La transition écologique, une mutation des musées vers une médiation nouvelle
Anne Santini

Artiste de l’AnMC - Agence nationale des Médiations Créatives- Anne Santini est médiatrice plasticienne aux Abattoirs Musée - Frac Occitanie Toulouse, membre du LMAC - Laboratoire des Médiations en Art Contemporain - et chargée de cours à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès Masters Art&Com et Métiers de l’Art.

Résumé
Associée aux récentes orientations sociétales des institutions muséales, la transition écologique entraîne les aspirations des musées vers un nouveau paradigme où la place du public est grandissante. Une médiation culturelle inventive, entre autres dans le contexte du musée d’art contemporain, peut interroger la hiérarchie institutionnelle actuelle et instaurer un rapport moins consumériste entre artistes, œuvres et publics et ainsi défendre les regards comme étant une part essentielle de l’art.

Summary
Combined with the recent societal orientations of museum institutions, the ecological transition is driving museums' aspirations towards a new paradigm where the public’s place is growing. An inventive cultural mediation, in the context of the contemporary art museum, can question the current institutional hierarchy and establish a less consumeristic relationship between artists, works and audiences, and thus defend the looks as an essential part of art.

Introduction

Au cœur des transformations sociétales, la transition écologique s’impose au secteur de la culture, en témoigne la publication officielle en janvier 2024 du Guide d’orientation et d’inspiration pour la transition écologique de la culture1. Précédemment, faisait référence le numéro 145 de la revue Culture et Recherche2 - Création artistique et urgence écologique - qui se situait dans la suite du premier outil de terrain que fut le rapport du Shift Project Décarbonons la Culture, présenté en novembre 20213.*

À l'aune du musée d’art contemporain, l’écologie, qui n’était jusqu’ici qu’un sujet pour les artistes, devient un moteur de transformation du fonctionnement de l’institution muséale.

Cette évolution, dans la continuité des transformations du musée, conduit à repenser ses missions et son rapport à la consommation culturelle des publics.

Voyons en quoi les évolutions sociétales combinées aux orientations écologiques tendent à modifier le rapport entre publics et institutions et en quoi la médiation de l’art contemporain a un rôle singulier et primordial à jouer dans ce nouveau paradigme.

1. Remise en question de la forme traditionnelle des musées

Pour assumer pleinement ses transformations, le musée se doit de faire face à un double défi tout à la fois écologique et citoyen, car la remise en question de la forme traditionnelle de ses missions implique un nouveau positionnement face à l’œuvre et à ses usages. Ce changement est au cœur des débats qui ont façonné l'évolution des musées au cours de la dernière décennie.

D’une part, au sein de l’ICOM4, quand l’organisation internationale regroupant des professionnels de musées a tenté de reformuler la définition du musée. Après des échanges passionnés, entre réformateurs souhaitant une orientation plus sociale et conservateurs attachés à l'ancien cadrage de 2007, une nouvelle proposition consensuelle est enfin adoptée en août 20225. Elle met l'accent sur le musée en tant qu'institution permanente sans but lucratif, au service de la société, encourageant la diversité, la durabilité et la participation communautaire.

En parallèle, un travail est mené en France en 2016 pour identifier les enjeux futurs des musées et proposer une évolution de leur modèle, il s’agit de la mission gouvernementale Musées du XXIème siècle. Son rapport encourage la réflexion collective sur un musée démocratique, éthique et citoyen. Il favorise la collaboration déhiérarchisée entre les différents métiers et services du musée et encourage les partenariats avec la société civile. Il se concentre sur le participatif, les liens sociaux et le rôle du musée dans la cité. Il n’aborder cependant pas clairement la notion de développement durable. Cette mission a été lancée en parallèle des discussions sur la définition du musée par l'ICOM mais elle émane aussi d’une volonté politique française de cohésion sociale à la suite des attentats de 2015.

