Doctorante en Arts et Sciences de l'art, spécialité Design, Arts, Médias, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Institut ACTE.
Résumé
Pour une critique du design graphique est une réédition d’un ouvrage éponyme paru en 2012 aux éditions B42. Rédigés par Catherine de Smet, historienne de l’art spécialisée en design graphique, ces essais s’avèrent incontournables pour quiconque s’intéresse au design graphique.
Abstract
Pour une critique du design graphique is a reissue of a book of the same name published in 2012 by B42. Written by Catherine de Smet, an art historian specialised in graphic design, these essays are a must for anyone interested in graphic design.
Introduction
Pour une critique du design graphique est une réédition de Pour une critique du design graphique. Dix-huit essais, paru en 2012 aux éditions B42. Cette réédition attendue s'avérait plus que nécessaire : rédigés par Catherine de Smet, historienne de l'art spécialisée en design graphique, ces essais s'avèrent incontournables pour quiconque s'intéresse au design graphique. Ce recueil de dix-huit textes inédits ou épuisés a le mérite de donner à lire, en un seul recueil, la pensée de l'historienne française du design graphique. Néanmoins, l'accès à l'édition de 2012 se voyait de plus en plus compromise, étant donné que l'édition était épuisée... d'où l'attente de cette seconde édition !
Si cette nouvelle édition a été « revue », elle n'a pourtant pas été « augmentée ». Notant la disparition du sous-titre, on pourrait pourtant s'attendre à ce que cette édition de 2020 compte plus de dix-huit essais. Mais il n'en est rien. De plus, l'ouvrage suit le même format, la même mise en page, jusqu'au même nombre de pages que l'édition précédente : en quoi a-t-elle donc été revue ? Dans son contenu : trois nouveaux essais viennent remplacer « Jeu de piste. Archives et collections », « Apprendre et désapprendre », et « Logos. Les identités visuelles de Wim Delvoye ». Notons d'ailleurs que la présentation de ces articles n'a pas pour autant disparue de l'introduction de cette seconde édition : « Trois autres [essais] consistent en une observation de la situation spécifiquement française (archives et collections envisagées comme conditions de la recherche, enseignement et enfin édition) ; écrits entre 2003 et 2008 dans le contexte précis de la revue annuelle Graphisme en France, ils sont de nature plus circonstancielle que les autres essais, mais poursuivent le même but : contribuer à la connaissance d'un composant non négligeable de la culture contemporaine1. » Rien, dans l'introduction, ne vient justifier la révision de l'édition précédente.
Nous reviendrons sur les raisons qui ont pu guider les choix de ces substitutions d'articles. Mais, avant toute chose, nous souhaiterions insister sur la nature anthologique de cet ouvrage : réunissant des écrits en apparence très divers, l'ouvrage n'est pourtant pas dépourvu d'unité. Puis, nous verrons comment Catherine De Smet contribue à écrire l'histoire du design graphique, et selon quelles convictions.
