Ellie Wyatt, PARALLAX : Conspiracy Theories Details and the Act of Looking Closely
Ambre Charpier

Doctorante en Arts et Sciences de l'art, spécialité Design, Arts, Médias, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Institut ACTE en codirection avec Codesign Lab & Media Studies, Télécom Paris, Institut Interdisciplinaire de l’Innovation i3, CNRS.

Résumé :

L'artiste-chercheuse Ellie Wyatt s'attaque dans son premier ouvrage intitulé Parallax : Conspiracy Theories, Details, and the Act of Looking Closely publié aux éditions anglaises Foolscap, à la crise conceptuelle entre voir, savoir et croire. Ce recueil de contributions de divers auteurs, de textes inédits rédigés par Ellie Wyatt et d’œuvres visuelles nous invite à regarder les conditions de production et de circulation des images contemporaines en ce qu’elles « servent à la fois la vérité et l’invérité1 » et « comblent les lacunes entre nos réalités et nos fictions2. » Plus particulièrement, Ellie Wyatt examine leurs rôles dans les conspirations dont la prolifération semble désormais inéluctable en ligne. De l’architecture numérique et de sa logique de connexion, du détail comme mode fragmentaire de connaissances jusqu’à l’optique comme procédé magique, Parallax dresse une cartographie esthétique de ce modèle interprétatif du monde. Ce titre évocateur rappellera sans doute aux adeptes de la photographie, le gouffre de quelques millimètres entre la position d’un objet perçu de celui perçu à travers l’objectif : cet instant où la médiation technique se rend visible.

Abstract :

In her first book, Parallax: Conspiracy Theories, Details, and the Act of Looking Closely, artist-researcher Ellie Wyatt tackles the conceptual crisis between seeing, knowing and believing. This collection of contributions by various authors, essays by Ellie Wyatt and visual works invites us to examine the conditions of production and circulation of contemporary images, insofar as they "serve both truth and untruth " and "fill the gaps between our realities and our fictions." In particular, Ellie Wyatt investigates their role in conspiracies theory whose proliferation online now seems inescapable. From digital architecture and its logic of connection, from detail as a fragmentary mode of knowledge to optics as a magical process, Parallax draws up an aesthetic cartography of this interpretive model of the world. The evocative title of Parallax will no doubt remind photography enthusiasts of the millimetric abyss between the position of a perceived object and the one seen through the lens: the moment when technical mediation becomes visible.

1. Une esthétique complotiste ?

Actuellement au centre des débats politiques contemporains, le visible – ces représentations et ces appareils – est le point de contention des politologues amateurs de tiktok, journalistes et universitaires de toutes disciplines. N’avez-vous pas vu, nous disent-ils rejouant timidement les thèses postmodernistes, que la réalité nous a déserté ? Insurgés contre notre supposé divorce de la réalité, ils n’hésitent à pas à déclarer que nos images ont définitivement brisé le pacte représentationnel, puisqu’elles ne sont que le produit de code visuel, de jeu entre des conventions, alors rien ne peut distinguer la fiction du document. D’ailleurs, ne sentez-vous pas que la texture du monde se synthétise, que la puissance abstractive des média empêche toutes tentatives de médiation de la vérité ?

Ce à quoi ils nous exhortent, avec anxiété, est de reconsidérer le dérèglement, voire l’obstruction de la réalité et sa médiation par nos média computationnels. Bien qu’ils rejouent d’anciens discours anxieux3 qui hantent encore toutes images et appareils de visions, cette méfiance généralisée a atteint tous les publics, rendant d’autant plus nécessaire d’en discuter les conséquences sur notre culture visuelle contemporaine. Parallax pense notre situation médiatique contemporaine et, pour rependre la fameuse maxime de Friedrich Kittler, « cette situation doit être décrite4 ».

