Éditorial
Kim Sacks, Victor Guégan

Préambule

Ce quatrième « Dossier thématique » de la revue réunit un corpus de contributions qui questionnent, chacune à leur manière, les formes de logiques computationnelles, d’abord au sein du design, des arts et des médias, puis par extension, les idéologies soutenant un monde gouverné par la quantification, la statistique, la grille, la répétition, en somme, les structures mathématiques. Qu’il s’agisse d’une analyse historique, technique ou philosophique, les articles de ce dossier abordent les modes de conception lorsque ceux-ci se trouvent confrontés ou adossés à l’ordinateur, à la machine. Dans sa globalité, le dossier fait émerger des concepts et des moments clés de ces nouvelles pratiques. La notion d’implémentation, notamment, apparaît comme particulièrement centrale, en tant qu’elle interroge la matrice technique de la transposition d’une logique de système dans un médium/artefact. L’articulation de la cybernétique naissante et des théories de l’information et de la communication s’impose également comme incontournable au sein de nouvelles pédagogies et pratiques esthétiques, en particulier à l’école d’Ulm en Allemagne. Ces expériences, qui ont en commun un adossement à la calculabilité des formes, ont insufflé les trois pistes de recherche qui traversent les différents axes de ce dossier : les systèmes logiques, graphiques et matériels.

1. Vers une approche critique des logiques computationnelles en arts et en design

Documenter et mieux faire connaître les pratiques artistiques liées à l’usage de logiques de systèmes ne vaut pas, dans ce dossier, adhésion à cette esthétique. Notre objectif était au contraire de poser les jalons d’une ou plusieurs perspectives critiques. À ce titre, le texte de Pierre-Damien Huyghe, "Situation du design", souligne un point philosophique crucial, qui étend les enjeux de notre sujet pour mieux les mettre en perspective : l'idée selon laquelle le design relèverait d'un fonctionnalisme évident ne semble s'imposer que comme une élaboration à posteriori de la notion même de design. La conception, entendue comme celle guidant un projet prescrit, programmé, s'opposerait fondamentalement à la construction de situation. Cette dernière permettrait un retour à une approche expérimentale de la conception, guidée non par l’astreinte du calculable mais bien davantage par l’aspect phénoménologique lié à toute entreprise humaine de construction ; le design n’y est alors pas une solution mais avant tout et surtout une recherche. Or, cette proposition trouve un écho d'autant plus marquant que les oppositions historiques affrontant les Situationnistes (tout particulièrement Guy Debord) et les cybernéticiens se sont focalisées sur la figure d'Abraham Moles, comme l’atteste l’âpreté des correspondances publiées dans l’Internationale situationniste1. S’il nous faut soulever un point de divergence principal, il s’agirait probablement de celui souligné par Pierre-Damien Huyghe, à savoir, la recherche de la forme par construction contre la programmation du projet.

La figure d’Abraham Moles, incontournable pour comprendre l’émergence de ces thématiques d’un point de vue esthétique comme historique, est l’objet du texte de David-Olivier Lartigaud. L’auteur nous invite à relire son point de vue sur les méthodes combinatoires dans les arts. Il nous propose de plonger dans une documentation historique foisonnante, revenant sur un document quelque peu marginalisé d’Abraham Moles : Le manifeste de l'art permutationnel. L’analyse de Lartigaud souligne la tentative de Moles, de fonder avec cette déclaration une matrice méthodologique gouvernant un art, émergent, de la permutation. La force de cette recherche est, par ailleurs, de mettre le doigt sur les difficultés, voire l’échec de Moles à fédérer les artistes actifs à cette période autour de son idée d’art permutationnel et du principe selon lequel les pratiques artistiques pourraient désormais être considérées en relation avec des systèmes gouvernés par les mathématiques combinatoires ; le manifeste de l’art permutationnel peine à s’imposer en tant que texte fédérateur de l’art et de la cybernétique. Toutefois, si le contexte abondant de multiples tentatives d’exprimer les idéologies des pratiques artistiques se traduisent par la publication de nombreux textes (Manifeste Situationniste, Manifeste du Nouveau réalisme, Manifeste du GRAV, Manifeste jaune, L’œuvre ouverte d’Umberto Eco ou encore Designing Programmes de Karl Gerstner), il n’en demeure pas moins que la multiplication, au fil des années, des publications de Moles insistant sur la notion de permutation nous conduit à penser que cette notion s’est propagée par d’autres moyens que le manifeste. Une relecture contemporaine du manifeste à laquelle nous invite Lartigaud, soulignant ce que l’artiste apporte à la compréhension des pratiques actuelles assistées par l’informatique.