1. Une anthologie hétérogène
1.1 Plusieurs moments et lieux de publication
Dès l'Introduction, l'auteure nous présente son ouvrage comme « une suite discontinue de microrécits, qui voudraient éclairer quelques portions infimes d'un immense territoire, dressant de celui-ci un panorama fragmentaire, mais néanmoins traversé déjà de nombreuses correspondances2 ». Un ouvrage fragmentaire, donc, qui donne aux lecteurs la possibilité d'entrevoir des moments de l'histoire du design graphique, sans aucune recherche d'exhaustivité. Les textes ont été écrits entre 1999 et 2014, mais la chronologie ne guide pas l'organisation de l'ouvrage. D'ailleurs, les dates ne sont que mentionnées dans la référence de la première parution de chaque essai, mais ne servent pas de jalons au sein du livre, ce que l'on observe généralement dans les ouvrages d'histoire du design graphique. Ce détachement par rapport à la datation se traduit également par le fait que les articles sont republiés tels qu'ils l'ont été lors de leur première parution : cet ouvrage ne prétend donc pas revenir sur ce qui a été dit, le prolonger ou le compléter par des développements plus récents, mais il retranscrit une pensée en contexte, une réflexion qui a pris place à un moment donné3. Cependant, on note quelques marques qui suggèrent des développements futurs des projets, d'une histoire qui reste encore à écrire, que ce soit à propos du célèbre logo de Centre Pompidou - « L'avenir de ce rectangle rayé, non désiré par son créateur et pourtant admirablement conçu, reste ouvert et sa dernière évolution4 » -, ou encore quant au rayonnement de la revue Neue Grafik en France : « Une jeune génération découvre aujourd'hui Neue Grafik. [...] Une influence à retardement peut-être ? Rendez-vous dans quelques décennies5. » Parallèlement au contexte temporel, il convient de s'attacher aux lieux de publication des articles. Ces écrits sur le design graphique sont en effet parsemés dans des contextes de publication très divers : catalogues d'exposition, ouvrages spécifiques, revues d'art, de design, ou d'architecture... Cette diversité de publications témoigne selon nous d'un manque d'un lieu propre à l'histoire et la recherche en design graphique. Manque que cet ouvrage entend contribuer à combler.
1.2 Divers objets analysés et champs convoqués
Par ailleurs, il convient d'insister sur l'hétérogénéité des objets graphiques analysés. Si la part belle est faite aux publications et éditions sous toutes leurs formes, Catherine de Smet s'attache tout autant à présenter des identités visuelles, des pochettes de disques, des caractères typographiques ou bien des systèmes de signalétique. L'introduction propose d'ailleurs une classification des essais en fonction de la nature des objets sur lesquels ils portent6. Notons que cette classification ne guide pourtant pas l'organisation de l'ouvrage. De plus, cette apparente hétérogénéité reflète évidemment l'étendue du design graphique : bien loin de se réduire aux affiches, le design graphique englobe tout objet qui participe à notre culture visuelle. Au-delà de la nature de ces objets graphiques, ils ont été produits dans des champs tout aussi divers : architecture, jazz, art contemporain, littérature, photographie, édition jeunesse... L'auteure ne cache pas sa conviction que le design graphique entretient des rapports étroits avec plusieurs autres disciplines. Elle s'affirme plutôt en faveur d'une histoire du design graphique qui, bien que spécialisée, reste ouverte aux autres champs qui viennent nourrir cette histoire : « Quoi qu'il en soit, au-delà de l'intérêt méthodologique de la discussion, savoir si l'histoire du design graphique devrait relever de l'histoire de l'art (ou des techniques ?), des études culturelles ou de quelque autre branche des sciences humaines importe à vrai dire assez peu : toutes fournissent des ressources pour l'examen de ces artefacts singuliers7. »
2. Un ouvrage cohérent
2.1 Des renvois entre les articles