Quelle figure plus appropriée que celle du conspirationniste qui, bien qu’il ne soit en rien une nouveauté historique, devient pour Ellie Wyatt la figure allégorique de l’ambiguïté du sujet percevant dans une culture visuelle incertaine, faites d’images-preuves, d’images-documentaires, d’images photographiques et d’images synthétiques. Somme toute, d’un « complexe d’images5 » dépendantes d’écrans, d’interfaces visuelles, de programmes interopérants, de logiciels en tout genre, d’un réseau câblé et de relais techniques, de moteurs de recherche, de descripteurs textuels, de blogs, de réseaux sociaux, d’intelligence artificielle, de machines-vision, de caméras appareillant un ensemble de dispositifs et de sujets. Et tout cela sans compter leur diffusion et support non numérique.

Le conspirationniste est dans cet ouvrage une situation du voir moins qu’un membre d’une communauté supposément homogène construite autour de croyances fantasques et de pratiques discursives et concrètes. Si l’image est « source de savoir historique6 » et, dans la continuité, si « le sujet observant est à la fois le produit historique et le site de certaines pratiques, techniques, institutions et procédures de subjectivation7 », Ellie Wyatt suppose que le conspirationniste est un sujet de notre temps, informé par les appareils de vision et d’inscription du visible, mais aussi par les représentations issues de ces dernières : pourrons nous ainsi tenter d’y répondre par une enquête épistémologique et esthétique ?

Le bric-à-brac visuel sur lequel les conspirationnistes fondent leur investigation, fait de recadrage, de décadrage, d’isolation, d’analogie, de retouche et de changement d’échelle, n’est-il pas ancré dans notre régime visuel contemporain ? En sous-texte Parallax pointe que cette situation contemporaine de doute anxiogène quant aux aspects visuels de notre culture n’est pas exclusivement l’apanage d’une altérité allégorique qui opère sous le nom de conspirationniste. Elle est le symptôme d’une transformation du visible par nos technologies de l’information empiétant sur les vertus épistémiques de l’objectivité et de la vérité à laquelle peu d’entre nous peuvent encore se vanter de n’avoir jamais succombé.

2. Une vision instrumentale

Pour Ellie Wyatt, il y a, et persiste, encore une certaine étrangeté dans l’acte de voir et dans sa phénoménalité, d’autant que cette qualia ne cesse d’être appareillée jusqu’à faire désormais abstraction d’un sujet humain8. Et tandis que notre monde perçu est stocké, adressé et traité en données, les différents média qui résultent de cette capture redéfinissent et altèrent la notion de visible. À son tour, cette médiation construit de nouveaux sujets conscients d’un monde infiniment plus complexe que ne lui laissent croire ses sens, départ d’une infinité de productions théoriques et philosophiques qui résonne dans les écrits contemporains sur les imaginaires technologiques.

Cette trame de fond, au centre de tous questionnements artistiques de l’auteure, est dans Parallax illustrée par un corpus iconographique dérivé des cultures scientifiques et visuelles, et se poursuit dans ses œuvres. PARALLAX: Conspiracy Theories, Details, and the Act of Looking Closely reprend son bien nommé titre comme directive éditoriale. En traitant en amont des conspirations et d’Internet, Ellie Wyatt descend progressivement dans le temps vers des méthodes d’observations de moins en moins conventionnelles et de plus en plus transgressives : des techniques imagées de l’observation dans les films – Blow Up de Michelangelo Antonioni et Blade Runner de Ridley Scott – en passant par l’historiographie du microscope de Robert Hooke jusqu’aux pratiques ésotériques de connaissances et de vision dans Faust de Marlowe et du fabuleux Aleph de Jorge Luis Borges.

Malgré cette densité discursive, Parallax est un livre d’artiste où le travail graphique devient dépositaire de la lourde tâche de construire les ponts théoriques d’un vaste travail de recherche. L’auteure y dramatise l’inscrutabilité de nos images et des techniques de vision dans des compositions linéaires et colorées de l’ouvrage9. Elles imitent sur le papier glacé de l’ouvrage, les textures et les images qui traversent nos écrans dans une accumulation photographique. Le lecteur devra faire l’habile jeu d’aller-retour entre textes et images ; les œuvres inspirent-elles cette organisation thématique, ou répondent-elle aux discours théoriques et philosophiques ? Parallax entretient ainsi une certaine similitude avec les pratiques de recherche-création sans pour autant tomber dans les pires travers de ce type de production qui, par la quantité, subjugue et prive de toute capacité analytique ses spectateurs (ici, son lectorat).

