Diplômé du Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
Résumé
Dans cet article il s'agit d'observer et de comprendre le rôle de la forme dans les processus d'exposition et de valorisation des archives au travers de la question suivante : « Exposer les archives permet-il de constituer et transmettre des mémoires ? » Ainsi la communication des archives se construit autour de documents au statut complexe nécessairement liés à la mémoire. Cependant la mise en forme de cette transmission joue un rôle central dans la manière d'aborder les archives et donc leur contenu mémoriel. Cet article s'articule donc autour d'analyses formelles de trois modèles d'exposition des archives pour le grand public : l'exposition muséale, le numérique ainsi que l'édition.
Abstract
In this article, the aim is to observe and understand the role of form in the processes of exhibiting and promoting archives through the following question: "Does exhibiting archives allow us to constitute and transmit memories? Thus, the communication of archives is built around documents with a complex status necessarily linked to memory. However, the way in which this transmission is formulated plays a central role in the way in which the archives are approached and therefore their memorial content. This article is therefore structured around formal analyses of three models of archival exhibition for the general public: the museum exhibition, the digital exhibition and the publication.
Introduction
Le questionnement qui m'a accompagné tout au long de mon Master 2 naît d'une découverte personnelle1. Durant le premier confinement, des lettres écrites dans les années soixante-dix par ma grand-mère ont été trouvées par une de mes cousines. Cet ensemble de lettres familiales a ému toute la famille et a permis à certaines de se remémorer des souvenirs, aux plus jeunes de découvrir des fragments de vie de nos parents et grands-parents. Ces lettres étaient destinées à mon oncle, aîné de la fratrie, parti comme Compagnon du Devoir. Cette redécouverte propice au souvenir a été une véritable expérience familiale riche en émotions et démontre l'impact de ces lettres et, plus largement, l'impact que des archives peuvent avoir sur toute une famille. Je me suis donc questionné sur le devenir de ces lettres, sur leur valorisation et sur le rôle du design dans leur monstration.
L'archive est tout d'abord un statut que l'on accorde à un document, c'est un détournement qui pousse le document à changer de rôle, il n'est plus un objet fonctionnel, mais devient une trace du passé, et sert donc à informer sur ce passé et sera son nouvel usage. La fonction du document a donc changé au profit de de sa valeur en tant que témoignage et donc il n'est plus dans son usage primaire mais bel et bien dans une nouvelle fonction. Ainsi c'est par ce changement de statut que se construit un sens, par un système de classification et donc par sa mise en réseau avec d'autres archives. En effet, comme l'énonce Jean Davallon, l'archive est un objet qui est, avant tout, vu comme une source d'information sur le passé ; pour sa « valeur mémorielle » et « son authenticité2 » ; dont la conservation est nécessaire. Ces documents et leur contenu transmissible, il est obligatoire de les protéger et donc il faut les sortir du monde, les isoler. Cependant leur fonction même est ce qui permet de fonder l'histoire comme discipline en jouant un rôle de preuve. Il y a donc un paradoxe entre la nécessité de l'isolement pour protéger les savoirs mais aussi l'importance de les rendre accessibles pour pouvoir continuer à faire connaître leur contenu. L'archive n'est pas porteuse uniquement de sens, elle a une charge émotionnelle qui se doit d'être exploitée. L'archive est aussi faite d'une part sensible qui passe par sa matérialité, par sa présentation et sa monstration : d'où la nécessité d'exposer les archives3. Il y a donc de véritables enjeux de transmission dans leur monstration. Le fait d'exposer les archives renforce la capacité de mise en récits des informations en leur autorisant une visibilité et donc une exacerbation de leurs fonctions narratrices. Ainsi l'acte de mettre en vue les archives c'est aussi rendre accessible un souvenir et une histoire, un passé qui eux-mêmes peuvent être révélateurs d'une véritable mémoire. Cette dernière est une notion complexe liée à l'histoire et donc aux archives. Elle est construite au fil du temps et se travaille pour bâtir un récit. La mémoire est notamment marquée par les faits historiques mais aussi se caractérise par une véritable valeur émotionnelle qui enrichit le savoir. Selon Jean Davallon, les archives sont apparentées à une mémoire sociale qui est le reflet d'une époque et qui saisit le moment, et c'est par « les règles qui organisent son traitement et son usage » que l'on produit une mémoire culturelle qui est le reflet de notre société. Ainsi les archives ne peuvent pas faire pleinement partie du patrimoine puisque qu'elles sont les outils qui permettent de le définir. L'auteur parle alors de quasi-patrimonialisation en ce qui concerne les archives. Malgré tout, il constate que l'exposition des archives parvient à rapprocher les documents de ce statut de patrimoine en ne les traitant pas simplement comme des sources mais comme de véritables expôts.
