Projeter des démarches situées : la matière anthropologique dans la pratique de design
Camille Mançon

Camille Mançon est doctorante en Arts et sciences de l'art, spécialité Design, Arts, Médias, à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et membre de l'Institut ACTE.

Résumé
La notion de matérialité suscite nombre de questionnements quant à ses importantes mutations, particulièrement liées au statut même de la matière, qui peut se définir comme parfaitement tangible tout autant qu’impalpable. Ce qui nous intéresse ici s’articule autour des différents matériaux informatifs, produits de la recherche, de l’analyse, ou encore d’outils physiques intervenant dans la démarche de projet d’un design socialement situé. Plus que de se focaliser sur la résultante du processus, il est question de la méthode avec laquelle on projette, du comment et par quoi plutôt que du quoi, et de ce que l’on convoque afin d’en faire une démarche ancrée d’un point de vue contextuel, territorial et social. Ainsi on se demande comment la volonté d’élaborer des démarches de projet situées révèle-t-elle l’inhérence de la matière anthropologique dans la pratique de design ? En quoi cette matière contribuerait-elle à faire du processus en lui-même un projet à part entière ?

Dans cette argumentation, l’hypothèse soutenue est d’imaginer que l’insertion et le développement de la matière sociale et plus précisément anthropologique au sein de la pratique de design pourrait au moins faire du concepteur un praticien qui ne peut que prendre en considération les formes implicites des matières rencontrées au cours de la démarche de projet. Cette conscientisation des formes inhérentes à chaque matériau en présence – qu’il fasse partie du processus initial de la pratique du design, tout comme issu de la méthodologie anthropologique – contribue à faire du designer un bricologue, au sens d’Estelle Zhong. Ainsi, en retirant l’absolue nécessité de l’obtention d’un résultat tangible et financièrement valorisé à l’issue du projet, et en valorisant l’expérience et la richesse du processus, il devient possible d’en explorer toute l’envergure. Comme l’expérimente Nicolas Nova, on saisit alors toute la nécessité d’inclure au projet de design le matériau anthropologique au sens large, comprenant les théories, méthodes et outils aussi bien ethnographiques, ethnologiques, qu’anthropologiques. Ce rythme d’exploration itératif entre différents apports et matériaux permet d’instaurer une démarche de projet hybride et singulière, intégralement située, soulignant la linéarité et complémentarité entre projet de design et anthropologique.

Abstract
The notion of materiality raises a number of questions regarding its important mutations, particularly linked to the very status of matter, which can be defined as perfectly tangible as well as impalpable. What interests us here revolves around the different informative materials, products of research, analysis, or even physical tools involved in the project approach of a socially situated design. More than focusing on the outcome of the process, it is a question of the method with which we plan, of the how and by what rather than the what, and of what we call upon in order to make it an approach anchored in a contextual, territorial and social point of view. So we wonder how does the desire to develop situated project approaches reveal the inherence of anthropological material in design practice? How would this material contribute to making the process itself a project in its own right?

In this argument, the hypothesis supported is to imagine that the insertion and development of social and more precisely anthropological matter within design practice could at least make the designer a practitioner who can only take into consideration the implicit forms of the materials encountered during the project process. This awareness of the forms inherent to each material present – whether part of the initial process of design practice, as well as arising from anthropological methodology – contributes to making the designer a bricologist, in the sense of Estelle Zhong. Thus, by removing the absolute necessity of obtaining a tangible and financially valued result at the end of the project, and by promoting the experience and richness of the process, it becomes possible to explore its full scope. As Nicolas Nova experiences, we then understand the need to include anthropological material in the broad sense in the design project, including ethnographic, ethnological and anthropological theories, methods and tools. This iterative rhythm of exploration between different contributions and materials makes it possible to establish a hybrid and singular project approach, fully situated, emphasizing the linearity and complementarity between design and anthropological project.

