Design et identités culturelles. Pour une exposition au service de la culture
Suzanne Anger

Diplômée du Master 2 « Design Arts Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.

Résumé
Cet article a pour objectif de réfléchir au rôle du design dans la préservation des cultures, en répondant notamment à la question suivante : le design est-il un outil de résistance des identités culturelles ? Au-delà d'un design responsable de la crise des identités culturelles, nous verrons que les designers et les institutions muséales tentent de répondre à celle-ci de plusieurs manières : d'abord par le choix de la distance et de la neutralité, puis en prenant parti et en mettant en avant une démarche radicale dans la présentation de la culture.

Abstract
The aim of this article is to reflect on the role of design in the preservation of cultures, in particular by answering the following question : is design a tool for the resistance of cultural identities? Beyond the idea that design is responsible for the crisis of cultural identities, we will see that designers and museum institutions try to respond to this crisis in several ways : first by choosing distance and neutrality, then by taking sides and putting forward a radical approach in the presentation of culture.

Introduction

Ce travail de recherche mené tout au long du Master 2 « Design, Arts, Médias » commence à partir d'un constat fait il y a quelques années : l'invisibilisation de certaines cultures au profit d'autres1. Je me suis intéressée au phénomène de hiérarchisation des cultures. Comment cette hiérarchie s'est-elle mise en place et d'où vient-elle ? Une des conclusions à laquelle je suis arrivée était que si nous pouvions espérer que la mondialisation permette la diffusion et la médiatisation de cultures lointaines jusqu'alors méconnues, l'inverse s'est produit : une sur-diffusion de la culture occidentale venue progressivement remplacer des coutumes et modes de vie locaux, mais aussi une anecdotisation2 des cultures à des fins marchandes. Cependant, de plus en plus d'individus cherchent à inverser cette tendance, en acceptant les métissages et l'hybridation avec la culture occidentale plutôt que de la subir. De mon côté, j'essaye de comprendre comment ce renversement a lieu, en particulier sous le prisme du design.

La notion d'identité culturelle possède de multiples sens qu'il est important de clarifier. L'identité regroupe tous les caractères spécifiques qui différencient les individus les uns des autres, qui leur donnent leur singularité. La culture quant à elle représente tous les caractères spécifiques qui différencient un groupe ethnique d'un autre groupe. L'identité culturelle est donc ce qui permet de séparer ou de rassembler un groupe d'individus autour d'un mode de vie commun. Avec l'essor de la mondialisation et la diffusion de la culture occidentale, les identités culturelles se retrouvent menacées. En effet, les caractères spécifiques qui différenciaient les ethnies les unes des autres se retrouvent mélangés à de nouveaux caractères occidentaux qui viennent petit à petit effacer la singularité des cultures. Nous parlons d'ailleurs des identités culturelles au pluriel car, bien que le terme identité fasse référence à quelque chose d'unique, nous ne discutons pas ici d'une identité en particulier, nous cherchons à souligner la présence d'une multiplicité d'identités censées cohabiter les unes avec les autres. De manière à comprendre tous les enjeux de l'exposition de la culture, ce travail de recherche répond à la problématique suivante : le design est-il un outil de résistance des identités culturelles ?

Une première réponse presque évidente est de partir du constat que si le design est né dans la crise et en fait toujours partie, alors il peut être responsable de la crise des identités culturelles. En effet, pensé à l'origine dans un but de rendement économique, le design offre la possibilité de transformer tout ce qu'il touche en bien de consommation. Cela pose alors un réel problème: comment garder une pratique du design éthique tout en contribuant à effacer certaines cultures au profit d'autres ? Mais cette vision d'un design responsable de la crise identitaire est aujourd'hui dépassée. Nous avons conscience en tant que designers des problématiques contemporaines et devons composer avec elles.

Deux choix s'offrent alors à nous. Nous pouvons choisir de faire abstraction de la culture et adopter une posture distante et neutre. Le designer n'est alors que le messager de la culture et prend le parti de ne rien faire. Mais rester neutre, c'est d'une certaine façon conserver ce rapport de dominance entre les cultures. Le design n'est là que pour articuler l'exposition et présenter une suite d'informations. Ce mode de fonctionnement n'est pas suffisant car il apporte une vision trop superficielle de la préservation des identités culturelles.

Enfin, nous pouvons choisir de prendre parti dans la préservation des cultures. En tant que designer, il est nécessaire de nous impliquer dans la préservation des identités si nous voulons garder une pratique respectueuse d'autrui et si nous voulons avoir pleinement conscience du monde qui nous entoure. C'est un design qui vise à faire bouger les limites des identités culturelles. Les designers doivent mettre en place des méthodes de création radicales. Nous comparerons le travail de céramique de King Houndekpinkou et l'association Flowers for Slovakia afin de comprendre deux procédés de création radicaux.