Fort de ces lectures, j'en suis donc arrivé à la problématique suivante : « Exposer les archives permet-il de constituer et transmettre les mémoires ? ». Ainsi le lien entre archives, mémoire et exposition pousse à s'interroger sur l'influence de la forme des modèles d'exposition. Je me suis ensuite attaché à explorer les différents modèles de monstration des archives en commençant par l'observation d'expositions muséales, puis en interrogeant l'impact du numérique sur l'accessibilité des documents. J'ai alors terminé mon enquête en requestionnant la réédition d'archives et le potentiel graphique de ce nouvel objet d'exposition. Dans cet article, je vais reconstituer ce parcours académique et le projet auquel il a donné lieu.
1. L'institution muséale, une archive partielle
1.1 La place de l'archive dans l'exposition
L'exposition d'archives fait subir aux documents un second détournement : en effet, c'est un nouveau changement de statut du document devenu archive qui devient ensuite un objet d'exposition, un expôt. Ce nouveau statut d'expôt rappelle que « les archives sont institutionnellement structurées pour être consultées et non exposées4. » Ainsi il est compliqué de les exposer parce qu'elles fonctionnent en masse. Les archives font partie d'un ensemble qui fait sens pour un système de classification global et dédié à la recherche et non pas à l'exposition. Il est donc impossible d'exposer l'ensemble de cette logique au grand public. Il est nécessaire de faire des choix et de choisir les documents dignes d'être montrés. Une exposition sera donc un extrait très fragmentaire de la réalité des fonds d'archives dont elle est extraite. Il est donc obligatoire de faire des choix dans les documents pour arriver à les exposer, ce choix se fait donc au prisme de la « mémoire collective5 ». C'est la vision contemporaine que l'on porte sur une archive du passé qui influence ce choix. C'est le public qui a été amené à choisir les documents du cycle d'expositions « Les Essentiels » au Musée des Archives. Ce système de choix montre très bien l'influence de cette mémoire culturelle sur le regard que l'on peut porter sur les documents. Ainsi, le second document choisi par le public est le décret d'abolition de l'esclavage de 1848. L'exposition Décret d'abolition de l'esclavage de 1848 est qualifiée de « présentation6 », ce qui marque la volonté de se centrer sur un seul document et de créer des outils de médiation qui l'encadrent. Le dispositif se compose donc autour du document principal, le Décret d'abolition de l'esclavage de 1848, mais il est accompagné d'autres documents d'archives en lien avec le sujet. Cette démarche permet d'élargir le propos en ajoutant des informations antérieures et permet ainsi de mieux comprendre le sujet. Pour pleinement accompagner la compréhension de ce document, trois kakémonos s'ajoutent apportant des compléments et accompagnent la lecture des archives. De plus, un livret complète le dispositif d'accompagnement, on y observe un contenu dense, qui fait écho aux kakémonos tout en évitant les redites. Cette surprésence du récit complémentaire peut donner l'impression d'écraser le document mais ceci est peut-être lié à la nature du cycle d'exposition dans lequel s'ancre cette présentation. Ainsi autour d'un document se construit un dispositif de transmission complet composé de documents secondaires, de compléments et d'outils de médiation. On remarque que l'archive est fortement encadrée par les éléments de médiation, ce qui pousse à questionner l'accès au document lui-même. Le document dont l'exposition porte le nom est envahi par le dispositif de narration et qui semble devenir presque autonome et l'archive devient alors une illustration d'un propos.