Par la suite, la crise sanitaire et les préoccupations environnementales ont amplifié ces orientations. La pandémie de COVID-19 a marqué un tournant en encourageant les musées à repenser leur modèle, en diminuant la surproduction d'expositions et en soulignant l'importance de la durabilité. Les désastres climatiques de 2021 ont également renforcé la sensibilisation à l'urgence environnementale au sein des musées. ICOM France a pris des initiatives pour promouvoir la durabilité et les musées ont réalisé qu'ils pourraient jouer un rôle clé dans cette transition. La guerre en Ukraine, a ajouté une dimension d'insécurité économique et de nécessité d'adaptation aux pénuries énergétiques.

En somme, ces trois évènements récents ont conduit à une réflexion profonde sur la nature et le rôle des musées dans la société, les poussant à devenir plus ouverts, inclusifs, éthiques et soucieux de la durabilité. Même si la mise en pratique se fait parfois attendre, ils ont remis en question la forme traditionnelle des musées et leur rapport aux œuvres, les obligeant à rester en constante évolution pour répondre aux défis contemporains.

2. « Beaucoup plus de moins »

Conséquence d’une prise de conscience de la situation écologique, l’évolution de la perception de l'artefact muséal et de ses utilisations s'exprime à différents niveaux du paysage de l’art et de ses institutions.

Au niveau de la formation, les programmes d’enseignement des futurs professionnels des musées ont intégré les enjeux du développement durable et de l'éco-responsabilité. Des initiatives diverses, telles les rencontres sur le patrimoine et le développement durable mises en place en collaboration entre l'INP6 et L'École du Louvre7 ou encore les interventions remarquées de l’universitaire québécoise Aude Porcedda8, contribuent à repenser le musée comme une organisation engagée, entre autres, dans la transition écologique.

Les initiatives privées et associatives, se sont développées dans la suite de l’Agenda 21, pour aborder des questions liées à la transition écologique dans le domaine culturel. Le Centre Pompidou a accueilli dès 2018 des associations telles qu'Art of Change 21 et la Réserve des Arts pour discuter de leur engagement en faveur de l'environnement9. Les Augures10 et diverses niches de conseils ont, depuis, vu le jour et se multiplient sans cesse.

Cependant, malgré les bonnes idées et les initiatives volontaires, la culture n’est pas hors sol. Elle est influencée par des considérations financières où l’économie, toute circulaire qu’elle soit, se trouve dominée par le contexte actuel toujours compétitif de l'industrie culturelle et touristique.

D’autre part, le recours au numérique, qui a pris de l'ampleur dans les musées en particulier pendant la pandémie de COVID-19, a parfois pu apparaître comme une solution miracle. Pourtant cette chimère, qui se développe dans l’IA, est à évaluer au vu de son impact écologique réel. En effet, des professionnels du domaine se questionnent sérieusement sur son usage et attendent avec impatience une réglementation visant à réduire son empreinte environnementale exponentiellement et dramatique11.

Enfin, ultime alternative, l’idée du ralentissement et du renoncement fait son chemin.

L’économiste engagé Serge Latouche prône d’entamer un sevrage à notre toxicodépendance à la consommation, passant par une rupture radicale et envisage, comme d’autres, de travailler moins pour travailler mieux, et ce jusque dans la muséologie12. La crise sanitaire a conduit à accepter une réflexion sur la surproduction et la nécessité de ralentir ou de renoncer à certaines activités culturelles mais penser cette décroissance au prisme de l’art impose également de développer des écosystèmes différents entre artistes, institutions et publics.

Dans cette veine, l'expérience singulière des Nouveaux Commanditaires13 se présente comme un exemple de collaboration artistique citoyenne qui permet la création d’œuvres d'art en dialogue permanent avec le public.

Citons aussi la très belle et courageuse expérimentation de Couper les Fluides au Centre d’art contemporain Maison des Arts de Malakoff qui, entre février et juin 2023, s’est passé en quasi-totalité des fluides énergétiques14.

Les artistes et chercheurs de la Biennale de Paris15, quant à eux, défendent une pratique de l’art qui doit questionner les notions que sont l’artiste, l’art, le lieu et l’économie de sa monstration. Sylvain Soussan16 affirme ainsi un art de l’usage, de la transmission et de la transition, Gilbert Coqalane17 pratique le perturbationisme, Alexandre Gurita18 crée une école d’art invisuel et Jean Baptiste Farkas19, tout à la fois dans son travail artistique et universitaire, prône avec humour et modestie « de progresser sans croître » et le « beaucoup plus de moins ».