1. Le design au centre de la crise des identités culturelles

1.1 Design et culture

Avant d'aborder la notion d'identité culturelle dans son rapport à l'exposition, il était nécessaire de revenir aux origines du design pour comprendre pourquoi il a un rôle aussi central dans la résistance des identités culturelles. En affirmant que le design est responsable, au moins en partie, de la crise des identités culturelles, nous admettons qu'il est lié au commerce et à la standardisation dès son origine. En effet, au moment de son apparition à la fin du XIXe siècle, la société fait face à des changements majeurs dans le mode de vie des hommes. L'arrivée de la révolution industrielle est venue bouleverser les habitudes de toutes les classes sociales, et en particulier des ouvriers. L'exode rural a déplacé les travailleurs des campagnes vers les villes et a contraint les industriels et les architectes à adapter les constructions à ces nouveaux habitants. Il fallait loger plus de monde, dans moins de place et en dépensant le moins possible. À ce moment-là s'opère alors la transition de l'artisanat vers le design : des objets qui deviennent fonctionnels, manufacturés, aux formes simples de manière à pouvoir être utilisés par tous et pas seulement par une élite bourgeoise. Le design avait donc pour objectif de réduire les coûts de fabrication et de simplifier l'usage. Cette standardisation de la vie est venue progressivement uniformiser la culture en y incorporant un enjeu économique. En enlevant son caractère spécifique à un objet, celui-ci se vendra mieux. De cette manière, le design, en plaçant entre autres le profit au centre de toute création, est responsable de la crise des identités. L'obsession du profit fait tendre la création vers une production uniforme et une anecdotisation de la différence3.

1.2 La marchandisation de l'ethnique

Sylvie Brunel explique dans La Planète disneylandisée4 que les aborigènes vendent des objets symboliques à des touristes, tout en sachant que ces objets vont perdre leur fonction pour devenir des objets décoratifs. Toutefois, elle nuance son propos : « l'artisanat traditionnel, même s'il s'est recréé à destination des touristes, les modes de vie ancestraux, les légendes et les mythes des peuples autochtones revivent ainsi grâce à la demande des touristes, à leur pouvoir d'achat, au temps qu'ils sont prêts à consacrer à la visite de sites qui auraient depuis longtemps disparu sans la curiosité de ces huit cents millions de visiteurs mondialisés5 ». La culture vendue aux touristes est en effet une fausse culture, folklorisée, conçue pour satisfaire le besoin d'exotisme que de nombreuses personnes recherchent en voyageant. Le XXe siècle a été marqué par l'apparition d'un marché de l'ethnique constituant l'ensemble des transactions commerciales effectuées à travers un héritage socioculturel, qu'elles soient volontaires ou, la plupart du temps, subies. Le marché de l'ethnique, et par extension le marketing ethnique, conduit à une hiérarchisation des cultures et à un attrait croissant pour ce que nous considérons comme exotique. Afin de satisfaire ce besoin d'exotisme de riches occidentaux, les populations locales ont par conséquent été amenées à transformer des morceaux de leur culture en objets anecdotiques, aujourd'hui vendus aux touristes. De nombreuses cultures ont commercialisé leur folklore, outrepassant la dimension sacrée de certaines pratiques et de certains signes.

La marchandisation de l'ethnique est devenue tellement lucrative au XXe siècle que les ethnies elles-mêmes ont commencé à transformer des morceaux de culture en argument de vente. Cette commercialisation d'objets ordinaires n'est pas sans rappeler certaines expositions et le travail de certains artistes. S'il est naturel de s'inspirer du passé comme un processus naturel de création, l'utilisation partielle voire totale d'objets issus d'autres cultures questionne les limites du design.

1.3 Posture du designer : le cas de l'exposition « Primitivism » in Twentieth Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern

Pour comprendre une posture que les designers peuvent adopter face à la culture, nous prenons l'exemple de l'exposition « Primitivism » in Twentieth Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern6 au MoMA à New-York en 1984. Pour cette exposition, les commissaires ont présenté des œuvres de la modernité aux côtés de leurs inspirations, en grande partie des objets de culte africains. Plusieurs problèmes sont alors soulevés. D'abord, les œuvres ne sont présentées qu'avec leurs inspirations exotiques et pas avec les éléments de vie quotidienne qui peuvent influencer la création : l'atelier de l'artiste, son entourage, la ville qui l'entoure. Mais aussi, « dans l'hypothèse que l'on puisse considérer les objets africains comme une forme d'art comparable à ce que nous entendons par "art" à la fin du 20e siècle, la mise en scène de "Primitivism" se cantonne à présenter cette création dans un rapport de subordination face à l'art moderne7 ». En effet, si nous choisissons d'exposer ce que nous considérons comme des chefs d'œuvre de la modernité aux côtés d'artefacts présentés comme des objets d'art, alors nous hiérarchisons des formes d'art et par conséquent des cultures. Cette exposition a été conçue comme la mise en espace d'un catalogue. Pensé comme un recueil de dix-neuf essais et une iconographie détaillée, ce catalogue était censé démontrer le propos de l'exposition et en expliquer les enjeux. Mais comme pour chaque exposition, le catalogue n'a été que trop peu consulté par le public, et, comme l'écrit Maxence Alcalde, « "Primitivism" a eu pour son public quelques relents de colonialisme8 ». C'est un exemple précis de la manière avec laquelle le design peut être responsable de la crise des identités culturelles. En sortant des objets de leur contexte plus ou moins violemment pour les présenter en tant qu'œuvres d'art ou simplement curiosités exotiques, nous choisissons d'anecdotiser9 des pratiques culturelles et d'en faire un spectacle pour les visiteurs. Bien que, la grande majorité du temps, les expositions soient mises en place dans une forme bienveillante de démonstration anthropologique de la culture, il n'en reste pas moins que la posture du designer est critiquable. Un travail de médiation doit alors être entrepris pour que le design ne soit pas considéré comme un vecteur de crise. En souhaitant montrer toutes les cultures dans un objectif de démonstration d'ouverture d'esprit, nous risquons de poser la culture occidentale comme dominante en la comparant à d'autres pratiques sorties de leur contexte. L'intérêt de l'exposition de la culture réside dans la présentation de l'étranger. Il n'est par conséquent pas nécessaire de le comparer à la culture occidentale, au risque de mettre en place une hiérarchie, volontairement ou involontairement.

2. La distance comme réponse à la crise de la culture

2.1 Au-delà de la responsabilité

Une exposition est centrée sur son public et sur les informations que les commissaires veulent lui transmettre. Les concepteurs d'expositions, c'est-à-dire les commissaires et les designers, doivent par conséquent choisir de quelle manière les informations vont être communiquées. Selon Jean Davallon, dans l'article « Un outil pour voir et penser sa culture : l'exposition », l'exposition est une médiatisation qui met en relation le visiteur et les objets qu'il observe10. Dans le musée, il y a une volonté de séparation entre le monde réel extérieur et ce qui est exposé à l'intérieur. Nous allons prélever des objets in situ pour les transposer dans les lieux d'exposition, les mettant en scène dans des situations anormales. Les objets sont montrés sous le statut d'œuvres d'art, perdant leur identité en tant qu'objets : jusqu'alors fonctionnels, ils deviennent des objets d'arts ne pouvant plus être utilisés sous peine de détruire leur nouvelle dimension sacrée.

Bien que la mise en scène des objets à travers l'exposition a pour vocation de les mettre en valeur, les designers doivent mettre au premier plan le confort du public. Leur rôle est de penser à la compréhension du parcours, à la visibilité des objets et des informations données. Au cours d'une visite, tout est vu par le public. Les visiteurs ont conscience des manques, des espaces et se laissent guider par ces vides. Une exposition n'est pas seulement composée d'objets présentés, elle est aussi constituée de tout ce qui oriente la compréhension : les cartels, la signalétique, la communication visuelle ou encore l'éclairage. C'est pourquoi un équilibre doit être mis en place entre le propos avancé par les commissaires d'exposition et les scénographes, afin de ne pas tomber dans le même piège que pour « Primitivism » in Twentieth Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern.

Le but d'une exposition est de véhiculer un contenu ou un message : le visiteur repart forcément avec quelque chose qu'il a acquis durant la visite. Pour cela, l'exposition possède trois formes de présence : le discours, les codes muséographiques qui organisent la perception et rendent possible la rencontre avec l'œuvre et la signification des œuvres elles-mêmes. En suivant le parcours proposé, le visiteur se construit donc, toujours selon Jean Davallon, « un monde dans lequel se mêle ce qu'il a vu, ce qu'il sait et ce qu'il imagine ; [...] un monde utopique11 ».

Le musée offre une façon de voir le monde. Il ne s'agit pas d'un point de vue universel ou fondamentalement vrai, mais de l'angle selon lequel le curateur décide de montrer l'objet.

C'est dans cette perspective que certains designers choisissent d'adopter une posture neutre par rapport à la culture qu'ils exposent. En laissant une part de liberté aux visiteurs, les designers s'assurent d'éviter le remodelage de la culture à l'image de ce que nous appelons de l'art. La prise de distance avec ce qui est exposé permet de ne pas modifier le sens des objets qu'ils exposent. De nouveaux liens de connaissances se créent alors entre les artistes, les musées et leur public.

