Tung-Hui Hu, Digital Lethargy, Dispatches from an Age of Disconnection.
Kim Sacks

Maître de Conférences en Design, Université de Strasbourg.

Résumé
Le livre de Tung-Hui Hu, Digital Lethargy, Dispatches from an Age of Disconnection, propose une analyse de la léthargie en articulant ce mode de comportements des usagers avec les enjeux de la racialisation, de l’objectivation des corps, de la discrimination et leurs émergences dans le capitalisme numérique.

Abstract
Tung-Hui Hu's book, Digital Lethargy, Dispatches from an Age of Disconnection, offers an analysis of lethargy by linking these patterns of behavior to issues of race, objectification of bodies, discrimination and their occurrences through digital capitalism’s supply chain.

Avant-propos

Le livre de Tung-Hui Hu, publié en 2022 aux éditions The MIT Press, propose une réflexion sur la léthargie dans le cadre du numérique. Par l’analyse d’un corpus de travaux d’artistes et cinéastes, il traite frontalement des relations entre une histoire de la racialisation, de la discrimination et leurs émergences dans le capitalisme numérique. L’auteur émet l’hypothèse que l’agencement du monde, qu’il considère comme une chaîne de production globalisée, favorise la léthargie. Cette dernière serait un comportement qui découle d’un sentiment, d’un affect, inévitable face à un monde qui nous échappe et qu’il faut enduré avec radicalité.

Ce travail riche en références artistiques et théoriques se distingue par la pensée philosophique particulièrement originale de Tung-Hui Hu. L’auteur, dont le parcours atypique combine ingénierie, poésie et littérature, discute acerbement des digital media, parfois avec ironie mais toujours dans une approche véritablement critique. Il remet en question les modèles analytiques trop souvent stéréotypés, tout particulièrement celui de la binarité objet/sujet, en soulignant son intrication historique à la ségrégation raciale et à l’objectivation des corps racialisés.

Le livre se compose de six chapitres, structuré de la façon suivante :
- Introduction
- Start When It’s Too Late
- Wait, Then Give Up
- Laugh Out Loud
- Enter Sleep Mode
- Feel Normal
- Do Nothing Together
- Postscript: Look Alive

Chaque chapitre aborde le concept de« léthargie numérique » par une analyse de productions culturelles, artistiques ou littéraires, en gardant à l’esprit l’objectif principal de l’ouvrage : à savoir, définir de la relation ambiguë entre la léthargie et le capitalisme numérique. L’auteur prend le temps d’examiner par différentes méthodologies les œuvres qu’il convoque en proposant plusieurs niveaux de lecture interprétative. S’ajoute à cela, une introduction qui cadre théoriquement les enjeux du sujet, ainsi que tout l’appareil attendu d’une publication scientifique : un corpus complet, de nombreuses références et une bibliographie attestant de la connaissance quasi-exhaustive de l’auteur du champ des digital media.

Contre toute attente, ce livre met en avant des hypothèses qui sont, dans son champ de recherche, bien loin de la position dominante qui tend à questionner les modes d’actions face au capitalisme numérique, comme la lutte et la résistance. Pour Tung-Hui Hu, la question n’est pas de faire face à la situation du monde technologique, mais plutôt d’inviter ces lecteurs à la réflexion suivante : l’action n’est-elle pas déjà une injonction du capitalisme numérique ? D’ailleurs, cette injonction n’est-elle pas la continuation d’une longue histoire de l’objectivation des corps exploités, racialisés en faisant de l’action la condition sine qua none du privilège de l’homme blanc du nord global opposée à l’inaction qui caractérise le non-vivant ?

1. Discussion

1.1. Remarques générales

Dans son ouvrage précédent The Prehistory of the Cloud, publié aux éditions du The MIT Press en 2015, Tung-Hui Hu fait l’étude de la violence infrastructurelle des réseaux, héritée de son histoire militaire et commercial, partant de la guerre froide jusqu’à l’émergence de ce que l’on nomme communément le cloud. Il y aborde les enjeux politiques, écologiques, ainsi que l’équilibre entre espaces public et privé. Somme toute, il y dépeint le portrait de ce que le cloud a enlevé au monde, notamment en terme de ressources énergétiques et d’empreinte écologique sur le monde. Dans Digital Lethargy, l’auteur semble reprendre implicitement le fil de son argumentaire – sans jamais véritablement y faire référence – à partir de ces pertes de ressources. Dans cette nouvelle publication, il étend donc son constat de la violence, du digitial capitalism1 et ces conséquences matérielles massives vers celui, davantage psychologique, des conditions d’existence et du vécu humain. Autrement dit, Tung-Hui Hu nous parle des différentes façons dont le numérique est perçu, de l’élaboration de l’identité jusqu’à la gestion du temps de l’intime ; la léthargie incarne une réponse affective face à un monde où le numérique accroît les déséquilibres et les disjonctions provoqués par un monde simultanément trop lent et trop rapide. Il aborde sans détour les questions de l’épuisement physique et morale et de la déconnexion de soi, à la fois en ce qu’elles relèvent des conditions d’existence à l’ère du numérique, mais également en ce qu’elle participe de l’élaboration de soi et corollairement de l’identité et de nos modes d’interactions – ou de non-interaction. L’approche toujours éminemment nuancée de l’auteur fait de cet ouvrage un essai qui, avec finesse, traite de l’ambivalence caractéristiques des usagers, de leurs mécanismes apparemment paradoxaux et de leurs mouvements psychiques contradictoires.

Dès les prémisses de l’ouvrage, l’auteur nous invite à observer les conséquences psychologiques et matérielles de comportements spécifiques aux numériques dont le bien nommé doom scrolling y fait figure d’exemple. Si la dépression semble être une interprétation acceptée, l’auteur émet l’hypothèse que ce diagnostique expéditif n’encapsule pas totalement les conditions d’apparition de comportements répétés et quasi-machinaux des usagers, leur inaction et/ou leur désintéressement. L’auteur cherche donc à mettre un nom – la léthargie – sur un sentiment difficilement identifiable, mélange entre l’impossibilité de la déconnexion, l’ennui et le geste ordinaire – il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’auteur mentionne Chantal Ackerman2 dans sa longue analyse du texte de Heike Geissler, Seasonal Associate3 pour trouver de quoi qualifier cette sensation.

