Professeur de philosophie à l’ESAA La Martinière - Diderot de Lyon
Résumé
Penser le design à partir de la résonance, au sens d’Hartmut Rosa, permet de faire droit à une conception non instrumentale de la démarche de projet. Plusieurs pratiques contemporaines dans le champ du design procèdent à un mouvement de décentrement que la résonance requiert comme condition de possibilité. Ces pratiques décentrées s’efforcent d’initier une autre relation au monde et aux altérités qui l’habitent, une relation non-aliénée qui dessine les contours d’une anthropologie alternative. L’observation et l’analyse de ce décentrement, qui opère selon différentes perspectives (dés-égocentrée, dés-ethnocentrée, dés-anthropocentrée), contribuent à l’élaboration d’une théorie critique du design.
Abstract
Thinking of design in terms of resonance, in the sense of Hartmut Rosa, allows us to embrace a non-instrumental conception of the project process. A number of contemporary practices in the field of design involve a decentering movement that resonance requires as a condition of possibility. These decentered practices strive to initiate a different relationship with the world and the otherness that inhabits it, a non-alienated relationship that outlines the contours of an alternative anthropology. The observation and analysis of this decentering, which operates from different perspectives (de-egocentric, de-ethnocentric, de-anthropocentric), contribute to the development of a critical theory of design.
Introduction
Le texte qui suit trouve son point de départ dans l’intuition d’une convergence étroite entre les développements récents de la théorie critique chez le philosophe-sociologue Hartmut Rosa et le mouvement de décentrement auquel procèdent certaines pratiques contemporaines dans le champ du design. Pour évidente qu’elle soit en première approximation, cette convergence n’en est pas moins paradoxale : la résonance, telle qu’Hartmut Rosa la définit1, constitue, pour la pensée du design, une exigence à la fois nécessaire et impossible. Le paradoxe n’est toutefois pas rédhibitoire, comme le montre l’examen des conditions de possibilité de la résonance : si cette relation est une finalité impossible à assigner ─ car « indisponible » par définition ─, le geste de décentrement qui la conditionne reste bien un objectif envisageable pour le design. Quelles sont les pratiques qui opèrent ce décentrement ? En quoi celui-ci consiste-t-il ? Quelle incidence a-t-il sur nos façons de concevoir la démarche de projet en design ? L’enjeu de ces questions est de contribuer, à leur manière, à la défense d’une anthropologie de la résonance, une « anthropologie désanthropocentrée » qui offre une alternative au paradigme dominant (et autocentré) de l’homo œconomicus2.
1. Un design résonnant est-il possible ?
Confronter le design à la question de la résonance soulève d’emblée un paradoxe. D’un côté, on peut être enclin à penser les pratiques de design comme des activités se déployant, en quelque sorte nécessairement, sous l’horizon de relations résonantes. Tout « design », quelles que soient les précautions définitoires dont on entoure ce terme ─ eu égard à sa forte polysémie ainsi qu’à l’extrême diversité de ses territoires et modalités d’intervention3 ─, ne tente-t-il pas d’actualiser, à tout le moins, certains « effets de résonance », c’est-à-dire des formes soit partielles, soit approchées, soit atténuées, soit simplement possibles de résonance4 ? N’est-ce pas ce qui le distingue d’une production orientée vers la seule fonctionnalité technique, ou vers le seul profit économique ? Sans doute le design a-t-il accompagné la tendance des sociétés modernes à la réification des êtres naturels et des objets du quotidien, à leur mise à disposition, mais sa spécificité ne réside-t-elle pas avant tout dans son aptitude à explorer leurs potentialités sensibles et affectives, à essayer de tenir, même modestement, les « promesses de résonance5 » qui s’annoncent en eux ? Certes, lorsque Hartmut Rosa entreprend de décrire nos relations aux objets ─ premier moment de l’examen qu’il consacre aux « axes diagonaux6 » ─, ce sont surtout la peinture et la poésie qu’il évoque (à travers les figures de Cézanne et Rilke) comme exemples d’activités susceptibles de rendre ces relations à nouveau « parlantes » voire « chantantes », mais, étonnamment, il ne convoque pas le design dans son analyse. Cette absence est d’autant plus surprenante que Rosa met lui-même en garde contre la tentation de réduire la résonance à la seule enclave artistique, oasis marginale dans un désert de réification :
« Du point de vue de la théorie de la résonance, il est essentiel de comprendre les relations résonantes aux objets, non pas seulement comme des formes poétiques singulières d’expérience vécue en marge du monde réel ─ cela reviendrait à en faire de simples enclaves au sein d’un monde essentiellement muet ou hostile ─, mais comme des relations quotidiennes, c’est-à-dire des formes de relation au monde médiées par les choses dans notre vie quotidienne7. »
Faut-il attribuer aux ambivalences du design8 la raison de son oubli dans le texte d’Hartmut Rosa ? Parce qu’il a pour vocation de prendre en charge des pans entiers de nos existences et de nos environnements quotidiens (objets, espaces, images, matérialités, usages, etc.), le design semble pourtant un média particulièrement approprié au désenclavement de la résonance ─ et à son extension hors des sphères artistique et poétique. Si l’on accepte en outre cette première proposition d’un design concerné, dans son principe même, par les relations de résonance, il s’ensuit que ce dernier ne peut pas être indifférent à toute visée éthique, puisque, selon Hartmut Rosa, la résonance est porteuse d’« évaluations fortes9 », c’est-à-dire de valeurs afférentes aux conduites et aux attitudes qui revêtent une importance marquée pour les sujets du point de vue de leurs conceptions du bien et de leurs aspirations à la « vie bonne ». Le design, pour être résonant ─ ou plutôt, pour ne pas rendre toute résonance impossible ─, se doit d’inscrire sa démarche dans une perspective conforme à ces évaluations.
D’un autre côté, la convergence entre les pratiques de design et les relations de résonance semble aussitôt contredite par l’impossibilité principielle de voir dans les secondes une finalité assignable aux premières. En raison de son caractère d’indisponibilité, la résonance ne constitue pas un concept strictement « opératoire » pour le design, c’est-à-dire un concept qui puisse s’attribuer au résultat d’une suite d’opérations rationnelles prises en un sens instrumental10. Les concepts d’ergonomie et d’affordance, par exemple, peuvent être appelés opératoires dans la mesure où ils permettent de qualifier les propriétés relationnelles d’un objet, en tant que produit d’une série d’opérations déterminées. Ainsi, il est possible de mettre en évidence les « chaînes opératoires11 » qui aboutissent à la production d’outils ayant des qualités ergonomiques et/ou affordantes. Mais on ne peut pas produire de cette manière un objet ou un dispositif quelconque qui aurait la propriété d’être relationnellement résonant. En effet, la condition d’indisponibilité de la résonance implique que sa survenue est toujours incertaine ; c’est une relation aléatoire, imprévisible, non-maîtrisable, qui ne peut se déduire d’aucun calcul préalable ni d’aucune détermination a priori par des moyens rationnels, si bien que toute conception opératoire ou instrumentale de la résonance est par définition aporétique.
Bien plus, l’indisponibilité de la résonance ne veut pas seulement dire que son apparition est indéterminée : elle signifie surtout que cette relation est d’autant moins probable qu’elle a été activement poursuivie. S’efforcer de l’atteindre par un acte de la volonté, c’est diminuer ipso facto les chances d’y parvenir, à proportion des efforts que nous aurons déployés dans ce sens. Il en va de même lorsque l’attente de résonance est excessive ─ pensons par exemple aux concerts qui nous ont déçus, justement, parce qu’« on en attendait trop » :
« La surcharge d’attentes de résonance semble de fait un obstacle assuré à leur réalisation. À vouloir contrôler toutes les conditions et parer à toute perturbation éventuelle, on entrave paradoxalement l’état de résonance dispositionnelle puisque l’on adopte dès lors un mode de relation muette au monde qui cherche à rendre la résonance disponible12. »
Toute relation de résonance nous met en présence d’altérités : d’autres humains, d’autres vivants, d’autres êtres, naturels ou artificiels. Or nous ne pouvons nous rapporter à ces altérités comme à des biens ou des ressources dont il nous serait loisible de disposer, qui s’offriraient sans limite à nos désirs et nos projets individuels ou collectifs ; si c’était le cas, elles n’auraient pas d’existence propre, elles perdraient leur caractère d’« altérité » ; et nous n’aurions plus la possibilité d’entrer en résonance avec elles13. Pour qu’une résonance survienne, il faut qu’elle puisse ne pas survenir, que l’altérité rencontrée ait la possibilité de se dérober à la rencontre, qu’elle ne soit pas, donc, disponible. C’est pourquoi la résonance comporte toujours un élément de surprise ; elle ne peut émerger que par surcroît, alors même qu’on ne l’attendait pas, ou qu’un doute planait sur son accomplissement. Sa contingence lui est nécessaire, à l’instar de l’événement14 avec lequel cependant elle ne se confond pas. Mais comment une réalité aussi insaisissable, qui déjoue ou « déroute15 » toutes nos anticipations, pourrait-elle donner lieu à une pratique de design ? L’expression « design résonant » n’est-elle pas à la fois pléonastique et contradictoire ?