2.2 Les Magiciens de la Terre, volonté de rupture avec le passé

Afin d'illustrer la neutralité adoptée par les designers dans la présentation des cultures, j'ai choisi d'analyser dans mon mémoire l'exposition Les Magiciens de la Terre12 ayant eu lieu au Centre Pompidou et à la Grande Halle de La Villette à Paris en 1989. Il s'agit d'une exposition qui se veut anti-coloniale et qui propose une réflexion sur l'ethnologie et sur les différents peuples avec une volonté de représentation universelle. Les thématiques abordées sont laissées libres aux artistes : les croyances, les cultes, les totems sont abordés au même titre que les loisirs et la vie quotidienne. Jean-Hubert Martin, commissaire général, décrit le point de départ du propos de l'exposition comme une remise à zéro de tous les préjugés sur les cultures et sur les artistes pour donner à voir une pratique de l'art qui se veut universelle13. L'exposition est pensée de manière à montrer la culture sous toutes ses formes sans volonté de valoriser une ethnie plus qu'une autre. Il s'agit d'une succession d'œuvres sans comparaison, chaque œuvre se suffisant à elle-même et faisant voyager le visiteur, sans pour autant de réelle logique dans la continuité de la présentation des travaux.

Seules des œuvres d'art sont exposées, les objets fonctionnels, décoratifs et artisanaux sont exclus de l'exposition. Comme l'écrit le commissaire général : « Tous ces objets, d'ici ou d'ailleurs, ont en commun d'avoir une aura. Ce ne sont pas de simples objets ou outils à usage fonctionnel et matériel. Ils sont destinés à agir sur le mental et les idées dont ils sont le fruit. [...] Ils communiquent un sens14 ». Les commissaires veulent que tous les travaux soient présentés au même niveau : ils doivent être porteurs de concepts, de sens et pas relégués à leur fonction. L'objectif de Jean-Hubert Martin est de porter un regard neutre sur l'art occidental et non-occidental pour les ramener au même niveau aux yeux du public. Tout ce qui pouvait être associé au style du primitivisme a été rejeté. L'objectif principal de l'exposition était de ne pas faire de généralisation : un thème commun mais des identités multiples, de façon à créer un dialogue entre les artistes, leurs œuvres et le public. D'un point de vue spatial, toutes les œuvres ont été mélangées pour ne pas avoir de distinction géographique. Enfin, Martin s'appuie sur trois critères de sélection des artistes : la relation entre l'artiste et son milieu environnant, l'adéquation de l'artiste et de l'œuvre et l'énergie que l'artiste développe à radicaliser ses idées.

2.3 La nécessité d'une prise de position

Si les scénographes et commissaires d'expositions choisissent parfois de prendre leurs distances avec la culture afin de mettre en avant une neutralité d'opinion et ainsi favoriser la libre interprétation du visiteur, cette distance avec le travail des artistes laisse souvent un sentiment de frustration chez le public. Le propos étant parfois inaccessible, la scénographie n'induit pas forcément un parcours didactique favorisant la transmission de la culture. Le public est plus souvent influencé par des dispositifs spatiaux que par des informations textuelles. Un visiteur lambda peut se retrouver dépassé par le propos des artistes et son interprétation des œuvres sera induite par son vécu et par l'expérience de l'espace autour de lui. Il s'agit du concept de dispositif mis en avant par Jean Davallon dans l'article « Un outil pour voir et penser sa culture : l'exposition15 ». En effet, que ce soit par des codes graphiques, la signalétique et la forme des cartels, ou encore par des dispositifs scénographiques, la mise en espace d'une exposition va jouer sur sa réception. C'est donc là tout l'enjeu des musées : réussir à renouveler les méthodes d'exposition pour connecter le visiteur à l'œuvre et au message de l'artiste. Pour cela, les concepteurs d'expositions vont tenter de mettre en place un contexte autour des objets présentés, la compréhension d'un artefact étant plus facile lorsque ce dernier est montré dans son milieu culturel.

Si la transmission d'une culture peut se faire par le message transmis à travers le discours des commissaires d'exposition, c'est par la mise en espace des objets et des œuvres que le plus gros de la mémorisation va se faire. Les objets font office de médiateurs durant la visite et vont permettre au public de se constituer son propre récit d'exposition. C'est à cela que sert le design : offrir aux visiteurs des clés contextuelles de compréhension de la culture. Car si la culture est avant tout une question de vécu et d'expérience, celle-ci ne peut être comprise que lorsque nous posons des limites à l'interprétation. L'objectif est de ne pas laisser les visiteurs se créer une image fausse de la culture. Cela permet d'utiliser l'exposition pour apprendre d'une autre manière mais surtout comprendre. La transmission de la culture se fait en majeure partie par la compréhension de ce que nous voyons, et cette compréhension est rendue plus facile par la mise en espace. « Il s'agit en réalité de "comprendre", qui s'avère être le maître mot de l'exposition16 », nous dit Serge Chaumier dans Altermuséologie, Manifeste expologique sur les tendances et le devenir de l'exposition.