En fin de compte, si à la question « qu’est ce qu’on peut faire ? », l’auteur rétorque « qu’est ce que faire signifie à l’ère du numérique ? », c’est qu’il n’envisage pas les futurs possibles et les moyens de résistances face au capitalisme de surveillance. Il s’intéresse bien davantage à notre présent, à ceux et celles qui acceptent que le pire est déjà là et constatent que le monde est déjà dans une impasse (inégalités sociales, raciales, surveillances etc). Dès les premières pages du livre, Tung-Hui Hu remet en cause l’idée, souvent argumentée à l’encontre des nouveaux médias, que la passivité est une attitude contre laquelle il faudrait lutter.

« À première vue, la léthargie peut sembler être un sujet similaire, et ce livre est redevable à ces idées critiques. Mais, comme je le soutiens, la léthargie remet en question le postulat de la volonté inhérente à la plupart de ces approches et offre des raisons éthiques et politiques pour lesquelles nous devrions accepter d'être ceux sur lesquels on agit plutôt que ceux qui agissent4. »

Nous y voyons donc une critique des théories de l’agentivité qui dominent de nombreuses réflexions sur les technologies indépendamment des champs disciplinaires, auxquelles il faudrait nécessairement adhérer en opposant agentivité à sujétion, réciproquement émetteur et récepteur de l’action avec le sous-entendu définitionnelle qui considère que l’existence passe par l’action. Il objecte en retour que cette état de passivité est bien souvent volontaire, et qu’avec elle s’ajoute un nombre de bénéfice secondaire , dont celui de l’endurance, c’est-à-dire, une capacité à survivre en choisissant l’inaction comme mode résistance.

1.2. L’attente

Il nous paraît intéressant d’extraire quelques éléments de définition que Tung-Hui Hu pose sous le terme de léthargie, afin d’en circonscrire les multiples nuances. « La léthargie est une attente sans rien à attendre5. » La léthargie a donc à faire avec l’attente sans but. Mais ce n’est pas vraiment une affaire de lenteur, mais plutôt de cohabitation de temporalité multiple comme le décrit l’auteur :

« Le capitalisme numérique contient des temporalités qui se superposent. La rapidité et la lenteur se superposent, souvent au même endroit ; la façon dont le temps est vécu est distribuée de manière inégale tout au long de la chaîne de production. La léthargie découle de ces disjonctions temporelles6. »

L’attente dont nous parle l’auteur serait donc la conséquence de deux aspects qu’il fait dialoguer tout au long de l’ouvrage : les disjonctions temporelles et l’agencement du monde comme une chaîne de production où les corps sont les principaux objets d’une industrie de services prétendument dématérialisés. Or, pour l’auteur, la léthargie est le mode par lequel nous vivons, nous survivons, un monde habité par ces disjonctions. La «  léthargie est le résultat d'une tentative de résistance au monde : elle décrit l'endurance comme un mode de vie, et même comme une façon de se focaliser intensément sur le moment présent7. »

Tung-Hui Hu suggère que l’un des effets de ce mode de vie léthargique, malgré le fait qu’il ne soit ni nécessairement subit ni absolument déréalisant, implique sur le plan psychologique, une possible dissociation. Pour argumenter dans ce sens, il prend l’exemple de l’ex-employée temporaire d’Amazon Heike Geissler, qui décrit, dans son livre Seasonal Associate, les fantasmes non assouvis de destruction du système de l’entreprise. Dans ce cas, par son processus narratif (storytelling), les choix linguistiques du livre permettent de traiter la dissociation entre le « I » et le « You » ; Geissler imagine la cohabitation de plusieurs temporalités narratives qui dialoguent entre elles, celle léthargique et celle issue d’une dérive narrative sous la forme d’un dialogue entre l’employée du passé et le moi du présent8.

Dans son interprétation des propos de Geissler, Tung-Hui Hu montre comment le temps s’inscrit au cœur de la gestion du travail pour les employés d’Amazon. Pourtant, ce temps, s’il est souvent et rapidement qualifié par un rythme exponentiellement croisant par les théories accélérationnistes, semble ici être plus ambigu. L’auteur l’illustre en soulignant comment, et contre-intuitivement, Amazon ne cherche pas à optimiser le temps de travail de ses employés mais plutôt à garantir que la main d’œuvre soit disponible le moment nécessaire, à la demande. En d’autres termes, Amazon serait un gestionnaire de ressources humaines avant tout, dont la marchandise principale serait le temps de labeur qu’il peut offrir aux besoins. Il garantie la disponibilité en faisant de l’attente un travail. Bien évidement, ce temps, l’entreprise le stocke pour ne jamais tomber en rupture. En conséquence, les moments que Geissler décrit sont, pour certains, pleins d’une lenteur amenant à une léthargie déréalisante au sein même de l’entreprise pourtant accablée pour son traitement frénétique des travailleurs. L’employé y est alors un partie intégrante de l’inventaire, du cargo, un objet parmi l’offre de service. « Devenir inventaire » (titre de la sous-partie) signifie répondre des mêmes règles qui régissent les objets, mais cela ne présuppose pas de l’intention du sujet. A ce titre, il invoque les propos d’Achille Mbembe9 : les humains souhaitent quelques fois être considérer comme des objets, ne serait-ce que pour être mieux traiter que des être humains. Il ne s’agit pas d’un état de passivité face à l’impossibilité de l’action, mais plutôt de la léthargie induite par l’attente que quelque chose nous arrive, plaçant l’humain à la réception de l’action. Cette état semble explicite dans l’analyse du texte de Geissler :