La structure intentionnelle très particulière de la relation de résonance, son double statut inévitable-inassignable ─ c’est-à-dire le fait qu’elle s’offre à nous, simultanément, comme ce vers quoi l’on ne peut pas ne pas tendre mais sans pouvoir en faire l’objet d’une visée explicite ─, prend une tournure problématique dans le cas de l’activité de projet qu’est le design. Quelle forme un projet de design doit-il revêtir pour qu’une relation de résonance puisse en résulter ? La question est indécidable. Une issue semble néanmoins se dessiner lorsqu’on se penche sur les conditions de possibilité de la relation, conditions qui pourraient nous inciter à concevoir autrement la démarche même du projet.
Hartmut Rosa met souvent en avant quatre conditions principales de la résonance : un contact, une réponse, une transformation, une indisponibilité16. Si l’on affine la description, le phénomène est à la fois : 1/ processuel (la résonance prend du temps) ; 2/ relationnel (c’est une « relation au monde ») ; 3/ réciproque (elle consiste dans une interaction mêlant affections et émotions) ; 4/ responsif (quelque chose en l’autre répond à mon action sur lui) ; 5/ transformatif (cette action de l’un sur l’autre entraîne une transformation de chacun d’eux) ; 6/ hasardeux (l’indisponibilité de la résonance est du même ordre que le hasard de la rencontre17). Or aucune de ces conditions ne pourrait voir le jour si le sujet n’était déjà lui-même dans une posture de décentrement, c’est-à-dire ouvert, d’une façon ou d’une autre, sur l’altérité qui se présente à lui ─ ce qui l’expose à certains risques. Mon hypothèse est que ce décentrement est un prérequis fondamental pour les conditions de possibilité de la résonance : une résonance n’est possible que si la relation prend le pas sur le sujet de la relation, si ce dernier suspend sa tendance à l’autocentration ─ qui est la forme la plus fréquente de son rapport à soi dans les sociétés individualistes ─ pour se laisser atteindre par la présence « parlante » des altérités rencontrées (êtres humains, paysages, objets du quotidien, animaux, œuvres d’art, etc.) La résonance peut alors se définir : l’expérience heureuse d’une relation décentrée à une (ou des) altérité(s).
Mais cela signifie que cette notion a la particularité d’être à la fois éthique et relationnelle. Précisons ce point. Les notions éthiques traditionnelles qui peuvent apparaître à certains égards comme des notions concurrentes à celle de résonance ─ le contentement, le plaisir, le bonheur, la joie, la félicité, la béatitude, etc. ─ ne sont pas en elles-mêmes relationnelles18. Sans doute naissent-elles toujours dans des contextes marqués plus ou moins par l’existence de relations, soit entre des sujets qui interagissent, soit entre un sujet et les objets de son environnement. Mais en tant qu’elles désignent des tonalités affectives vécues par l’individu, elles se prédiquent directement du sujet : « je suis joyeux », « je connais un état de félicité », « je nage dans la béatitude », etc. Il s’agit de notions intransitives19. Au contraire, un usage intransitif de la notion de résonance serait foncièrement incomplet, et, par conséquent, dépourvu de sens. L’énoncé : « je suis résonant » n’est pas logiquement correct (pas plus que : « Socrate est identique20 »). La forme logique de l’énoncé est donc : « je suis résonant avec [quelque chose] ». Il n’y a de résonance que dans une relation avec ou à un autre21.
Symétriquement, les notions relationnelles qui s’apparentent de près ou de loin à celle de résonance ─ interaction, connexion, interdépendance, appartenance, influence, etc. ─, restent neutres en elles-mêmes, sans caractérisation éthique, c’est-à-dire indéterminées du point de vue de la « vie bonne ». Même l’idée de « rencontre », lorsqu’on l’envisage sous un angle éthique, n’est ni positive ni négative ; la relation qu’elle établit entre les êtres est d’ordre fonctionnel et ne préjuge d’aucune espèce d’axiologie22. La résonance permet d’introduire une dimension éthique que les notions relationnelles qui lui sont proches ne possèdent pas ; et elle implique une perspective relationnelle qui fait défaut aux autres notions éthiques orientées vers la « vie bonne ». Bref, c’est l’originalité et l’intérêt de la notion de résonance d’être en même temps pleinement éthique et radicalement relationnelle. Mais c’est aussi ce qui rend sa traduction délicate en termes de méthodologie ou d’épistémologie du design.
2. Figures et pratiques du décentrement
L’hypothèse consiste donc à faire dépendre la relation de résonance d’un geste inaugural de décentrement. Certes, la question n’est pas de savoir si celui-ci est premier dans l’ontologie des rapports entre le sujet et le monde, si la subjectivité est « toujours-déjà » entrelacée à une altérité qui lui donne sens ou s’il faut postuler, à l’inverse, une « sphère du moi monadique » autocentrée et autonome23. L’hypothèse n’est pas métaphysique, mais « anthropologique » : elle prend acte, avec Hartmut Rosa, des formes avancées d’aliénation au sein des sociétés de la « modernité tardive24 » ; si, comme le démontre Rosa, l’aliénation compromet l’émergence de relations résonantes au monde, c’est d’abord et surtout parce qu’elle rend improbable (voire impossible) le décentrement du sujet et son ouverture sur l’altérité.
En quel sens faut-il entendre ce concept de décentrement ? Comme un écart, un décalage, une déviation, une bifurcation, une « déclinaison », un clinamen, etc. ? Par rapport à quelle(s) sorte(s) de « centre » opère-t-il son déplacement25 ? Quelles pratiques de design peuvent être dites « décentrées » ? Et en quoi le sont-elles ? A contrario, que pourrait signifier l’idée d’un design « autocentré » ? A quelle conception de la démarche de projet correspond-il ? Quelle autre conception peut-on lui opposer ?
Le terme « centre » vient du latin centrum, emprunté au grec kéntron (κέυτρου) qui désigne l’« aiguillon », la « pointe du compas », sa branche fixe que l’on pique en un point déterminé à partir duquel et autour duquel un cercle est tracé. L’idée commune aux nombreuses définitions du centre ─ géométrique, géographique, urbanistique, politique, organique, etc.26 ─ suppose l’instauration d’une périphérie comme ensemble de points tenus à distance dans un « autour » ou un « pourtour » qui tire sa consistance et sa raison d’être de ses relations au centre, lequel se trouve, de son côté, en position médiane, « au milieu » de l’espace (ou du temps) défini par cet ensemble. Mais, bien entendu, le centre lui-même n’est tel que par rapport à la périphérie qui se subordonne à lui en une sorte d’aller-retour, partant de lui et revenant à lui ─ mouvements centrifuges et centripètes. Sans elle, le centre serait comme un roi sans sujet ni royaume (et donc pas du tout un roi). Le « dé-centrement » signifie alors, pour le centre, une perte de priorité ou d’antériorité, et, pour la périphérie, un mouvement de dissémination ou de morcellement ─ de « vaporisation » dirait Baudelaire27 ─, les points qui la composent étant toujours susceptibles de se recomposer ailleurs sous d’autres formes. Avant de nous arrêter sur les diverses figures du décentrement, examinons brièvement les types possibles de centration.