Au-delà de la mise en place de contextes autour des objets présentés dans les expositions de la culture, un réel engagement de la part des designers et des musées est attendu pour la préservation des identités culturelles. La résistance des identités culturelles est avant tout un engagement politique. D'après Serge Chaumier, « si le musée [...] veut pleinement être un musée citoyen, participant de la vie publique et sociale et plonger au cœur de la cité pour être un lieu de débats, [...] on ne peut échapper à poser la question des postures et des positionnements, bref de la dimension politique17. » Il est important de ne pas se laisser freiner par des appréhensions vis-à-vis du public ou des réactions médiatiques. Cette affirmation de Chaumier rejoint la pensée de Claire Bishop expliquée dans son ouvrage Vers un musée radical, dans lequel elle décrit les prises de positions de trois musées européens, le Van Abbemuseum à Eindhoven, le Reina Sofia à Madrid et le MSUM à Ljubljana, dans la présentation de leurs collections. En effet, « l'exposition quand elle ne nourrit pas les stéréotypes, mais qu'elle les questionne, les déconstruit et les remet en cause, interroge. Elle sert alors à faire bouger les cartes mentales, à produire de l'ouverture, à inviter à la rencontre de l'altérité. Ce faisant, le propos ne peut être qu'engagé puisqu'il vient troubler la pensée commune, le sens commun, remettre en cause l'évidence18. »

3. Un design radical pour la préservation des identités culturelles

3.1 Un design engagé

Un des enjeux du musée est donc de mettre en place un contexte autour des objets qui sont présentés. Les designers doivent avoir la possibilité de mettre en place une mise en espace favorisant la transmission de la culture. En effet, la scénographie fait partie du dispositif expographique, il est donc nécessaire de lui donner un rôle plus important que seulement de l'ordre de la présentation.

Ce sont aux concepteurs d'exposition de s'engager dans la préservation des identités culturelles. C'est ce qu'affirment Spencer R. Crew et James E. Sims dans l'essai « Locating Authenticity : Fragments of a dialogue19 » : « it is people on the exhibition team who must make a judgment about how to tell the past20 ». S'engager dans la préservation des identités culturelles est un moyen de militer contre un impérialisme culturel ou pour la valorisation de la culture afin de rendre un milieu à ses habitants. Aussi, les scénographes doivent adopter des méthodes de mise en espace radicales. Les expositions doivent aborder la transmission de la culture par le vécu et non pas par des méthodes d'apprentissage traditionnelles. Le but de l'apprentissage d'une culture n'est pas de lire des informations mais de les percevoir, c'est donc le rôle du scénographe et du commissaire d'exposition de mettre en place des dispositifs immersifs afin de vivre la culture.

Parler à la première personne, mettre en place une exposition à partir de la vision de la culture du curateur, permet de donner une image subjective de la culture et de rassurer le visiteur sur la pluralité du vécu : la culture n'est pas une finalité mais un apprentissage. Comme il y a diverses méthodes d'apprentissage pour un même résultat, la transmission de la culture peut se faire de manière personnelle. C'est aux concepteurs d'exposition d'initier cette transmission en donnant des clés au public et en lui laissant la liberté d'en faire ce qu'il veut. Parler à la première personne sera aussi perçu comme un gage d'authenticité par le public, qui y verra un engagement institutionnel mais aussi personnel de la part des concepteurs d'expositions.

3.2 Un engagement personnel : cas pratiques

L'exposition est un récit, un langage à part entière qui est écrit par plusieurs auteurs: les curateurs, les scénographes, l'équipe de production, les artistes et les visiteurs. Chacun de ces acteurs est indispensable au bon fonctionnement de l'exposition. Le visiteur de demain est amené à être de moins en moins passif et de plus en plus amené à parler, à s'exprimer, se questionner et apporter sa contribution à l'exposition. Il est de plus en plus inclus dans le dispositif expographique, que ce soit dans la conception ou dans la mise en place21. Tout le monde peut être entendu et des expositions comme Tous, des sang-mêlés22 aident le public à prendre la parole et à se questionner sur l'identité culturelle. L'idée est que l'exposition n'existe pas sans le visiteur et que celui-ci n'est pas qu'un observateur mais un acteur.

