos attentionnel, mental plus que physique, qui puisse représenter une coupure positive dans la journée plutôt qu’un passage contraignant. Ceci permettrait la formation d’une identité collective, intégration positive au quotidien, qui renverseraient l’envie de fuite. Ce projet peut paraître politiquement utopique, puisqu’il serait bien difficile de faire taire le profit dans un lieu où les opportunités de bénéfices sont si grandes, mais il paraît primordial que les gares soient pensées dans un sens éthique, qui met l’humain au premier plan, avant tout autre intérêt. Pas forcément réaliste donc, mais avec une ambition et des solutions pour aller vers le meilleur, car c’est là que le métier de designer a sa place. Si le design part de réponses fonctionnelles à nos besoins, il ne faut pas perdre de vue que l’homme ne se réduit pas forcément à un rapport au monde fonctionnel. Il faut repenser l’esthétique comme un rapport sensible aux choses. Dans cette conception des choses, on imagine que la gare (tout ou partie) puisse devenir concrètement une expérience mobile fascinante. La mettre en avant comme l’espace hors du commun qu’elle est, sacralisée d’autant plus par notre interdiction actuelle de bouger. Un espace qui accompagne les usagers (mobiles, immobiles) dans leurs trajets. Par des moyens tels que ceux d’Adrien M et Claire B, ou de Nick Verstand, on se rend compte que l’expérience du mouvement et sa mise en scène sont des choses qui intéressent et qui fascinent beaucoup le public : pourquoi ne pas imaginer que ce type de dispositif puisse sortir des espaces culturels pour envahir nos espaces de vie ?
Ainsi, le mouvement et la présence humaine dans les gares seraient décuplés sur ses parois, correspondant aux pas de chacun, qui verraient leur présence s’imprimer sur les murs de ce lieu qu’ils fréquentent tant. On imagine un dispositif de projection lié aux mouvements des usagers, prenant différentes formes selon leur identité respective, pour aller dans le sens d’un accompagnement, d’un attachement, d’une identification et d’une appropriation mettant au premier plan le sens du collectif, le dialogue silencieux d’une communauté, grâce à l’implication de l’art et d’une partie poétique dans une unité productive et rentable. Par une identité projetée à l’extérieur, le flux s’identifie, sans connaître précisément les autres on fait davantage attention à qui ils sont, d’où ils viennent, leur fréquence de passage ici, qui sont autant d’indices de leur identité. Le projet vise à rendre visible le flux en tant que macro-organisme d’identités mouvantes, en projetant à l’extérieur ce qui ne peut être vu. En outre, ce phénomène de mise en scène du flux pourrait être observé depuis des espaces d’attente : pour lesquels la perception des flux stressés et pressés ne serait plus quelque chose d’oppressant, mais un phénomène graphique et vivant hors du commun, dans lequel il serait possible de s’hypnotiser et enfin relâcher son attention d’un but précis.
Figure 1. Visualisation de projections graphiques sur la Gare du Nord, photomontage 1, juin 2020
Figure 2. Visualisation de projections graphiques sur la Gare du Nord, photomontage 2, juin 2020
Conclusion
« Il ne s’agit pas d’adapter les compétences humaines au rythme rapide du changement du monde, mais à rendre ce monde au changement rapide plus hospitalier pour l’humanité15. » : cette phrase de Zygmunt Bauman me permet de conclure ma recherche et l’examen de mes trois hypothèses. En allant vers l’apologie des flux comme potentiel de consommations, le projet actuel de la Gare du Nord va à l’encontre d’une proposition qui pourrait mettre l’humain au cœur de la conception de cet espace. Puisque les individus peuvent tout d’abord être considérés comme des acheteurs potentiels déversés en continu au travers de la gare, des opportunités énormes existent pour les commerces de capitaliser sur l’attention latente des gens qui transitent en gare. Mais ces opportunités ne prennent pas en compte l’identité multiple de ce flux, et quels sont ses besoins. Il ne s’agit pas non plus d’aller à l’encontre de ces rythmes, qui semblent s’être installés pour de bon et vont même vers plus de rapidité encore. Ils représentent un monde qui devient une injonction à la mobilité, mais aussi au productivisme et à la rentabilisation maximale de son temps. Face à cette machine du progrès, l’humain nécessite du repos car son rythme ne peut pas se jouer sur une tension au détriment de l’autre, et c’est justement cet équilibre qui permet d’être plus productif par la suite. Être immobile, de temps à autres.
Mais si aujourd’hui, se reposer peut prendre la forme d’une activité entièrement basée sur la vitesse (course, attractions, sensations fortes, voyage), alors le repos doit-il être physique? Il semble qu’un repos mental soit plus approprié : c’est en libérant notre attention de la sollicitation constante par des messages divers et variés, que l’on permettra à notre esprit un repos réel, qui puisse permettre d’apprécier à nouveau cette mobilité, pour ce qu’elle est. Nous sommes à une époque qui tient en son cœur des progrès immenses et nous pouvons être fiers d’une partie certaine d’entre eux. Si la mobilité s’est développée dans nos quotidiens plus que jamais, ce n’est bien sûr pas que pour le pire, mais surtout pour le meilleur. Ma recherche vise simplement à pouvoir nous accompagner dans ce changement afin de contrer les aspects qui pourraient nous être néfastes, même étant souvent invisibles au premier regard.