« Devenir inventaire, c'est faire l'expérience de l'attente comme un état où le "faire" est inversé en "quelque chose est sur le point de m'arriver". Ce n'est pas de la passivité mais de la léthargie. Le sujet se relâche, passant de l'état d'acteur à celui d'objet de forces hors de sa portée : des algorithmes qui calculent les performances de l'employeur ou les quotas de production ; des algorithmes qui répondent aux désirs et aux souhaits des consommateurs en envoyant des boîtes délabrées remplies de bric et de broc dans l'entrepôt et entre ses mains. Ne contrôlant rien de tout cela, elle attend que cela arrive10. »

En tout état de cause, Tung-Hui Hu nous propose de réfléchir à l’attente en tant que stratégie face à l’idéologie techno-optimisme (terme qu’il reprend de Neta Alexander11). Nous pourrions rapidement décrire cette dernière comme étant l’idée selon laquelle les problèmes provoquées par le progrès technologique trouveront une solution dans les progrès technologiques à venir, par la confiance dans les technologies du futur. Cette idéologie place inexorablement l’usager dans une attente : l’attente de la nouvelle actualité, de la chose à venir, de la future technologie qui va résoudre les lacunes de la technologie actuelle, l’attente chimérique de la solution futur et désirable aux problèmes du présent. Cette zone d’inconfort de l’attente devient, dans le capitalisme numérique, un temps de production, offrant des dispositifs de sociabilisation et de connexion aux usagers. Or, la conséquence est que cette attente provoque un sentiment, tout aussi illusoire, d’être vivant (ce que l’auteur qualifie de liveness). J’ajouterais, sur ce point, qu’il est question de l’optimisation du temps, d’éliminer les downtimes, de gestion planning, bref, d’un champ lexical du capitalisme numérique. Pourtant, comme le rappelle l’auteur, le pessimisme permet de refocaliser l’attention sur le présent.

« Le pessimisme est un contrepoids utile au pouce optimiste qui fait pencher la balance, en particulier lorsqu'il s'agit de parler de technologie. Il détourne notre attention de l'avenir en tant que chose pour laquelle on économise, on se prépare ou à laquelle on est attaché, et remplace cette orientation par une attention au "temps mort" apparent d'un objet piégé dans le présent12. »

Ce « pouce optimiste » dont l’auteur parle est vraisemblablement celui bien connu des pratiques numériques, les thumbs-up, ces pouces qui indiquent les likes, le consentement, l’acquiescement, et qui sont devenus iconiques de ces pratiques éminemment tournées vers un optimisme idéologique – notons que les plateformes n’ont pendant bien longtemps pas proposé d’alternative aux thumbs-up. Le sujet (tourné vers l’avenir) vit toujours avec la promesse optimiste d’un futur enviable. L’objet (tourné vers le présent) endure la vie avec léthargie. L’attente est donc, pour l’objet, un état constant, comme l’exemplifie l’auteur : l’attente de l’obtention des papiers pour les sans-papiers, l’attente des personnes incarcérés, les emplois précaires où l’attente est quasiment le corps de métier lui-même, comme les agents de sécurité, l’attente qu’implique la recherche d’un emploi. Bref, l’auteur nous montre que la léthargie n’affecte pas tous les corps de la même manière, mais affectent principalement les corps objectivés, noirs, immigrés, précaires, marginalisés.

Selon l’auteur, la léthargie est la capacité à être l’objet d’une action, de la recevoir. Elle réside dans l’objet. Or, le « human as service » d’Amazon se traduit par le fait que l’humain est l’objet de logistique. Et comme le rappelle Tung-Hui Hu, ceux-ci sont majoritairement des personnes de couleurs13. La dichotomie être objet/sujet est donc avant tout une question de racialisation, tant historiquement que dans ses modes contemporains. En faisant des personnes de couleurs des objets, le raisonnement réciproque s’impose : la blancheur devient un signe de subjectivation. « Pourtant, l'idée que l'on puisse purifier un corps de sa qualité de chose est le fantasme impossible de la suprématie blanche14. »

1.3. Action, interaction

Au-delà de la narration qui trouve dans les écrits de Geissler un mode de recherche de la léthargie comme révélant les disjonctions du temps, l’argumentation de Tung-Hui Hu se déploie également dans des œuvres dites numériques. Il critique les pratiques artistiques numériques contemporaines, en les mettant en regard des œuvres du net art 1.0 comme par exemple les « hack » programmatiques de JODI. Là où ces dernières servaient à explorer les potentiels libératoires et les résistances politiques, ainsi que de révéler les frictions des systèmes de communication, les œuvres contemporaine se rapprochent, d’un pur point de vue de la création, d’un mode artistique léthargique. « Mais beaucoup de ces œuvres vont au-delà de la futilité ; plutôt que l'indifférence, elles illustrent un mode léthargique de l'art15. » L’enjeu, semble-t-il, n’est pas simplement pour l’auteur d’illustrer la futilité, mais plutôt d’articuler le fait que la léthargie est permissive ; elle se traduit dans les pratiques artistiques et y laisse apparaître les disjonctions du temps qui habitent le quotidien. A ce titre, il prend l’exemple de Self Playing Nintendo 64 NBA Courtside 2 (2011) de Cory Arcangel : dans cette œuvre, l’artiste modifie une console de jeu pour faire tourner en boucle un extrait de jeu. Le modèle 3d de Shaquille O’Neal à l’écran rate infiniment un lancer franc au basket-ball, de façon répéter et infiniment. L’autoplay incarne l’absence du sujet. En ce sens, l’œuvre ne révèle rien, plutôt, elle pousse le spectateur à l’abandon.

