Agrégée d'arts appliqués, Maître de conférences en design à l'Université Bordeaux Montaigne, Claire Azéma est membre du Laboratoire ARTES, UR 24141. Ses thèmes de recherche portent sur les relations entre art contemporain et design (happening et design), le Bricolage et la seconde vie des objets et textiles, le Faire en design (anthropologie et micro-projet) et l'étude des situations et restitutions de workshops en design. Elle a coordonné l'an dernier l'Acte 1 du numéro 3 de la revue Design Arts Médias consacré aux Arts de faire et plus précisément aux Modes d'existence de l'atelier en arts et en design. Elle est à l'initiative de la création du Master Design-Situé : Milieux et Matériaux (dont elle est la responsable, ouverture prévue en septembre 2023) à l'Université Bordeaux Montaigne.
Introduction
Il nous faut, dans un premier temps, saluer les auteures pour le travail accompli au sein de ce volume extrêmement fourni, détaillé et très référencé qui s’inscrit dans la lignée des ouvrages qui font référence en histoire du design et marqueront, nous le souhaitons, plusieurs générations d’étudiants designers. Catherine Geel est historienne du design, commissaire d’exposition et éditrice ; Claire Brunet est Maîtresse de conférences en philosophie à l’ENS Paris-Saclay, spécialiste des théories du design et de son histoire aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale. Les deux auteures enseignent à l’ENS Paris-Saclay en design et mènent leurs recherches, tant respectives que collectives, au sein du Centre de recherche en design de cette école. Les auteures présentent ici des éléments de leurs cours et de leurs recherches articulés en un texte commun qui cherche à établir et clarifier des liens entre l’histoire de la discipline et les concepts qui permettent ou ont permis de la penser ou de faire évoluer ses pratiques en fonction des époques et des situations. Cette approche théorico-historique de la discipline s’intéresse de notamment aux combats les combats (les guerres, mais aussi les critiques de la société de consommation, sans oublier l’écologie, etc.) au sein desquels le design ou les designers ont pu avoir et entretenir une position ambigüe.
1. Présentation
L’ouvrage se présente comme « manifeste » : « il défend l’idée que penser le design, c’est l’arrimer à des configurations antérieures, le voir en situation, décrire ses tâches circonstanciées, écrire l’histoire de ses problèmes1 ». Les quatre parties du livre présentent des tableaux de l’histoire de la discipline, se succédant comme des évolutions du design au cours du XXème : 1) Modernisations, 2) La Réaction, 3) Reprises, 4) La Modification. Chaque partie replonge, comme annoncé, dans les racines d’une évolution identifiée du processus de design, suggérant une prise en compte des regards philosophiques, sociologiques, anthropologiques et historiques, nécessaires à la compréhension des enjeux de pratiques qui peinent encore à être reconnues comme une même discipline pleine et entière.
À l’intérieur de chaque partie, les chapitres traitent de la plupart des moments, des combats qui ont modifié les formes et les enjeux du projet, au fil du XXème siècle, pour parvenir à la multiplicité des pratiques actuelles du design.
— Nous trouvons abordées, dans la première partie, intitulée Modernisations, la description des processus de rationalisation et la mécanisation de la production et leurs conséquences sur la standardisation des « formes de vies ». Ainsi, la question du type dans le fonctionnalisme est-elle abordée comme le corolaire inévitable de la modernisation des modes de production et de la domestication des masses. Le design en contexte de Guerre Mondiale sera abordé dans cette partie au titre d’un processus de modernisation des moyens et modes de guerre, mettant au jour le côté sombre d’un design engagé dans la production industrielle.
— La seconde partie présente la Réaction des designers aux dérives des Modernisations. Si le titre évoque la réaction comme un seul front, cette partie aborde, pourtant, différentes cultures du design correspondantes aux visions de différents pays. Elle traite des planifications, de la grande consommation, de la critique du design par les designers eux-mêmes, croisant des enjeux politiques et sociologiques qui modifièrent le contenu et les méthodes de projet entre 1930 et 2020.
— La troisième partie, Reprises, aborde le « spectre de la forme », et l’abandon progressif des formes de vies traditionnelles, la question du design comme production culturelle et celle du rapport entre l’œuvre et le design.
— Enfin la dernière partie, intitulée la Modification, évoque les voyages et le déplacement du regard sur le monde et la modification des modèles du design qu’ils inspirent aux designers. La modification constitue le terreau pour questionner « les formes et les manières de vivre à l’ère de l’épuisement [qui] sont les lieux du combat appelant une métamorphose de la discipline2 .» Il est question dans cette partie des rapports du design avec l’environnement (technique et numérique) et de l’écologie dans sa dimension anthropologique.