Bien que les sujets, objets, designers et champs convoqués dans les articles soient extrêmement variés, Pour une critique du design graphique n'est pas pour autant dépourvu d'unité. Tout d'abord, on remarque à la lecture un certain nombre de renvois et de clins d'œils à d'autres articles, qui d'après nous, justifient leur succession. Au même titre que la prolifération d'images qui ne relèvent pas du travail de Rem Koolhass au sein de S, M, L, XL8, des liens se tissent entre les pages et des échos résonnent au fur et à mesure de la lecture. Les deux premiers articles abordent tous deux la question de l'histoire du design graphique. De plus, le premier article traite directement des liens entre art et design graphique, tout comme l'article sur le travail de Thomas Hirschhorn. L'esthétique des albums photographiques de Dominique Darbois, dont le système graphique repose sur des aplats colorés, n'est pas sans faire écho à la maquette de Le Corbusier pour Les Plans de Paris, que Catherine de Smet analyse dans les derniers articles de l'ouvrage. L'analogie entre l'article sur le jazz et le logo du Centre Pompidou est plutôt formelle : pochettes carrées de 30 x 30 cm, et « rectangle rayé ». L'article « New Extreme Violet » suit logiquement celui qui relate l'identité graphique créée par Jean Widmer pour le Centre Pompidou : tout d'abord parce que ces projets prennent place dans le même lieu, mais également parce que la proposition de Zak Kyes pour le « Nouveau Festival » se réfère directement au travail de Widmer et à celui de Richard Rogers et Renzo Piano. Nous retrouvons le lien entre l'identité graphique et un projet d'architecte dans les trois derniers articles. Puis, nous pouvons relier l'article sur la typographie de Wim Crouwel à celui sur Joseph Müller-Brockmann par l'usage qui est fait de la grille. Cet article sur Joseph Müller-Brockmann est en lien direct avec celui qui lui succède, sur la revue Neue Grafik: tous deux tentent de mesurer la diffusion et l'influence internationale du design graphique suisse. Un autre article insiste sur l'héritage des maîtres suisses, celui sur le travail de Norm studio. Cet article est également à rapprocher de celui qui porte sur le travail de Philippe Millot : d'après les descriptions de Catherine de Smet, leurs travaux se basent tous deux sur les règles et le design graphique très normé du style suisse, tout en y adjoignant une part plus décorative. Le travail de Vier5, décrit par Catherine de Smet comme « d'inutilité ludique9 », s'enchaîne tout à fait avec celui de Paul Cox, qu'elle qualifie d'« enfance du livre10 ». Les quatre derniers articles de l'ouvrage prennent tous pour objet d'étude le livre. « Notre livre (France) » et « "Je suis un livre." À propos de S, M, L, XL », s'apparentent tous les deux à un manifeste, un engagement en faveur de livres qui affirment leurs qualités d'artefact. Enfin, les trois derniers articles sont consacrés à des livres d'architectes particulièrement soucieux du design graphique : que ce soit à travers des collaborations entre architectes et designers graphique (« "Je suis un livre." À propos de S, M, L, XL » et « Graphistes et architectes. Quelques épisodes récents d'une histoire ancienne »), ou à propos d'un architecte qui assure lui-même le maquettage de ses livres (Le Corbusier). Ces trois articles citent d'ailleurs, à divers moments, S, M, L, XL et Vers une architecture. On remarque en outre, tout au long de l'ouvrage, des références récurrentes de Catherine de Smet. D'une part, l'historien de l'art Jean-Claude Lebensztejn, mais également Paul Valéry et Theodor Adorno quant au « potentiel réflexif de la forme imprimée11 ».
2.2 Des axes de recherche saillants
Mis à part le jeu de renvois et de références entre les articles, nous pouvons dégager des axes de recherche structurant l'ouvrage de Catherine de Smet. Tout d'abord, une place de choix dédiée au livre, au design éditorial ou du moins aux objets imprimés, assure l'unité de cet ouvrage. Tous les textes du volume décrivent et analysent, de manière plus ou moins centrale, des objets graphiques imprimés. Que ce soit dans leur conception, leur fabrication technique, leur participation à une identité visuelle, ou bien leur lien à la typographie, les objets imprimés constituent l'objet d'étude de l'ouvrage. Peut-être est-ce lié au fait que