2.1 Typologie relationnelle
Plusieurs types de rapport au centre sont identifiables : moniste, dualiste, pluraliste. Selon un modèle moniste (ou monocentré), un seul terme de la relation entre le sujet et le monde, entre le moi et l’autre, peut occuper une position centrale exclusive. C’est le cas typique (ou « idéal-typique ») de l’homo œconomicus qui envisage toutes ses relations au monde et aux êtres qui le peuplent, humains et non-humains, du point de vue autocentré de la maximisation de son intérêt privé28. Mais une centration sur l’autre est également possible, un type allocentré29 qui revêt deux formes principales : soit cet autre se définit en tant qu’être « sentient » et l’attitude qui lui accorde un rôle central dans la relation d’échange correspond à la notion classique d’altruisme, qu’il soit sacrificiel ou non30 ; soit l’autre en question est un être non-sentient, donc non-vivant (artificiel ou naturel), et l’attitude qui se rapporte à lui peut se comprendre grâce à un concept comme celui d’aura31 ─ pas si éloigné d’ailleurs de celui d’objet magique. L’aura permet de qualifier un type de relation à l’altérité, souvent banale (une chaîne montagneuse à l’horizon, la branche d’un arbre projetant son ombre...), qui fait de cette dernière une polarité irradiante, un foyer rayonnant vers l’extérieur. Pour autant, même si l’expérience de l’aura ouvre une voie diamétralement opposée à celle de l’autocentration du sujet, et bien que Rosa reconnaisse en elle une indisponibilité foncière qui la rapproche d’une relation résonante32, elle n’est pas de même nature que la résonance : l’aura nous recentre sur l’objet de la relation davantage que sur la relation à l’objet33. Autrement dit, le décentrement du sujet requis par la notion de résonance ne peut pas consister dans une simple centration sur l’objet ─ l’aura relève bien, en ce sens, d’une forme monocentrée de l’expérience de l’autre.
Le modèle dualiste trouve une illustration exemplaire dans la théorie de la « rencontre individuante » élaborée par Baptiste Morizot sur la base d’une interprétation de la pensée de Simondon34. En tant que processus sans cesse recommencé, l’individu n’est pas individué une fois pour toutes, mais en voie d’individuation selon des trajectoires multiples et des rencontres imprédictibles. Une rencontre n’est véritablement individuante que lorsque la « métastabilité » dans le sujet, ou la part d’irrésolu en lui capable d’être transformée (informée), entre en contact, de façon essentiellement hasardeuse, avec une singularité présente au sein du monde ou chez un autre sujet, une « saillance relationnelle » porteuse d’information et propre à réagencer la vie psychique de l’individu sous ses aspects affectifs, perceptifs, cognitifs, etc. :
« Les êtres qui se rencontrent sont déjà en partie individués, mais ce n’est qu’à l’égard de ce qui n’est pas individué en eux, de ce qui est non résolu, qu’il y a à proprement parler rencontre. [...] ce n’est jamais un individu qu’un être rencontre, mais ce qui en cet individu est susceptible de fonctionner comme singularité, compatible avec la part d’irrésolu de l’être pris dans la rencontre35. »
Les sujets d’une rencontre individuante (mais il en va de même entre un sujet et une œuvre d’art, entre un organisme et son milieu de vie, entre un objet technique et son milieu technique) sont conduits à s’individuer ensemble, respectivement et réciproquement, à se co-individuer : la rencontre suppose l’existence de deux centres distincts en étroite interaction. Le caractère hasardeux de leur mise en relation est le signe de son indisponibilité, ce qui fait de la rencontre une notion proche de celles d’aura et de résonance. Toutefois, la rencontre individuante diffère de la relation résonante sur plusieurs points. 1) En général, la rencontre a une signification liminaire (un parfum de « première fois ») que ne possède pas la résonance : sauf en un sens poétique, il est difficile d’affirmer que l’on « rencontre » une œuvre musicale dont on connaît par cœur les moindres détails, mais rien n’empêche de résonner encore à son contact, même après de nombreuses écoutes. 2) La résonance, parce qu’elle est heureuse, cherche à se répéter ; lorsque nous faisons l’expérience d’une relation résonante, ordinaire ou rare, nous espérons qu’elle se reproduira ; nous œuvrons plus ou moins consciemment à son retour. La résonance est une relation qui aspire au lien, davantage que la rencontre qui n’implique pas ce genre de consolidations ─ à moins, précisément, qu’elle s’avère résonante... 3) Alors qu’il entre dans la définition même de la résonance de contribuer à l’instauration de la « vie bonne », il arrive que certaines rencontres soient malheureuses ; on parle de « mauvaises rencontres », mais une « mauvaise résonance » serait, pour Rosa, une contradiction dans les termes.
Enfin, le modèle pluraliste désigne un type complexe de relations qui constitue, non une rencontre duelle, mais des formes relationnelles démultipliées entre des êtres pouvant incarner différents centres ─ successivement ou simultanément36. Si l’on reprend l’exemple du concert, les points de centration pourront ainsi concerner : les interactions entre les musiciens, ou les relations entre ces musiciens et leurs instruments respectifs, ou entre la musique produite au moyen de ces instruments et les propriétés acoustiques de l’espace dans lequel elle est produite et écoutée, ou entre cette musique et la réceptivité des personnes qui composent le public, ou entre les personnes du public et le lieu du concert qui les prédispose à adopter un type d’écoute plutôt qu’un autre, etc. Difficile de dire ce qui « fait centre » ici : les termes en présence ? les relations entre ces termes ? les relations entre ces relations37 ? Dans une telle configuration, la position du centre est toujours plurielle et changeante. D’ailleurs, il n’est pas certain que la complexité des relations suffise à l’émergence d’une situation résonante ; d’autres paramètres sont susceptibles d’intervenir (la qualité, l’intensité, la densité, la tonalité affective, etc.) ; et aucun d’eux n’est une condition nécessaire et/ou suffisante de la résonance ─ tout au plus constituent-ils des « conditions favorisantes » ou facilitantes. Quoi qu’il en soit, ce troisième modèle n’oriente pas le sujet sur une altérité isolée simplement là-devant, comme un « ob-jet » lui faisant face dans un vis-à-vis frontal et univoque. Car ce sur quoi le sujet s’ouvre n’est pas un autre en particulier, mais plutôt « de l’autre » en général, ou un potentiel d’altérité multiple par rapport auquel le sujet n’a rien de central. Mais alors la question se pose de savoir si l’on a affaire ici à une dissipation des centres et des polarités, à leur effacement progressif dans une « ambiance » globale et englobante, de telle sorte qu’un paradigme ambianciel se substituerait aux modèles relationnels précédents, ou si, au contraire, la perspective d’une théorie du design ne doit pas nous inciter à maintenir « en vue » ─ sans pouvoir le « viser » ─ tout l’horizon des relations de résonance.
2.2 Décentrement, acentrement, recentrement
Que toute relation de résonance présuppose un geste de décentrement qui la conditionne ne veut pas dire que tout geste de décentrement conduise à une relation de résonance au sens d’Hartmut Rosa. Certains décentrements sont indifférents à cet égard ─ et éliminent dans la foulée toute idée de centre et de relation. Cette forme « acentrée » est bien représentée par le concept d’ambiance tel qu’il a été analysé par Bruce Bégout.
L’ambiance selon Bégout est une réalité affective qui se situe au-delà ou en-deçà de la dualité sujet-objet. Elle ne se comprend ni comme une projection de l’intériorité subjective en direction du monde, ni comme une introjection de l’extériorité objective par la conscience : elle échappe au régime de la « jection » (ni sujet, ni objet, ni projet) et doit être pensée selon une logique pré-dualiste de la « mersion » ; car même si elle réunit les deux pôles (subjectif et objectif, dedans et dehors, sentant et senti), l’ambiance est « autochtone38 » et antérieure à leurs différences, les rendant tout deux possibles. En définissant les phénomènes ambianciels du seul point de vue « mersif », Bruce Bégout en vient logiquement à affirmer l’impossibilité pour tout projet, en design comme en art, de créer une ambiance :
« Toute idée de projection doit être extirpée de l’expérience des ambiances. [...] L’ambiance comme l’événement s’opposent ontologiquement à tout projet39. »
La tonalité affective dont chaque ambiance est porteuse n’est pas quelque chose que l’on pourrait produire d’une façon intentionnelle ; elle ne se conforme jamais, selon Bégout, à ce qui avait été visé en la produisant. Certes, on peut toujours tenter de créer des ambiances :
« Mais il se peut que la tonalité affective ne se manifeste pas ou que, lorsqu’elle se manifeste, elle soit tout à fait autre que celle qui était attendue40. »
Nous sommes donc une nouvelle fois confrontés à un concept qui inclut, dans sa définition même, une contingence fondamentale, une indisponibilité d’essence. L’ambiance, la rencontre individuante, la résonance ─ comme l’aura avant elles ─ ont un statut problématique vis-à-vis du « faire » et de l’idée de poïésis41. Mais cela condamne-t-il par avance tout projet qui les prendrait pour fin ? C’est ce que soutient Bruce Bégout, du moins en ce qui concerne le concept d’ambiance ; il juge sévèrement le « design atmosphérique » qui prétend « programmer » les ambiances, illusion à la racine de toute « atmo-poïétique » ─ ce qui condamne également l’« art immersif » dans son ensemble42. Bruce Bégout va plus loin en rejetant le modèle relationnel en tant que tel : la pensée de l’ambiance serait « irrelationniste43 ». C’est le point sur lequel il se sépare explicitement d’Hartmut Rosa (à qui il reproche son ancrage dans le relationnisme44). La proximité entre ambiance et résonance n’est ainsi qu’apparente. Or c’est précisément cette dimension relationnelle qui fait de la résonance un concept fécond pour la théorie du design ─ plus fécond peut-être que celui d’ambiance. Comme le soulignait déjà Laszlo Moholy-Nagy : « Faire du design, c’est penser en termes de relations45 ».