Introduction

Comme exposé dans l’anthologie du Collectif DAM consacrée à la Matérialité1, cette dernière suscite nombre de questionnements quant à ses importantes mutations, particulièrement liées au statut même de la matière, qui peut se définir comme parfaitement tangible tout autant qu’impalpable. En effet, tout au long d’un processus de mise en forme interviennent autant de matériaux informatifs, produits de la recherche, ou encore de l’analyse, que d’outils physiques participant à cette élaboration. C’est notamment ce que l’on observe au sein de la démarche d’un projet de design. En effet, la matérialité ne se définissant pas uniquement par l’aboutissement d’un projet donnant lieu à un produit fini, elle est présente et intervient tout au long du processus, de la démarche, peu importe le médium résultant, et c’est particulièrement cet axe qui nous intéresse ici. Pour reprendre les hypothèses de Anni Albers2, le faire n’est pas seulement « une activité d’imposition d’une forme à la matière », mais aussi « une expérience de la chose » dans le sens où la résultante formelle de l’action de projet sous-entend également, et surtout, toute l’expérience qui la précède et qui y donne lieu. Luigi Pareyson3 parle de « manière de faire », « d’incorporation de la matérialité à l’action du projet », et c’est ce que l’on peut étendre à la méthode de projet de design qui comporte différents matériaux sur lesquels le concepteur s’appuie pour diriger son processus créatif. Ici, nous entendons le projet de design comme un cheminement créatif comportant des phases successives d’analyse, de recherche, de développement puis de fabrication, ce qui révèle déjà en soi un large panel de médias, corps, documentation, outils et instruments convoqués. Ce qui nous intéressera plus particulièrement, c’est la dimension sociale que prend ce processus de projet, lorsqu’il est mêlé au matériau anthropologique au sens large, comprenant les méthodes ethnographiques, ethnologiques et anthropologiques, venant enrichir et préciser l’approche du projet pour le rendre complètement situé et conscient. En orientant progressivement cet article autour de la matière anthropologique dans le projet de design, nous nous appuyons donc ici sur le troisième principe énoncé en conclusion de l’anthologie4, à savoir « Mettre en forme ne signifie pas imprimer une forme à la matière, mais tirer parti d’un matériau et de sa matérialité ». On comprend que le produit fini de design n’est pas une simple forme imposée à la matière, mais bien le résultat singulier d’une mise en convergence des différents matériaux convoqués au sein de la démarche. Cette dernière se fonde sur un contexte situé, produisant un résultat qui ne sera finalement que le reflet synthétique du processus qui l’a précédé. On s’intéresse alors à la manière dont on projette, dont on fait projet, dont la démarche peut mouvoir et s’adapter d’un contexte à un autre. Pour ce faire, on prend en compte à la fois les corps et gestuelles des concepteurs, leur documentation, les outils et instruments convoqués, mais cette fois-ci au point de jonction et parfois de superposition entre le design et l’anthropologie. En somme, on questionnera bien plus par quoi et avec quoi on projette, plutôt que le « quoi », privilégiant l’analyse de la démarche à son résultat en tant que tel.

On peut donc se demander comment la volonté d’élaborer des démarches de projet situées révèle-t-elle l’inhérence de la matière anthropologique dans la pratique de design ? En quoi cette matière contribuerait-elle à faire du processus en lui-même un projet à part entière ?

Il sera question dans un premier temps d’identifier et prendre conscience des formes implicites des matériaux immanents à la démarche de projet, soit de faire du concepteur un bricologue5. On entendra par « formes implicites » toutes caractéristiques et prédestinations formelles propres à chaque matériau, identifiables selon les connaissances et la volonté du concepteur. Cela permettra dans un second temps de ne plus considérer la fabrication du produit fini comme finalité absolue du projet, afin d’en valoriser l’ancrage social ainsi que la démarche déployée. C’est ce qui préparera enfin le designer à construire des démarches de projet de design pluriformes approfondies et conscientisées par les apports de la matière anthropologique. Cette dernière peut se définir aussi bien par les éléments théoriques issus de la discipline, que par les méthodes et outils utilisés en ethnographie, ethnologie et anthropologie appliqués au processus de projet de design.

Le postulat de cet article est alors d’imaginer que l’insertion et le développement de la matière sociale et plus précisément anthropologique au sein de la pratique de design pourrait largement au moins faire du concepteur un praticien qui ne peut que prendre en considération les formes implicites des matières rencontrées au cours de la démarche de projet, comprenant l’ancrage social et ses problématiques.

1. Devenir bricologue, ou prendre conscience des formes implicites des matériaux

1.1. Reconnaître l’occultation du processus intégral de projet

Penser au projet de design peut bien souvent se résumer à penser uniquement à son aboutissement, à l’artefact qui en résultera, qu’il s’agisse d’un objet, d’un espace, d’un contenu graphique, ou même d’un vêtement. Or, si l’on opère ce biais c’est tout d’abord parce que l’on a rarement accès, en tant qu’observateur extérieur, à l’entièreté du processus de conception. Par exemple, les personnes pratiquant un espace ayant bénéficié d’un projet d’urbanisme ne visualiseront que les résultats produits dans le territoire qu’ils occupent et n’auront aucun moyen de se rendre compte de la totalité de la démarche qui a précédé. De son point de vue, le designer a accès à tout ce déroulé car il le met lui-même en place, cependant sa première réflexion en amont est souvent consacrée au résultat escompté, car une commande lui est transmise au préalable visant un objectif défini. En tant que designer, nous sommes entraînés à répondre à des demandes précises. En effet, de la formation professionnelle et académique à la réalité de la profession, la plupart des projets menés en agence de design comportent un sujet ou bien un cahier des charges, et le concepteur doit ensuite développer une approche permettant d’aboutir à ce qui est demandé. C’est souvent le cas du design d’espaces ou de volumes de manière générale, où les ateliers d’architecture ont la charge de projets de grande envergure, tout comme les paysagistes ou designers d’intérieur. Ces derniers connaissent alors déjà la finalité du projet dans ses grandes lignes avant même d’avoir eu l’occasion d’y entrer, ce qui annihile toute genèse de projet fondée exclusivement sur le territoire et ses occupants. D’un autre sens, c’est précisément ce qui en garantit une certaine rentabilité financière et temporelle.