1.2 Enjeux de protection et dépassements
Régis Lapasin, responsable du Service des expositions au Musée des Archives nationales, rappelle qu'un des enjeu central de l'exposition d'archives, outre leur communication, reste leur préservation. La vitrine est donc nécessairement devenue omniprésente dans les expositions d'archives, véritable outil de protection et de mise à distance. En effet elle permet de protéger des visiteurs mais aussi permet de gérer l'hygrométrie, critère important de préservation des archives. En effet, leur exposition reste réglementée pour permettre leur transmission dans de bonnes conditions. Cela passe donc par une maîtrise de l'humidité, de la lumière et également du temps d'exposition. Ce dernier critère limite à quatre mois d'exposition à 50 lux ce qui peut frustrer les visiteurs puisque le document peut paraître faiblement éclairé7. La nature des archives pousse à mettre en place des règles d'exposition fortes et très contraignantes et ainsi ne permet pas au visiteur de prendre pleinement connaissance des documents. Il est donc important de mettre en place une véritable médiation pour accompagner et faire comprendre l'importance des archives par d'autres moyens.
Ainsi le Mémorial de la Shoah de Drancy, au travers de l'exposition C'est demain que nous partons, lettres d'interné du Vel d'hiv à Auschwitz, contourne ces règles en exposant des copies et des fac similés. Dans cette institution, la politique d'exposition est différente, le fac-similé est accepté, il peut même être un atout8. L'exposition est constituée d'une structure horizontale dans laquelle sont intégrées des vitrines d'exposition contenant des documents d'archives et surmontées de panneaux explicatifs. Cette structure encercle un second dispositif d'exposition qui cette fois ci donne à voir des lettres directement imprimées sur la structure qui se compose de deux murs qui se croisent autour desquels le visiteur peut tourner mais aussi s'approcher. Ainsi on remarque que dans les vitrines les documents exposés sont des copies. La vitrine n'est donc pas seulement un objet de protection mais aussi un objet signalétique qui semble donner une forme d'authenticité à l'expôt. La représentation de l'archive et son image priment sur son authenticité mais permet de la rapprocher du visiteur. Le scénographe peut alors se saisir de l'archive comme matière graphique et jouer avec pour permettre une meilleure accessibilité. Cette démarche montre la volonté d'ancrer la transmission de sens des archives avant leur réalité. Cela met en lumière sa valeur en tant que « témoin du passé9. »
1.3 Le temps de l'exposition
L'appréhension des archives passe obligatoirement par leur lecture mais leur exposition complexifie leur approche. Des moyens scénographiques sont mis en place pour proposer une meilleure approche des documents, comme dans l'exposition C'est demain que nous partons, lettres d'interné du Vel d'hiv à Auschwitz au Mémorial de la Shoah à Drancy où, au centre de la pièce est placé un module central qui est composé de multiples lettres de déportés, ultimes traces écrites abandonnées avant leur départ pour l'Allemagne nazie. Ainsi ce module est imaginé pour donner une proximité avec les lettres. Cependant c'est avant tout une illusion de proximité puisque ce sont des copies imprimées à même le support mais cette manœuvre permet de mettre en avant le contenu et donne un accès privilégié à leur lecture. Malgré tout le temps manque pour réellement accéder au contenu des lettres et plus largement le temps de l'exposition semble difficilement compatible avec l'appréhension globale des documents. L'espace de l'archive en tant que source reste celui des salles de lecture qui leurs sont dédiées. Ainsi dans des expositions, les archives passent donc au second plan, derrière leur contenu. Elles deviennent le symbole ou la matérialisation d'une information faisant écho à leur rôle de preuve, comme pour l'historien. De plus, la construction de la mémoire s'opère au travers d'événements ou d'une influence que donne la médiation, il y a donc une forme d'éloignement de l'archive. C'est une hiérarchisation des mémoires qui place l'archive comme objet de transmission des savoirs et non comme objet de sa propre mémoire. Son entièreté est niée, sa force émotionnelle, et donc mémorielle est presque effacée au profit d'une valeur symbolique, qui illustre une information. Le dispositif d'exposition prend le pas sur le document et ôte toute capacité à surprendre son lecteur. Les archives portent en elles un « évènement10 » ou « trouvaille11 », terme qui désigne un même moment, celui de découverte d'une information qui fait sens pour le lecteur et qui révèle une réalité d'un passé oublié. Ce moment ne peut être vécu que par un lecteur qui peut être en capacité de s'approprier les archives. L'espace et le moment muséal ne peuvent pas donner accès à cette part des archives.