Catherine de Smet, en tant qu'historienne de l'art, base son travail sur des archives ? Question qui s'avère être délicate lorsque les productions sont totalement dématérialisées. En tous cas, l'accès physique aux objets s'avère fondamentale dans son travail de recherche. Les questions de la technique de façonnage ou d'impression sont souvent évoquées. Quant aux orientations formelles, on remarque un attrait pour des esthétiques du photomontage ou du photocollage. Que ce soit dans les albums photographiques de Dominique Darbois, dont les véritables photomontages assurent la plasticité des albums et la narration, le travail de Burt Goldbatt qui, pour ses pochettes d'albums, prenait des photographies de jazzmen comme matériau graphique, dans la pratique du collage et du prélèvement de Thomas Hirschhorn, ou encore dans les images « éventuellement recadrées, détourées, à moitié masquées, voire amputées12 » de Bruce Mau au sein de S, M, L, XL. Nul doute que Catherine de Smet démontre un intérêt pour des designers qui développent une écriture graphique singulière, et revendiquent une écriture personnelle. L'auteure assume pleinement que ses essais portent tous sur un travail de graphisme d'auteur. Rejoignant d'ailleurs la question des archives, on note que le travail de plusieurs designers étudiés dans cet ouvrage a rejoint les collections du Centre National d'Arts Plastiques (dont l'identité graphique du CAC Brétigny par Vier5, et le travail de Philippe Millot pour les éditions Cent Pages). De plus, tous les travaux présentés s'inscrivent dans un contexte de création culturel : même lorsqu'il s'agit d'identités visuelles, se sont celles de lieux culturels, et non de marques commerciales. Peut-être cela témoigne-t-il d'une histoire du design graphique qui établirait une hiérarchie entre le design graphique d'auteur, culturel, engagé et le design graphique commercial, méprisé par le terme de « communication visuelle » ? Cela entrerait pourtant en contradiction avec la voie ouverte à une histoire du design graphique « marqu[ée] par la prise en compte de productions "mineures"13 ».
Pour revenir à la notion du graphisme d'auteur, elle se révèle saillante à travers plusieurs enjeux récurrents au fil des articles. Tout d'abord la question de la liberté que l'on accorde au designer graphique : en premier lieu dans le domaine des pochettes de jazz, mais également dans le domaine de l'édition française, ou encore à travers des pratiques expérimentales telles que celle de Vier5, qui « suppose un véritable engagement de la part des clients14 ». Hormis cette confiance qu'ont les clients dans les compétences et savoir-faire de ces designers graphique, la question de la signature est mise à l'honneur à plusieurs reprises. On peut par exemple penser à la formule par laquelle Philippe Millot signe son travail15 ou à la marque graphique variable de Vier5 : « Pour brouiller plus encore les cartes, l'apparition du nom de Vier5 adopte des formes chaque fois différentes, ces variations interdisant l'assimilation de la signature à une quelconque marque d'authentification, que seule une répétition à l'identique permettrait d'identifier comme telle16 ». La question de la signature est largement débattue à travers les livres d'architecture co-signés par les architectes et les designers graphique17. Enfin, la question des références des designers graphique étudiés est également évoquée à de multiples reprises. Nous avons déjà cité l'ancrage suisse du travail de Norm et de Philippe Millot, qui s'autorisent néanmoins à le détourner. Nous pouvons également citer les références à la fois historiques et vernaculaires de Wim Crouwel, dont l'esthétique des lettres pixellisées s'inspire de lettres brodées au point de croix, ou encore la pratique expérimentale de la typographie par Vier5 : « les arts de la rue, les inscriptions vernaculaires et tout ce qui compose la culture d'aujourd'hui viennent nourrir les recherches du studio, dans une optique prospective18 ». La question de la référence, cet attachement ou détachement aux modèles graphiques établis, souligne bien la dynamique d'une histoire du design graphique qui s'auto-réfère.