Plusieurs remarques s’imposent. a) Cantonner la définition du projet en design à une sorte de « programmation » (c’est-à-dire une planification intégrale) est sans doute réducteur. Une théorie du design se déployant à partir de la résonance a justement pour enjeu de défendre un concept de « projet » qui fasse droit à d’autres modes de rapports au monde ─ à des rapports non-programmatiques, non-instrumentaux, non-prométhéens ─, ce qui permet de comprendre que le modèle « projectif » n’est pas nécessairement de l’ordre du contrôle et de la domination. b) Les expressions « design atmosphérique » ou « air design » ne sont pas explicitées par Bruce Bégout et leur condamnation de principe ne va pas de soi : on pourrait faire valoir le fait que des artistes et des designers parviennent bel et bien, non seulement à créer des ambiances, mais à les créer conformément aux intentions qui étaient les leurs en commençant (savoir ensuite si ces créations sont réussies ou non est une autre question46). S’il y a une certaine indisponibilité de l’ambiance par rapport au projet qui entreprend de la créer, elle n’a rien d’absolu. c) Ajoutons que les modèles ambianciel et relationnel ne sont pas exclusifs. La proposition : « En musique, tout est ambiance », et la proposition : « En musique, tout est relation », sont vraies l’une et l’autre, comme deux aspects renvoyant à deux façons de percevoir une seule et même réalité (à l’instar du fameux « canard-lapin »). d) Enfin, il faut rappeler que le concept de résonance a pour fonction de répondre à celui d’aliénation dont il n’est jamais tout à fait dissociable. La pensée de la résonance s’inscrit dans la tradition post-marxienne de la théorie critique pour laquelle la « séparation » entre la conscience et le monde (et, par suite, leur relation) possède une historicité incompressible47. Autrement dit, dans les conditions matérielles définies par le capitalisme tardif, le sujet est déjà séparé : du monde, des autres, de lui-même48.
L’absence de centre caractéristique des phénomènes ambianciels constitue une première forme de décentrement, mais dans la mesure où elle exclut toute dimension relationnelle, elle ne peut donner lieu à aucune sorte de résonance. Le décentrement qui rend possible la relation résonante n’est donc pas synonyme d’acentrement en ce sens. La solution réside-t-elle alors dans l’attitude décentrée du designer au service d’un design « centré sur l’utilisateur49 » ?
Bien que d’apparence généreuse, les démarches « centrées utilisateur » n’en restent pas moins équivoques. On définit habituellement ce type d’approches par le fait de prendre en compte, à chaque étape d’un projet, les besoins et les attentes des utilisateurs au lieu de leur imposer des modalités d’utilisation conçues sans eux par les designers. Cette façon de faire se heurte toutefois à deux écueils symétriques, ou, plus exactement, elle risque de se heurter au second écueil en tentant de surmonter le premier. D’une part, on peut trouver en effet légitime la volonté de décentrer ou d’écarter la position d’un concepteur surplombant et héroïque qui, sachant (ou croyant savoir) mieux que les autres ce qui est bon pour eux, leur dicte sa vision unilatérale50. Mais, d’autre part, le fait de centrer la démarche sur les attentes des utilisateurs sous-entend que ces derniers sont forcément les mieux placés pour savoir ce qui leur convient. Or cela soulève d’évidentes objections51. L’un des risques auxquels s’exposent les conceptions « centrées utilisateur » est d’enfermer les individus dans leurs particularismes sans leur offrir la possibilité de se tourner vers une altérité véritable (possibilité qu’ils sont bien sûr en droit de refuser). Dans le domaine numérique, par exemple, c’est le phénomène bien connu des biais de confirmation induits par l’« effet bulle » (repérable dans les fils d’actualité personnalisés des réseaux sociaux ou les systèmes de recommandations des sites hébergeurs de contenus). En cherchant à éviter l’écueil d’une posture autocentrée du designer, le décentrement aboutit à un recentrement idiosyncrasique sur l’utilisateur. Si bien que, d’une autocentration à l’autre, c’est toujours l’altérité qui est manquée. Cette double aporie suggère que la question de savoir « ce qui convient le mieux » ne peut se décider que d’une manière processuelle et participative ─ ou contributive ─ en engageant véritablement les protagonistes52.
Une autre limite, souvent observée, apparaît dans le réductionnisme inhérent à la notion d’« utilisateur » ─ qui ramène aux seules fonctionnalité et « utilisabilité » les relations toujours protéiformes des individus aux objets du design. On peut alors souhaiter ouvrir l’éventail des dimensions humaines en recourant à une expression comme celle d’« expérience utilisateur53 ». Ce qui ne résout pas le problème mais au contraire l’exacerbe, puisqu’on suscite ce faisant une relation vécue magiquement à des objets dont la technicité propre est invisibilisée54 ; on risque ainsi de renforcer l’égocentrisme de l’individu ou l’autocentration du sujet sur ses ressentis ─ bloquant par-là, en langage simondonien, toute possibilité d’individuation. Comme Anthony Masure l’a remarqué, les approches qui se focalisent sur l’expérience des usagers en matière de technologies numériques ne favorisent pas la rencontre avec l’altérité de la machine ; elles ne favorisent pas non plus la survenue d’une relation de résonance ─ à l’inverse d’une conception « appareillée » au sens de Pierre-Damien Huyghe55. Faut-il en conclure, avec Anthony Masure, à la nécessité d’un « design acentré56 » ? Apportons quelques nuances. On a vu que toutes les formes d’acentrement ne donnent pas lieu à l’émergence de relations résonantes (c’était le cas des phénomènes ambianciels). D’un autre côté, il n’est pas du tout exclu que certains types de centration autorisent voire facilitent la naissance de ces relations (c’est le cas des rencontres individuantes lorsqu’elles sont heureuses). Par conséquent, si l’on essaye de penser le design à partir de la résonance, il importe peu qu’on l’envisage ou non comme « acentré » : seule compte la relation qu’il met en œuvre ; si tant est que l’idée de centre soit encore ici pertinente, c’est sur cette relation à l’altérité qu’elle doit porter.
Ni l’acentrement ambianciel ni le recentrement expérienciel ne permettent l’émergence de relations résonantes. Ces deux figures ne proposent que des ersatz de résonance, puisque, à chaque fois, la relation même est recouverte : soit par une ambiance qui la dissout, soit par une expérience qui l’invisibilise. Il faut donc chercher ailleurs ─ dans d’autres pratiques de design ─ le geste de décentrement qui rend possible la résonance.
2.3 Quelques pratiques décentrées du design
Une aspiration au décentrement se fait jour dans plusieurs pratiques contemporaines ─ en lien étroit avec des visées éthiques et politiques fortes ─ selon trois perspectives principales : dés-égocentrée, dés-ethnocentrée, dés-anthropocentrée. Ces trois perspectives s’opposent aux figures de l’aliénation évoquées plus haut, c’est-à-dire à la séparation du sujet d’avec le monde, d’avec les autres, d’avec lui-même57. De manière schématique58, la perspective dés-égocentrée trouve des exemples féconds dans certaines formes de design collaboratif ou dans l’« art en commun ». La perspective dés-ethnocentrée renvoie au design décolonial, mais aussi sans doute à certains aspects du design social. Quant à la perspective dés-anthropocentrée, elle se déploie surtout du côté de l’éco-design et du design avec les vivants non-humains. Certes, il serait naïf de penser que ces pratiques constituent, en soi, des formes éthiques parfaitement abouties, ou les gages a priori d’une relation à l’altérité permettant la survenue de la résonance. Disons simplement qu’en raison du décentrement auquel elles procèdent, elles semblent en mesure de favoriser cette dernière, ou du moins de ne pas exclure sa possibilité. Outre le décentrement, un point crucial qui caractérise les pratiques précédentes est le fait qu’elles invitent à penser le design, non pas à partir de l’industrie, ni à partir de l’art, ni même de leurs rapports complexes et ambigus, mais à partir du monde, ou plutôt, de notre relation aux altérités présentes au sein du monde ─ aux êtres et aux choses, aux lieux et aux milieux, aux autres et à nous-mêmes59. C’est bien cette relation qui est hautement problématique (pour ne pas dire catastrophique) dans les sociétés de la « modernité tardive », chaque nouvel accès au monde se transformant aussitôt en un nouveau point d’agression60.