La diversité d’auteurs et de philosophes réunis sous l’égide de Parallax rejoignent tous, à mi-mot, l'idée que la formation du visible doit être étudiée à rebours, dans un effort de s’abstraire de ce qui apparaît présentement pour saisir ce qui a été. Parallax est un ouvrage suspicieux, en ce qu’il refuse d’emblée tout discours de nouveautés absolues à l’égard de nos techniques de perception et d’inscription du visible et, d’un même mouvement, toutes transformations supposément radicales de nos manières d’être au monde. Regarder comment nous regardons le monde est ainsi un exercice archéologique qu’Ellie Wyatt s’attelle à narrer en rassemblant, sous l’égide de Parallax, des récits minorés ou méconnus, des historiographies d’instruments et de technologies fabuleuses et fabulées.

L’entreprise méthodologique de Parallax entre archéologie des médias et études visuelles – l’une reproche son imprudente tendance à oublier la matérialité et l’autre l’accuse de déterminisme technologique – distingue donc les problèmes historiques que posent la vision, des représentations et des artefacts visuels. Il n’y a pas dans ce livre des textes sur les images comme représentation, mais des textes sur les images comme expression technique – somme toute esthétique - d’une condition du voir ancrée dans des matérialités. D’ailleurs la seule critique artistique de Parallax a plus affaire à notre complexe écranique, qu’elle ne nous instruit sur la plasticité ou la signification des images qui y circulent.

Et, lorsqu’Ellie Wyatt nous persuade « d’examiner de plus près, non pas le monde, mais les méthodes et les outils que nous utilisons pour l'observer10 », je ne peux qu’affirmer aussi ce désir d’investigation de nos méthodes et exiger que cette archéologie du présent n’oublie pas l’importance du discours. Malgré tout, Parallax compile des discours à des œuvres et détaille des modes d’observations par des propositions proches des théories représentationnelles du savoir, de l’histoire de l’art et de la philosophie des techniques. Comment nous observons le monde, au-delà des instruments et des média, est aussi affaire de mutations historiques discursives et pour cela l’exercice de Parallax est finalement aussi, une technographie.

3. Cliquez sur l’appât

Puisque Parallax fait du conspirationniste, le mauvais génie tutélaire du voir et savoir contemporain, il faut croire que les défaitistes d’un effondrement de la réalité ont dans une certaine mesure gagné une partie de la bataille informationnelle voir médiatique. En proclamant sans cesse sa disparition, ils ont fini par affirmer involontairement – ou peut-être à dessein ? – ce phénomène. Les partisans de l’irréalité contemporaine s’incriminent mutuellement d’être responsables de la prolifération alarmante des fake news, de souscrire à des théories complotistes et de désirer un régime post-vérité servant les intérêts de corporations privées et les idéologues qui œuvrent au crépuscule de notre ère.

Accordons-nous ici : Parallax ne suggère pas que tout sujet contemporain participe à ces pratiques discursives, ni d’ailleurs à cette posture conspirationniste. Cependant, il serait malvenu de ne pas reconnaître que sur le web social, sous couvert d’anonymat, des utilisateurs se déchirent à produire une cosmologie de notre irreprésentable « objet-monde ». Voilà donc que la fonction de la représentation, qui n’était reléguée à n’être qu’une construction narrative, en devient le support. Montre-t-elle à juste titre un objet volant non identifié ou témoigne-t-elle de la précarité matérielle d’un objectif photographique ?

Lawless Zone – zone de non droit – introduit l’ouvrage par une critique cinglante des mécanismes et affinités électives entre le web et les conspirations. Clare Birchall et Peter Knight Is Everything Connected?: Conspiracy theories and the Internet reviennent sur les postulats d'une complicité idéologique entre les conspirationnistes et les entreprises du web. Bien que la structure du web « peut donner l'impression aux internautes que tout est lié11 », puisqu'elle organise des éléments disparates une totalité écrasante, l’essai conteste cette supposée évidence théorique.