Se pose là la question du développement d'une « culture du moins » qui ne semble possible que pour développer une « culture du mieux ».

3. Changer de paradigme

Il s’agit alors de savoir si ces nouvelles approches moins expansionnistes sont compatibles avec le cadre institutionnel traditionnel des musées et, par conséquent, de confronter la compatibilité de la transition écologique avec les missions fondamentales que sont l'enrichissement et la conservation des collections et l'organisation d’expositions temporaires.

La Loi des musées de France de 2002 énonce, certes, ces missions, mais cet enrichissement doit-il être seulement basé sur l'intérêt esthétique des œuvres ou aussi sur les contraintes économiques et écologiques liées à leur conservation ? Le coût d'une œuvre se limite-t-elle à son prix d'achat ou inclut-elle également les coûts de stockage, de montage et d’empreinte écologique? De même les professionnels de la restauration qui réfléchissent à des assouplissements des normes de température et d'humidité pour réduire l'impact environnemental de la conservation20. Jusqu‘à penser courageusement à « faire décroître les collections pour le patrimoine du futur », résultat d'une enquête pertinente menée par deux chercheuses anglaises auprès de conservateurs de musées d’histoire sociale21. Il s’agira ainsi de repenser l’aliénation des collections22 et de développer de nouvelles opportunités de création de relations.

Enfin, le modèle actuel des grandes expositions internationales avec des œuvres provenant du monde entier est remis en question en raison de leur lourd impact écologique, tant en termes de production que de mobilité des visiteurs. Le rapport Décarbonons la culture s’interroge ainsi : « La subvention publique au rayonnement culturel français au travers de ses grands musées et les objectifs qui leur sont donnés constituent-ils ensemble une subvention indirecte aux énergies fossiles et, singulièrement, au kérosène ? Assurément, l’objectif poursuivi est tout autre mais les effets climatiques sont similaires. » Les politiques publiques innovantes seront amenées à interroger le système de la grosse exposition phare et événementielle questionnée dès 2013 par Daniel Jacobi qui, dans un article de la lettre de l’OCIM, l’Exposition temporaire et l’accélération comme la fin d’un paradigme23 ?, abordait la course à l’attractivité́ qui se devait de ralentir.

Il y a donc besoin de repenser l'objectif des musées et particulièrement le modèle de ces expositions phares. Or, si on veut un changement vers une approche plus écologique effective, il faut savoir offrir une expérience de visite muséale améliorée. L’enjeu est de redéfinir le rôle du musée pour l'adapter à l’urgence de la transition écologique sans amoindrir son attractivité.

Plus que jamais, le musée peut être bien plus qu'un espace de stockage de collections s’il devient un lieu de jeu, de participation et de durabilité. Les collections de musée, en ce sens, peuvent être utilisées pour des interactions créatives avec des artistes ou des publics partenaires et réinventer la manière dont elles sont exposées et conservées. L'idée est de transformer le musée en un lieu de partage, de dialogue, de confrontation où l'expérience de l'exposition est enrichie par des perspectives diverses. La médiation joue un rôle essentiel pour faciliter cette transformation.

Une collaboration avec les habitants du quartier dans lequel le musée est implanté est un exemple pour illustrer cette approche. Ce fut l’expérience fondatrice du MACBA24 dans le quartier du Raval à Barcelone, qui nous fut présentée par Jorge Ribalta lors d’un voyage d’étude du LMAC -Laboratoire des Médiations en Art Contemporain-25 .et qui continu depuis ce travail collaboratif entre autres avec Les Nouveaux Commanditaires26.

Cependant ce genre d’engagement, qui va bien au-delà d’un simple vote lors d’une exposition participative, nécessite une implication profonde de chaque rouage de l’institution et une planification longue. Le rôle de la médiation est, là, repensé en tant que force de proposition dans la création d'un nouveau rapport entre le musée, l'œuvre et le public mais également entre les différents métiers de l’institution qui endossent tous une part de médiation.