Sans prétendre à l’exhaustivité, il est possible de donner un rapide aperçu de la façon dont les pratiques évoquées ci-dessus s’articulent à la question du décentrement tel qu’il est requis par la relation de résonance. Les expressions de « design collaboratif » et « design participatif » concernent les activités qui sollicitent, dans la démarche de projet, soit d’autres spécialistes que les designers, soit les usagers eux-mêmes appelés à participer au processus de conception. La nature de cette participation peut prêter le flanc à la critique (une critique qui recoupe en partie celle du design « centré utilisateur »). Ludovic Duhem a mis en évidence l’instrumentalisation dont le co-design fait l’objet lorsqu’il se subordonne à des fins mercantiles et consuméristes61, happé par le dispositif de captation et d’enrôlement d’une gouvernementalité entrepreneuriale62 toujours soucieuse de se rendre désirable auprès de ses « cibles ». Mais la critique n’invalide pas le principe de participation en tant que tel. Au contraire, Duhem a insisté sur la nécessaire « réflexivité critique » et sur l’impératif d’autonomie réelle des participants durant le processus collaboratif, selon un canevas « mésopolitique », au sens de politique des milieux. Si l’on traduit ces idées du point de vue de la résonance, cela veut dire que le dés-égocentrement se dédouble : il ne suffit pas de décentrer le designer, il faut aussi décentrer l’usager ; et engager l’un et l’autre dans une attitude dialogique au cours de laquelle (et grâce à laquelle) chacun doit être capable de questionner ses attentes et d’entendre celles des autres, afin de parvenir, comme dit Duhem, à « prendre part », à « apporter et recevoir une part ».
Cet aspect rappelle la proposition d’Hartmut Rosa (proche sur ce point d’Habermas) pour une redéfinition du « bien commun » comme relation de résonance : « [autrement dit] comme une relation fondée sur la capacité, la volonté et la pratique d’écouter et de répondre d’une manière : a) autotransformatrice, et b) imprévisible et ouverte63 ». C’est pourquoi le co-design en tant que pratique de conception participative ─ avec les usagers et pour l’amélioration de leurs conditions de vie ─ doit pouvoir adopter la forme d’un dialogue efficient (suivi d’effets) et orienté vers la « vie bonne ». La relation de résonance présuppose une entente réciproque qui ne peut se déployer que si la collaboration s’écarte, un tant soit peu, des finalités d’ordre économique (et des technologies du management), et qui ne débouche pas non plus sur une parole « à l’unisson » : elle relève plutôt, pour prolonger la métaphore musicale, de processus contrapuntiques ou polyphoniques, c’est-à-dire de la composition de deux ou plusieurs lignes mélodiques dans une figure cohérente qui les rassemble sans les annuler. Ainsi, la résonance n’est pas nécessairement « harmonieuse », au sens où elle n’exclut pas les dissonances et les désaccords, même si elle demeure toujours « harmonique », au sens où elle concilie des lignes indépendantes au sein d’une même composition64. Mais cela implique qu’on élargisse le travail du designer à celui d’un diplomate en capacité d’entendre, justement, et de traduire les intérêts en jeu dans l’élaboration d’un projet commun65. Une piste se dessine ici du côté du design des politiques publiques et d’associations comme, par exemple, La 27e Région qui s’efforce (depuis une quinzaine d’années environ) de promouvoir une « citoyenneté augmentée », c’est-à-dire participative66. Dans un autre domaine, la pratique de l’« art en commun », au sens où Estelle Zhong Mengual l’a défendue, fait écho à ce type d’approches dont les enjeux démocratiques sont clairement revendiqués67.
La perspective dés-ethnocentrée apparaît surtout dans les pratiques de design que l’on peut qualifier de « décoloniales68 » ─ voire de « postcoloniales ». L’intérêt d’une telle perspective pour la question de la résonance réside dans le fait qu’elle présuppose un décentrement culturel, non pas seulement du designer, ou de l’usager, mais également de celui qui entreprend de faire la théorie de leur rapport. Même si l’on sait que les catégories de pensée avec lesquelles nous appréhendons le champ du design s’inscrivent dans une culture toujours située (sur les plans historiques, linguistiques, sociologiques, etc.), l’analyse critique à laquelle il est légitime de les soumettre ne s’accomplit vraiment qu’à partir du « regard éloigné » dont parlait Claude Lévi-Strauss à propos de l’ethnologie69. Ce décentrement du regard permet par exemple de mieux saisir les limites d’une notion comme celle d’« anthropocène », qui impute la responsabilité des désordres écologiques à l’être humain en général alors que les populations colonisées qui en subissent les conséquences n’en sont précisément pas la cause ─ dans le prolongement de la notion de « capitalocène70 », qui resserre le propos, d’autres néologismes ont été proposés (avec plus ou moins de bonheur) : « plantationocène71 », « sécularocène72 », etc. Dans le même sens on peut observer la façon dont les objets de l’ethnologie rétroagissent sur les concepts mêmes de l’ethnologue73, une observation transposable au design : il est ainsi possible de confronter, de manière critique, le terme « design » à d’autres termes vernaculaires qui subvertissent ses significations et instaurent d’autres rapports au « faire » et à la technologie (« rikimbili » à Cuba74, « ary raha » ou « tetibika » à Madagascar75, etc.).
La troisième perspective est celle du dés-anthropocentrement. Les formes de design qui font de la relation aux vivants non-humains (animaux et végétaux) leur terrain privilégié en sont une bonne illustration. Cette perspective oblige à un décentrement radical puisqu’il s’agit de donner sens à des points de vue dont l’étrangeté semble totale (et que les genres de la fiction ou de l’anticipation permettent d’approcher intuitivement76). Passer d’un design « centré humain » à un design « centré vivant77 », ou centré sur les relations au vivant, ne revient pas à délaisser toute dimension « humaniste », comme on l’entend parfois ; un tel geste repose plutôt sur la conviction que le véritable humanisme consiste justement à ne pas mettre l’humain au centre. Et cela, car les relations entre l’humain et le monde ne sont pas secondaires ni dérivées dans la définition de ce que nous nommons « humanité » en général. La centralité de ces relations a même acquis un caractère d’évidence supérieure depuis que s’accroît la conscience douloureuse de leur détérioration. Peut-être n’est-il pas exagéré de dire que la pensée d’Hartmut Rosa toute entière se confronte à ce problème, qui est au cœur également des préoccupations inhérentes aux exemples précédents78.
Ainsi, bien qu’ils restent minoritaires, des pans entiers du design contemporain partagent une même aspiration au décentrement. Il est notable que cette aspiration se déploie, non pas dans des postures théoriques ou des déclarations d’intention, mais au sein d’activités effectives. Le décentrement n’est pas un mot d’ordre, il ne se décrète pas, c’est un processus qui s’incarne dans des pratiques concrètes en lien avec des contextes déterminés. Or ces pratiques portent en elles les prémisses d’une anthropologie alternative.
3. Vers une anthropologie de la résonance
Hartmut Rosa ne thématise pas explicitement la question anthropologique79, mais elle est présente en filigrane dans l’ensemble de ses travaux (ne serait-ce que par leur ancrage dans la tradition de la « philosophie sociale »). Si l’on devait qualifier davantage cette anthropologie sous-jacente, sans doute faudrait-il parler d’anthropologie décentrée, ou, de façon en apparence paradoxale, d’« anthropologie désanthropocentrée », désignant par-là une démarche qui tente de penser l’humain, non comme une réalité autonome, mais comme une forme d’existence de part en part relationnelle, ou étroitement dépendante de ses relations au monde et aux altérités qui l’habitent. Cette anthropologie alternative semble posséder une certaine nécessité ; on ne peut prétendre avoir « changé de cosmologie », comme le fait Bruno Latour80, sans considérer du même coup la possibilité d’avoir changé aussi ─ ou de devoir changer ─ d’anthropologie. Ma dernière hypothèse est que les pratiques de design mentionnées ci-dessus, parce qu’elles effectuent un geste fort de décentrement, se sont déjà engagées dans cette voie.