On comprend alors que l’action du designer, outre toute compétence conceptuelle ou analytique, se résume à la mise en place d’un moyen de parvenir au résultat demandé bien souvent détaché de toutes les « formes implicites6 » des matériaux convoqués au long de la démarche, pour reprendre le terme d’Estelle Zhong. En effet, selon elle, tous les matériaux présents au sein d’une démarche de création comportent de manière inhérente leurs propres formes implicites, ce qui induit nécessairement des directions propres, présentes avant même de décider de les mettre en forme selon une demande préétablie. En cela, elle met en tension la théorie de l’hylémorphisme initiée par Aristote, suggérant que « la forme s’impose inévitablement à cette matière 7», au sens où l’Homme émet la volonté à priori d’une forme qui façonnera la matière, son intention finale prévalant sur les qualités de ce matériau. Par extension, l’autrice permet de questionner la pratique du projet de design telle que décrite ci-dessus, suggérant que l’on ne devrait pas la penser de manière rétrograde, c’est-à-dire en partant du résultat pour élaborer une démarche, mais bien en partant des matériaux eux-mêmes pour concevoir un processus menant vers une possible résultante. Moins fiable économiquement, car beaucoup plus encline à l’imprévu et à la possibilité de non-aboutissement, cette approche est par conséquent très peu employée dans la pratique même de design de services, fortement reliée au besoin de productivité et de résultats tangibles spatiaux, volumiques, textiles ou encore graphiques. Pourtant, c’est ce qui concoure à faire de ce type de démarche, des méthodes incomplètes et occultant toute une partie des matières mises à dispositions et leurs formes implicites. Être designer revient alors dans ce cas à s’engager dans une pratique bien souvent frustrante et à accepter des conditions de production limitées, car ils doivent composer exclusivement avec des commandes qui définiront leur projet à venir, mais aussi leurs revenus.

1.2. Entre la méconnaissance des formes implicites et le choix d’ignorance

On peut donc entendre à travers le constat de Estelle Zhong que deux approches coexistent dans le fait de ne pas prendre en compte toutes les dimensions d’un processus de projet, et donc toutes les formes implicites des matériaux en présence : soit le designer l’ignore, soit il en est conscient et choisit de l’occulter. En effet, si l’on poursuit la notion d’hylémorphisme, qui soutient que toute matière est inerte et vide au sens où elle n’a de vocation que d’être formée, on comprend qu’il y a simplement méconnaissance, voire ignorance des formes implicites à la matière. Dans le processus de projet de design d’espace, cela pourrait se traduire par l’absence totale de prise en compte des spécificités du lieu pour lequel le designer crée, des besoins qui pourraient être déduits et formulés par les futurs destinataires du projet, des formes implicites que suggèrent les outils employés ou encore les spécialités et savoir-faire du designer lui-même. Dans ce cas, le concepteur n’a simplement jamais appris à procéder autrement qu’en créant ce qui lui est demandé à priori, il occulte donc involontairement toutes les formes implicites qui pourraient le guider dans sa démarche. Si Estelle Zhong définit la forme implicite comme « la configuration propre de la matière capable de s’imposer à la forme à laquelle elle est confrontée8 », alors le designer tel qu’on l’expose ici met directement en échec la matière dans sa conception. Il va inconsciemment à l’encontre de ces formes implicites qui, initialement, ne peuvent pas être contournées, pour produire un résultat dévié et hors contexte autant pour la matière que pour les personnes à qui est destiné l’artefact.

Or, il existe également selon Estelle Zhong des concepteurs qui choisissent d’aller à l’encontre des formes implicites suggérées par la matière. Le designer serait donc « bricologue », c’est-à-dire conscient de contredire les formes implicites des matières rencontrées, soit par choix productif car la réalité de la pratique de design contemporaine amène bien souvent à respecter le cahier des charges fourni, ou bien réaliser un produit tel que commandé, soit par choix expérimental où le praticien analyse les effets de cette occultation à travers sa pratique. C’est par exemple le cas de nombreux artistes et concepteurs du XXe siècle tels que Marcel Duchamp qui en viennent à provoquer l’imprévu, l’erreur, l’accident dans leurs travaux pour pousser volontairement la production plastique et la matière dans des retranchements jamais atteints jusqu’alors car non recherchés et valorisés. C’est une démarche que détaille Florence Jaillet dans son article « En attendant l’accident9 » :

« Alors que le quidam craint l’accident et s’en prémunit par tous les moyens, l’artiste « accidentophile » l’espère et va jusqu’à lui préparer le terrain. Car si le déraillement authentique résulte d’une maîtrise altérée des éléments ou des systèmes, le surgissement de cette force incontrôlable dans l’œuvre d’art exige bien souvent une préparation minutieuse. A l’image de Duchamp clouant délibérément son Trébuchet au sol, beaucoup d’artistes de la seconde moitié du vingtième siècle ont fait l’expérience de cette paradoxale mais nécessaire mise en condition10 ».