4. Vers une nouvelle médiation

Le partage de la frugalité écologique nécessaire ne vaut que comme démarche collective qui touche tous les aspects de la société et non uniquement les musées. Ainsi, ce ne peut être le prétexte à un moindre engagement financier – voir un désengagement- des collectivités publiques vers les institutions culturelles. D’autant que les pressions économiques et politiques ont pu parfois paraitre un moteur d'innovation, et par électrochoc stimuler la créativité de musées internationaux, comme le relaye Claire Bishop dans son ouvrage Vers un musée radical. Réflexion pour une autre muséologie27, si tant est qu‘ils veulent bien se départir du modèle de musée biberonné au sponsoring et au mécénat.

À noter d’ailleurs que l’action du public peut parfois être très critique envers les financements privés des institutions, c’est le cas face à l’Artwashing (le blanchiment de l'image des entreprises en particulier pétrolières par leur soutien à des institutions culturelles) avec des actions militantes qui sont un moteur pour pousser les musées à opérer une transition écologique réelle et politique, comme la campagne réussie de Liberate Tate contre la Tate Modern et le retrait du mécénat de BP en 2016 28.

Aussi, au-delà du greenwashing ou d’un participatif de surface, chaque acteur de l’institution muséale est encouragé à une réflexion sur la manière dont le musée devient lieu de création et de partage en contribuant à la transition écologique.

Cette réflexion s’accompagne d'une médiation qui favorise une compréhension collective et une expérience plus profonde et sensible des œuvres et de leur contexte, transformant la manière dont nous comprenons et ressentons l'art et le monde. La médiation est, là, considérée comme une interaction productrice de sens et de pouvoir d’agir plutôt que comme une transmission descendante de connaissances ou de sensibles. Elle a pour mission de faire remonter les regards des publics vers l’œuvre, vers ses discours, vers ses auteurs et ses commanditaires. Les regards sont alors pris en compte et étudiés comme élément constitutif de l’art. Le rôle de la médiation s’insuffle dans les différents corps de métiers du musée et le médiateur devient un rouage entre les différents acteurs de l’art pensés autrement qu’en tant que producteur et consommateur. Cette position nouvelle doit être un sujet de débat avec les artistes et le milieu artistique et, loin qu’une injonction politique de plus, elle doit être vécu comme une aventure artistique.

Conclusion

La transition écologie engendre tout un ensemble de mutations profondes qui redéfinissent les métiers du musée dont ceux de la médiation.

Si on prend en compte, parallèlement à cela, les coupes budgétaires drastiques qui impactent actuellement les institutions culturelles publiques, il est grand temps, que cela soit par nécessité ou par ambition, de développer une autre manière plus singulière de penser l’art et d'inventer d’autres possibles culturels.

C’est ainsi que le diagnostic Culture et création en mutations29 orchestré par l’HESAM Université30 en 2023 propose des pistes sur la manière dont les formations des professionnels peuvent évoluer dans le domaine de l’écologie, du numérique, des lieux et des droits culturels.

De même est attendu pour le printemps 2025 la publication d’un travail prometteur mené par Aude Porcedda, Lucie Marinier et Hélène Vassal intitulé “Écologie, pour un musée sobre et citoyen” dans la collection Musées-Mondes sous la direction de Jacqueline Eidelman à la Documentation Française.

Serge Latouche, quant à lui, invité dernièrement par ICOM 31, s’interroge sur les liens entre la croissance illimitée de l’économie et celle des productions culturelles, il propose avec vaillance d’entamer « l’ébauche d’une esthétique de la décroissance ».

Dans ce paysage ouvert de recherche et de création, nous pouvons envisager un horizon qui séparerait la notion d’art de celle d’objet d’art et donc par extension de son marché et de sa propriété et qui questionnerait les signatures artistiques exclusives. C’est là un des chantiers d’une médiation nouvelle qui ose proposer aux artistes, aux publics et aux intermédiaires une création plus partagée où l’interprète serait pensé comme plus actif jusqu’à devenir un co-auteur de l’art.


Figure 1. Terrain d’action de l’AnMC, Nanon Santini

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