De quoi le décentrement se décentre-t-il ? Des figures traditionnelles de la domination, dont l’homo œconomicus est un modèle à la fois emblématique et transversal (même s’il n’en est pas le seul représentant), modèle qui se manifeste à trois niveaux : l’ego, l’ethnie, l’espèce. Une anthropologie de la résonance ne peut que s’opposer au paradigme de l’homo œconomicus. L’idée de l’être humain qu’il véhicule se caractérise par l’autocentration exclusive du sujet sur la sphère de l’intérêt privé ─ économique et/ou symbolique ─ c’est-à-dire par sa tendance à maximiser en toute circonstance la satisfaction de ses intérêts personnels81. Certes, il n’existe rien de tel qu’un homo œconomicus en chair et en os ; l’expression se comprend, soit comme une sorte d’idéal-type au sens de Max Weber, soit comme un ensemble de normes déterminant les conduites individuelles. Cette anthropologie autocentrée, qui est solidaire d’une forme de « gouvernementalité » ─ pour parler comme Foucault ─ spécifique aux sociétés libérales puis néolibérales82, met en jeu des associations humaines toujours rigoureusement « intéressées », ce que l’on pourrait exprimer par une formule : « Je n’accepte de satisfaire ton intérêt que dans l’exacte mesure où, et aussi longtemps que, cela me permet de satisfaire mon propre intérêt ─ au-delà de ces limites étroites, c’est le règne de la concurrence et de la domination qui prévaut ». En tant que concept critique, la résonance se situe aux antipodes d’une telle conception. On est dès lors en droit de s’interroger sur la nature exacte des « satisfactions » convoitées par l’homo œconomicus : elles sont sans rapport avec la résonance.
Il se peut que les plus hautes satisfactions du sujet ne soient atteignables que dans la mesure où le sujet, justement, renonce à les atteindre, le fait de tenter d’obtenir satisfaction directement étant la garantie de ne pas y parvenir. Tel est le cas, par exemple, des rapports entre le mystique et Dieu (notion de « grâce »), ou entre l’artiste et sa création (notion d’« inspiration »), ou dans les relations d’amour en général (notion d’« élection »). La grâce divine, l’inspiration artistique, l’élection amoureuse constituent trois figures « sublimes » de la résonance. Leur inaccessibilité semble proportionnelle aux efforts consentis pour y accéder. Au fond, elles obéissent à cette logique des indisponibles propre à la rencontre individuante, à l’aura, à l’ambiance et à la résonance, logique dont la modalité étrange d’une fin qui reste « en vue sans être visée » signifie que l’objectif que l’on se donne, parce qu’on se le donne, est toujours susceptible de refuser de se donner. La question est alors de savoir si certaines conditions « favorisantes » ne sont pas malgré tout envisageables83. Le décentrement du sujet à l’égard des modes traditionnels de la domination (et de l’aliénation) nous est apparu, quant à lui, comme une condition non pas suffisante, mais bel et bien nécessaire de la résonance, alors que l’attitude autocentrée de l’homo œconomicus interdit a priori toute espèce de relation résonante84. Bien sûr, il existe des formes de résonance plus modestes que ces figures « sublimes », des formes intermédiaires qui sont accessibles à la vie ordinaire, qui lui donnent sa consistance et sa valeur, et l’orientent vers une « vie bonne ».
La résonance admet des degrés ; une relation est plus ou moins résonante ─ ou aliénante. Par exemple, l’œuvre musicale avec laquelle je suis en résonance peut ne pas me parler à tout moment avec la même intensité : soit parce que certains passages résistent à mon appréciation, malgré des tentatives antérieures pour essayer de les aimer ; soit parce que mon état perceptif, affectif et cognitif, ou tout simplement les circonstances dans lesquelles s’effectue l’écoute, ne permettent pas, à cet instant, une réception optimale ; soit encore parce que l’œuvre elle-même comporte certains défauts ou des séquences moins réussies dont il faut bien admettre l’existence en dépit d’une propension à maintenir intacte l’image de perfection immaculée que l’on attache (à tort) aux chefs-d’œuvre ; etc. Tous ces éléments parasitaires n’interdisent pas la survenue de formes partielles ou approchées ou approximatives de résonance, même si elles ne représentent pas son degré de manifestation le plus élevé. Il est possible de penser que le design a affaire, fondamentalement, à ces « effets de résonance » ; nos relations aux objets de la technique, aux êtres naturels et aux vivants en général, semblent de cet ordre. On l’a vu, il ne peut s’agir pour le design de « produire de la résonance » (expression qui est plutôt une contradiction dans les termes), mais de se rendre, en quelque sorte, disponible à l’indisponibilité ─ par décentrement. Car les effets de résonance (comme toute résonance) ne peuvent être forcés ; ils ne se laissent pas instrumentaliser dans une méthodologie systématique ou une modélisation d’ensemble qui en épuiserait les voies d’accès.
Ce qui plaide en faveur d’une démarche de projet capable non pas tant de « modestie » que d’« humilité ». Ces deux qualités ne sont pas identiques : on peut poursuivre des fins qui n’ont rien de modeste (par exemple, un architecte qui entreprendrait la conception d’un bâtiment de grandes dimensions) tout en faisant preuve de beaucoup d’humilité (devant les contraintes du lieu, du climat, des matériaux, des usagers, des techniques, etc.) ; ou inversement se montrer modeste (par un projet aux dimensions réduites) tout en manquant d’humilité (en imposant une conception qui passe sous silence plusieurs réalités cruciales). L’humilité désigne une certaine disposition à demeurer réceptif à l’altérité, à accepter le fait que l’altérité puisse avoir « quelque chose à dire », quelque chose qui pourrait ne pas se conformer à nos attentes et nos désirs. Cette réceptivité encourage un design ouvert85, c’est-à-dire un design qui ne cherche pas le contrôle intégral, un design du non-agir, du ne-pas-faire, un design « taoïste » si l’on veut ; le « ne-pas-faire » n’étant pas synonyme de « ne-rien-faire », mais signifiant plutôt faire de façon moindre, en revendiquant le droit à l’erreur et à l’errance inhérentes à toute démarche de projet86.
Évidemment, il ne s’agit pas de « moraliser le design » ─ une tâche, pour le coup, aussi vaine qu’immodeste ─, mais, par l’observation et l’analyse, de rendre compte des pratiques de design qui s’efforcent de décentrer leurs approches, quel que soit leur territoire d’intervention. Pourquoi décentrer ? Par nécessité, parce qu’on est requis par une urgence, parce qu’on n’a pas le choix... Les perspectives mortifères auxquelles l’« anthropocène » nous confronte désormais, la conscience inquiète d’un nouvel état du monde, obligent à ce changement d’anthropologie qu’initie le décentrement.