2. Le numérique faux ami de l'archive
2.1 Outils de diffusion
La numérisation des archives en France commence dans les années 1990, l'objectif premier étant de permettre leur conservation en évitant la dégradation des documents12. Ainsi la numérisation amène un nouvel espace de diffusion des archives grâce à leur dématérialisation. Pour permettre à un libre accès, différentes plateformes se sont développées comme Les Archives Nationales13 qui ont mis en place une « salle des inventaires virtuelle » ou Gallica14, plateforme associée à la Bibliothèque Nationale de France. Chacune de ces plateformes permettent de rendre visible leurs collections numérisées librement. En effet les archives sont détachées de leur isolement physique pour leur protection et ainsi leur consultation virtuelle peut être infinie. Les plateformes accompagnent le lecteur dans leur quête d'archive avec différents modes de recherche et d'exploration. Il y a, sur ce type de plateforme, une volonté de mettre en place un réseau entre les documents. Cette mise en lien permet d'améliorer l'expérience de consultation en proposant des axes thématiques et en guidant l'usager dans sa recherche. Les systèmes de navigation sont des portails. Ce sont des plateformes ouvertes qui permettent de donner accès librement à des ressources. C'est donc une forme de « guichet unique15 » qui donne accès à de multiples documents et informations. En 2016, Romain Wenz, chef du projet « Web sémantique » data.bnf.fr. à la Bibliothèque nationale de France de 2009 à 2013, puis conservateur du patrimoine et chef de projet au Service interministériel des Archives de France, prônait l'idée d'un portail le plus ouvert possible pour rendre accessible au plus grand nombre les archives16. Il propose une plus grande ouverture des portails pour libérer l'usager des réseaux de documents pour se centrer sur l'accès au document et donc aux informations. Les dispositifs de diffusion des archives sont donc avant tout des outils qui n'impliquent aucune médiation dédiée aux archives. Les documents y sont rendus visibles mais sans considération individuelle. C'est une forme qui se rapproche d'un inventaire, dans une juxtaposition infinie de documents qui crée une impression d'uniformisation et seul un œil averti peut dès lors repérer celui qui est digne d'intérêt et qui fera sens. Il y a donc une nécessité à mettre en place une médiation pour cerner l'archive à destination du grand public.
2.2 Expositions virtuelles
Dès les débuts de la numérisation, les expositions numériques ont fait leur apparition mais elles ne se démocratisent que récemment. Les expositions virtuelles sont, dans un premier temps, des soutiens aux expositions physiques et sont vues comme un élément de communication en ligne. Elles sont alors une forme de continuité des salles d'exposition en laissant entrevoir seulement leur potentiel. Certaines sont envisagées comme des espaces de prolongations, et rejouent une exposition en la transposant dans le numérique. C'est alors une remédiatisation, c'est-à-dire l'appropriation et la transformation d'un média dans un autre17, ici d'une exposition physique à une exposition virtuelle. Des structures proposent des expositions uniquement numériques comme, le site Criminocorpus18. Cette plateforme dédiée à aux archives judiciaires construit différentes expositions thématiques et tente de construire une mise en récit fluide au travers de nombreux textes. Cependant les documents d'archive sont très peu présents à l'écran et le visiteur est mis face à de nombreux textes qui deviennent le cœur de l'exposition. D'autres, comme les Archives de la Mairie de Paris, s'appuient sur le numérique pour mettre en valeur leur collection. Le constat est inverse, l'image des documents prime sur l'apport d'information complémentaire, une démarche qui fait échos aux outils de diffusion. Le résultat formel rappelle un diaporama plaçant le visiteur dans un rôle passif, aucune interaction n'est possible, c'est un dispositif fermé et fragmentaire. On constate que globalement les expositions numériques semblent être toujours un terrain à investir en ce qui concerne les archives. Les archives se retrouvent alors reléguées à une fonction d'illustration, ce qui s'apparente à l'icône selon Jean Davallon, les documents ne sont donc qu'une mise en forme de leur contenu, on ne fait plus que les admirer sans réellement les consulter, renforçant la patrimonialisation de l'archive et son rôle symbolique19. Les dispositifs d'exposition numérique sont dans la continuité des expositions physiques, les enjeux d'éloignement entre les archives présentées et les visiteurs semblent s'exacerber malgré le fait que l'enjeu de protection soit pleinement dépassé.