Une autre façon de changer le rapport du visiteur à l'exposition a été d'inclure le numérique dans les visites. Cela a permis de modifier le rôle du public, qui est passé de consommateur à contributeur, en donnant son avis et en proposant ses connaissances à tout moment de la conception de l'exposition. Aujourd'hui, cela va au-delà de la scénographie, comme pour l'exposition Prince.sse.s des villes23 qui propose un site internet dédié qui donne la possibilité de visiter l'exposition d'une façon différente et offre un autre regard sur le travail des artistes. Il s'agit d'une alternative au catalogue d'exposition, offrant plusieurs parcours de découverte des œuvres.

Cette exposition regroupe des artistes nés, habitant ou étant passés par les cinq villes. Il n'est donc pas question d'identité de naissance mais d'appartenance, d'identité construite par le vécu. Il y a eu une volonté des curateurs de choisir des artistes pas ou peu connus en France et en Europe car ils voulaient provoquer un choc culturel entre occidental et non-occidental, sans pour autant passer par la comparaison des deux formes de culture. La mise en place et le montage de l'exposition ont conduit à de nouvelles interactions, avec des artistes qui pour la plupart n'étaient jamais venus en France, voire n'avaient jamais quitté leur pays d'origine24. Cette vision de l'exposition par le dialogue et les interactions que cela crée rejoint le propos de l'exposition Tous, des sang-mêlés, où l'idée d'une exposition sur l'identité culturelle est venue naturellement. Dans un contexte politique de questionnements identitaires, l'exposition Tous des Sang Mêlés s'est construite dans le temps, en croisant des recherches respectives qui se rejoignent sur ces fameuses questions d'identités qu'ils ont eu besoin de mettre en critique et en question par cette exposition25. L'idée est que cette exposition vienne provoquer des questionnements sur l'identité, la culture, les migrations et tant d'autres sujets de débats politiques et sociaux. Les œuvres présentées, toutes liées par des thématiques communes, viennent apporter des éléments de réponse, mais aussi des questions, des liens, des morceaux d'histoire et de milieux culturels venant remettre en question le concept d'identité unique.

3.3 La transmission de la culture au-delà de la scénographie

Si nous avons vu précédemment que la culture se fait progressivement sa place dans tous types de musées, la transmission de la culture ne se limite pas qu'à la scénographie et au monde de l'exposition en général. De nombreux artistes et designers ont fait le choix de traiter de l'identité culturelle et de la mettre au centre de leur pratique. Nous allons comparer deux pratiques différentes : le travail de King Houndekpinkou et l'association Flowers For Slovakia.

King Houndekpinkou est un artiste céramiste franco-béninois qui a découvert la céramique au Japon. L'intérêt de son travail réside dans les liens qu'il effectue entre ses origines et son pays de formation. Dans ses œuvres, nous retrouvons des formes, des textures et des couleurs qui rappellent à la fois des «autels vaudous du Bénin et des glaçures traditionnelles japonaises Shino, Tenmoku ou encore Oribe26 ». Cette volonté de rapprochement entre les deux cultures a donné naissance au projet Terres Jumelles27, un programme culturel qui a pour but de connecter le Bénin et le Japon par la terre, avec une pratique à la fois traditionnelle et contemporaine de la céramique. L'intérêt d'un tel projet est de créer du dialogue entre des artistes issus de cultures différentes et ainsi partager des connaissances et des savoir-faire.

Dans le cas de l'association Flowers for Slovakia, les trois collections présentées démontrent d'une volonté de rayonnement de la culture à l'international. Handle with care, Lost and found et Pass it on sont inspirées respectivement de légendes et contes populaires slovaques, d'objets issus de la tradition rurale et du folklore et de personnalités historiques ayant contribué à la construction de la Slovaquie. L'objectif de cette association est de faire découvrir la culture slovaque à travers des objets contemporains issus de la tradition. La transmission de la culture s'effectue par le milieu culturel et sans passer pour autant par des stéréotypes ou par des méthodes d'enseignement traditionnelles. Flowers for Slovakia met en lumière des objets qui associent traditions et enjeux contemporains et qui évoluent avec les changements de la société, afin de ne pas rester prisonniers d'une vision passéiste de la culture en exposant des objets peu valorisants trop ancrés dans la tradition.

Le respect et la mise en valeur de l'identité culturelle vont au-delà de l'exposition. Si la transmission de la culture se fait en particulier dans le musée, il est fondamental qu'elle se fasse aussi hors des murs, dans les foyers et dans la rue. Nous vivons dans un monde fait d'images, il est important que les designers gardent en tête que les usagers auront tendance à retenir ce qu'ils voient au quotidien, d'où l'importance de la représentation. De ce fait, le design dans sa globalité est un outil de résistance des identités culturelles en servant de médiateur, en étant un vecteur de transmission de la culture. Cet engagement passe par des prises de positions politiques, des changements à la base du projet de design. Les designers ont la possibilité d'orienter l'évolution des différentes identités culturelles par rapport à l'impérialisme culturel occidental. Par le design, nous pouvons arriver à une hybridation des cultures contrôlée et respectueuse des identités.