Or, on a certainement plus tendance à observer cette dernière option dans le milieu de la recherche en design qui laisse plus de place à l’expérimentation, tandis que le premier cas dans la pratique même du projet. Le designer fait donc généralement abstraction des directions que pourrait prendre le processus créatif en n’accordant que trop peu de temps et de moyens à la considération des informations du site, documentations, des compétences et spécialisations du/des concepteurs, ou encore de l’étude des habitudes et mode de vie du bénéficiaire.

1.3. Le rétablissement du processus conscient par le droit à l’imprévu

En 1970 à la première sortie de son ouvrage Design for a real world11, Victor Papanek relevait déjà ce constat, dénonçant la dissimulation de la démarche de projet, et donc de tous les matériaux qui la composent possiblement derrière l’apparence lisse d’un résultat émis souvent sans réelle nécessité. En plus de la non prise en compte des formes implicites aux matières impliquées dans un processus de projet accéléré, Victor Papanek note également l’absence de contextualisation de la démarche. C’est ce qui entraîne sa critique virulente envers les nombreux gadgets surpeuplant la société de consommation des années 1970, produits sans aucun ancrage réel, et ne répondant à aucun besoin ni humain, ni territorial. On aboutit donc d’une part à un résultat qui ne tient compte à aucun moment des formes implicites de ses matériaux, mais qui en plus de cela ne s’appuie sur aucun fondement contextuel. Il émerge en quelque sorte du néant pour forcer son intégration dans les habitudes sociales. Pour l’auteur, l’industrialisation de la conception et surtout de la fabrication en est la principale responsable :

« Étant totalement mécaniques et techniques, les industries rendent « normale » la perfection car tout est prévu pour et elle se retrouve dupliquée en une quantité infinie, anonyme et froide. Ce travail prive alors les humains, les artistes plastiques de rechercher eux-mêmes toujours plus à travers leurs œuvres la perfection. L’industrie émiette alors la magie, la recherche, elle spolie les étapes nécessaires pour l’atteindre, si elle est vraiment totalement atteignable12 ».

Victor Papanek soulève ici l’importance de la démarche expérimentale, de recherche liée au projet, qu’il soit plastique ou conceptuel, comme temps dédié à la mise en regard de toutes ses composantes et ce qu’elles sous-entendent implicitement. Pour lui, le seul moyen de ré-accorder de la place et de l’importance à ce processus créatif, est de redonner de la valeur à l’action humaine, et à toutes les matières qu’elle peut comporter. Il peut s’agir d’une gestuelle singulière, d’un savoir-faire ou de connaissances inédites, qui font toute leur identité et qui apportent leurs formes implicites, pouvant donner une direction imprévue au projet. En effet, il prend pour exemple le peintre Salvador Dali comme artiste ayant choisi d’éviter totalement la machine et l’industrie car elles ne pourraient en aucun cas comprendre et intégrer toute la matière impalpable que constituent les sous-entendus et les messages sous-jacents délivrés dans chaque processus créatif, donnant lieu à une production parfois inattendue. Pour lui, la seule chose qui pourrait finalement vraiment distinguer le concepteur de l’ordinateur reste cette marge d’improvisation, d’imprévu, voire d’erreur qui fait tout autant partie des potentielles formes implicites des matières en présence. « La technique de différenciation et d’émancipation de l’artiste devient alors la glorification de l’erreur, la valorisation de l’imprévisible. C’est de là que naît le désir de nouveauté et le nouveau relent d’imagination et de créativité débordante13». Victor Papanek milite donc pour une revalorisation de la phase expérimentale du projet, encourageant les designers à tester, essayer, échouer, se poser des questions, prendre conscience de toutes les dimensions du processus de projet pour mieux le contextualiser. Il valorise alors entre autres l’art conceptuel ainsi que tout autre type de pratique permettant de réintégrer l’imprévisible du geste du praticien en lien avec son environnement pour refaire de la démarche un instant fécond et conscient de toutes les étapes qu’elle comporte - ainsi que de ses formes implicites. Il ajoute qu’il est de ce fait essentiel de :

« d’abord effacer tous ces blocages, forcer le designer à aller à l’encontre de tout ce qu’il croit savoir, le forcer à voir les choses de toutes les manières possibles sans avoir recours directement à ses connaissances mais plutôt à son imagination, à sa créativité sous-jacente. En effet, lorsque l’on demande au designer de créer quelque chose, il ne saura pas le faire si l’on demande directement une chose qu’il ignore et que l’on part. Or, si on lui donne des informations, des contraintes et des outils, il ne peinera pas à en arriver à quelque chose qu’il ne connaissait pas avant mais auquel il est arrivé grâce à toutes les indications qu’il connaissait auparavant14 ».