La critique artistique de Stan Portus faisant suite à ce texte, In The Haze and Turmoil remet elle aussi en question cette approche comparative, qui par analogie tente d'établir une nouvelle typologie du conspirationnisme en ligne. Tous les trois dénoncent le parti pris de ces théories sociologiques qui font abstraction des conditions matérielles et économiques qui en facilitent la globalisation. Ainsi ces chercheurs examinent « les protocoles spécifiques, les choix de conception et les possibilités de la plateforme qui ont permis un mode particulier de conspirationnisme12. » Pour un lectorat au fait des pernicieuses affaires du Web, les armes du crime sont d'emblée identifiables : la monétisation du contenu dont l'étalon financier se mesure en quantité de likes, la réorganisation perpétuelle des savoirs produite par les hyperliens, l'achat de position dans les index de moteurs de recherche et, plus généralement, notre complexe d’images.

Mais, Clare Birchall, Peter Knight et Stan Portus se refusent tous de blâmer une poignée d'entrepreneurs et d’entreprises du web complices, qui au fil de discours, tentent de descendre dans les strates les plus obscures de l'organisation supposée du monde. L’absence de conclusion définitive, au-delà d’une certaine modestie académique, objecte que si la massification de cet appareil épistémologique dépend définitivement des technologies de l’information, le modèle conspirationniste n’est pas une aberration contemporaine mais une « composante inhérente à toutes les sociétés démocratiques13. » Alors, pour poursuive l’énoncé de cette critique, si les théories complotistes représentent mal les réalités politiques, mais témoignent des crises de la démocratie représentative, le projet d’Ellie Wyatt est dans les pages suivantes de comprendre les spécificités de ces représentations.

4. Le corps des hôtes

Lorsque Ellie Wyatt décrit la relation entre nos modes de visions et notre complexe d'images, elle évoque le passage de la photographie en tant qu'image singulière, « à une collection de plus en plus multipliée de parties de réseaux14 ». Cette fragmentation du visible dirige ce second temps de Parallax où la métaphore conceptuelle de la contagion et la pratique de détailler – littéralement couper - caractérisent la génération spontanée de contenu et la mutabilité des images. Les textes ne peuvent pas être compris sans tenir compte des développements contemporains de la technologie numérique, où l’engagement est un capital trébuchant pour les plateformes sociales. L’observateur investit désormais pleinement les images, comme sujet percevant s’opposant à la production d’un observateur objectif et isolé derrière la mécanique de ses appareils de perception.

Les textes Detail as Parasite d’Ellie Wyatt et l’extrait de Detail – Frederic Church : The Art and Science of Detail de Jennifer Raab examinent la sélection du visible qui s’opère lorsque la totalité est substituée par le détail. En pointant vers l’existence d’un en-dehors, le détail se distingue en nature de son tout et évoque simultanément son invisibilisation. Cette coupe dans la représentation qualifie ainsi pour Ellie Wyatt le régime économique des images mais aussi leur mutation sémantique et à cet égard, l’œuvre vidéo cherrypicker15 d'Ellie Wyatt reproduite ici par une multitude de captures d'écran imprimées à la suite du texte, laisse à croire que le détail est une méthode d’investigation et de diffusion au service de théories complotistes.

Ces images tirées du web forment un corpus visuel anxiogène où se côtoient indistinctement des photographies de spectres et des images satellites attestant supposément de la présence de bases militaires ultra-secrètes. Si toutes diffèrent, elles partagent l'inscription graphique d'un cercle rouge qui indique, ou plutôt pointe, vers ce qui doit apparaître à ses observateurs. Souvent, ce signe enserre quelques pixels dont l’ambiguïté interprétative vient soit d'un changement de perspective (agrandissement, découpage, recadrage) soit d'erreurs visuelles (bruit, problème d'encodage, manipulation volontaire de l'image).