La conclusion, intitulée « Dérive d’espaces, l’outre moderne » se construit au travers des points de vue d’Etorre Sottsass, des Métamorphoses du vivant du philosophe Emanuele Coccia et de l’historien Achille Mbembe pour faire le constat que « le design ne saurait faire l’impasse sur le politique ou le monde » pour concevoir les formes de la vie « avec les choses et […] dans les ruines3 » du capitalisme actuel.
2. Critique
Les auteures choisissent ouvertement d’explorer et de participer à l’écriture d’une histoire du design intégrant ses parts sombres, ou assumant tout à fait, ce qui est notable pour un ouvrage français, son hérédité avec les arts décoratifs, en. Elles montraent notamment comment la mécanisation a entraîné une transformation lente mais profonde des modes et conditions de production s’accompagnant de forts changements sociaux. Dès lors, il ne semble plus possible de limiter l’apparition du design européen au cas des avant-gardes modernes. La participation du design à la seconde guerre mondiale relève également une part oubliée de l’histoire du design mettant en question les effets de la standardisation appliqués à la mise à mort de masse. L’autre effet morbide, ou à double tranchant, des premiers effets du design industriel, relevé par les auteures, est le rôle du design industriel dans la standardisation des modes et formes de vie corolaires de la domestication des masses, opérée par et pour la société de consommation, conjointement avec les pouvoirs publics. Le tableau de la naissance du design industriel jusqu’à la seconde guerre mondiale pose les bases des trois parties suivantes qui présenteront soit la réaction des designers, soit des variations ou des alternatives à ces tendances sombres où se perd, entre autres, l’utopie sociale du proto-design de William Morris.
Deux grandes idées jalonnent l’argumentation, le rapport du design à la guerre ou à la notion de combat et celle de « forme de vie » qui se trouve déclinée dans différents contextes en conclusions de certains chapitres.
2.1 Combats
Il est vrai que dès son origine morrisienne, le design a été engagé dans un combat social pour défendre la qualité du travail de l’artisan et la qualité du cadre de la vie humaine, les conférences et textes de William Morris en attestent. Cependant, le design industriel dans ses accointances avec la consommation de masse a souvent été compris comme un art du compromis avantageant plus souvent l’entreprise que l’usager. Quels sont les arguments existants pour en arriver à définir le design, à l’instar des auteures, comme « zone de combat4 » ? ? Elles répondent au fil du livre à cette question à l’aide d’un grand nombre d’arguments très référencés, postulant une éthique possible de la discipline. Celle-ci se serait souvent construite dans la confrontation avec la réalité d’un terrain et d’une situation précise, nécessitant pour chaque cas qui se présente au designer d’arbitrer, d’orienter la réponse vers la vie plutôt que de participer à sa réduction, voire à sa destruction organisée. Étant donné la hauteur de la tâche cela relève du combat et l’ouvrage dans ce sens met en valeur l’engagement social des designers qui ont fait son histoire.
Concernant un combat en cours, comme d’autres ouvrages actuels, le livre n’oublie pas de traiter (rapidement, il faut le dire) de la place des femmes dans l’histoire du design. Il est par exemple expliqué que malgré l’ouverture affichée du Bauhaus aux élèves femmes, celles-ci étaient souvent reléguées aux ateliers de tissage. Il aurait été utile, sans en faire un sujet central, que le versant de l’histoire du design impliquant des praticiennes soit plus développé au fil de la chronologie, tant il est vrai que le sujet n’est encore que très partiellement documenté en France.
2.2 Le concept de forme de vie
Il est tout à fait pertinent, pour exposer les enjeux du design au cours de son histoire, de présenter l’évolution des notions philosophiques nourrissant la réflexioncritique sur ldes effets de la modernité. Confronter les écrits de designers à la pensée des philosophes de la modernité apporte un éclairage très efficace permettant de poser les termes des équations complexes que le design s’est attaché à résoudre en différents temps et lieux. Ainsi, recourir à la notion de forme de vie paraît tout à fait judicieux pour éclairer la naissance du design industriel au Bauhaus dans les années 1920. Il nous paraît moins évident de recourir à cette notion et d’en suggérer rapidement des évolutions dans des contextes ultérieurs et géographiquement éloignés.