4. Projet : le motif scénographié

En parallèle du travail de recherche, j'ai mis en place tout au long de l'année de master « Design, Arts, Médias » un projet qui questionne la transmission de la culture slovaque. Ce projet prend la forme d'une installation spatiale ayant pour origine le motif. En effet, la question du motif est centrale dans la culture slovaque, que ce soit dans l'architecture, le paysage ou encore le folklore. Cette disparité du paysage est évoquée par Peter Zajac dans le texte « Une culture de la bestialisation», dans lequel il explique que « le paysage semble en proie à une congestion ou à un étranglement, et il suscite un sentiment d'incohérence : l'Ouest et l'Est de la Slovaquie ne sont toujours pas reliés, la barrière du centre montagneux et vallonné continue de les séparer. [...] Dans cette horizontalité du paysage, renforcée par le peuplement rural, interviennent les hachures verticales des grands ensembles28 ». Ce travail de mise en espace du motif permet de visiter la culture dans un de ses aspects. J'avais pour objectif de questionner le rapport d'un public à une culture qui lui est inconnue. Le design est alors vecteur d'expérience, de vécu et permet un apprentissage alternatif de la culture.

Figure 1. Interprétation graphique d'un paysage basé sur une photographie personnelle

Dans sa mise en forme, ce projet était une installation composée de grandes pièces textiles teintes dans laquelle le visiteur devait se promener afin de s'imprégner d'une ambiance guidée par le motif. En effet, le but de ce projet n'était pas de montrer un objet mais de mettre en place un dispositif expographique, une nouvelle méthode de présentation radicale, sans explication, sans directive. Il était selon moi nécessaire de laisser une liberté totale de vécu au visiteur. La finalité de ce projet est de montrer qu'effacer les clichés et les attendus laisse une liberté d'engagement pour le scénographe et le commissaire d'exposition, et permet de faire dialoguer plusieurs supports entre eux. De plus, effacer toute indication de compréhension laisse au visiteur le temps de s'imprégner de la culture à son rythme et de s'en faire sa propre image.

Figure 2. ANGER Suzanne, Le motif, paysage slovaque, installation textile, Galerie Michel Journiac, Paris, 2020

Conclusion

L'identité culturelle est un sujet complexe que nous avons essayé de décortiquer dans cette recherche. Nous avons tenté de comprendre de quelle manière les designers, en particulier les scénographes, commissaires et plus généralement concepteurs d'exposition, peuvent être des acteurs, des outils, dans la résistance des identités culturelles. L'objectif de ce mémoire était donc de déterminer quels sont les comportements à adopter dans la mise en place d'une exposition de la culture afin d'œuvrer à sa transmission respectueuse et efficace, tout en tenant compte des évolutions de la société. Car la culture est un sujet mouvant, difficile à saisir, et bien souvent, elle met en difficulté notre capacité d'adaptation. C'est pour cette raison que le design, non seulement est un outil de résistance des identités, mais en a le devoir. Parce que le design est présent partout, tout le temps, dans notre quotidien, et qu'il évolue lui aussi continuellement en fonction de nos besoins, il devient un allié majeur de la préservation des cultures.

Ces projets, ainsi que toutes les expositions étudiées dans ce mémoire, nous amènent à réfléchir sur la place des commissaires et des designers dans les expositions de la culture. Travailler seul est piégeur, nous avons tendance à nous enfermer dans notre propre préconçu de la culture. C'est pourquoi de plus en plus de musées font appel à des curateurs ou des spécialistes issus des ethnies concernées, de manière à produire un résultat le plus authentique possible. Car de nos jours, le public est en quête de toujours plus d'authenticité, la mettant au centre de l'exposition.

Enfin, en admettant que les designers œuvrent pour la résistance et la transmission des identités culturelles, nous pouvons maintenant nous questionner sur le rapport du visiteur - ou de l'usager - à la culture, et sur son changement de statut. Si les dispositifs expographiques sont amenés à évoluer du côté des équipes créatives, le statut du visiteur dans le musée change lui aussi. Le visiteur consommateur, passif ou encore participant à l'expérience du musée devient progressivement contributeur, non plus seulement dans la finalité de l'exposition mais aussi dans sa conception. En tant que designers, nous pouvons donc être amenés à modifier à nouveau notre pratique de façon à nous adapter à ce nouveau visiteur, en l'incluant dans le processus de création.

Crédits

Figure 1. Interprétation graphique d'un paysage basé sur une photographie personnelle © Suzanne Anger.

Figure 2. ANGER Suzanne, Le motif, paysage slovaque, installation textile, Galerie Michel Journiac, Paris, 2020 © Suzanne Anger.


