Delphine Jacob, Lionel Blaisse, Aurélien Jeauneau : Pierre Guariche.
Christophe Bardin

Professeur, Université Jean Monnet, Saint-Étienne

1. Combler un manque 

Pierre Guariche est le titre de l'ouvrage que consacrent les éditions Norma au grand créateur de l'immédiate après Seconde Guerre mondiale. Concepteur de nombreux luminaires et pièces de mobilier - chaise, fauteuil, bureau, étagère -, il est aussi cet architecte d'intérieur qui contribue aux « nouveaux concepts immobiliers de loisirs »1 dans la France Gaullienne de la reconstruction et de la massification des dits loisirs. À la montagne - avec la station de ski de La Plagne - ou encore sur le littoral méditerranéen - en particulier à Bandol -, il participe activement à cette nouvelle orientation politique et économique. Sous les plumes respectives de Delphine Jacob, docteure en histoire de l'art et autrice d'une thèse sur Guariche soutenue en 2015, Lionel Blaisse, architecte et journaliste et Aurélien Jeauneau galeriste défilent ainsi près de quarante années de questionnements et de créations. Ce livre vient incontestablement combler un manque. Celui de l'histoire d'un design/art décoratif/art appliqué - il est quelquefois difficile de faire le choix d'un terme précis - hexagonal encore trop peu étudié en France et certainement largement sous-évalué. La plupart des livres généralistes qui traitent de cette période font souvent peu de cas des efforts et des questionnements qui agitent certains acteurs, dont Pierre Guariche, renvoyant inlassablement aux mêmes références incontournables que sont Jacques Vienot, Roger Tallon ou encore Raymond Loewy. Dans ce qui fait toujours autorité, « L'Histoire du Design » de Raymond Guidot2, Pierre Guariche ne semble exister que par ses luminaires expédiés d'une seule phrase lapidaire. Anne Bony dans son très court passage sur le design des années cinquante ne se réfère qu'à l'esthétique industrielle3, enfin si l'Art du design sous la direction de Dominique Forest, plus complet, fait bien référence à la fondation de l'ARP (Atelier de Recherche Plastique), l'ouvrage reste assez discret sur le reste et ne propose, encore une fois, que le luminaire comme illustration. De ce point de vue, l'exposition Mobi Boom, l'explosion du design en France, 1945 - 1975 en 2010 au musée des arts décoratifs de Paris a marqué une étape importante de cette réhabilitation nécessaire. L'ouvrage sur Pierre Guariche en est une suite logique. 

2. Du luminaire au mobilier 

Fidèles à leur réputation, les éditions Norma proposent un imposant livre de 350 pages, bilingue (français-anglais) accompagné de superbes illustrations. Il s'agit de ce qu'on l'on nomme communément un beau livre, sans que cela ne soit péjoratif en rien. L'iconographie abondante, pour partie tirée de catalogues et de revues est à ce sujet d'une grande force et d'une grande richesse. Elle permet de saisir de manière pertinente la trajectoire de Pierre Guariche et restitue toute la force d'une œuvre exemplaire et complexe. Pour autant, il est sans doute dommage que les sources de ces mêmes illustrations ne soient pas toujours citées dans les légendes et il faudra alors se reporter à la bibliographie pour espérer glaner quelques renseignements. 