On comprend donc qu’en plus de l’erreur, de l’expérimentation et donc de l’imprévisible, l’une des formes implicites des matériaux inhérents à la démarche de projet repose également sur les connections qu’opère le designer lorsqu’il met en regard toutes les données à sa disposition, ce qui redonne un rôle à sa subjectivité. Ce souhait fait partie des « utopies raisonnables » proposées dans la seconde partie de l’ouvrage de Victor Papanek, ce qui revient au fait de se forcer à s’ouvrir aux formes implicites suggérées pour aboutir sur une proposition que l’on n’aurait jamais pu connaître en amont, soit devenir un bricologue au sens d’Estelle Zhong.

2. Retirer le produit fini comme finalité du projet pour en valoriser l’ancrage social et la démarche

En ayant un regard conscient sur la démarche de projet, le designer est amené à passer plus de temps à analyser, expérimenter, rechercher et confronter ce qu’il amorce aux personnes ou groupes de personnes qui bénéficieront de son projet, ce qui implique forcément une dimension sociale qui pouvait facilement être occultée auparavant, bien qu’essentielle. En effet, si le concepteur réalise des dispositifs à destination de personnes vivant dans un contexte défini, avec une qualité et un niveau de vie connu, alors il est impensable qu’une attention sociale n’ait pas une place capitale dans la démarche pour l’orienter et la justifier. Cette dernière revêt alors un statut de projet en elle-même, vectrice d’axes créatifs aux provenances multiples. C’est ce qui confirme alors l’hypothèse d’Estelle Zhong qui remet en cause la passivité de la matière « avançant qu’elle serait aussi forme, et à ce titre aurait même la possibilité de s’imposer à la forme anticipée15 ». La démarche fait donc projet en elle-même, et la priorité revient à savoir comment et avec quoi on projette, selon quelle méthode et avec quels matériaux, avec qui. C’est avec cet angle que l’on comprend que tout ce qui précède l’aboutissement formel du projet n’est pas qu’outil qui permet d’arriver à une finalité déjà appréhendée, mais bien que ce sont des matériaux décisifs à parts entières permettant d’en trouver un chemin potentiel emmenant vers un résultat.

Un exemple assez pertinent dans le milieu du design peut se trouver notamment en les designers radicaux italiens des années 197016, mettant l’accent sur l’aspect expérimental et prospectif de la démarche de projet, plutôt que sur le souhait absolu de production finale. Dans sa collaboration à l’ouvrage Design anthropology : Object Cultures in Transition17, Alison Clarke explique que c’est précisément durant cette période d’ouverture et de considération du contexte social des projets « que design et anthropologie fusionnent avec l’émergence des mouvements d’activistes radicaux pour un design socialement responsable18 ». Cette mise à jour de l’importance des matériaux tangibles aussi bien qu’impalpables du processus de projet révèle alors l’inacceptabilité de l’occultation sociale qui avait majoritairement lieu jusqu’ici, car part considérable de ces matériaux de projet.

En complément à ce constat, Amélie Klein ajoute dans le catalogue d’exposition Victor Papanek : The Politics of Design au Vitra Design Museum (2018) que cette ouverture et prise de conscience a donné lieu notamment à une exposition pionnière et sensibilisatrice de la dimension sociale du design.

« En 1976, Le Cooper Hewitt National Design Museum inaugure l’exposition MAN transFORMS qui met en valeur le processus de création plutôt que l’objet fini, cette exposition challenge alors la vision que la société a du design. Selon le directeur du musée, il faudrait effectivement focaliser son attention sur les problèmes profonds que peut contribuer à résoudre le design plutôt que « le bon goût ». L’architecte Hans Hollein propose alors une approche théorique qui explore beaucoup plus le concept de design que l’objet « fini » qui en est issu19 ».

Par la mention du travail de Hans Hollein qui rejette le produit fini comme dessein absolu du design, au profit d’une approche exploratoire du concept et de la démarche de projet, on comprend que dès les années 1970, le design se dirige davantage vers des remises en questions méthodologiques, et épistémologiques qui révisent la position de la phase exploratoire du projet, mais également qui décryptent les différents moyens de la mener et les matériaux qui peuvent la constituer.

Cette approche va être largement explorée et illustrée par les travaux de Victor Papanek au cours de la décennie 1970, liant irrévocablement le déroulement du processus créatif de design au contexte social dans lequel il prend place. Dans le catalogue d’exposition du Vitra Design Museum, Alison Clarke explique :

« Victor Papanek propose une approche du design humaine, incluant une sensibilité anthropologique pour le local, le vernaculaire, et une compréhension des nuances culturelles étrangères du pouvoir que peut avoir le design dans la solidification de l’inclusion sociale. Pour lui, le design est la clé d’un changement social, il ne sert pas qu’à styliser ou esthétiser. Après avoir découvert nombre de civilisations comme les Inuits ou encore les Suku Bali, il se rend compte que les « choses » sont inséparables de leur contexte social, rituel ou encore historique. On ne peut donc pas imposer n’importe quel objet à n’importe quel endroit, et surtout il se rend compte que nous avons totalement perdu cela avec tous nos objets gadgets foisonnants, déliés de tout rapport avec leur contexte historique ou rituel, seulement un effet de masse proliférant20 ».