Il n’est pas rare pour un utilisateur lambda de tomber sur ces images, sans vraiment savoir quelles informations collectées de son usage du web furent à l’origine de ces recommandations. Ce sont, comme le propose Ellie Wyatt dans le texte éponyme Detail as Parasite, des images parasitiques dont la survie ne tient qu’à leur potentiel de viralité. Sorties des soubassements du web, elles interfèrent avec le reste du régime scopique en se faisant passer pour des images-preuves, des images véridiques circulant sur des sites imitant des sources informationnelles reconnues.

Les textes de cette section proposent finalement de quoi déconstruire ces images, en rendant perceptible les traces matérielles de leur mutation, reconnaissable à leur piètre qualité résultant des modifications qu’elles ont subi ; découpées, photographiées avec un téléphone, recadrées, étirées, leur sélection non-naturelle est dû à la participation active d’usagers qui, insidieusement ou naïvement, les multiplient jusqu’à leur débordement en dehors des cercles restreints desquels elles semblent spontanément apparaître. Le détail devient la totalité, mais pour rependre Frederic Jameson, la totalité comme complot.

5. Voir au-delà, voir en deçà

À la suite de cet examen de l’insuffisance potentielle de la vision et des preuves visuelles, Ellie Wyatt prolonge l’enquête sur les modes de vision détaillés par un détour, qui surprendra peut-être son lectorat. Cette dernière section de l’ouvrage s’aventure à explorer les transgressions de l’expérience perceptive humaine, des instruments scientifiques jusqu'aux invocations magiques des occultistes. Sans doute, ce rapprochement pourrait sembler malencontreux voire injustifié pour ceux qui réduisent tout ésotérisme à une manifestation sociale déviante, une sorte résistance romantique à la sécularisation du monde. Dans les disciplines académiques sociales, l’émergence du tournant spectral16 marque une reconsidération de l’histoire négligée des rationalités marginales et des croyances minorées, où le fantôme et l’occultisme opère en tant que métaphore conceptuelle ; dans la notion de médium technique d’ailleurs, résonne encore le médium humain(e), cette intermédiaire spirite habité par les esprits.

Ce qu’Ellie Wyatt suggère, grâce au commentaire philosophique d’Eugene Thacker sur le Faust de Marlowe et d’un extrait de l’Aleph de Jorge Luis Borges, est une réelle continuité entre les sciences naturelles et les sciences occultes. Ainsi s’ouvre Realms of the Unknown, où Ellie Wyatt compare le cercle magique faustien au cercle graphique des conspirationnistes. Tous deux ouvrent des modes de perception en ce qu’ils révèlent ce qui ce qui a été précédemment occulté et dissimulé ; cependant le cercle graphique est ici une magie technique, contrairement à la magie rituelle opérée par Faust, celle de « la nécromancie moderne des pratiques photographiques17. »

Cette conclusion fait écho à cette histoire du spiritisme, appareillée par des média qui furent employés afin de rationaliser leur conception idéologique d’une survivance de l’âme et d’une matérialité spirituelle. Cette même logique pseudo-positiviste fut objectée au cours du XXème siècle aux sceptiques, justifiant ainsi de la véracité scientifique des expériences d’enregistrements sonores de la voix de défunt dits phénomènes de voix électroniques. Ces appareils analogiques et leur mode opératoire furent objectivés en procédés techniques rationnels dont l’usage répondait à une nécessité de représenter ce qui échappait au visible et dont la faillibilité de la vision humaine ne pouvait ainsi rendre compte.

Lorsque Ellie Wyatt avance que « le cercle graphique de l'imagerie conspirationniste est également utilisé pour évoquer [nos] horreurs terrestres ; il rejette les systèmes de connaissance acceptés et transgresse les frontières interdites. Comme le cercle magique de Faust, il dévoile les couches cachées du monde18», elle suggère que les propriétés fantastiques des média n’ont pas disparu avec notre rationalité contemporaine ; il opère avec elle.