A la fois l’échec perpétuel et l’abandon qui en découle se placent, pour Tung-Hui Hu, dans le sillon de l’histoire de la figure du couch potato16. Pour l’auteur, la naissance de l’idée est contemporaine de l’avènement du entrepreneurial self, autrement dit d’une injonction au choix et à l’action ; le couch potato serait le revers de ce modèle, un boulet qui traîne par son incapacité à l’action17. Nous y voyons bien entendu toute la rhétorique de l’agentivité que nous avons décrite plus haut. Le revers, la paresse, se voit inexorablement appliquée aux personnes de couleurs : le trope racial de la paresse des noirs s’illustre dans le discours publique de l’époque, les noirs sont paresseux et doivent être poussé pour aller au travail, puisqu’ils passent leur temps à sur-consommer de la télévision. Autrement dit, si la figure initiale du couch potato traite des privilèges de l’oisiveté blanche, elle devient un mécanisme de racialisation, voir de caractérisation à la passivité de certaines populations.

Tung-Hui Hu revient donc sur cette question de passivité. Il rappelle que dans le cadre du numérique, même la passivité peut-être une action qui génère de la donnée. Les fournisseurs de services (Amazon, Netflix etc) utilisent des algorithmes pour inférer des comportements, uniquement par le fait qu’un usager ne clique pas sur un lien. A ce titre, la non-action devient une forme d’interaction dans les systèmes du capitalisme numérique. Ces deux aspects, tant l’interaction non-active que l’injonction à l’action, semblent renforcer les disjonctions propres à la léthargie. D’autant que la figure du coach potato est indéniablement intriqué à l’injonction au bien-être et au corps sain ; celui qui agit contre celui qui est passif, celui qui est dans l’action contre celui qui est derrière un écran. Dans ce contexte, l’idéologie dominante du capitalisme numérique serait que l’existence du sujet passerait strictement par l’action et la santé, les autres corps seraient objectivés, passifs et paresseux.

Or, il s’agit bien là d’une question de classes sociales puisque l’accès au bien-être est avant tout un privilège de classe, de l’accès au temps, mais également une conséquence d’un privilège économique. Pour argumenter en ce sens, Tung-Hui Hu nous invite à regarder l’œuvre Unfit Bits Metronome de Tega Brain et Surya Mattu, 2015. L’œuvre met en scène le détournement d’un objet connecté, le Fitbit, qui consiste à placer le tracker d’activités sur un métronome. L’œuvre est satirique. Tung-Hui Hu l’analyse comme traitant avec ironie de la tendance qui vise à placer le self-care comme solution à de nombreux problèmes que soulèvent les technologies du numériques. L’auteur souligne encore davantage l’ironie du fait que ce même self-care puisse être au cœur des modes de surveillance, comme par exemple avec l’incitation des usagers de certaines compagnies d’assurances santé à téléverser les données produites par leurs trackers d’activités type Fitbit. Autrement dit, pour l’auteur, il n’est pas impensable que la non-activité devienne un critère de malus auprès des institutions de santé18. Ce pouvoir sur les corps n’est pas sans évoquer une société qui présuppose la volonté de vivre, et de l’action comme le moteur du vécu. En d’autres termes, d’une injonction à l’action comme déterminant le sujet.

1.4. Agencement du travail

L’injonction à l’action sépare le sujet de l’objet. Mais il sépare également l’humain du non-humain, l’usager du robot. L’auteur rappelle que le terme robot renvoie étymologiquement aux formes inhumaines du travail. Le robot est un ouvrier, un travailleur19. Ce point de l’argumentation nous semble particulièrement important puisque, en fil conducteur de l’ouvrage, l’auteur nous parle de la relation entre les classes du digital. Autrement dit, il analyse la structuration globale du travail, depuis la manufacture du click (clickfarms), sa constitution à partir d’un ensemble de stéréotypes/biais raciaux qui se traduisent par le traitement de certaines classes d’usagers comme des objets d’où découle la léthargie. Et d’où découle également le fait que les algorithmes ne font pas la distinctions entre un usager marginal (handicap visuel par exemple) et un robot, puisque l’action n’y est pas correspondante au modèle fondé sur l’ableism, soit la capacité intrinsèque à l’action. Si un usager fait une tâche de façon répétitive, nombres d’algorithmes supposent que l’usager derrière cette action est non-humain, autrement dit n’est pas un sujet capable d’action subjectivée mais d’une machine objectivée. Rappelons que dans le modèle de « human as service », le travail qui produit des effets sur le monde numérique découle d’une indistinction constante entre le serveur humain et le serveur machinique. Celui qui sert est un média, dans l’attente d’une demande de son maître. Or, que les corps soient visible ou non, la distinction des types d’humains fait de l’action le critère discriminant : « ce type de discrimination est ce qui soutient un système de travail racialisé au sein de la culture numérique, même lorsque les corps humains de couleur sont visuellement ou même physiquement absents20. »

Paradoxalement, ce n’est pas strictement l’effet de l’action qui permet de déterminer si celle-ci provient d’un geste machinique ou humain, mais plutôt de l’intention que l’on infère à partir des effets. Du fait de la cohabitation d’algorithmes et d’humains au sein de la chaîne de production, il s’agit pour Tung-Hui Hu de montrer que l’enjeu de la discrimination se situe dans la façon dont l’action est perçu. Une action répétée infiniment, en boucle, peut-être perçu comme machinique puisque machinale, quand bien même cette action est le fruit d’un travail humain – comme celui de l’ouvrier.

« Le type de léthargie numérique que ce chapitre explore est l'état affectif d'être enfermé dans cette chaîne de production, et par conséquent d'être incapable de ne rien faire. De l'extérieur, la léthargie ressemble à un état plus robotique (ou, à l'inverse, à un état moins humain). Il peut s'agir d'être moins animé qu'un véritable humain ou, paradoxalement, d'être trop animé, car dans ce dernier cas, on suggère que l'on est animé de l'extérieur21. »

L’incapacité à ne rien faire fait inévitablement écho aux lois anti-vagabondage (anti-vagrancy laws) qui non seulement ciblent directement les non-caucasiens, mais aussi cadrent juridiquement l’interdiction de l’immobilité. Si l’auteur suggère que cette criminalisation demeure à l’ère du numérique (« waiting while black »), il ajoute qu’elle se double d’une transformation de l’inaction en une source de profit pour les plateformes numériques qui, au-delà de la recrudescence de services qui comblent les temps d’attente, dans certains cas vont facturer l’inactivité de comptes d’usagers22. Ce double mouvement permet de comprendre la structuration de la chaîne de production et la façon avec laquelle elle fait de la discrimination – humain contre non-humain – le critère déterminant de la production du capitalisme numérique.