Grâce aux écrits manifestes de Victor Papanek durant cette période, on comprend explicitement le rôle de la pratique du design dans la résolution des problématiques sociales, mais surtout l’urgence de l’abandon du produit fini comme objectif ultime pour la valorisation de l’analyse et compréhension fine du contexte que l’on perdait jusque-là pour imposer des artefacts sans réponse à des besoins réels. De manière complémentaire et durant la même période, l’avènement du design thinking avec des théoriciens tels que Bruce Archer et Christopher Alexander soutiennent également l’approfondissement d’une méthode design plutôt qu’un artefact. On retrouve notamment dans Systematic Method for Designers21 la volonté d’orienter davantage le praticien vers le développement du processus de projet et son concept, que vers un résultat absolu. La démarche doit donc se ré-ancrer dans son contexte de création par le biais social pour être située et ensuite permettre de mener à une série de réponses pertinentes sans chercher de résultats précis et répondant à des codes esthétiques préétablis.

Si l’on poursuit le parallèle avec la notion de formes implicites au matériau proposée par Estelle Zhong, on comprend que jusqu’ici le designer – qu’il soit bricologue volontairement occultant ou bien simplement ignorant – extrayait une large série de matériaux provenant de cet angle social de l’analyse de site, comportant tout autant de formes implicites qu’il ne pouvait pas prendre en compte. C’est ce qui explique en partie l’extrême décontextualisation de certains résultats de projets, que cet objectif ait été recherché ou involontaire. En observant les premiers résultats auxquels parvenait Victor Papanek à l’issue de ces processus complets et conscients de projet, on remarque leur lien direct avec le territoire, ses occupants, leurs besoins, leurs savoir-faire, les compétences du designer, son interprétation, les dialogues menés, comme autant de matériaux ayant des formes implicites en convergence au sein du résultat proposé. « Pendant les années 60 et 70, Victor Papanek présente nombre de projets visant à améliorer la qualité de vie des personnes résidant dans la partie Sud économique du monde, ce que l’on appelait à ce moment les pays du « Tiers Monde », comme sa fameuse Tin Can Radio, ou encore Project Batta-Koya qui est une cassette qui agirait comme une enseignante enregistrée pour faire classe.22 » Entièrement situées dans leur contexte social, les démarches de projet donnent ainsi lieu à des dispositifs qui n’ont rien du produit fini valorisé pour son esthétique connu jusqu’alors dans les territoires occidentaux, mais s’intègre pourtant parfaitement à leur milieu de destination. Bien entendu, supposer que la Tin Can Radio serait située et pertinente en Occident serait un raccourci injustifié, mais la qualité de la démarche de projet démontrée ici par Victor Papanek pourrait en outre entièrement être transposée à n’importe quel contexte territorial.

C’est donc plus globalement la méthode opérée au sein de cette démarche qui fera cohabiter un ensemble de formes implicites, menant à un éventuel résultat final, car chaque concepteur apporte une approche singulière, il apporte avec lui un ensemble de compétences et de connaissances différentes, interprétées au contact du territoire et de ses occupants différemment en fonction de ses expériences, les choix faits quant aux techniques d’analyse et d’enquête sont différents et propres à chacun pour les mêmes raisons, tout comme ses interprétations.

3. Construire des démarches de projet de design pluriformes approfondies par les apports de la matière anthropologique

3.1. L’apport anthropologique comme autant de matériaux aux formes implicites intégrés dans la démarche de projet

Par définition, l’anthropologie s’intéresse aux sociétés humaines, et plus précisément aux particularités existantes entre les peuples via l’ethnographie et l’ethnologie, ce qui en fait une matière propice à projeter des démarches situées dans la pratique de design. En insérant cette matière dans la démarche de projet de design, toutes les informations inhérentes au territoire, à ses occupants, et au contexte dans lequel le processus de projet s’intègre ne peuvent qu’être conscientisés car ils seront pris en considérations, analysés, et intégrés à la démarche comme autant de matériaux influençant la forme générale que prend le projet. Estelle Zhong soutient que « la matière peut être manipulable comme on l’entend au sens premier du terme, cependant elle peut également être définie comme un ensemble d’informations qui relèvent du non visible23 ». C’est ce qui est suggéré ici avec le terme de matière anthropologique, qui s’appuie majoritairement sur des méthodes d’enquête, d’interprétation et de mise en comparaison, soient des informations qui relèvent du non visible, et qui pourtant ne peuvent que se réaliser auprès de personnes et territoires tangibles, ayant une incidence sur eux.