3. Écrire l'histoire du design graphique : une méthodologie
3.1 Une histoire centrée sur les objets
Comme nous l'avons déjà mentionné, Catherine de Smet prône une histoire du design graphique centrée sur les objets : les artefacts sont toujours le point de départ de ses recherches. L'analyse des objets, qui servent d'étude de cas, sous-tendent des enjeux fondamentaux du design graphique. Peut-être est-ce parce qu'ils ne partaient pas directement des objets que les articles « Jeu de piste. Archives et collections » et « Apprendre et désapprendre » ont été supprimés de cette nouvelle édition ? Finalement, l'histoire que Catherine de Smet propose d'écrire est moins basée sur les noms des designers graphique et leurs monographies, que sur des objets précis qu'ils ont conçus. On retrouve, dans chaque article, des passages descriptifs d'une remarquable précision. Une importance toute particulière est accordée tant aux formes des objets qu'à leurs qualités physiques, résultant de choix de fabrication technique. En plus de ces descriptions, une grande place est accordée à l'iconographie au sein de l'ouvrage : plusieurs doubles pages sont consacrées aux visuels. Révélateur de cette démarche qui débute par l'étude des objets, chaque article est introduit par une image sur la page de gauche. S'ajoutent aussi d'autres images qui viennent dialoguer avec le texte au sein des pages : finalement, peu de doubles pages sont dépourvues d'images. Mais, plus qu'aux images, Catherine de Smet s'attache à « l'objet graphique à part entière19 » et à sa qualité d'artefact. La préoccupation des qualités physiques de l'objet est prépondérante dans tous les articles. Dans le premier, Catherine de Smet rapporte « l'intérêt de Lebensztejn pour la chose graphique [qui] se confirme enfin dans l'apparence du livre Zigzag lui-même20 », à laquelle elle attribue la fonction d'« invitation pour le lecteur à porter son attention "hors des circuits balisés", sur la nature même, physique et graphique, de l'objet qu'il tient dans les mains21 ». Elle souligne plus loin l'attention très soutenue d'Alex Steinweiss à l'impression des pochettes d'albums : « Très attentif à la qualité technique, il avait dû former photograveurs et imprimeurs locaux, peu accoutumés aux exigences artistiques de ce type de commande22 ». Elle insiste également à plusieurs reprises sur le fait que ces qualités matérielles relèvent pleinement des choix des designers graphique23. Enfin, elle soutient l'interdépendance entre le sujet d'un livre et ses qualités matérielles, par exemple à propos du Petit Manuel à l'usage des peintres de nature morte, dont « le lien entre l'enveloppe matérielle et son contenu apparaît sans équivoque24 ». L'exploration des potentialités sémantiques du livre est également à l'œuvre dans S, M, L, XL, « fruit d'une conviction partagée par ses auteurs, quant à l'interdépendance d'un contenu (à la fois intellectuel et visuel) et de sa mise en forme dans un médium comme celui du livre25 ». Catherine de Smet, tout au long de ses articles, s'exerce d'ailleurs moins à la lecture du contenu de ces livres qu'à une lecture attentive de leur forme.
3.2 Une collaboration entre l'auteure et l'éditeur
Cet engagement de l'auteure en faveur des qualités matérielles et physiques du livre transparaît au travers de cet ouvrage lui-même, Pour une critique du design graphique. En effet, Catherine de Smet publie cet ouvrage aux éditions B42, fondées par le studio de design graphique deValence. Attentive au fait que le design graphique soit tant le sujet que l'objet de son travail, elle revient lors d'une conférence26 sur la fabrique même de ce livre, et sur sa collaboration avec Alexandre Dimos27. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'elle collabore avec cette maison d'édition, qui a déjà publié deux autres de ses ouvrages28. Catherine de Smet insiste sur la qualité d'une collaboration avec un éditeur graphiste, qui garantit que les propriétés physiques seront sérieusement prises en compte. Nous avons plus haut exprimé sa position quant à l'indispensable travail du designer graphique dans le domaine de l'édition. À titre d'exemple, Catherine de Smet livre que la fabrication, et notamment la reliure, sont très importantes à ses yeux, et qu'elle apprécie une reliure qui permet une ouverture parfaite des livres. Néanmoins, Catherine de Smet accorde que, parmi les nombreux avantages, travailler avec un éditeur graphiste peut avoir quelques inconvénients. Par exemple, nous apprenons que l'article « Logos. Les identités visuelles de Wim Delvoye » a été supprimé de cette seconde édition à la demande d'Alexandre Dimos lui-même29. Enfin, il convient ici d'exposer la principale différence formelle entre cette nouvelle édition et la seconde : la couverture. Si la couverture de la première édition donnait un aperçu de l'iconographie du livre, on y trouve maintenant la présentation de l'ouvrage, habituellement positionnée sur la quatrième de couverture. Pour cette nouvelle édition, figure en quatrième de couverture un colophon très détaillé, qui rend hommage au travail graphique auquel nous devons ce livre. De plus, nous pouvons y déceler un hommage au Zigzag de Jean-Claude Lebensztejn présenté dans le premier article de l'ouvrage, au sein duquel le colophon avait une place de choix dès l'ouverture du livre. Si Pour une critique du design graphique fait partie des ouvrages majeurs de l'histoire du design graphique, il compte également parmi les objets éditoriaux qui assument pleinement leur matérialité.