Le travail dans le capitalisme numérique est fondé sur la racialisation, mais cette racialisation est invisible, puisque la main d’œuvre (global south) est encapsulé dans des API23 pour permettre une interaction avec le travail humain impossible à distinguer de celui autonome de la machine. Autrement dit, les travailleurs (microworkers) se situent entre des être animés et des automates avec lesquels les développeurs peuvent interagir. Toutefois, Tung-Hui Hu nous met en garde ; il souligne le fait que le traitement des microworkers, par les critiques et théoriciens du digital labor, repose souvent sur les mêmes classifications que celles qu’ils critiquent. Autrement dit, ces approches partent des prémisses que les travailleurs ne sont pas dotés d’agentivité. A contrario, les microworkers sont tant des sujets que ne le sont les usagers, et non des objets qui subissent le travail qu’ils effectuent24. De plus, il rappelle qu’il est extrêmement important de ne pas considérer ces travailleurs comme des acteurs passifs aux gestes machinaux puisqu’eux-mêmes ne perçoivent pas nécessairement leurs tâches comme déshumanisantes mais au contraire, une source de fierté. Dans ce contexte, la léthargie n’est pas simplement l’inaction. Elle peut être l’action répétée, quasi machinalement. Elle ne présuppose pas d’intention ; plutôt, elle incarne un état d’existence où la tâche à produire ne cherche pas de résolution immédiate mais s’impose comme mécanisme de temporisation d’une situation ambivalente : « Envisagez la léthargie comme un moyen de reporter, plutôt que de résoudre, une situation ambivalente25. » Encore une fois, il est question d’endurer une situation, ici de travail, pour laquelle la résolution techno-optimiste ableiste renforcerait les injonctions du capitalisme numérique.

1.5. Le blanc est neutre

Bien entendu, l’ouvrage aborde la léthargie par le prisme technique des médias numériques. Pour cela, Tung-Hui Hu reprend la définition historique de média qu’il dérive des travaux de Markus Krajewski : les réseaux s’appuient, en grande partie, sur un modèle client-serveur. Or ce modèle incite Krajewski à faire remonter les serveurs informatiques aux servants, serveurs humains. Il note que cette substitution progressive d’un servant par un serveur s’inscrit dans une longue histoire de l’attribution de tâches automatisables aux machines. Or, les servants ont longtemps été des médias, entendu dans le sens d’intermédiaire entre le maître et l’objet. Les interactions numériques – qu’il s’agisse d’interaction avec des humains ou des machines – reposent sur ce modèle, celui du maître et de l’esclave26 : « faisant du premier média ambiant non pas le cloud mais la servante ou le majordome27. »

Lorsque cette problématique se retrouve face au défit de l’implémentation technique, nombres de ces aspects discriminants et stéréotypés se déploient comme des idées fondatrices du modèle client-serveur des réseaux : par exemple, la femme apporte l’élégance au code au sortir de la seconde guerre mondiale. Tung-Hui Hu nous évoque le fait que les femmes auraient été en ces positions en ce qu’elles apportaient, selon l’opinion stéréotypée, le soft, littéralement, le doux.

« Ils ont répondu à la nécessité de gérer les données imprévisibles sur l'internet en concevant des méthodes permettant de gérer les choses avec élégance, car le protocole est essentiellement une étiquette : il traite les interactions entre étrangers28. »

Si nous voyons bien par l’argumentaire de l’auteur à quel point les infrastructures contemporaines héritent des questions de classes et de genres, c’est qu’elles reposent sur la même attribution du contrôle sur l’action d’autrui. Le serveur est toujours dans l’attente, présent dans le fond, disponible à la demande, prêt à l’interruption, comme son homologue humain. Ceux qui le commande, les consommateurs, payent pour le privilège de la passivité. Les serveurs sont des domestiques, des travailleurs domestiqués. En ce sens, le serveur est léthargique, et nos interactions avec les médias techniques relèvent bien davantage de celles d’avec des employés de services, des caissiers de fast-foods, que des interactions avec du code machinique.

En ce sens, les interactions numériques reposeraient sur le malentendu suivant : parce qu’un serveur est une machine, nous le traitons comme un média neutre qui doit répondre de cette neutralité par une forme d’objectivation. Or cette objectivation passe par la définition discriminante d’un modèle générique – tant des comportements comme nous l’avons vu, mais aussi de l’identité. Tung-Hui Hu nous l’illustre en prenant l’exemple de Google Duplex, ce service d’assistance vocale qui, pour être compris de toutes et tous, adopte la « voix blanche » comme la voix neutre. Ainsi, l’accent devient une caractéristique de l’objectivation, ne laissant que le modèle générique du blanc comme valeur par défaut. Ces modélisations insondables, que l’auteur qualifient de cybernétiques, amènent un nouvel ensemble de questions concernant les relations aux boites noires, à l’intériorité des objets distants, à l’accès à autrui. Comme l’évoque l’auteur, cette idée de la cybernétique serait au fondement de ce que l’on peut associer à l’accès à la vie intérieur d’autrui, ou d’autre chose dans le cas des machines.