2.3 Un lieu hybride construit avec les Archives : Le Rize
Le Rize est un lieu culturel qui, fondé à Villeurbanne, regroupe les archives municipales, la médiathèque mais aussi des espaces dédiés à la médiation culturelle ainsi qu'un espace pour accueillir des chercheurs et universitaires. Son « objectif était de doter la ville d'une structure patrimoniale, dédiée à la valorisation des mémoires des habitants20. » Ce lieu lie les archives et les habitants, par une institution nouvelle en questionnant notamment son rapport avec le territoire. Ainsi Le Rize s'appuie sur la forte histoire ouvrière de la ville et souhaite faire du lieu un véritable espace de mémoire s'appuyant sur les archives. Très rapidement une version numérique du Rize a été créée offrant à la fois des informations sur le lieu et une extension, le Rize + qui regroupe la consultation en ligne des archives numérisées, un espace dédié à une vie culturelle propre au site et un atlas. Les expositions numériques été envisagées en continuité des expositions du lieu. Cependant la plateforme propose également des modes de médiation plus interactifs. En effet le Rize + propose au visiteur de participer à la mise en récit des archives en la liant au territoire, et au patrimoine de la ville. Ainsi les habitants peuvent transmettre leur propre vision de la ville et de son histoire en devenant narrateur. Les archives ici sont support de la mémoire collective qui se construit sur et avec les archives. En choisissant de travailler sur la ville, les documents d'archives révèlent leur potentiel de mémoire par les habitants, qui se réapproprient les archives et leur passé. Cet ancrage dans le territoire permet de montrer que les archives peuvent avoir une véritable proximité avec le public.
3. Pour un nouvel objet graphique de Mémoire
3.1 Rééditer des archives
La réédition d'archives est une pratique déjà ancrée comme avec la collection Archives de Gallimard dirigée par Pierre Nora. Mais on remarque que ces ouvrages se détachent de la matérialité de l'archive abandonnant le caractère graphique des documents au profit de la transmission de leur contenu. Il y a des « traces matérielles des instants les plus intimes21» qui lient le lecteur et l'auteur du document malgré leurs époques différentes. Ce détachement implique une perte d'un potentiel émotionnel que peuvent avoir les documents. Ce lien participe, au même titre que les informations des documents, à la transmission de la mémoire de l'histoire des hommes que contiennent les archives. Pour pleinement cerner les archives il est nécessaire d'en avoir un visuel. Les catalogues d'exposition sont des ouvrages plus libres et qui s'appuient nécessairement sur des reproductions et des copies d'archives. Ils permettent de tisser un nouveau lien avec le visiteur, ils sont obligatoirement rattachés à une exposition mais donnent un nouveau point de vue sur les collections. Anne Klein et Yvon Lemay questionnent ce rapport à la matérialité des archives et comparent deux ouvrages mettant en scène des documents destinés au grand public ayant pour même sujet l'Occupation à Paris pendant le Seconde Guerre mondiale22. On y observe deux démarches différentes dans la manière d'aborder les archives. L'une dite « intellectuelle » avec Archives de la vie littéraire sous l'Occupation23 qui est le catalogue augmenté d'une exposition éponyme qui a eu lieu à l'Hôtel de ville de Paris du 12 mai au 9 juillet 2011, et qui marque la volonté d'accompagner le lecteur par des apports d'historiens qui enrichissent la découverte des archives avec des commentaires complémentaires. Dans le second ouvrage Paroles de l'ombre : lettres et carnets des Français sous l'Occupation24, la démarche est « émotionnelle » et passe par un corpus de documents rassemblant des témoignages, des archives familiales dans un objet propice à l'exploration plus libre. On observe ainsi deux rapports à l\'archive, avec une approche dite « émotionnelle », l'archive est utilisée comme un support d'expérimentation et permet à l'usager de s'approprier leur contenu par manipulation de copie. Il y a donc dans ce genre d'ouvrage une volonté de faire confiance au lecteur qui peut être capable de comprendre la signification des documents et de faire les liens qui conviennent. Ainsi la manipulation des copies d'archives permet de mieux les comprendre en offrant un temps de lecture. La matérialité devient transmettrice et accompagne le contenu informationnel et mémoriel des archives. Ceci est du à la valeur symbolique de l'archive qui peut véritablement incarner le passé, elle devient un « objet-du-passé25 ». La viabilité des catalogues se base sur le fait qu'ils sont la continuité d'expositions physiques ce qui permet de mettre naturellement en place un discours d'accompagnement suffisant pour en avoir la bonne compréhension. L'appréhension des archives ne peut pas être pleinement libre, les archives restent des documents dont l'interprétation peut être déformée, « on peut tout à fait faire dire à l'archive tout et son contraire26 ». Il y a donc une nécessité à avoir un dispositif de médiation qui encadre les documents et qui ancre les archives dans une narration même minime.
