Professeure des Universités, Philosophie et design, Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Membre de l'Institut de recherche ACTE.
Résumé
Réalisé sous la direction de Mica Gherghescu et Laurence Gueye-Parmentier, publié par les éditions Textuel (septembre 2020), La Fabrique de l'histoire de l'art. 200 revues 1903-1969 recense, donne à voir et met en perspective, tout au long de 440 pages, un choix des revues qui ont « fabriqué » l'histoire de l'art, de la littérature, de l'architecture, du design...
Abstract
Directed by Mica Gherghescu and Laurence Gueye-Parmentier, published by Textual Editions (September 2020), La Fabrique de l'histoire de l'art. 200 revues 1903-1969 lists and puts into perspective, throughout 440 pages, a choice of journals that have "manufactured" the history of art, literature, architecture, design...
1. L'équipe scientifique à l'origine de l'ouvrage
Réalisé sous la direction de Mica Gherghescu et Laurence Gueye-Parmentier, publié par les éditions Textuel (septembre 2020), La Fabrique de l'histoire de l'art. 200 revues 1903-1969 recense, donne à voir et met en perspective, tout au long de 440 pages, un choix des revues qui, éphémères ou pérennes, ont « fabriqué » l'histoire de l'art, de la littérature, de l'architecture, du design...
L'on pourrait penser que l'objet revue ne mérite pas un tel livre. Pour se faire d'emblée une idée de l'intérêt et du sérieux qui ont prévalus à cet ouvrage, rappelons tout d'abord que Mica Gherghescu est responsable de l'accueil scientifique et de la programmation à la Bibliothèque Kandinsky1, tandis que Laurence Gueye-Parmentier est documentaliste principale en charge de la collection des périodiques au sein de cette même institution. Ajoutons que Stéphanie Rivoire, directrice de la bibliothèque et des ressources documentaires des Arts décoratifs, et que Didier Schulmann, conservateur du patrimoine, ont rejoint ce noyau initial. Précisons enfin que ce projet éditorial a bénéficié des contributions de spécialistes des champs de la photographie (Damatrice Amano, pour le Musée national d'art moderne), de l'architecture (Mélanie Godefroy et Camille Langlois, Julia Motard, Beatriz Sánchez-Santidrián, Anne-Marie Zucchelli-Charron, pour le Musée national d'art moderne), de l'art contemporain (Annalisa Rimmaudo, pour le Musée national d'art moderne)2.
2. Pourquoi et comment consacrer un livre à des revues d'art ?
Pour entrer dans l'objet même de La Fabrique des revues, il faut se reporter à l'introduction intitulée « Plaques tournantes3 ». Mica Gherghescu y souligne combien l'histoire des revues est riche d'enseignements : mises en relation avec l'histoire des galeries, des musées et des expositions, celles-ci restituent sur le vif l'histoire de l'art - des arts -, des idées et des débats, en train de se faire.
L'auteure éclaire ensuite les critères qui ont prévalu au choix des 200 revues qui, page après page, et sur une chronologie qui s'étend du début du XXe siècle à la fin des années 60, sont présentées à partir d'une ou plusieurs couvertures, de la période d'édition, de la personne ou du collectif à l'initiative de la publication, de son histoire propre et de la façon dont cette dernière s'insère dans l'histoire, plus générale, de l'art, de la littérature, du design. Selon Mica Gherghescu, la sélection ne pouvait se réduire aux revues d'une seule aire géographique (les médias français ou européens, par exemple), ou aux publications les plus pérennes. En effet, le choix a été guidé par l'importance, pour ne pas dire la portée souvent internationale, que telle ou telle publication a pu avoir, quand bien même elle n'aurait connu qu'un faible tirage, voire qu'un seul numéro.
Pour atteindre cet objectif, l'ouvrage, qui donne à voir chacune des revues sélectionnées, propose de surcroît une suite de focus montrant comment telle ou telle revue s'insère dans un ensemble plus vaste, qui ne saurait s'arrêter aux frontières des États, dès lors qu'il s'agit de diffuser les idées du futurisme, du constructivisme, de Fluxus, ou les conceptions éditoriales liées « au bon usage de la photographie dans une revue d'art4 »... Il s'ouvre sur la revue autrichienne Das Andere, dont le directeur est Adolf Loos et qui ne connaît que deux numéros, en 1903, et s'achève avec Art-langage, sous-titrée « Journal of conceptual art » : on y apprend que le collectif composé de Terry Atkinson, Michael Baldwin, David Bainbridge et Harrol Hurrel est à l'origine de cette revue et que ses 19 numéros sont publiés entre 1969 et 19855. L'ouvrage se clôt sur une bibliographie traitant de l'histoire des revues : tout lecteur curieux, ou récemment conquis à l'intérêt que présentent ce format de publications pour l'histoire (de l'art) et pour l'historiographie, pourra ainsi prolonger ses investigations.