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-
Hartmut ROSA, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, 2016 ; rééd. Paris, La Découverte, trad. Sacha Zilberfarb, 2018,* p. 255-271. ↩
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Mon propos s’inscrit dans le séminaire de recherche intitulé « Vers une théorie critique du design » que Catherine Chomarat-Ruiz anime à Paris 1 Panthéon-Sorbonne : https://ed-arts.pantheonsorbonne.fr/doctorantes/seminaires-doctoraux, consulté le 20 juin 2023. ↩
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Une diversité qui est elle-même redoublée, puisque chaque discipline de design faisant l’objet d’un enseignement institutionnel (design d’objet, design graphique, design de mode, etc.) peut être envisagée à partir d’une pluralité d’approches transversales (design collaboratif, design social, éco-design, slow design, design fiction, design des politiques publiques, etc.), approches qui peuvent en outre se combiner les unes aux autres au sein d’une même discipline (un design d’objet s’inscrivant à la fois dans les perspectives du slow design et du design social, etc.) ↩
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Je reviens plus bas sur ces « effets de résonance ». ↩
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Hartmut ROSA, Résonance, op. cit., p. 648. ↩
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Ibidem, p. 348-399. ↩
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Ibid., p. 356 (souligné par l’auteur). ↩
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Sur l’ambivalence entre un bon design et un design bon, cf. Vilém FLUSSER, Petite philosophie du design, Paris, Circé & Oxymoron, trad. Claude Maillard, 2002, p. 35-45. Le bon design est toujours « bon à quelque chose », indépendamment des considérations d’ordre moral ; c’est pourquoi il peut devenir une source d’aliénation (en quoi il se distingue du « good design » au sens de Dieter Rams). ↩
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Hartmut ROSA, Résonance, op. cit., p. 206. La notion d’« évaluation forte » est empruntée à Charles TAYLOR, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, 1989, Paris, Seuil, trad. Charlotte Melançon, 1998. ↩
-
Dans le sens de la rationalité instrumentale ou rationalité « en finalité » (Zweckrationalität) : cf. Max WEBER, Économie et société. I : Les catégories de la sociologie, 1922, Paris, Plon, Pocket, trad. sous la direction de Jacques Chavy et Éric de Dampierre, 1995, p. 55. ↩
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Sur le concept de « chaîne opératoire », cf. André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, II : La mémoire des rythmes, Paris, Albin Michel, 1964, p. 35-62. ↩
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Hartmut ROSA, Résonance, op. cit., p. 588-589. ↩
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Un monde de la disponibilité absolue (totalement muet) serait identique à un monde de la commodité intégrale : cf. Pierre-Damien HUYGHE, Art et industrie. Philosophie du Bauhaus, 1999, Belval, Circé, 2015, p. 96. ↩
-
Claude ROMANO, L’événement et le monde, 1998, Paris, PUF, Épiméthée, 2021, p. 185-194. ↩
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Pierre-Damien HUYGHE, À quoi tient le design. Travailler pour nous, 2019, Lyon, De l’incidence éditeur, 2020, p. 172-173. ↩
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Hartmut ROSA, Rendre le monde indisponible, 2018, Paris, La Découverte, trad. Olivier Mannoni, 2020, p. 41-51 ; Résonance, op. cit., p. 270-271. ↩
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Baptiste MORIZOT et Estelle ZHONG MENGUAL, Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, Paris, Seuil, 2018, p. 81-125, en filiation revendiquée avec Gilbert SIMONDON, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, 1964, Paris, Éditions Jérôme Millon, Krisis, 2005. ↩
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Certaines notions éthiques sont bel et bien relationnelles (la sollicitude, la bienveillance, la clémence, etc.), mais elles ne disent rien de l’état de satisfaction affectif du sujet qui se conforme à elles, contrairement à la résonance et aux notions évoquées ici qui s’inscrivent toutes dans une éthique de la « vie bonne » ─ laquelle relève chez Rosa d’une conception eudémoniste (davantage qu’hédoniste), cf. Résonance, op. cit., p. 31-46. ↩
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On pourrait parler aussi de notions « substantialistes », pour reprendre la distinction établie par Bourdieu entre mode de pensée substantialiste et mode de pensée relationnel, cf. Pierre BOURDIEU, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, Points, 1994, p. 17-24. ↩
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Cf. Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, 1921, Paris, Gallimard, Tel, trad. Pierre Klossowski, 1961, § 5.4733, p. 76. ↩
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Rosa a insisté sur la nécessité de « radicaliser » la notion même de relation, cf. Résonance, op. cit., p. 55. Il y revient en fin d’ouvrage : « La relation, tel est le point de départ de la théorie de la résonance, précède aussi bien le sujet qui fait l’expérience et agit que l’objet façonné et façonnable qu’il rencontre ; mais elle est aussi chaque fois stabilisée et renforcée dans la rencontre et la confrontation entre l’un et l’autre », ibid., p. 624. ↩
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J’examine les différences entre résonance et rencontre dans la partie 2.1 du présent article. ↩
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Peter SLOTERDIJK, Bulles, I : Sphères, 1998, Paris, Fayard, trad. Olivier Mannoni, 2002, p. 96. ↩
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Rosa distingue : la pré-modernité, la modernité classique, la modernité tardive. Cette dernière est marquée par les phénomènes d’« identité situative » et de « temporalisation du temps », cf. Hartmut ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps, 2005, Paris, La Découverte, trad. Didier Renault, 2011, p. 275-305. La modernité tardive se définit également comme le moment : « [où] les vitesses du changement social atteignent un rythme de transformation intragénérationnel », Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, 2014, Paris, La Découverte, trad. Thomas Chaumont, 2020, p. 62. ↩
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Il serait pertinent, dans un travail de plus grande envergure, d’identifier les nuances, les points communs et les différences entre « décentrement », « décentration », « décentrage », « décentralisation »... ↩
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Le CNRTL en recense pas moins de vingt (en tenant compte des subdivisions des catégories ci-dessus). ↩
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« De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là », Charles BAUDELAIRE, « Mon cœur mis à nu », dans Œuvres complètes, Robert Laffont, Bouquins, 1980, p. 405. ↩
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L’homo œconomicus est pris au sens d’« égoïste rationnel ». Je reviens sur cette analyse dans la 3ème partie du présent article. Cf. Christian LAVAL, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, coll. Tel, 2007. ↩
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En s’inspirant de la distinction entre allographique et autographique, voir Gérard GENETTE, L’œuvre de l’art, I : Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994, p. 23 ; Nelson GOODMAN, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, 1968, Nîmes, Jacqueline Chambon, trad. Jacques Morizot, 1990, p. 146-149. ↩
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Sur les formes de l’altruisme, voir le beau livre de Michel TERESTCHENKO, Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien, Paris, La Découverte, 2007. ↩
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L’aura peut aussi concerner les vivants (mais l’altruisme ne concerne pas les non-sentients). Walter BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1939, Paris, Payot, trad. Frédéric Joly, 2013, p. 55-56. ↩
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Hartmut ROSA, Résonance, op. cit., p. 514-516. ↩
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Bruce Bégout reproche à l’aura d’être un « super-objet », ou une ambiance dont on perçoit la provenance, nous ramenant et nous recentrant par là même sur l’objet qui en est la source, cf. « L’ambiance comme aura. Le pouvoir atmosphérique des individualités », dans Communications, Le Seuil, 2018/1, n° 102, p. 90. ↩
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Baptiste MORIZOT, Pour une théorie de la rencontre. Hasard et individuation chez Gilbert Simondon, Paris, Vrin, 2016. (Il s’agit de sa thèse de doctorat.) ↩
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Baptiste MORIZOT et Estelle ZHONG MENGUAL, Esthétique de la rencontre, op. cit., p. 89. ↩
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On se rapproche ici d’une forme relationnelle réticulaire ou (avec des nuances importantes) d’un fonctionnement de type « acteur-réseau » tel qu’il a été théorisé par Bruno Latour, Michel Callon et Madeleine Akrich. Voir Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991. Certes, Latour a lui-même relativisé (sans le rejeter) le rôle de l’acteur-réseau, noté [RES], dans la constitution des formes spécifiques de véridiction, ou « préposition », notée [PRE] : cf. Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012, p. 75-78. ↩
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Lors d’un concert, la musique n’est pas le seul phénomène susceptible de centraliser l’attention (sinon pourquoi ne pas l’écouter tranquillement chez soi dans des conditions de réception optimales ?). ↩
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Bruce BÉGOUT, Le concept d’ambiance. Essai d’éco-phénoménologie, Paris, Seuil, 2020, p. 34. ↩
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Bruce BÉGOUT, Le concept d’ambiance, op. cit., p. 393-395. ↩
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Ibidem, p. 392. ↩
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Le fait que divers auteurs dans une période récente aient entrepris de construire, chacun à sa façon, des concepts qui gravitent tous autour de cette dimension d’indisponibilité n’est peut-être pas le fruit du hasard ni un simple effet de mode, mais relève plutôt de tentatives parallèles pour donner forme à l’incertitude générale qui fait suite au déclin de l’idée de progrès et à l’épuisement de son « grand récit ». ↩
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Sur le même thème, cf. Yves MICHAUD, « L’art, c’est bien fini ». Essai sur l’hyper-esthétique des atmosphères, Paris, Gallimard, NRF, 2021. ↩
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Ou affranchie de tout a priori corrélationnel de la conscience et du monde : Le concept d’ambiance, op. cit., p. 39. ↩