Sur ce point, le cœur de l’argumentation de l’auteur, est le fait que la léthargie (au travers d’une longue analyse du film Sleeping Beauty de Julia Leigh29) réagence la hiérarchie prescrite de l’animation ; de l’inanimé à l’animé, de l’inhumain à l’humain, du robot à la personne. Cette hiérarchie s’appuyait sur la dichotomie simpliste de l’intériorité contre l’extériorité en ce que la figure de la poupée en plastique, gouvernable, s’impose comme la figure dépourvu d’intériorité. Du reste, cette absence d’intériorité serait analogue à celle d’une boite noire, en ce que l’insondabilité du système ne laisse d’autre possibilité que d’émettre l’hypothèse d’un être gouverné de l’extérieur, à l’instar d’une machine. Par cette longue analyse, Tung-Hui Hu nous démontre que cette léthargie ne vise pas à camoufler l’intériorité, ni à montrer qu’elle est inexistante, mais davantage à traduire un état d’être qui s’inscrit dans le registre de « l’être objet ». Il ne s’agit d’inverser cette hiérarchie prescrite de l’animation mais plutôt de s’autoriser à penser que les humains puissent habiter d’autres positions dans cette échelle, comme celle de l’endurance radicale de la léthargie.

1.6. De l’intériorité comme subjectivité hybride

La question de la léthargie ne peut se détacher de celle de l’intériorité, puisque l’enjeu de l’objectivation est la suspension de la subjectivité, par un report dans le temps. Pourtant, dans le contexte du capitalisme numérique, la subjectivité elle-même est déterminée par des conditions d’existence qui voient cohabiter les objets techniques et l’humain. Tung-Hui Hu nous propose de réfléchir à la façon avec laquelle cette subjectivité se construit. La subjectivité serait un hybride, c’est-à-dire, un mixte d’une subjectivité humaine et d’une corruption algorithmique, impossible à scinder en deux. Elle serait « parasitée » par une influence réciproque entre l’action d’usagers qui nourrissent les algorithmes et le retour de ces mêmes algorithmes qui participent de l’élaboration de l’être numérique.

Pourtant, le jugement que l’on porte sur l’intériorité semble se décliner selon le dualisme suivant, que l’auteur utilise comme cadre analytique : d’une part l’authenticité, que l’on attribue à l’être fidèle à lui-même (« self [...] true to itself30 »), sans condition du regard d’autrui, le soi souverain, littéralement. En d’autres termes, le soi maître de l’action. Et d’autre part, la sincérité, c’est-à-dire la concordance entre l’extériorité et l’intériorité. En d’autres termes, les bots (les robots) sont des incarnations de la sincérité puisqu’exécutant (externe) strictement la logique programmatique (interne) ; la machine serait sincère en ce qu’elle répond d’une forme de gouvernance externalisée. La question que l’auteur soulève est donc de savoir : que signifie être sincère sans être authentique ? Dans ce contexte, les espaces numériques seraient des espaces au sein desquelles il n’existerait pas de conformité, puisque cette dernière proviendrait d’une correspondance entre son être authentique et sa présentation au monde. En effet, cela présuppose que l’empowerment31 passe par l’individualisation, c’est-à-dire, l’expression de l’être envers et contre toutes formes de normes. Or, le soi numérique est un reflet de l’hybridation d’algorithmes génériques et de l’usager qui produit la données ; en conséquence, à l’instar de l’analyse que Tung-Hui Hu propose des travaux de l’artiste Erica Scourti, le numérique incarne cette hybridation du multiple et du singulier, comme l’illustre les suggestions textuelles mélangeant des phrases extraites de bibliothèques prescrites et d’une base de données de propre à l’usager. Nous y voyons une altération de l’idée même de l’auteur (l’authentique), de celui qui fait, qui produit le texte. Donc, il n’est pas évident de distinguer l’objet et le sujet, qui performe l’action et qui la reçoit ; l’humain et l’algorithme sont dans une même boucle. L’enjeu serait donc l’hybridation de l’individuel et du générique, de l’instance et du modèle. En outre, les médias sociaux participent tant de l’élaboration de la subjectivité que de la circulation d’émotions génériques, comme détachées de l’authenticité.

C’est bien de la confusion que ces hybridations provoquent dont il est question lorsque l’auteur analyse la léthargie comme phénomène. Le « feeling normal » dont il traite est « un état affectif puissant qui nous aide à naviguer dans le monde déroutant du capitalisme numérique. Car cette construction capture le sentiment d'être simultanément individuel et public.32 » Il s’agit du privilège de se sentir comme appartenant au groupe dominant – homme blanc – sans être pré-marqué du sceau de l’authenticité (handicap, personne de couleur, etc.) Ce sentiment est la résultante de la circulation violente d’une forme d’universalisme exacerbée – ou peut-être provoquée – par l’inclusion algorithmique au sein d’environnements démographiques typés, comme l’auteur l’illustre avec la typologie du data broker Experian.

« La violence ici n'est pas simplement d'être forcé à adopter certains modèles de comportement ou d'être encouragé à acheter plus de produits, mais de faire en sorte qu'une certaine forme de sujet "authentique" que nous appelons l'" usager " se substitue à l'universel33. »

L’usager n’est pas une figure universelle mais la conséquence d’une modélisation de l’être fondée sur l’être authentique faisant glisser de facto la sincérité dans le champ de la léthargie et de l’objectivation. Tung-Hui Hu le dit clairement, il essaye de discuter l’hypothèse, trop fréquente au sein des sphères académiques, d’une concordance entre l’identité et les comportements numériques comme les likes. Nous pourrions dire qu’il argumente en ce sens contre les phénomènes d’identification à ses propres comportements puisqu’ils peuvent relevés de la sincérité et non de l’authenticité, comme c’est la cas en observant la léthargie.