3.2 Le Recueil : un nouveau modèle d'exposition
Détachée de l'exposition ou de toutes autres formes de première médiation, l'édition d'archives doit trouver sa propre forme. Ainsi pour respecter la nature fragmentaire des archives et le fait qu'elles deviennent signifiantes en étant regroupées sous forme de collection, il est nécessaire de trouver une forme compatible avec cette contrainte fondamentale. Le recueil semble naturellement être adapté dans la mesure où il est un moyen de juxtaposer des textes d'origines différentes. Le choix de ces textes est déjà signifiant, il permet avant même la lecture de participer à la contextualisation des documents. Les archives étant fractionnées, leur regroupement donne du sens à chaque document en le mettant en lien avec les autres. Pour cerner leur entièreté il faut également que le lecteur ait accès à l'esthétique des documents pour compléter leur fonction informative. La différenciation entre valeur informative et valeur esthétique, doit donc disparaître dans un processus d'exposition notamment quand le dispositif de diffusion est ouvert au grand public. Il est donc nécessaire de lier dans le dispositif la fonction de transmission des archives avec son esthétique, c'est donc lier la « fonctionnalité des archives » et leur « symbolique » pour pleinement leur accorder un statut de patrimoine. Avec cette alliance des valeurs, le lecteur peut pleinement faire l'expérience de la lecture des archives. Cette expérience repose sur l'émotion que procure la lecture des archives et plus particulièrement sur le moment où le lecteur trouve une information qui fait sens pour lui. C'est ce que Arlette Farge et Jean Davallon nomment un « événement » ou une « trouvaille ». C'est une émotion qui est propre à l'archiviste, au chercheur, et à l'historien qui, eux, vivent l'archive concrètement en manipulant les documents et donc par cette expérience peuvent avoir accès à sa charge mémorielle27. Ainsi le designer doit se saisir du recueil et adapter sa forme, la faire évoluer pour permettre l'élaboration de cette expérience propice à la constitution et la transmission des mémoires. Il doit donc s'appuyer sur la matérialité des archives en passant par la reproduction permise par la numérisation pour transmettre l'esthétique des archives. Pour permettre une bonne compréhension des documents il est également nécessaire d'accompagner le lecteur avec une médiation avec une contextualisation construite avec des chercheurs ou des historiens compétents pour élaborer un discours efficace suffisamment didactique tout en laissant une part d'appropriation au lecteur afin qu'il puisse être surpris lors de sa lecture par les documents et leur contenu. Il faut donc avoir confiance dans le lecteur et dans sa capacité de compréhension des archives pour qu'il puisse par lui-même expérimenter les documents et, à travers eux, la mémoire. Chaque ouvrage se devra donc de toujours renouveler sa forme s'adaptant à la nature des collections présentées pour que l'expérience des archives et de la mémoire soit toujours au plus près de la nature des documents.
3.3 Projet : Lettres à José
L'exploration des différentes façons d'exposer les archives m'a permis de comprendre ses enjeux et ses caractéristiques pour conduire vers le recueil et son potentiel qui représentent une nouvelle forme de monstration.
C'est donc naturellement que mon projet de fin d'étude s'ancre dans la collection de lettres de ma grand- mère qui est à l'origine de mon questionnement. Cette collection comporte en son sein exactement soixante et onze écrits, tous étalés de 1972 à 1981, plus ou moins espacés dans le temps. Ces lettres sont écrites majoritairement par ma grand-mère mais aussi quelques-unes par son mari, ou ses autres enfants, et sont toutes destinées au fils aîné de la famille, José, parti faire son Tour de France en tant que Compagnon du Devoir. À la relecture, des années plus tard, on constate que les lettres portent en elles une forme d'émotion propre qui se dégage de leurs histoires tout d'abord. Il est émouvant de découvrir qu'un fils a gardé presque toutes les lettres écrites par sa famille pendant plus de vingt ans, jusqu'à la fin de sa vie, et qu'après vingt autres années ces mêmes lettres, qui ont survécu à leur destinataire, et sont restées inconnues des autres personnes de la famille, soient trouvées, parfaitement conservées. C'est une nouvelle étape de leur histoire qui vient enrichir leur puissance émotionnelle et réanime de nombreux souvenirs un demi-siècle plus tard chez les auteurs des lettres, mais aussi l'occasion d'interroger et émouvoir la nouvelle génération, ma génération. En effet, les petits enfants découvrent par elles l'époque de ces lettres, aperçoivent la décennie dont il est question d'un point de vue tout droit sorti de l'époque. Ces courts récits ne sont pas que des souvenirs, ils sont de véritables témoignages des fenêtres sur le passé.