2. Vers une histoire des systèmes en arts et en design

Nous sommes convaincus qu’une meilleure compréhension des problématiques actuelles passe par la documentation critique des premières approches esthétiques qui, dès la fin des années 1950, ont tenté de prendre source dans ces logiques de systèmes et de programmes. C’est cette approche que propose le texte de Sophie Fétro qui, en reconstituant patiemment la place réservée aux expériences fondées sur des formes et des programmes issus des mathématiques depuis ses précurseurs jusqu’à l’École d’Ulm, les théories de Max Bense et les travaux de Christopher Alexander, permet de mieux éclairer des pratiques contemporaines, qu’elles soient dans la continuité ou en rupture avec celles des pionnier.e.s. Encore une fois, il n’est ici pas question de penser les patterns comme les dogmes, les outils indestructibles d’une esthétique datée, mais bien comme des cadres formels et grilles d’analyse critiques se faisant le reflet d’une nouvelle relation de l’humain et de son environnement. Le texte de Sophie Fetro se propose ainsi de croiser le design thinking avec les pratiques contemporaines d’écriture de programme génératif. D’une part, le texte met l’accent sur quelques outils informatiques contemporains, permettant la production de motifs, de sa répétition, de son affichage simultané, et bien entendu, du tiling (de l’anglais « carreau ») qui s’en dégage. D’autre part, il est question de l’introduction du temps comme d’une dimension supplémentaire sur laquelle les patterns s’exposent, ouvrant de nouvelles approches plasticiennes, quasi hypnotiques, que l’on retrouve à titre d’exemple dans les séries de Test Pattern de Ryoji Ikeda.

Le texte de Coline Degruson souligne quant à lui l’importance, pour le développement de protocoles systématiques proches de ceux d’un programme d’ordinateur par l’artiste François Morellet, des travaux de Max Bill - cofondateur de l’école d’Ulm. Au-delà du lien que cette rencontre suppose entre problématiques de systèmes et développements de l’art concret dès les années 1940 (avant tout usage de l’ordinateur dans les arts visuels), l’accent est mis ici sur l’expérimentation sérielle. De multiples influences dialoguent autour de ces problématiques et de ces travaux de Morellet, d’Ellsworth Kelly ou de Jean Arp à Vera et François Molnar, jusqu’à la constitution du GRAV. Le projet de Morellet déployé au sein du GRAV, fait émerger un espace plastique conciliant les structures programmatiques des systèmes avec celles du jeu, permettant de créer de l’inattendu, du hasard et de l’imprévu dans chaque mise en situation. Au travers de cette analyse des travaux de François Morellet par Coline Degruson, il nous est offert une réflexion sur l’ouverture que permet l’approche systématique lorsque celle-ci rend possible un cadre génératif par l’intégration et la prise en compte de l’aléatoire.

3. Programmes et systèmes (typo)graphiques

Nous avons souhaité dans ce dossier qu’une attention particulière soit portée à la question de l’articulation des logiques mathématiques et des formes graphiques. Avec les logiques de “grilles” telles qu’elles se développent en Suisse dans le sillage concret et l’apparition des logiciels de PAO ou plus largement de conception assistée par ordinateur dans les années 1980, le domaine du design graphique et de la typographie est en effet aux premières loges de l’informatisation des processus de conception.

L’article de Thomas Huot-Marchand revient sur l’une des premières figures ayant mis en place un système de dessin de caractère et de composition de texte de grande ampleur à partir de logiques informatiques : Donald Knuth qui, en 1978, publie deux outils complémentaires ; METAFONT, langage de description de fontes numériques et TEX, logiciel de composition de textes. Au-delà de la restitution de cet épisode connu, Huot-Marchand met en perspective la démarche de Knuth avec la critique qu’en fait l’universitaire iconoclaste Douglas R. Hofstadter, à partir du théorème d’incomplétude de Gödel. Il montre ainsi comment les logiques de systèmes et la manière de les implémenter en dessin de caractère et en typographie sont présentes dès les premières tentatives de fontes numériques et de logiciels de conception de polices de caractères. Il est ici impossible de séparer strictement les questions de formes des questions mathématiques. L’article de Julie Blanc explore les liens entre formes et langages computationnels grâce à la généralisation dans les technologies du Web, de feuilles de style en cascade CSS. Conçues pour faire face à la diversité des terminaux et à un usage “web to print” des pages Web, celles-ci s’appuient sur des notions d’ergonomie et de mise en page, tout en les dépassant. Cette contribution suggère qu’une transformation importante du métier de designer graphique, profondément liée à la pratique du code, pourrait être en jeu si ce système venait à se généraliser pour concevoir et imprimer des ouvrages. Le texte de Nolwenn Maudet s’intéresse à une autre structure issue de la programmation du Web, les templates, et interroge leur place dans le champ et l’histoire du design graphique. Cette structure a reçu un accueil paradoxal. Préformatée, souvent méprisée dans le sens où elle encourage des formes et des structures de sites Web standardisées, elle a permis dans un même mouvement la généralisation et l’application des principes de base de mise en page, y compris au sein d’initiatives vernaculaires. Dans le milieu du design graphique, les templates constituent également des bons points de départ pour concevoir des sites dans une économie de temps et de moyens.