1.7. Les mouvements immobiles de l’être ensemble

Au fil de l’ouvrage, Tung-Hui Hu rappelle plusieurs fois qu’il est important de considérer la chaîne de production mondiale du numérique comme d’une infrastructure humaine ; le numérique n’est pas un univers immatériel où uniquement des packets34 transitent. Il s’agit d’un agencement mondial du travail, et en ce sens, la mobilité – et l’immobilité – des corps y est centrale. Reprenant l’exemple qu’il étaye avec la narration de Geissler, il rappelle que le service humain d’Amazon représente environ un demi-million d’employés. Or, la logistique qui gouverne les services fait de l’indistinction entre corps et packets leurs modes de fonctionnement : le corps est un cargo qui répond des mêmes conditions que les objets. A son habitude, l’auteur réinscrit ces hypothèses dans une histoire de la logistique des corps esclavagisés. Il rappelle que les technologies font du mouvement des corps et de la migration, des outils de gestion logistique des esclaves. Le cargo, les corps des esclaves, est distribué.

Pourtant, Tung-Hui Hu nous pose la question : que signifie ne rien faire ensemble ? Être immobile ? A l’instar du personnage du film Sleeping Beauty, qui dans sa léthargie fait preuve d’une ouverture à la présence d’autrui par une coprésence dans un espace commun avec une étrangère dans le train35, la connexion permet une présence simultanée, une acceptation mutuelle d’autrui n’excluant pas les objets. Pour l’auteur, l’enjeu de la communication ne serait, en ce sens, pas sémantique, mais simplement un signal que la connexion est maintenue. Autrement dit, la communication numérique peut se traduire par un token de présence qui n’a d’autres vocations que de signifier l’existence, immobile, de corps dans un même espace d’inscription. Bien entendu, cela présuppose que la réception et l’écoute – la passivité et la sincérité, le fait d’être objet dans l’attente d’une stimulation externe – puissent être considérées comme des états d’être : il s’agit de la même dichotomie qui fait du public un mode passif de consommation et des producteurs de contenus des acteurs du capitalisme numérique. « La reconnaissance de cette fausse distinction [...] pourrait nous aider à comprendre l'écoute, elle aussi, comme un acte d’expression publique, ou du moins comme une manière sous-explorée (car démodée) d'être ensemble36. »

Tung-Hui Hu nous parle de la réception qui est enduré, celle qui dure dans le temps et dont les conditions de temps en font un travail difficile, pour vivre. Dans le capitalisme numérique, la distinction entre public et producteur n’est pas évidente. Le travail que l’usager, passif, produit par la transformation de son inaction en valeur marchande redistribue les cartes de cette opposition. Que le corps soit immobile ou non, il participe d’un système du production. Il s’agit en outre encore d’une question de digital labor, où le fait d’être un spectateur est un travail.

2. Conclusion

L’ouvrage de Tung-Hui Hu est singulier. Il nous invite, contre toutes attentes, à aborder la question du faire à l’ère du capitalisme numérique sous le prisme de ce qui signifie ne rien faire. La question n’est jamais celle de savoir ce que nous pouvons faire face à un monde qui à maintes fois révélé ces modes de fonctionnement, mais d’essayer de circonscrire les enjeux des comportements léthargiques humains. Il suspend le jugement éthique et politique envers ces conduites, et c’est en cela que l’ouvrage s’illustre comme un apport théorique fondamental : il évite de tomber dans les mêmes catégorisations que celles qu’il critique, et ne traite jamais avec mépris la passivité supposée des comportements des usagers, qui au premier abord s’apparenterait à de l’acceptation. Au contraire, il fait de l’acceptation, de la réception, une forme de radicalité, voire même comme nous l’avons vu, une ouverture à autrui.

La déconnexion dont traite ce livre ne se limite pas une simple modalité technique du numérique ; elle se reflète dans les modes d’élaboration de l’identité, des disjonctions temporelles que le capitalisme numérique induit. C’est donc bien de la cohabitation paradoxale d’injonctions contradictoires qui fait du monde numérique un espace provoquant la confusion. Cette confusion, l’auteur la traite tant à l’échelle individuel, mais également en tant que résultat d’une hybridation d’avec les dispositifs machiniques ; les algorithmes ne sont pas analysés – comme c’est souvent le cas – comme des objets séparés des humains, à l’inverse, ils sont le produit du travail, du corps, et nourrissent en retour l’élaboration de l’être. Ce mécanisme récursif amène l’auteur à voir dans la léthargie, non pas strictement un comportement, mais un état de l’être qui s’oppose à une modélisation binaire du « normal » et du « pathologique », bien qu’il ne le formule jamais ainsi.

La richesse de ce texte se situe notamment dans sa réflexion sur les discriminations. Si la discrimination est ce qui permet techniquement à l’informatique de modéliser des comportements, le capitalisme numérique prolonge cette longue histoire des discriminations : raciales, de genres, de classes. Tung-Hui Hu argumente l’hypothèse qui fait de la séparation entre l’objet et le sujet le cœur de la ségrégation. Or, l’auteur nous propose de sortir ce cadre théorique qui tend à opposer les objets des sujets, pour repenser ce qu’être objectivé signifie, et ce, afin de ne pas retomber dans les mêmes idéologies discriminantes. D’autant que ces discriminations se traduisent à la fois de façon assez évidente dans les biais algorithmiques, mais de façon moins explicite, dans la participation d’un monde soutenu par le capitalisme numérique où le corps travailleur est dissimulé derrière un voile – celui de l’algorithme – pour ne jamais révéler le fait que le numérique n’est pas immatériel. Il est strictement le fruit du travail d’humains, de corps objectivés, qu’indirectement l’usager conditionne en tant qu’objet dispensable.