Figure 1. Vue d'ensemble projet « Lettre à José », Svobodny Guillaume
Ainsi cette collection devient le prétexte pour une exploration pratique de recueil comme forme médiation des archives. Elle est donc naturellement destinée à ma famille dont les membres en seront les principaux usagers. Les différentes générations pourront avoir accès aux lettres qui sont des liens au passé de la famille. Ainsi le recueil devient le seuil qui conduit au souvenir et qui permet leur transmission. Cette expérience n'est possible qu'en s'appuyant sur la matérialité des lettres qui sont reproduites pour permettre de conserver les originaux dans les meilleures conditions possibles. Pour accompagner leur lecture, il est nécessaire de donner des éléments de contextualisation, fournir des clés de lecture. De plus, le recueil comporte un enjeu de mémoire et une volonté de rendre hommage à mon oncle, destinataire des lettres, qui est aujourd'hui décédé. La collection est à sens unique, aucune réponse n'est arrivée jusqu'à nous, sa présence est donc représentée par ses photos qui participent à la contextualisation des lettres. Ainsi chaque lettre est accompagnée d'un texte explicatif et de photographies complétant les mots de ma grand-mère. Pour enrichir l'expérience de mémoire, une page vierge est associée pour permettre aux lecteurs d'échanger sur les lettres. En effet les protagonistes des lettres peuvent donner plus d'informations, des souvenirs et enrichir les prochaines lectures mais aussi les souvenirs de la famille. Le recueil devient alors un espace d'accueil. Pour permettre au lecteur une lecture libre et propice à la découverte et donc à l'émotion, une hiérarchisation entre les différents composants est nécessaire. La lettre doit être lue en premier lieu, puis le lecteur doit pouvoir avoir accès à la contextualisation, aux photographes et enfin à l'espace d'expression. Ce dispositif prend naturellement la forme d'une frise chronologique pour donner un sens de lecture chronologique aux lettres. Cette forme est donc également celle du recueil qui est en « accordéons » et peut ainsi se déployer dans l'espace pour véritablement mettre en scène les lettres en donnant un aperçu sur l'ensemble des lettres qui se juxtaposent côte à côte tout chacune étant la première page du dossier qui la complète. Cette forme permet également d'avoir une expérience de groupe et de réunir la famille autour des lettres et des souvenirs qu'elles symbolisent. De plus, les réductions de lettres sont amovibles et peuvent être pleinement appropriables par le lecteur ou par le groupe donnant ainsi accès à la contextualisation, aux photos et à la possibilité, d'à son tour, de laisser une trace dans le recueil. La « Mémoire familiale » est ainsi réactivée dans des échanges multigénérationnels propices à la transmission d'un récit familial et à la commémoration autour du souvenir et de nos disparus.
Figure 2. Détail projet « Lettres à José » page 7, Svobodny Guillaume
Conclusion
Nous avons vu que l'exposition des archives est un enjeux complexe dû à leur nature et à leurs différents détournements mais qui reste nécessaire. Leur valorisation, leur communication, leur accessibilité et leur monstration restent importantes. C'est un acte central dans la création de notre histoire et de notre mémoire collective. Malgré le fait qu'exposer les archives est presque paradoxale, les archives sont vectrices d'émotion qui ne fait que renforcer le lien qu'elles ont à la mémoire et les espaces d'exposition permettent de faire participer le grand public. Il est donc important de les communiquer, sous toutes ses formes, pour continuer de transmettre ces mémoires qu'elles contiennent. En se centrant sur l'expérience que proposent les archives, la monstration des documents s'appuie sur le caractère symbolique tout en donnant accès à leur contenu. Ces enjeux de représentation restent présents mais peut être dépassé au profit d'une proximité bénéfique non seulement à la lecture mais aussi à l\'appropriation de la signification des archives. Ainsi le visiteur peut devenir lecteur pour atteindre le potentiel émotionnel de l'archive pour avoir accès à l'expérience de mémoire que détient chaque document. Ainsi le recueil se veut être un relai des différents modes d'exposition des archives pouvant donc entrer dans l'intime et donc proposer un nouveau rapport aux documents et potentiellement de nouvelles thématiques plus personnelles. C'est également un potentiel graphique dont les designers peuvent se saisir faisant des archives une matière mémorielle vivante.