4. Des systèmes de conception aux structures idéologiques et politiques

Deux textes du dossier questionnent tout particulièrement une hypothèse récurrente dans les différents cercles en art et en design expérimentant des systèmes issus de logiques mathématiques : le lien qu’entretiennent les logiques de programmation dans la sphère de la conception avec les structures idéologiques et politiques qui maintiennent l’équilibre dynamique d’un type de société.

Jérémie Elalouf nous propose un texte avec, semble-t-il, deux argumentations simultanées. En premier lieu, il y est question de Claude Shannon et Warren Weaver. L’auteur revient sur les enjeux théoriques de l’information, comme d’un modèle mathématique gouvernant les machines. Il en traite les enjeux, les caractéristiques qui lui sont propres, la quantification, la potentialité, sa technicité, et bien entendu son abstraction. A la fois, la richesse de la proposition de Jérémie Elalouf vient du fait qu’il propose de confronter cette lecture à celle de l’information comme d’un objet de la philosophie chez Walter Benjamin. Ce faisant, et du fait de son fondement indubitablement abstrait, l’information s’impose pour Benjamin comme porteuse d’un potentiel d’émancipation. Selon l’hypothèse de l’auteur, elle rend possible la théorie du choc benjaminienne puisqu’elle détermine la relation à la perception des formes produites par des appareils en offrant au regard quelque-chose de plus que les productions plasticiennes. Ainsi, le choc opère dans une conception probabiliste de la perception de l’objet, ici photographique. L’auteur suggère que la théorie benjaminienne serait un apport philosophique pour repenser, non seulement la cybernétique, mais aussi les textes s’étant imposés comme des classiques du champ de l’informatique appliqué aux pratiques esthétiques, dont Lev Manovich, Vilém Flusser ou encore Friedrich Kittler.

Robin Kinross, historien, revient enfin sur l’usage du terme de « cybernétique » par les designers et théoriciens du champ du design dans les années 1960. La volonté de limiter l’analyse à la scène anglo-saxonne permet de faire ressortir la multidisciplinarité extraordinaire liée à ces questionnements et les liens qu’ils entretiennent avec non seulement l’idée de gouvernance, mais également de mise en réseau. Le texte met en perspective la situation en Grande-Bretagne avec ce qui se passe à l’école d’Ulm en Allemagne ou avec l’apparition de nouveaux mouvements de contestation des systèmes politiques et sociaux traditionnels, en particulier les événements de Mai 68. Par un questionnement à la fois politique, esthétique des pratiques de conception en graphisme, typographie et architecture, en particulier autour de la figure du typographe Anthony Froshaug, il ouvre la voie à ce qui pourrait être un débordement des questionnements sur la forme cybernétique du point de vue politique et social. S’il constate la discrétion de l’impact des méthodes cybernétiques dans la forme et la facture des produits et des réalisations des années 1960 et 1970, il documente un intérêt certain pour ces nouveaux systèmes de gouvernance, réservoir potentiel de nouvelles manières de travailler, de collaborer et concevoir ensemble. Le texte suggère ainsi que loin d’être inactives dans le champ des arts et du design, les logiques propres aux systèmes cybernétiques ont eu une influence souvent invisible, difficile à évaluer. Cette conclusion, souvent vérifiée dans ce dossier, nous a conduit à proposer de premiers fragments de connaissance en guise d'invitation à une approche critique des systèmes, dans ce domaine de recherche qui reste, pour une grande partie, à construire et à documenter.


  1. « Correspondance avec un cybernéticien », Internationale situationniste, no 9, août 1964, pp. 44-48.