Elle lie, à la suite de cet examen de qualités occultes de nos média, les théories représentationnelles de Robert Hookes et de son microscope. L’auteure et artiste argumente que l’altération radicale du champ perceptif – voir en deçà des limites perceptives humaine – annula la dialectique du visible et l’invisible lorsqu’avec une précision acérée, l’instrument de Hookes trancha dans le monde perçu. Ce changement radical, où le monde apparaît provisoirement plus proche, aggrave pourtant le sentiment d’abstraction que nous entretenons avec lui. Le prix à payer, en étendant le monde visible par nos appareils et média, fut de le voir se retirer en lui-même puisque « la mise à l'écart et la fermeture permettent une observation détaillée et ciblée, mais ce faisant, elles imposent également une séparation ; elles séparent les spécimens de leur environnement, déconnectent et fragmentent les écosystèmes, isolent l'individu du collectif, et limitent les interactions et les comportements. Il n'est pas possible de faire entrer un océan sous l'objectif.19 ». La totalité, perceptible que dans ces détails, est alors toujours élusive ; cet insupportable monde qui se refuse à apparaître sans médiation est ainsi toujours retiré en lui-même. Finalement, la tâche que les complotistes s’impose est un exercice probablement vain, où ce qu’ils font apparaître n’est rien d’autre que cette occultation.

Conclusion

Rédigé et assemblé post-brexit, et à l'échelle globale, au lendemain peu radieux d'une montée fulgurante des mouvements populistes, Parallax d’Ellie Wyatt résiste pourtant aux conclusions apocalyptiques sur la réalité et nos représentations. L’auteure reconnaît que cette paranoïa technologique teintée de post-modernisme laisse finalement la place à ceux qui « encouragent les discours de haine et de modes de pensée complotistes20 ». Ce livre nous invite à douter des conditions du voir et de notre appréciation du visible, mais il nous rappelle ne pas perdre de vue ceux qui jouissent d'une croyance en un désert du réel. À ce titre, ce livre d'artiste n'est pas une élégie épistémologique du voir, déplorant la manipulation de la réalité par les images que certains pensent être un effet du photographique ou du programmatique plutôt que sa cause.

Loin de la rengaine autoritaire qui tend à délégitimer les méthodes de connaissances discordantes à la rationalité scientifique, cet ouvrage propose une enquête avant tout esthétique. Remettre en question les vertus épistémiques de l’objectivité et de la vérité est éminemment une question de vision et d’inscription du visible mais résulte aussi « des angoisses et les expériences des personnes qui y croient et les répètent, même si elles [ces théories] ne disent rien de vrai sur les objets de la théorie elle-même21. » Finalement, les dimensions affectives des théories complotistes sont traitées dans Parallax par l’affect qu’exerce les représentations.

La thèse d’une imagerie complotiste devient, au fil de la lecture, moins une perspective de recherche quelque peu scandaleuse, qu’une réelle investigation esthétique où Ellie Wyatt adresse les spécificités visuelles et les aspects non-visuels des média qui les soutiennent. Pour ceux qui considéreraient l’oubli volontaire du registre sémantique dans l’ouvrage comme un manquement analytique, Parallax nous montre que la puissance de ces images n’est pas dans la fixation sémantique, mais dans ses glissements. Pour répondre à Friedrich Kittler, j’avancerais que « si un homme définit une situation comme réelle, elle sera réelle dans ces conséquences22 », qu’importe si la technique détermine l’avènement de la pensée, ou d’ailleurs l’inverse. Toutes les interprétations engendrent donc des décisions collectives et ces croyances sont ainsi effectives dans nos collectivités humaines : à nous donc de les prendre en considérations, si nous voulons prendre les bonnes décisions.


  1. Nous traduisons : « […] serves both truth and untruth » Wyatt, Ellie, PARALLAX: Conspiracy Theories, Details, and the Act of Looking Closely, Londres, Foolscap Editions, 2023, p. 8. 