Si la Gare du Nord doit devenir un lieu de vie, que nous devons y passer un temps de plus en plus conséquent, elle mérite alors d’être un lieu dans lequel nous aimons passer ce temps. Où nous ne sommes pas juste en train de nous battre entre deux courants, entre deux horaires. Les flux sont avant tout un mélange de rythmes, qui ne peuvent pas être immobiles, ils doivent couler, avancer, se mouvoir, onduler, aller de l’avant. Un flux qui ne bouge pas, c’est une foule. Ce qui différencie le flux de la foule, c’est son mélange d’identités : par le mouvement et par la vitesse des flux, ceux-ci fondent ensemble les identités, les visages, les origines et les âges, les humeurs et les émotions. Tous vont dans le même sens, transformés en un macro-organisme actif. Une solidarité obligatoire puisque nous sommes liés par cette mobilité quotidienne. Au lieu d’en faire une source d’irritation et de haine, pourquoi ne pas la célébrer ?
Nous nous devons d’arrêter d’interpréter la mobilité comme un espace-temps de transition, mais comme une réelle part de notre quotidien, tangible. Il faut donc que nous puissions transformer ce qui est pour beaucoup un espace d’évitement en un lieu que l’on habite, afin que la gare puisse assumer son statut recherché de lieu de vie. Pour cela, le designer doit à mon sens œuvrer à modifier le lieu, par un geste artistique et poétique. L’espace doit collaborer avec le signe, avoir son rôle à part, plus sous forme d’expérience quotidienne que de coque fonctionnelle. Pour permettre à l’humain, grâce à davantage de proximité, de se distancier de l’Homme-machine, et ainsi lui donner l’opportunité de prendre du recul sur sa productivité constante, sans pour autant le marginaliser. « Il faut passer d’une économie de l’attention à une écologie de l’attention16. », nous dit Yves Citton. C’est donc par cet acte individuel et collectif que nous aurons l’espoir de reprendre la main sur cet espace en pleine évolution. Qualifié d’espace urbain, de ville dans la ville, il est aujourd’hui du ressort des citoyens d’employer ces nouveaux termes afin de s’approprier la gare comme ils le font pour le reste de la ville.
Bibliographie
Augé, Marc, Non-Lieux, Paris, Éditions du Seuil, 1992.
Citton, Yves, Pour une écologie de l’attention, Éditions du Seuil, Paris, 2014.
Ruffin, François, Il est où, le bonheur? , Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2019.
Sansot, Pierre, Du bon usage de la lenteur, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1988.
Zygmunt, Bauman, La vie liquide, Paris, Éditions Fayard, 2013.
Crédits et légendes
Figure 1. Visualisation de projections graphiques sur la Gare du Nord, photomontage 1, juin 2020 © Louise Laborde-Castex
Figure 2. Visualisation de projections graphiques sur la Gare du Nord, photomontage 2, juin 2020 © Louise Laborde-Castex
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Olivia Gesbert , « Paul Virilio, penseur de la vitesse », France Culture, 19 septembre 2018, consulté le 4 décembre 2018 : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/paul-virilio-penseur-de-la-vitesse ↩
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Cedric Remia, « 10 chiffres hallucinants sur la Gare du Nord, la plus grande d'Europe ! », Télé-Loisirs, 23 février 2017, consulté le 30 janvier 2020: https://www.programme-tv.net/news/buzz/109407-10-chiffres-hallucinants-sur-la-gare-du-nord-la-plus-grande-d-europe/ ↩
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Ruffin, François, Il est où, le bonheur ? , Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2019, p. 198. ↩
-
Zygmunt, Bauman, La vie liquide, Paris, Éditions Fayard, 2013, p.147. ↩
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Citton, Yves, Pour une écologie de l’attention, Éditions du Seuil, Paris, 2014, p. 25. ↩
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Potentiel d’attention à l’environnement. ↩
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Citton, Yves, Pour une écologie de l’attention, Éditions du Seuil, Paris, 2014, p. 67. ↩
-
Christophe Mincke, « L'injonction à la mobilité », Forum Vies Mobiles, 16 mai 2019, consulté le 24 septembre 2019 : https://fr.forumviesmobiles.org/video/2019/05/16/linjonction-mobilite-12970 ↩
-
Sansot, Pierre, Du bon usage de la lenteur, op.cit., p.130. ↩
-
Ibidem, p.163. ↩
-
Citton, Yves, Pour une écologie de l’attention, op.cit., p. 262. ↩
-
Direction des publics, « PIERRE HUYGHE », Centre Pompidou, octobre 2013, consulté le 2 février 2020 : http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Huyghe/ ↩
-
Augé, Marc, Non-Lieux, op.cit., p. 110. ↩
-
Sansot, Pierre, Du bon usage de la lenteur, op.cit., p. 118. ↩
-
Zygmunt, Bauman, La vie liquide, op.cit., p. 200. ↩
-
Citton, Yves, Pour une écologie de l’attention, op.cit., p. 250. ↩