Crédits
Figure 1. Projet « Lettre à José », Vue d'ensemble © Guillaume Svobodny
Figure 2. Projet « Lettre à José », Détail page 7 © Guillaume Svobodny
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Svobodny, Guillaume, Exposer les archives et la mémoire : les enjeux de la forme, Mémoire de Master Arts et Sciences de l\'art, Mention Design, Arts, Médias, Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne, 2022. ↩
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Davallon, Jean, Une patrimonialisation des archives ?, L'archive dans quinze ans, Louvain-la-Neuve, Université catholique, de Louvain, 2014, p.4 ↩
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Farge, Arlette, Le goût de l'archive, Paris, Seuil, 1997. ↩
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Davallon, Jean, Une patrimonialisation des archives ?, L'archive dans quinze ans, op. cit., p.12 ↩
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Ibidem, p.8 ↩
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Régis Lapasin, entretien mené par mes soins aux Archives Nationales, le 01/04/2022. ↩
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Régis Lapasin, entretien mené aux Archives Nationales, le 01/04/2022. ↩
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Sophie Nagiscarde, entretien mené par les soins au Mémorial de la Shoah, le 06/05/2022. ↩
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Davallon, Jean, Une patrimonialisation des archives ?, L'archive dans quinze ans, op. cit. p.12 ↩
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Farge, Arlette, Le goût de l'archive, op. cit., p.105 ↩
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Davallon, Jean, Une patrimonialisation des archives ?, L'archive dans quinze ans, op. cit. p.5 ↩
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France Archives, Numérisation du patrimoine, 21 décembre 2021, [https://francearchives.fr/article/37769]{.ul}, consulté le 20/O5/2022. ↩
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[https://www.archives-nationales.culture.gouv.fr/]{.ul} , consulté le 20/O5/2022. ↩
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[https://gallica.bnf.fr/accueil/fr/content/accueil]{.ul} , consulté le 20/O5/2022. ↩
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Romain, Wenz « Quel rôle pour les portails dans le « nouveau monde » du Web ? », dans La Gazette des archives, n°245, 2017. « Meta/morphoses. Les archives bouillons de culture numérique »- Forum des archivistes, 30-31 mars et 1er avril 2016, p. 287-295. ↩
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Romain, Wenz, « Quel rôle pour les portails dans le « nouveau monde » du Web ? « et « Meta/morphoses. Les archives bouillons de culture numérique », op. cit., p. 287-295 ↩
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Laborderie, Arnaud, Les expositions virtuelles de la BnF de 1998 à 2020. Retour sur vingt ans de pratiques de médiation en ligne, Culture & Musées Muséologie et recherches sur la culture, n°35, 2020, Musées et mondes numériques, p. 324-330 ↩
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[https://criminocorpus.org/fr/]{.ul} , consulté le 16 novembre 2022. ↩
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Davallon, Jean, Une patrimonialisation des archives ?, L'archive dans quinze ans, op. cit., p.2 ↩
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De la Selle, Xavier, Quand bibliothèque et archives font mémoire commune, n°3, BBF, 2010, p. 46-49 ↩
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Farge, Arlette, Le goût de l'archive, op. cit., p.18 ↩
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Klein Anne, Lemay Yvon, « Matérialité des archives et transmission de l'histoire », dans La Gazette des archives,n°229, 2013, 1. Varia. p. 237-245. ↩
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Paxton, Robert O., Corpet, Olivier) et Paulhan, Claire) Archives de la vie littéraire sous l'Occupation : à travers le désastre, Tallandier/IMEC, 2011. ↩
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Guéno Jean-Pierre et Pecnard Jérôme, *Paroles de l'ombre : Lettres et carnets des Français sous l'Occupation (1939-1945), Paris, Les Arènes, 2009. ↩
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Davallon, Jean, Une patrimonialisation des archives ?, L'archive dans quinze ans, op. cit., p.9 ↩
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Farge, Arlette, Le goût de l'archive, op. cit., p.118 ↩
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Ibidem. p.105 ↩