  2. Nous traduisons : « […] to fill the gaps between our realities and our fictions » Loc.cit. 

  3. À ce titre, l’article exemplaire Materiality de Bill Brown trace un généalogie des conflits théoriques sur la matérialité des média et l’acte de médiation. Brown, Bill, « 3.3. « Materiality » dans Hansen, Mark et Mitchell, William John Thomas, Critical Terms For Media Studies, Chicago, University of Chicago Press, 2010 », Design in translation. URL : http://dit.dampress.org/readers/materialite/les-grands-combats/brown consultée le 13/01/2024 

  4. Kittler, Friedrich, Gramophone, Film, Typewriter [1986], Dijon, Les Presses du Réel, coll. « Médias/Théories », traduit de l’allemand par Frédérique Vargoz, 2018, p.23. 

  5. Portus, Stan, In the haze and turmoil: Responding to cherrypicker, dans Wyatt, Ellie, PARALLAX: Conspiracy Theories, Details, and the Act of Looking Closely, London, Foolscap Editions, 2023, p. 66. 

  6. Boidy, Maxime, Les études visuelles, Saint Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Libre cours », 2017, URL : https://www.cairn.info/les-etudes-visuelles--9782842927356.htm* consultée le 29/03/2024 

  7. Nous traduisons : « observing subject who is both the historical product and the site of certain practices, techniques, institutions and procedures of subjectification. », Crary, Jonathan, Techniques of the Observer: On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge, The MIT Press, 1991, p. 5. 

  8. À ce propos, Ehmann, Antje, Mende, Doreen (dir.), « Harun Farocki », [en ligne], eflux, n°59, 11/2014, URL: https://www.e-flux.com/journal/59/ consultée le 03/02/ 2024 

  9. Le travail graphique de l’ouvrage fut réalisé en collaboration entre Ellie Wyatt et le designer William Lyall. 

  10. Nous traduisons : « We must look closely, not at the world, but the methods and tools we use to do the looking », Wyatt, Ellie, op. cit., p.176. 

  11. Nous traduisons : « [the world wide web] can make it seem to the web surfer that everything is connected », Wyatt, Ellie, op. cit., p.13. 

  12. Nous traduisons : « [it would be better to focus[ on the specific protocols, design choices, and platform affordances that have enabled particular modes of conspiracism. », Wyatt, Ellie, op.cit, p. 16. 

  13. Nous traduisons : « [this] is an inherent component of all democratic societies »,Uscinski, Joseph E. (dir.), Conspiracy Theories and the People Who Believe Them, New York, Oxford University Press, 2019, p. 48. 

  14. Nous traduisons : « It is a hall-mark of the way image cultures to an ever-multiplying collection of networked parts […] », Wyatt, Ellie, op. cit., p. 86. 

  15. Cherrypicker, Ellie Wyatt, 2021, son par Aubrey Jackson-Blake, URL : http://www.cherrypicker.live avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

  16. À ce propos, del Pilar Blanco, María, Peeren, Esther (dir.), The Spectralities Reader, Ghosts and Haunting in Contemporary Cultural Theory, London, Bloomsbury, 2013. 

  17. Nous traduisons : « the modern necromancy of photographic pratices. », Wyatt, Ellie, op. cit, p. 142. 

  18. Nous traduisons : « the graphic circle of conspiracy imaging likewise is used to conjure [demons, ghosts, UFO’s and more] earthly horrors ; it rejects accepted systems of knowledge and transgresses forbidden boundaries. Like Faust’s magic circle, it peels back the hidden layers of the world. », Loc.cit. 

  19. Nous traduisons : « This shutting out and closing in allows for detailed, focused looking, but in doing so also enforces separation : it separates specimens from their environments, disconnects and fragments ecosystems, isolates individuals from collectives, and limits interactions and behaviours. We cannot fit an ocean under the lens », Wyatt, Ellie, op. cit., p. 171. 

  20. Nous traduisons : « encourage hate speech and conspiracy thinking », Wyatt, Ellie, op.cit., p.187. 

  21. Nous traduisons : « anxieties and the experiences of the people who believe and repeat them, even if they [these theories] say nothing true about the objects of the theory itself » Walker, Jesse, The United States of Paranoia: A Conspiracy Theory, New York, Harper Perennial, 2013, p.125. 

  22. Nous traduisons : « If men define situations as real, they are real in their consequences. » Walker, Jesse, op.cit., p.11.