L'ouvrage, découpé en quatre parties inégales, couvre l'ensemble des activités de Pierre Guariche. Un peu en retrait, la première (30 pages) est sobrement intitulée portrait. Très factuelle, elle donne les informations biographiques sans toutefois approfondir certains moments et personnalités comme une formation qui le voit passer de l'ingénierie aux arts décoratifs ou encore en mentionnant trop rapidement Marcel Gascoin qui fut à la fois son professeur au sein de l'école nationale supérieure des arts décoratifs et son employeur à la sortie de ladite école (1949). Suit un court chapitre (40 pages) consacré au luminaire, dont l'auteur souligne l'importance dans la vie domestique des Français : « pas un numéro de magazine de décoration qui ne comporte sa section ou son article dédié à l'éclairage »4. La rencontre de Pierre Disderot et Pierre Guariche par l'intermédiaire de Marcel Gascoin (encore) signe le début d'une collaboration fructueuse dans ce domaine qui se signale autant par une vraie réussite commerciale, en particulier avec le lampadaire à double balancier G 23 ou encore le plafonnier G 13, que par des innovations techniques - emploi de la tôle microperforée et d'un réflecteur en aluminium qui permettent un jeu de « fragmentation de la lumière »5 et sont la marque de fabrique de Pierre Guariche. On retrouve une même prodigalité de création dans le mobilier qui forme une troisième partie nettement plus conséquente (110 pages) et le même souci d'explorations et d'inventions. La création de l'Atelier de recherche plastique (ARP) en 1954 qui regroupe Michel Mortier, Josephe-André Motte et Pierre Guariche - qui ont fait connaissance chez Marcel Gascoin - avec la volonté « de pousser la création dans ses formes les plus innovantes et les plus pures »6 et des réussites commerciales incontestables « le fauteuil Radar, présenté sur le stand Airbone au salon des arts ménagers de 1955, restera un des sièges les plus audacieux des années 1950 : une assise hémisphérique tout en treillage métallique garnie dans un premier temps de quartiers de latex formant coquille et terminée par deux coussins ronds, d'assises et de dos, à base tournante. Sa version définitive reprendra rapidement à son compte l'ingénieux système du G1 en toile tendue »7 en est une parfaite illustration. 

Comme en écho à ce qu'écrit Béatrice Salmon sur l'importance du « maillage édition-création-diffusion »8 au cours des trente glorieuses, Delphine Jacob et Aurélien Jeauneau choisissent de mettre en exergue du chapitre, une analyse sans concession de Pierre Guariche : « En France où l'industrie du meuble est encore artisanale, rares sont encore les entreprises qui peuvent s'offrir un bureau d'études avec des dessinateurs compétents. Ainsi fabrique-t-on ce qu'on est sûr de vendre, c'est-à-dire ce que tout le monde connaît. Aucun progrès, aucune évolution n'est possible dans ces conditions »9. La présentation du travail de Pierre Guariche suit cette logique. Nous n'assistons pas à la simple accumulation et compilation des pièces, mais à une savante mise en perspective des diverses collaborations avec les éditeurs - Galerie Mai-meubles TV, Airborne, Steiner, Meurop ou encore Minvielle. Du dessin de chaises à la direction artistique de Meurop, des succès commerciaux à une réputation suffisamment établie pour devenir un vecteur commercial, l'activité de Pierre Guariche y est bien décrite et analysée. Elle peut également s'inscrire toute entière dans cette jolie formule de « créer au prix du meuble de mauvais goût »10 des ensembles complets et des solutions adaptées aux nouveaux espaces de l'habitat d'après-guerre -- Meca étant une de ses réalisations majeures - tout en étant capable d'y intégrer les nouveautés technologiques - en particulier le plastique. 

3. Architecture d'intérieur, des réalisations majeures. 

La quatrième et dernière partie (110 pages) témoigne de son activité féconde dans le domaine de l'architecture d'intérieur - terme qui ne le satisfait guère. Pour autant, comme le soulignent les auteurs « architecturer l'intérieur est sans nul doute la vocation de Pierre Guariche [...] il s'y intéresse dès ses débuts. Le nombre et l'échelle de ses projets ne cessant d'augmenter, il y acquiert une reconnaissance méritée [...] »11. De Firminy à la Plagne en passant par Bandol, la préfecture et le conseil général de l'Essonne ou le tribunal de grande instance de Créteil ou des résidences privés, le talent de Pierre Guariche se déploie tous azimuts. Presque étrangement, sa reconnaissance médiatique débute par l'aménagement de deux chambres de services qui font office d'appartement pour le jeune couple qu'il forme alors avec sa première épouse en 1950 : « La Maison Française publie dans son numéro 45 cette première réalisation du jeune décorateur, qu'elle suivra dorénavant avec assiduité »12. Suivront de nombreuses autres réalisations, plus imposantes et marquantes comme celle de la Plagne par exemple. Pour la station de ski, créé ex nihilo par le maire d'Aime Pierre Borrione, il passe sans complexe de l'aménagement intérieur des chambres et appartements - parois mobiles, mobilier polyvalent et combinable - à la galerie commerciale et au design des pylônes et engins de transports. Modèle dans tous les sens du terme, la Plagne va « [incarner] cette station pilote, tant par le montage financier et immobilier que par son architecture verticale, son urbanité sans voiture et son nouvel art de vivre à la montagne - ingénieusement architecturé par Michel Bezançon et Pierre Guarriche »13. Son association avec Jean Dubuisson pour la résidence Athéna à Bandol, l'aménagement du tribunal de grande instance de Créteil ou encore la conception du premier magasin Minvielle dévoile sa capacité d'adaptation comme le renouvellement de ses questionnements et des solutions qu'il propose. 