4. Une contribution à l'écriture de l'histoire
4.1 Les enjeux du design graphique abordés
À travers ces fragments d'histoire et ses micro-récits, Catherine de Smet ne contourne néanmoins pas certains enjeux débattus dans l'histoire de la discipline. D'une part, les problèmes terminologiques sont posés dès l'introduction : arts graphiques, arts appliqués, graphisme, design graphique : tous ces termes influent-ils sur la définition de la discipline ? Si Catherine de Smet semble inscrire le design graphique dans une démarche propre au design, soit un « processus de création industrielle30 » avec des enjeux esthétiques mais aussi politiques, elle ajoute dans cette édition un paragraphe plus spécifique au terme de « graphisme » : « Il arrive que l'emploi du mot "graphisme" vienne délibérément affirmer la prévalence du dessin dans l'exercice du métier de graphiste, ainsi qu'une résistance au caractère international, voir commercial (ou du moins corporate) et spécifiquement moderne du "design graphique". Au "graphisme" correspondrait alors une pratique aussi idiomatique que le vocable la désignant. Tel n'est pas le cas ici, ces deux dénominations étant alternativement utilisées pour la même activité et les mêmes objets31 ». Les questions terminologiques sont également abordées dans l'article « La grille de l'Histoire », où Catherine de Smet compare A History of Graphic Design32 de Philip Meggs et l'Histoire de la communication visuelle33 de Joseph Müller-Brockmann : « C'est précisément la mutation des moyens de communication, imposée par ces outils en permanente évolution, qui incite Müller-Brockmann à adopter dans le titre l'expression "communication visuelle", qui lui paraît la plus adéquate, la mieux à même d'intégrer le graphisme télévisuel et cinématographique, l'imagerie scientifique ou encore les systèmes d'identité34 ». De plus, on peut également ajouter la mise au point qu'effectue l'auteure sur la définition du terme « logo » : « Le mot français logotype fut forgé en typographie pour désigner un groupe de lettres d'imprimerie fondues en un seul bloc. Compte tenu de cette signification originelle, une hésitation persiste aujourd'hui dans la littérature spécialisée quant à l'emploi du terme lorsque les signes considérés ne recourent pas au registre typographique. Mais le terme abrégé de "logo", cependant, débarrassé de son suffixe et gagnant ainsi une valeur plus générique, s'est peu à peu imposé, en anglais comme en français, afin de désigner tout signe, purement graphique et/ou typographique (bien souvent les deux registres coexistent), identifiant une organisation ou une marque : c'est l'usage adopté dans le présent texte35 ». Enfin, le vocabulaire utilisé par les designers graphique eux-mêmes pour se définir est évoqué à travers le cas de Philippe Millot qui « dessine » ses livres, sans employer les termes « "graphisme" (trop ambigu), ni "design" (trop daté), ni "mise en pages" (trop réducteur), manière d'échapper à des connotations inadéquates et de souligner une approche très personnelle du métier36 ». D'autre part, sont abordées les difficultés des designers graphique à légitimer leurs compétences et leur profession. L'article « Notre livre (France) » traite de ce problème dans le contexte particulier de l'édition : « Las de négocier sans succès, d'argumenter inlassablement pour défendre leurs créations, découragés de voir celles-ci amputées par des opérations de fabrication dont le suivi leur échappe, fatigués de devoir persuader les éditeurs qu'un investissement esthétique peut quelquefois rapporter gros - et, lorsque cette prédiction se confirme, agacés de constater qu'aucun droit d'auteur ne vient rétribuer leur réussite, certains graphistes indépendants, pourtant, ne lâchent pas prise37 ». Catherine de Smet aborde également dans cet article la problématique de la démocratisation des outils des designers graphique : si tout un chacun peut désormais apprendre à maîtriser les logiciels qui sont les outils des designers graphique, quelles sont les compétences spécifiques qu'ils peuvent encore faire valoir comme strictement professionnelles ?