Autant dire, en somme, que l'objectif que se sont proposé Gherghescu Mica et Laurence Gueye-Parmentier est largement atteint. Le livre est tout à la fois savant et plaisant : les reproductions couleurs des couvertures sont magnifiques.
3. Personnalités d'exception, histoire politique et tragique de l'art
Il n'en reste pas moins que le présent compte-rendu obéit à d'autres nécessités que le plaisir sensuel et intellectuel éprouvé au contact d'un ouvrage si esthétique et si savamment agencé. En parcourant La Fabrique de l'histoire de l'art. 200 revues 1903-1969, on se remémore, ou l'on découvre, des personnalités d'exception telle Adrienne Monnier qui, « libraire, éditrice et animatrice de soirées de lecture rue de l'Odéon », est à l'origine de Commerce; une revue littéraire internationale pionnière, éditée de 1924 à 1932, en 29 cahiers6. Dans un autre registre, on revient ainsi sur les 22 numéros de la revue i 10 qui, portée par Arthur Lehning, « journaliste et militant anarchiste hollandais », entend « intégrer l'art dans la vie quotidienne » et convainc, entre autres, Pier Mondrian, Kandinsky, J. P. P. Oud ou László Moholy-Nagy de collaborer à sa publication7.
Avec ce compte-rendu, nous voudrions aussi mettre au jour le fil politique, voire tragique, que suit l'histoire des arts. D'ací i D'allà est une revue catalane ouverte sur l'Europe, dirigée par A. López Llausás, dont le premier numéro date de 1918. Alors qu'elle témoigne de la « pluralité et de la vitalité prodigieuse des revues d'art espagnoles », elle s'éteint en 1936, au début de la guerre civile espagnole8. Ce fil politique concerne de nombreuses parties du monde. Dédié à « l'espace méditerranéen », Rivages fut publiée par le « libraire-éditeur » Edmond Charlot, à Alger, de 1938 à 19399. Citons deux faits marquants d'une revue qui ne compte pourtant que deux numéros : le manifeste, qui indique la ligne éditoriale, est rédigé par Albert Camus ; le troisième numéro, consacré au poète García Lorca, assassiné par les franquistes, fut « saisi et détruit par les autorités de Vichy10 ». Cette revue trouve écho quand, en 1961, en pleine guerre d'Algérie, François Maspéro édite Partisans, une revue destinée à porter la contestation/réflexion anticoloniale11. Publiée jusqu'en 1972, elle réunit, entre autres, Pierre-Jean Oswald, Pierre Vidal-Naquet, Nils Anderson... Autre exemple : Tropiques, créée par Suzanne et Aimé Césaire, en 1941, demeure une référence de la « littérature postcoloniale émergente12 ».
Nous pourrions multiplier, avec la lecture de La Fabrique de l'histoire de l'art, les exemples qui composent ce fil politique, souvent tragique. Qu'il nous soit permis d'évoquer, pour terminer sur ce point, le cas de The Next Call, créée par le graphiste et éditeur autodidacte hollandais Hendrick Nicolaas Werkman, à Groningen. Exceptionnelle du point de vue des expérimentations graphistes qu'elle met en scène de son premier numéro en date de 1923 jusqu'à sa dernière parution de 1926, son directeur fut fusillé par la Gestapo, à la fin de la guerre, pour avoir installé une imprimerie clandestine13.
4. Le design : place, recours, histoire
Voilà pour la grande histoire des revues, pourrait-on dire. Mais d'autres éléments, relevant d'une histoire plus modeste, nous poussent à réaliser ce compte-rendu de lecture. En partant des revues, cet ouvrage éclaire les rapports qu'entretiennent certains domaines artistiques - les arts plastiques, les arts décoratifs, l'architecture et le design - dont il se trouve qu'ils sont aussi ceux de notre toute nouvelle revue, baptisée Design, Arts, Médias. Alors que celle-ci s'attache à analyser les frictions qui s'opèrent entre ces trois champs pratico-théoriques, La Fabrique de l'histoire de l'art restitue l'histoire d'un média particulier (la revue) dans les champs des arts et du design et, du coup, elle laisse aussi entrevoir les rapports heureux ou plus conflictuels qui se nouent entre eux. Si certaines revues font place au design - Art in America, à partir de 1950, alors qu'elle existe depuis 1913, ou Arts & Architecture, dès 1944 - ce n'est en effet pas le cas de la majorité de ces revues d'art14.
De façon plus précise encore, notre intérêt spécifique pour cet ouvrage tient à ce qu'il retrace en creux, car ce n'est pas là son objet principal, l'histoire du design. D'une part, parce que toutes ces revues, quel que soit leur champ propre, sont extrêmement soignées, mettent en œuvre un choix de police de caractère, une attention particulière aux illustrations, une méticulosité de la mise en page, c'est-à-dire ont recours au design graphique. Citons, pour prendre l'exemple de revues « devenues les repères fondateurs pour toute une histoire visuelle et graphique du XXe siècle », les revues dadaïstes Merz et Mecano15. D'autre part, parce que, au fil des pages du livre et des revues qui ont fait place au design ou qui lui sont intégralement dédiées, se dessine une histoire plus générale du design, une histoire parfois polémique.