Le choix d’un ancrage théorico-historique dans cette notion acte le choix des auteures de traiter l’enjeu principal du design industriel tel qu’il a été imaginé dès ses origines au Bauhaus et de mettre en jeu cette notion à la lumière des évolutions du XXème siècle. Cela dit, si la notion de forme est en soi abordée dans le chapitre VII intitulé Le spectre de la forme, le rapport avec l’expression forme de vie n’est pas clairement établit sur un plan conceptuel, bien que les propos évoquent un « deuil des formes anciennes » expression sans doute de « formes de vie » en cours de réforme5. L’attachement des auteures à cette notion déclinée dans plusieurs contextes au fil de l’ouvrage, nous semble argumenté sur le plan historique, il permet égalementpeut-être de ne pas perdre de vue la perspective choisie pour la périlleuse traversée intellectuelle6 que propose le livre, cela dit, quelques précisions sur la notion forgée par le cercle de Vienne auraient, selon nous, renforcé la substance de l’expression choisie.
2.3 Et le cas de la France ?
Enfin, il nous semble, qu’il aurait été utile, en introduction de l’ouvrage, de préciser que le corpus de textes et d’exemples porterait essentiellement sur les États-Unis, l’Allemagne — le Cercle de Vienne (Autriche), l’école de Francfort — et l’Italie pour traiter son sujet. Bien qu’un tel ouvrage constitue en soi une entreprise colossale et salutaire pour l’enseignement de l’histoire et de la théorie du design, il nous paraît dommage que quelques cas français, ou même le cas français de manière générale, ne soit que très rarementpratiquement pas abordé. Même si les combats du design français n’ont pas nécessairement eu un retentissement international, cela aurait sans doute été un atout pour les étudiants en design, désireux de comprendre dans quel héritage historique, culturel et conceptuel du design se construit leur pratique pour mieux la situer. La philosophie française ne manque pas non-plus d’intérêt pour parler de l’histoire du design. Cela dit, le postulat de départ des auteurs, à savoir étudier le design industriel comme conséquence d’un processus de modernisations généralisé, justifie en partie que la France soit absente des combats présentés dans l’ouvrage étant donné plusieurs éléments : tout d’abord son positionnement géostratégique au début du XXème siècle, ensuite le statut de l’artiste décorateur qui perdure après la seconde guerre mondiale et enfin la diversité des types d’écoles enseignant le design, valorisant en grande partie la posture d’auteur du designer.
Conclusion
En conclusion, malgré les quelques nuances que nous avons apportées, Le design, histoire, concepts, combats, de Catherine Geel et Claire Brunet, est un ouvrage de référence que tout étudiant de design doit avoir lu pour mieux comprendre les tensions qui agitent la discipline régulièrement et ce, depuis sa naissance. Ce livre est une référence à plusieurs titres, tout d’abord parce qu’il constitue une synthèse très bien articulée des travaux de recherche et des enseignements de deux auteures reconnues. Ensuite, la qualité des références et citations en fait une ressource centrale pour un travail d’étude et de recherche. De même, tout le versant conceptuel qui traite des notions et de leurs évolutions constitue une excellente base pour problématiser les enjeux, combats et espoirs de la discipline. Cela dit, le lecteur doit garder en tête que l’histoire du design présentée ici, bien que très riche, possède certaines lacunes dont noussu avons parlé et qui n’ont pas été précisées par les auteures. Par ailleurs, le design ne peut pas être considéré comme conception des formes de vies7 sans un approfondissement conceptuel et une actualisation de la notion.
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Geel, Catherine, Brunet, Claire, Le design, Histoire, concepts, combats, Paris, Folio, essais, 2023, p. 9. ↩
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Ibid. p. 342 ↩
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Ibid. p. 416. Les auteures font ici référence à Lowenhaupt Tsing, Anna, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La découverte, 2017. ↩
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Ibid. p. 240. ↩
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Il est à noter que dans le champ de la philosophie, la notion de « formes de vie » constitue le sujet d’ouvrages collectifs très récents, notamment pour revisiter la notion de forme plutôt que celle de vie. ↩
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En effet, il nous semble périlleux de chercher à écrire avec un certain sens de l’exhaustivité ou /et de la nuance, une histoire du design international au cours du XXème siècle, tant les situations, et les acteurs et les motivations qui ont fait le design ont évolué rapidement et parfois radicalement au cours du siècle. Choisir une seule notion pour éclairer cette traversée, nous semble pour le moins osé. ↩
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Pour approfondir la notion de formes de vie, nous renvoyons à un ouvrage collectif dirigé par Estelle Ferrarese & Sandra Laugier : Ferrarese, Estelle et Laugier, Sandra, Formes de vie, Paris, Cnrs Éd., 2018, dont une présentation est proposée par Simon Gérard sur Open Edition, consulté le 13 avril 2023 ↩