4.2 Raconter l'histoire
Nul doute que cet ouvrage occupe une place de choix parmi les références d'histoire du design graphique, et tente de pallier le manque d'un corpus « de connaissances et réflexions théoriques relatives au design graphique38 ». Mais, nous l'avons vu, Catherine de Smet n'adopte pas du tout la posture d'une histoire du design graphique exhaustive, chronologique, presque encyclopédique. Pour une critique du design graphique favorise la qualité des essais à leur quantité : nous y trouvons des analyses moins nombreuses mais profondes, comparé aux ouvrages d'histoire du design graphique qui survolent toute la pratique et dressent une liste d'objets décontextualisés de leur conception. Au contraire, Catherine de Smet étudie les objets graphiques comme des objets de design, en évaluant la pertinence de leurs formes au regard de leur fonction, de leur contexte de réception. Dans chaque article, l'auteure nous conte une véritable histoire, de la naissance d'un projet à sa réception, en passant par son développement. Par ailleurs, cet ouvrage entend écrire l'histoire du design graphique tout en interrogeant la manière d'écrire cette histoire : « Une même interrogation sous-tend chacun de ces essais (entendre tentatives) aussi bien : comment écrire l'histoire du design graphique et en assurer la critique, au sens que lui accordait Roland Barthes - celui d'une interprétation plus que d'un jugement ?39 » Au premier abord, Catherine de Smet ne semble pas nous faire part de son jugement personnel. Son désaccord avec l'analyse que Joseph Cho fait de l'Œuvre complète du Corbusier, qu'il compare à S, M, L, XL40, ou bien le sous-titre sans équivoque de « (Pourquoi j'aime le travail de Vier5) », semblent constituer de rares exceptions où l'auteure donne frontalement son point de vue. Mais, ne nous y trompons pas, le travail subtil de titrage et sous-titrage des articles, ainsi que leurs chutes soignées, sont bien des marques de jugement qu'émet l'auteure. Catherine de Smet nous donne bien ici son avis, et formule une critique du design graphique.
Conclusion
La réédition de cet ouvrage fondamental est plus que bienvenue. Espérons qu'elle pourra faciliter l'accès à ces textes majeurs, et contribuer à la culture graphique d'un public très élargi. Les textes sont en effet accessibles à tout curieux du design graphique. S'ils traitent tous de réflexions et de projets contemporains, peut-être aurions-nous pu souhaiter que cette nouvelle édition soit considérablement augmentée ? Au-delà du fait que chaque texte contribue à la stratification de l'histoire du design graphique, c'est le plaisir éprouvé à la lecture de ces histoires graphiques qui nous invite à formuler ce souhait.