  1. ANGER Suzanne, Design et identités culturelles. L'exposition au service de la culture, Mémoire de Master Arts et Sciences de l'art, Mention Design, Arts, Médias, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2022. 

  2. Anecdotisation : du mot anecdotique, « qui est fait d'anecdotes, qui se borne aux anecdotes ». Dictionnaire en ligne CNTRL (consulté le 9 novembre 2022), disponible sur [https://www.cnrtl.fr/definition/anecdotique

  3. NGUYEN-CONAN Mai Lam, Le marché de l'ethnique, un modèle d'intégration ? Halal, casher, beauté noire, Paris, Michalon, 2011. 

  4. BRUNEL Sylvie, La planète disneylandisée : Pour un tourisme responsable, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2012. 

  5. BRUNEL Sylvie, La planète disneylandisée : Pour un tourisme responsable, op. cit., p.119. 

  6. « Primitivism » in Twentieth Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern, New York, The Museum of Modern Art, 1984. 

  7. ALCALDE Maxence, « Un discret choc des cultures ; L'exposition occidentale de l'exotique », Marges, 5, 2007, p. 3. 

  8. ALCALDE Maxence, « Un discret choc des cultures ; L'exposition occidentale de l'exotique »,op. cit, p. 3. 

  9. Ici, rendre anecdotique. 

  10. DAVALLON Jean, « Un outil pour voir et penser sa culture : l'exposition », Études de Linguistique Appliquée, 69, 1988, p. 53. 

  11. DAVALLON Jean, « Un outil pour voir et penser sa culture : l'exposition », Études de Linguistique Appliquée, op. cit., p. 56. 

  12. Les Magiciens de la Terre, Centre Pompidou, Grande Halle de la Villette, Paris, 1989. 

  13. MARTIN Jean-Hubert, Magiciens de la terre : Centre Georges Pompidou, Musée national d'art moderne, La Villette, la Grande Halle, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1989. 

  14. MARTIN Jean-Hubert, Magiciens de la terre : Centre Georges Pompidou, Musée national d'art moderne, La Villette, la Grande Halle, op. cit., p. 8. 

  15. DAVALLON Jean, « Un outil pour voir et penser sa culture : l'exposition », Études de Linguistique Appliquée, op. cit. 

  16. CHAUMIER Serge, Altermuséologie, Manifeste expologique sur les tendances et le devenir de l'exposition, Paris, Hermann, 2018, p. 79. 

  17. CHAUMIER Serge, Altermuséologie : manifeste expologique sur les tendances et le devenir de l'exposition, op. cit., p. 81. 

  18. BISHOP Claire, Vers un musée radical : réflexions pour une autre muséologie, Paris, MKF, 2021, p. 103. 

  19. CREW Spencer R. et SIMS James E., « Locating Authenticity : Fragments of a dialogue » dans KARP Ivan et LAVINE Steven D., Exhibiting cultures : the poetics and politics of museum display, Washington, Smithsonian Institution Press, 1991, p. 163. 

  20. CREW Spencer R. et SIMS James E., « Locating Authenticity : Fragments of a dialogue » dans KARP Ivan et LAVINE Steven D., Exhibiting cultures : the poetics and politics of museum display, op. cit., p. 163. 

  21. CHAUMIER Serge, Altermuséologie : manifeste expologique sur les tendances et le devenir de l'exposition, op. cit., p. 107. 

  22. Tous, des sang-mêlés, MAC VAL, Vitry-sur-Seine, 2017. 

  23. Prince.esse.s des villes, Palais de Tokyo, Paris, 2019. 

  24. Pauline-Alexandrine Deforge lors d'un entretien mené par Suzanne Anger au Palais de Tokyo le 23 mai 2022. Entretien complet en annexe du mémoire Design et identités culturelles. L'exposition au service de la culture, p. 149. 

  25. Julie Crenn lors d'un entretien mené par Suzanne Anger le 22 mai 2022. Entretien complet en annexe du mémoire Design et identités culturelles. L'exposition au service de la culture, p. 147. 

  26. Club des collectionneurs de céramique, « King Houndekpinkou, céramiste ». Disponible sur [http://www.lesceramophiles.org/houndekpinkou.html,]consulté le 25 avril 2022. 

  27. Terres jumelles, 2016. Programme culturel visant à unir le Bénin et le Japon par la pratique de la céramique traditionnelle et contemporaine, disponible sur [http://www.kinghoundekpinkou.com/fr/terres-jumelles, consulté le 25 avril 2022. 

  28. ZAJAC Peter, « Une culture de la bestialisation » dans BOISSERIE Etienne et SERVANT Catherine, La Slovaquie face à ses héritages: horizons critiques de la culture slovaque contemporaine, Paris, Harmattan, coll. « Aujourd'hui l'Europe », 2004, p. 90.