Mais Tung-Hui Hu ne propose pas de « solution ». Ceci n’est jamais la question de l’ouvrage. Même si cela pourrait provoquer une frustration chez certains lecteurs, il en demeure que d’émettre l’hypothèse qu’une action soit nécessaire, c’est déjà reproduire les conditions d’existence propres au techno-optimisme ; autrement dit, la léthargie n’est pas un manque d’action, mais bien une position de l’usager qui par son immobilité radicale s’impose en tant qu’être ambivalent, à la fois objet et sujet. L’ouvrage n’est donc pas un guide pratique, pour ceux qui cherche des moyens libérateurs. En ce sens, la richesse du livre de Tung-Hui Hu se situe dans ce qu’il ne dit pas, ce qu’il laisse en suspend. Il fait demeurer son lecteur dans une longue attente de quelque chose qui ne vient jamais, de résolution de l’hypothèse de départ et à juste titre, puisque cela reflète la cohérence théorique et littéraire du texte. C’est un ouvrage qui apporte un regard analytique sur le capitalisme numérique et offre à son lectorat l’appareil critique nécessaire pour appréhender les complexités, les ambiguïtés des comportements bien souvent réduits à des oppositions simplistes, gouvernés et gouvernants, publics et usagers, objets et sujets, passivité et action.


  1. Nous traduisons les termes digitial capitalism par capitalisme numérique.  

  2. Tung-Hui Hu, Digital Lethargy, Dispatches from an Age of Disconnection, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 2022, p. 7. 

  3. Geissler, Heike. Seasonal Associate, Translated by Katy Derbyshire, South Pasadena, CA, Semiotext(e), 2018. 

  4. Nous traduisons : « On the surface, lethargy may sound like a similar topic, and this book is indebted to these critical insights. But as I argue, lethargy both questions the premise of willfulness inherent in most of those approaches and offers ethical and political reasons why we should be willing to be the ones acted upon rather than the ones who act. », Ibid., p. xxvi 

  5. Nous traduisons : « Lethargy is a waiting without anything to wait for. », Ibid., p. 27. 

  6. Nous traduisons : « Digital capitalism contains overlapping temporalities. Fastness overlaps with slowness, often in the same place; how time is experienced is distributed unevenly throughout the supply chain. Lethargy arises from these disjunctions of time », Ibid., p. 3. 

  7. Nous traduisons : « Lethargy, [...], comes about from attempting to withstand the world: it describes endurance as a way of life, even as a way of focusing intensely on the now », Ibid., p. 25. 

  8. Ibid., p. 9. 

  9. Ibid., p. 13. 

  10. Nous traduisons : « To become inventory is to experience waiting as a state where “doing” is reversed into “something is about to happen to me.” This is not passivity but lethargy. The subject slackens from a doer into an object of forces out of her reach: algorithms that calculate employer performance or production quotas; algorithms that respond to consumer desires and wants by sending ramshackle boxes of odds and ends into the warehouse and into her hands. Controlling none of it, she waits for it to happen », Ibid., p. 14. 

  11. Ibid., p. 21. 

  12. Nous traduisons : « Pessimism is a useful counterweight to the optimistic thumb on the scale, particularly when it comes to talking about technology. It shifts our attention away from the future as something that one saves for, prepares for, or otherwise is attached to, and replaces that orientation with an attention to the seemingly “dead time” of an object trapped in the present. », Ibid., p. 25. 

  13. Ibid., pp. 16-17. 

  14. Nous traduisons : « Yet the idea that one can purify a body of its thingness is the impossible fantasy of white supremacy. », Ibid., p. 15. 

  15. Nous traduisons : « But many of these artworks go beyond pointlessness; rather than indifference, they exemplify a lethargic mode in art », Ibid., p. 33. 

  16. A couch potato, littéralement une pomme de terre de canapé, se dit d’une personne vivant de façon sédentaire, cloué au canapé et qui regarde trop la télévision. Cette locution apparu en 1976 est utilisée en anglais dans le langage courant. 

  17. Ibid., p. 39. 

  18. Ibid., p. 56. 

  19. Ibid., p. 66. 

  20. Nous traduisons : « this type of discernment is what supports a racialized system of labor within digital culture, even when human bodies of color are visually or even physically absent. », Ibid. 

  21. Nous traduisons : « The type of digital lethargy this chapter explores is the affective state of being enframed by this supply chain, and consequently of being unable to do nothing. From the outside, lethargy looks like being more robotic (or, conversely, seeming less human). It can be either being less animated than a proper human or, paradoxically, being overly animated, because in the latter case, the suggestion is that one is animated from without. », Ibid., p. 74. 

  22. Ibid., pp. 87-88. 

  23. Les API sont des interfaces programmatiques applicatives qui permettent à des machines à communiquer entre-elles. 

  24. Ibid., p. 81. 

  25. Nous traduisons : « Think of lethargy as deferring, rather than resolving, an ambivalent situation. », Ibid., p. 92. 

  26. Notons que les termes master et slave ont pendant longtemps été utilisés dans le champ de l’életronique et de l’informatique, notament pour qualifier des relations herarchiques et de contrôle entre des composants. De nombreux débats sur l’utilisation des termes ont poussé à des changements de lexique, comme par exemple au sein du langage de programmation python ou le système de versionning git

  27. Nous traduisons : « making the first ambient media not the cloud but the maid or butler. », Ibid., p. 97. 

  28. Nous traduisons : « They dealt with the need to handle unpredictable input on the Internet by designing ways of handling things gracefully, for protocol is essentially etiquette: it handles interactions between strangers. », Ibid., p. 97. 

  29. Julia Leigh, Sleeping Beauty, 2011. 

  30. Ibid., p. 124. 

  31. Dans son acception la plus commune, ce terme renvoie à la capacité d’accès à une puissance d’autonomisation individuelle

  32. Nous traduisons : « a powerful affective state that helps us navigate the confusing world of digital capitalism. For that construct captures the sense of feeling both individual and public at the same time. », Ibid., p. 140. 

  33. Nous traduisons : « The violence here is not simply of being forced into certain patterns of behavior or being encouraged to buy more products, but of making a certain form of “authentic” subjecthood that we call the “user” stand in for the universal. », Ibid., p. 143. 

  34. Un packet est une unité de données qui transite sur les réseaux. 

  35. Ibid., p. 114. 

  36. Nous traduisons : « Recognizing this false division [...] might help us understand listening, too, as an act of publicness, or at least an underexplored (because out-of-fashion) way of being together. », Ibid., p. 173.