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Ibidem, p. 360-361 (la longue note de bas de page). ↩
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Laszlo MOHOLY-NAGY, « Nouvelle méthode d’approche. Le design pour la vie », 1947, dans Peinture. Photographie. Film, et autres écrits sur la photographie, Paris, Gallimard, Folio, 2014, p. 278. ↩
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Quels que soient les jugements appréciatifs que l’on porte sur leurs créations, il semble difficile de nier que des artistes comme, pêle-mêle, Olafur Eliasson, James Turrell, Yayoi Kusama, Emmanuelle Mourreaux, etc., pour citer les plus connus, soient parvenus à créer des ambiances qui reflètent leurs intentions initiales, sans parler des musiciens qui ont pratiqué le genre « ambient », souvent oublié lorsqu’on aborde ce type d’esthétique (Brian Eno, Steve Roach, Grouper, How to disappear completely, etc.). Sur le design immersif, voir Géraldine HATCHUEL, Le design d’expérience, Limoges, FYP éditions, 2018, p. 77-80. ↩
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Par exemple : Theodor W. ADORNO, « Épilégomènes dialectiques. Sujet et objet », 1963, in Modèles critiques, Paris, Payot, trad. Marc Jimenez et Eliane Kaufholz, 1984, p. 261-276. ↩
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Vouloir dissoudre cette séparation sans tenir compte de son historicité est donc illusoire. La théorie ambiancielle mobilise des notions (ambiance, atmosphère, expérience, immersion, etc.) qui suscitent un vif intérêt dans le champ actuel du design, un intérêt qui n’est pas sans lien avec les évolutions récentes du « capitalisme hédoniste ». ↩
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Donald NORMAN, Le design des objets du quotidien, 1988, Paris, Éditions Eyrolles, trad. Paul Durand-Desgranges, 2021 (édition révisée). ↩
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Un décentrement tout particulièrement requis dans le domaine du « design inclusif ». Cf. Tiphaine KAZI-TANI, « Des corps capables », dans Azimuts, n° 53, 2021, p. 186-197. ↩
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Rappelons simplement le caractère souvent stéréotypé des réponses des utilisateurs lorsqu’on les interroge sur leurs attentes et leurs besoins. Ce qui ne veut pas dire que ces réponses soient négligeables... ↩
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Ce qui soulève d’autres problèmes, sur lesquels je reviens dans la partie 2.3 ci-dessous. ↩
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On ne compte plus les ouvrages consacrés à l’« UX design », la plupart dans une perspective marketing. ↩
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« Quoi de plus magique, en effet, que de faire l’expérience d’une technologie invisible ? », Anthony MASURE, Design et humanités numériques, Paris, Éditions B42, 2017, p. 85. Gilbert SIMONDON, « Psychosociologie de la technicité », 1960-1961, in Sur la technique, Paris, PUF, 2014, pp. 76-80. Et plus récemment : Vincent BEAUBOIS, La zone obscure. Vers une pensée mineure du design, Dijon, Les Presses du Réel, 2022. ↩
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Pierre-Damien HUYGHE, Art et industrie, op. cit., p. 99-100. En tant que modalité technique, l’« appareil » ménage une place à l’altérité de l’objet, cf. également : « Plaidoyer pour une technique hospitalisable », in Sociétés, services, utilités. À quoi tient le design, Lyon, De l’incidence éditeur, 2018, p. 67-84. ↩
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Anthony MASURE, « Manifeste pour un design acentré », in Design et humanités numériques, op. cit., p. 73. ↩
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Voir également Félix GUATTARI, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989. ↩
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Je ne peux qu’indiquer ici des pistes de recherches. Le travail d’enquête doit permettre de les préciser. ↩
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Cela ne veut évidemment pas dire que les rapports du design à l’art et l’industrie ont perdu toute pertinence, mais ils ne sont plus aussi déterminants dans les pratiques en question. ↩
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Hartmut ROSA, « Le monde comme point d’agression », in Rendre le monde indisponible, op. cit., p. 11-21. ↩
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Ludovic DUHEM, « Participez ! Pour une critique mésopolitique du ‘‘co-design’’ », conférence pour le colloque Designing community, Paris, 20 avril 2019 (texte remanié le 02 mai 2019). ↩
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Pierre DARDOT et Christian LAVAL, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009. ↩
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Hartmut ROSA, « La société de l’écoute. La réceptivité comme essence du bien commun », in Revue du MAUSS, Paris, La Découverte, 2019/1, n° 53, p. 365 (souligné par l’auteur). ↩
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L’« harmonie » en musique désigne l’art des agencements simultanés de sons et de leurs enchaînements. ↩
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Sur le rapprochement entre les talents de designer et de diplomate », cf. Bruno LATOUR, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 77. Voir aussi Baptiste MORIZOT, « Le modèle diplomatique », Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Éditions Wildproject, 2016, p. 30-42. ↩
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Voir Design des politiques publiques. La 27ème Région, labo de transformation publique, document collectif, Paris, La Documentation française, Direction de l’information légale et administrative, 2010. ↩
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Estelle ZHONG MENGUAL, L’art en commun. Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique, Dijon, Les Presses du Réel, 2018. ↩
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Davantage étudiées dans la littérature anglo-saxonne que francophone. ↩
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Claude LÉVI-STRAUSS, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983. ↩
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Andreas MALM, L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, 2017, Paris, La Fabrique, trad. Étienne Dobenesque, 2018. ↩
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Qui s’efforce d’attirer l’attention sur les conditions coloniales de la mondialisation économique : Malcom FERDINAND, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Le Seuil, 2019. ↩
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Qui relie les mêmes phénomènes au processus de sécularisation : Mohamed AMER MEZIANE, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, Paris, La Découverte, 2021. ↩
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Eduardo VIVEIROS de CASTRO, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurales, Paris, PUF, trad. Onira Bonilla, 2009. ↩
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Ernesto OROZA, Rikimbili. Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, Saint-Étienne, Cité du design, Publications Universitaires de Saint-Étienne, 2009. ↩
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Chloé Soafaniry RAMANAKASINA, Tetibika. Réflexions sur un design malagasy actuel, mémoire de DSAA, Produit, usages & services, Lyon, ESAA La Martinière - Diderot, 2023. ↩
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Par exemple, Vinciane DESPRET, Autobiographie d’un poulpe, Arles, Actes Sud, 2021. ↩
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Comme le propose le collectif Zoepolis, « Laboratoire de recherche en design qui explore les agencements entre humains et vivants non-humains » (cf. https://zoepolis.com). ↩
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Exemples qui ne sont pas exhaustifs, d’autres pratiques de design sont travaillées elles aussi par ce mouvement de décentrement, en relation avec les questions de féminisme, de genre, d’inclusion, de validisme, d’éthique du care, de handicap, de discrimination sociale et/ou raciale, d’action humanitaire, etc. ↩
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Je prends le terme « anthropologie » dans un sens qui est moins épistémologique qu’ontologique, c’est-à-dire moins comme l’ensemble des disciplines scientifiques qui ont l’homme pour objet, que comme idée ou conception générale de l’être humain ─ sous un angle qui n’est pas détachable de toute perspective épistémique. ↩
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Consulter par exemple : Bruno LATOUR et Nikolaj SCHULTZ, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, La Découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 2022, p. 52. ↩
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Michel FOUCAULT, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France (1978-1979), « Leçon du 28 mars 1979 » et « Leçon du 04 avril 1979 », Paris, Seuil/Gallimard, octobre 2004, p. 271-320. ↩
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Christian LAVAL, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, op. cit. ; Pierre DARDOT et Christian LAVAL, « La fabrique du sujet néolibéral », dans La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, op. cit., pp. 402-456. Les auteurs, qui se réclament de Foucault, distinguent l’« homme économique » et le « sujet néolibéral » (ou « néo-sujet »), les formes de gouvernementalité auxquelles ils appartiennent étant historiquement différentes. Mais dans la mesure où le second ne fait que systématiser le principe de maximisation de l’intérêt qui caractérise déjà le premier, on peut parler d’homo œconomicus dans les deux cas. ↩
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Un rapprochement évident doit être fait ici avec le paradigme du don : Alain CAILLÉ, « Don et résonance. En écho à la sociologie de Hartmut Rosa. Vers une synthèse ? », in Revue du MAUSS, n° 56, 2019, p. 397-411. ↩
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De sorte qu’il y a peut-être ici une logique d’autodépassement de l’intérêt : un intérêt supérieur, ou « mieux compris », par lequel nous comprenons tout l’intérêt qu’il y a à ne pas suivre les voies de l’intérêt ; de même que l’égoïste est guidé par un principe qui, mené jusqu’à son terme, incite précisément à ne plus l’être. ↩
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La notion d’« appareil » rend bien compte d’une telle « ouverture », cf. par exemple : Pierre-Damien HUYGHE (sous la direction de), L’art au temps des appareils, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 25-29. On peut penser également à la distinction entre machine ouverte et machine fermée : Gilbert SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 11-12. ↩
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Victor PAPANEK, Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social, 1971, Dijon, Les Presses du Réel, sous la direction d’Alison J. Clarke et Emanuele Quinz, 2021, p. 218. ↩