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De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, Paris, B42, 2020, p. 8. ↩
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Ibid., p. 6. ↩
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Seule exception à cette règle, l'article sur le logo du centre Pompidou créé par Jean Widmer qui est décrit comme une « version actualisée ». Le dernier paragraphe mentionne le re-dessin du logo en 2019 par Jean Widmer lui-même, évènement effectivement postérieur à la publication de l'article. ↩
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De Smet, Catherine, « Histoire d'un rectangle rayé. Jean Widmer et le logo du Centre Pompidou », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 67. ↩
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De Smet, Catherine, « Neue Grafik et la France », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 97. ↩
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De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 8. ↩
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Ibid., p. 7. ↩
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De Smet, Catherine, « "Je suis un livre." À propos de S, M, L, XL, par Rem Koolhaas et Bruce Mau », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 178-179. ↩
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De Smet, Catherine, « Graphisme d'inutilité ludique. (Pourquoi j'aime le travail de Vier5) », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 125. ↩
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De Smet, Catherine, « Cox et le codex, ou l'enfance du livre », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 133. ↩
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De Smet, Catherine, « Graphistes et architectes. Quelques épisodes récents d'une histoire ancienne », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 200. ↩
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De Smet, Catherine, « "Je suis un livre." À propos de S, M, L, XL, par Rem Koolhaas et Bruce Mau », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 180. ↩
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De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 7. ↩
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De Smet, Catherine, « Graphisme d'inutilité ludique. (Pourquoi j'aime le travail de Vier5) », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 126. ↩
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« dessiné par SP Millot » : cf. De Smet, Catherine, « Dessiner les livres. Notes sur le travail de Philippe Millot », dans Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 99. ↩
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De Smet, Catherine, « Graphisme d'inutilité ludique. (Pourquoi j'aime le travail de Vier5) », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 129. ↩
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De Smet, Catherine, « "Je suis un livre." À propos de S, M, L, XL, par Rem Koolhaas et Bruce Mau », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., et De Smet, Catherine, « Graphistes et architectes. Quelques épisodes récents d'une histoire ancienne », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit. ↩
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De Smet, Catherine, « Graphisme d'inutilité ludique. (Pourquoi j'aime le travail de Vier5) », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit.,p. 126. ↩
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De Smet, Catherine, « Pour une histoire de l'art en zigzag », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 12. ↩
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Ibid., p. 15. ↩
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Ibid. ↩
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De Smet, Catherine, « Habiller le jazz », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 39. ↩
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« Les décisions dont résultent ces qualités tactiles et visuelles relèvent aujourd'hui de la compétence du graphiste » : cf. De Smet, Catherine, « Notre livre (France) », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 160. ↩
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De Smet, Catherine, « Cox et le codex, ou l'enfance du livre », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit.,p. 134. ↩
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De Smet, Catherine, « "Je suis un livre." À propos de S, M, L, XL, par Rem Koolhaas et Bruce Mau », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 167. ↩
-
« Où en est le design graphique ? », conférence prononcée dans le cadre d'un Cycle de rencontres avec des chercheurs, à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, disponible en ligne sur https://www.youtube.com/watch?v=yuXNMyOmCMAW, consultée le 04 février 2021. ↩
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Co-fondateur du studio deValence. ↩
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De Smet, Catherine (dir.), Design graphique, les formes de l'histoire, Paris, B42, 2017 et De Smet, Catherine, Fraenkel, Béatrice (dir.), Etudes sur le collectif Grapus, 1970-1990..., Paris, B42, 2016. ↩
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Le designer considérait que les images n'étaient pas assez belles, ou du moins ne relevaient pas du « bon » design. ↩
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De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 5. ↩
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Ibid. ↩
-
Meggs, Philip, A History of Graphic Design, [1983], New York, Wiley and Son 1998. ↩
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Müller-Brockmann, Joseph, Histoire de la communication visuelle, Teufen, Niggli, 1971. ↩
-
De Smet, Catherine, « La grille de l'Histoire », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 92. ↩
-
De Smet, Catherine, « Histoire d'un rectangle rayé. Jean Widmer et le logo du Centre Pompidou », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 50. ↩
-
De Smet, Catherine, « Dessiner les livres. Notes sur le travail de Philippe Millot », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 99. ↩
-
De Smet, Catherine, « Notre livre (France) », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit.,p. 164. ↩
-
De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 5. ↩
-
Ibid., p. 6. ↩
-
De Smet, Catherine, « La "piste verte". Les Plans de Paris de Le Corbusier », dans De Smet, Catherine, Pour une critique du design graphique, op. cit., p. 184. ↩