4. En conclusion 

L'ouvrage de Delphine Jacob, Lionel Blaisse, et Aurélien Jeauneau a les défauts de ses qualités. Bien écrit, clair, superbement illustré, il permet de se faire une opinion très juste du rôle et de la place de Pierre Guarriche dans cette histoire du design des trente glorieuses. Il dresse habilement les contours et l'étendue de ses compétences - du luminaire à la création d'espace en passant par le mobilier -. Il évoque tout à la fois les rencontres (Gascoin en particulier) et les références comme (Eammes). Son positionnement à la fois savant et grand public lui impose toutefois des choix et nécessite des concessions parfaitement assumées et maîtrisées, mais néanmoins quelque peu frustrantes. En français et traduit en anglais sur la même page, le texte est finalement relativement court et l'arrière texte, certainement bien connu et maîtrisé par les auteurs est quelquefois trop peu détaillé et explicité. À titre d'exemple, la figure de Marcel Gascoin est plusieurs fois citée, mais sans réelles indications sur son activité et son influence. Il incarne pourtant ce mouvement moderne qui réclame la stricte application des préceptes décoratifs - forme/matière/fonction - et se berce de l'utopie d'un design social qui veut rendre les objets - et le mobilier en particulier - accessibles au plus grand nombre. Créateur, entrepreneur, enseignant, il est également ce dénicheur de talent qui s'entoure non seulement de Pierre Guariche, mais également d'Antoine Philippon, Jean-André-Motte, Michel Portier, Jacqueline Lecoq ou encore Pierre Paulin.


  1. Jacob, Delphine, Blaisse, Lionel, Jeauneau, Aurélien Pierre Guariche. Luminaires - Mobilier - Architecture d'intérieur, Paris, Norma éditions, 2020, p. 201. 

  2. Guidot, Raumond, Histoire du design de 1940 à nos jours, Paris, éditions Hazan, 1994, 2000 et 2004. 

  3. Bony, Anne, « Histoire du design dans la seconde moitié du XXe siècle », in Flamand, Brigitte (dir.), Le Design, essais sur des théories et des pratiques, Paris, éditions du Regard, 2006. 

  4. Jacob, Delphine, Blaisse, Lionel, Jeauneau, Aurélien Pierre Guariche. Luminaires - Mobilier - Architecture d'intérieur, op. cit., p. 39. 

  5. Ibidem, p. 63. 

  6. Ibidem, p. 113. 

  7. Ibid. 

  8. « L'exposition « Mobi Boom. L'explosion du design en France, 1945 - 1975 » pose les jalons d'une histoire nouvelle du mobilier des tentes glorieuses, une histoire qui ne serait pas seulement l'histoire des créateurs mais celle, plus subtile, et surtout plus près de la réalité, du maillage édition-création-diffusion. Partant d'un postulat assez simple - un mobilier ne vit que s'il a trouvé en amont, un éditeur, et en aval, un diffuseur [...] ». Salmon, Béatrice, « Avant-propos », in Forest, Dominique, Mobi Boom, explosion du design en France 1945-1975, Paris, Les arts décoratifs, 2010. 

  9. Delphine Jacob, Lionel Blaisse, Aurélien Jeauneau : Pierre Guariche. Luminaires - Mobilier - Architecture d'intérieur, op. cit., p. 76. 

  10. Ibidem, p. 184. 

  11. Ibidem, p. 188. 

  12. Ibidem, p. 297. 

  13. Ibidem, p. 213.