Quelques exemples, parmi tant d'autres, permettent d'illustrer ces conflits. En matière de design, La Fabrique de l'histoire en appelle à des revues attendues au rang desquelles ont peu placer Art et industrie, Arts et métiers graphiques, Domus16... Mais l'ouvrage fait aussi mention d'autres revues qui, un peu oubliées, ont néanmoins joué un rôle fondamental dans l'histoire du design. Il suffit de penser à la lutte du stylisme contre le design anglo-saxon qu'engage Jacques Viénot, à partir des années 50, au moyen de L'esthétique industrielle. Ou, autre exemple, il faut se rappeler la volonté de refonder le design en liquidant l'héritage du Bauhaus et, partant, se souvenir de la revue espagnole Nueva Forma qui publie, dans son numéro 13 de février 1967, la conférence fort polémique que Tomás Maldonado consacre à cette refondation17.
5. Mise en abyme
L'intérêt du livre dirigé par Mica Gherghescu et Laurence Gueye-Parmentier réside par conséquent en lui-même, pourrait-on dire : en partant des revues, il retrace de façon accessible, fine et sensible la « Fabrique » de l'histoire de l'art.
Mais, à nos yeux, l'intérêt qu'il présente ne se réduit pas à l'énoncé et à la réalisation de ce programme. Il constitue le pendant de La Saga des revues qui, sous la direction de Nicolas Weill, esquisse une histoire politique des idées au XXe siècle18. Ce n'est en effet pas un hasard si certaines revues figurent dans l'un et l'autre de ces restitutions : « si tout acte de création est un acte de résistance19 », il en est probablement ainsi de toute création de revue.
Dans le fil de l'histoire plus modeste dont nous avons exhibé le fil, l'intérêt de cet ouvrage tient aussi, avouons-le, à ce qu'il interroge l'usage, la pertinence et le sens des choix graphiques que nous avons opérés en composant la maquette de la revue en ligne Design, Arts, Médias... Il nous pousse en outre dans nos retranchements, tant il semble nous dire : « Au-delà des choix graphiques, votre revue se reconnaît-elle une filiation spirituelle avec l'une ou plusieurs des 200 revues dont je fais état ? »
Il serait bien prématuré de répondre à une telle question, et surtout bien présomptueux car, en ces matières, la réponse et le dernier mot reviennent et reviendront toujours aux lecteurs.
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Pour avoir une idée des fonds de la Bibliothèque Kandinsky, voir
http://bibliothequekandinsky.centrepompidou.fr/, consulté le 5 avril 2021. ↩ -
Pour une présentation de l'équipe éditoriale, voir Gherghescu, Mica et Gueye-Parmentier, Laurence (dir.), La Fabrique de l'histoire de l'art. 200 revues 1903-1969, Paris, Textuel, 2020, p. 5. ↩
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Gherghescu, Mica et Gueye-Parmentier, Laurence (dir.), La Fabrique de l'histoire de l'art. 200 revues 1903-1969, op. cit., p. 7-11. ↩
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Pour ces exemples de focus contextualisant et thématiques, consulter La Fabrique de l'histoire de l'art. 200 revues 1903-1969, op. cit., p. 26, p. 110, p. 358 et p. 174. ↩
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Gherghescu, Mica et Gueye-Parmentier, Laurence (dir.), La Fabrique de l'histoire de l'art. 200 revues 1903-1969, op. cit., p. 17 et p. 429. ↩
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Ibidem, p. 132. ↩
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Ibidem, p. 155. La revue est éditée de 1927 à 1929. ↩
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Ibidem, p. 62. ↩
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Ibidem, p. 221. ↩
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Ibid. ↩
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Ibidem, p. 368. ↩
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Ibidem, p. 242-243. ↩
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Ibidem, p. 124-125. ↩
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Sur Art in America, voir La Fabrique de l'histoire de l'art. 200 revues 1903-1969, op. cit., p. 34-35. Pour Arts & Architecture, consulter les pages 248-249 de l'ouvrage. ↩
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Ibidem, p. 47. ↩
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Pour Art et industrie, Arts et métiers graphiques, Domus, se reporter aux pages 153, 158, 165 du livre. ↩
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Sur L'Esthétique industrielle, voir p. 290 du livre, pour Nueva Forma, se reporter à la page 406. Pour une recontextualisation de cette histoire du design, lire le focus intitulé « Art, architecture, design, industries et revues », p. 294 et suivantes. ↩
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Nicolas, Weill, La Gaga des revues, Paris, éditions Le Monde/CNRS, 2011. ↩
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On aura reconnu un passage demeuré célèbre de la conférence que Gilles Deleuze a donnée dans le cadre des Mardis de la Fondation Femis, le 17 mai 1987. Cf. https://www.webdeleuze.com/textes/134, consulté le 23 janvier 2021. ↩