Elle opère également un rééquilibrage de ce que l’on peut considérer comme formes ou matières de l’art participatif que l’on peut facilement transposer à la démarche de projet de design avec l’angle anthropologique : « il est nécessaire de réévaluer ce que l’on considère comme formes de l’art participatif - comme la conversation, le bricolage ou la cuisine qu’elle prend pour exemples - et que ces pratiques quotidiennes sont davantage à comprendre comme « matières » de l’art participatif24 ». Cette précision nous semble particulièrement intéressante en ce qu’elle considère les pratiques informelles comme la conversation par exemple. Ces dernières sont entièrement à envisager comme des matériaux comportant une forme implicite en eux, comme composante essentielle au projet. Ce sont des dimensions notamment présentes dans la phase d’analyse et plus spécifiquement d’enquête ethnographique qui permettent au designer, s’il l’emploie dans sa démarche de projet, d’impulser une direction d’emblée bien plus située et de donner une approche singulière à sa méthode. On reconnaît aujourd’hui que le processus de projet prend bien plus de place et d’importance que la fabrication même d’un artefact, et on y note par conséquent un désir d’approfondissement et d’ancrage de cette démarche par l’insertion d’une approche d’enquête observatoire directement calquée du modèle ethnographique. On pourrait alors directement imaginer une superposition entre l’analyse du projet de design et l’enquête ethnographique, mais aussi dans son développement et l’interprétation ethnologique. C’est ce que met en avant Nicolas Nova dans son ouvrage Manifeste 2 : Enquête / Création en Design : 

« On constate un accent sur la part du processus de projet qui est bien plus importante que celle de la production de l’objet fini, et dans laquelle la phase d’observation a pris une part de plus en plus importante pour le design. (…) On retrouve plusieurs expressions différentes selon les pratiques pour définir cette nouvelle manière de faire. (…) Tous s’accordent du moins sur le fait qu’il s’agit de nourrir un projet de création avec des formes d’immersion dans un milieu social avec un territoire, des personnes et des pratiques qui leur sont propres25 ».

3.2. Un parallèle itératif entre démarche de projet et méthodologies anthropologiques

Nicolas Nova traite donc dans son ouvrage la manière dont les praticiens qu’il nomme designers-enquêteurs vont faire évoluer le processus de projet de design de manière consciente, c’est-à-dire en prenant en compte chaque matériau composant le projet, en y intégrant parallèlement les pratiques anthropologiques de l’ethnographie et de l’ethnologie de manières itératives. On remarque alors un enchevêtrement du processus de projet avec les outils des sciences sociales, convoqués plusieurs fois et à différents moments du processus. En effet, l’auteur parle de « pratique d’observation » qui peut se caractériser autant par de la simple observation auprès des personnes concernées, que dans un territoire plus large, ou bien par l’élaboration d’entretiens, d’ateliers, de captations sensibles, ou encore audiovisuelles. En cela on reconnaît l’action de prélèvement de données propres à l’ethnographie. C’est ce qui permet selon lui de « procurer le caractère situé temporellement et spatialement du projet en faisant émerger un contexte et une sociabilité de recherche différentes26 ». Le caractère situé de la démarche de projet prend définitivement son ancrage grâce à ce matériel ethnographique, ainsi qu’ethnologique. En effet, les deux aspects sont rapidement amenés à se superposer car empruntés de manière itérative. Selon Nicolas Nova, il se pourrait même que souvent, la pratique ethnographique n’intervienne plus massivement qu’en phase de développement du projet, alors qu’habituellement elle ouvre le projet anthropologique comme premier degré d’entrée en matière. « On retrouve cette pratique d’observation majoritairement sur la phase de prototypage afin d’identifier les besoins ou problèmes rencontrés auprès du prototype, permettant d’ajuster et de réorienter le projet27 ». On constate alors la modification de la structure de la démarche de projet anthropologique qui s’adapte au déroulement du processus de projet de design, impactant directement les directions que peut prendre le projet en fonction des observations faites et des interprétations tirées par le concepteur. La structure est moins linéaire et permet de revenir à de l’analyse et de l’observation de manière itérative.

Par ailleurs, si l’apport ethnographique est parfois reconnu dans la pratique des designers, la dimension ethnologique est peut souvent mentionnée car peu connue, et surtout peu enseignée en enseignement de projet. Pourtant, elle tend ici à s’imbriquer réellement dans la démarche dès lors que les données collectées sur un terrain doivent être interprétées et intégrées au reste des matériaux en présence. Nicolas Nova explique en effet que « dès lors que l’on va aller sur un territoire pour l’observer, s’entretenir avec des personnes ou juste leur poser des questions à la volée, restituer ces données peu importe sous quelle forme, une immersion (quel que soit son approfondissement) reste une enquête, et peu de designer la reconnaissent comme telle28 ». On parle ici de restitution, qui en soit demande déjà un degré d’interprétation de la part du concepteur, pour choisir le médium grâce auquel le résultat de l’analyse et de l’enquête seront intelligibles et utilisables, ce qui induit déjà une forme d’ethnologie.

« La particularité des designers-enquêteurs reste qu’ils conçoivent eux-mêmes leurs outils et moyens d’enquête, et notamment mettent en place des outils de captation visuelle pertinents tels que les appareils photos, les caméras, propres à une étude particulière. Cette créativité matérielle ne se limite pas qu’à la conception de dispositifs de production de données pour enquêter, elle se déploie aussi dans les modalités d’analyse du matériau rassemblé. En effet, ce matériau peut donner lieu à la création de cartographies d’analyse, de BD synthétiques, tout une diversité d’outils d’analyses propres au design29 ».

La nature du designer restant celle d’un créateur, il agit par conséquent sur la création de dispositifs d’enquête ethnographiques, mais également de moyens de restitution et d’analyse du contenu, ce qui enrichit la démarche de projet de design de manière complète et donne de nouveaux outils permettant d’en comprendre et exploiter les formes implicites. Nicolas Nova prend l’exemple de Julian Bleeker qui s’est appuyé sur les travaux du sociologue William H. Whyte, intéressé par les déplacements urbains, en filmant les déambulations vues d’en haut en utilisant des caméras surplombant la foule de sept mètres, restituant l’enquête avec des séries de photos et de vidéos. On comprend alors que toute la cohérence réside entre ces phases de la démarche.

3.3. La mise en place de démarches de projet hybrides et singulières s’adaptant à chaque contexte

Le fait que chaque designer-enquêteur produise ses propres outils d’enquête et de projet, rend la démarche d’autant plus singulière, avec un degré de subjectivité plus élevé, mais bien plus située. On comprend alors que chaque démarche de projet sera unique, car établie par un praticien différent, dans un contexte et pour un bénéficiaire autre, avec une mise en relation des matériaux anthropologiques et créatifs qui lui est propre, et une interprétation fondée sur ses expériences antérieures.

« Cette nouvelle envergure de la discipline témoigne de l’appropriation des moyens méthodologiques issus des sciences sociales. Selon leur formation originale, les designers s’inspirent pour ces enquêtes de concepts, de méthodes, de tactiques venant de l’anthropologie, sociologie, psychologie, ergonomies couplées à leurs propres initiatives personnelles, spontanées ou provenant de leurs pratiques artistiques parallèles, donnant lieu à une nouvelle manière de faire en quelques sortes « bricolée ». C’est ce qui démontre toute la porosité entre l’enseignement, l’expérience, les envies personnelles et les inspirations nouvelles30 ».

À travers ce terme de bricolage, on retrouve l’objectif instauré par Estelle Zhong, étant de faire du designer un bricologue, à la fois capable de concevoir une démarche hybride, mais également d’être pleinement conscient de tous les matériaux et leurs formes implicites intervenant dans ce processus. Nicolas Nova précise que cette spécialisation d’enquêteur-designer devient une fin en soi pour certains designers qui en font leur métier, ce qui appuie d’autant plus le fait que la composition de démarche de projet est une pratique à part entière, nécessitant du temps, de la recherche, et de la réflexion propre à chacun.

« Les designers-enquêteurs.trices déploient un processus de travail qu’ils réinventent et transforment à chaque projet. On retrouve parfois une démarche similaire ou une approche, mais pas de méthode précise à proprement parler, contrairement à d’autres métiers qui ont une approche strictement structurée. Ils procèdent donc au fil du projet par des combinaisons de tactiques nourries au fil de leur carrière par l’expérience et les pratiques développées, ce qui fait que chaque designer ne pratiquera pas exactement pareil qu’un autre et surtout pas de la même manière d’un projet à un autre. »

On s’éloigne alors définitivement de ce que Victor Papanek dénonçait dans les années 1970, à savoir l’uniformisation du geste, de la pratique et de la démarche de projet lissée et en partie occultée, au profit d’approches singulières et profondément adaptées et intégrées à leur contexte. « Les manières de faire du design reposent sur la capacité à penser en processus et à en établir un au fil du projet31». Ces « manière de faire » se rapportent à ce qu’énonçait également Luigi Pareyson, donnant toute l’importance au « comment » plutôt qu’au « quoi ».

4. Conclusion

La matière anthropologique agit donc de manière fragmentée et itérative pour permettre à la pratique de design d’élaborer des démarches de projet situées. En effet, on comprend d’abord que pour accepter ce matériau extérieur et pourtant complémentaire, le designer se doit dans un premier temps de prendre conscience des formes implicites existantes dans la démarche même du design, soit devenir un bricologue qui n’occulte pas ces données telles que ses propres compétences, sa gestuelle en relation avec les outils employés ou encore la subjectivité de son interprétation de la demande. Pour cela, il faut, comme l’incite Victor Papanek, effacer les blocages présents et aller à l’encontre de l’objectif productiviste du design qui tend à faire accélérer la démarche pour arriver plus rapidement à un produit fini. En accordant un temps suffisamment conséquent et de l’importance à ce processus, le designer pourra ainsi saisir toutes les dimensions de cette étape primordiale qui définit déjà en elle-même des directions formelles par la concordance interne de toutes les formes implicites en présence. La profession consisterait alors à savoir les identifier, les mettre en regard et interpréter afin d’en faire émerger une/des proposition(s). En laissant cet espace, on s’aperçoit ensuite naturellement qu’une démarche de projet prend toujours place dans un contexte donné, et que celui-ci est composé d’un territoire précis, des occupants, et que ces derniers y agissent de différentes manières, selon certains rythmes, avec des habitudes ancrées. La seule manière de saisir tous ces matériaux inhérents à la démarche de projet est alors d’en déceler le caractère social, et pour ce faire d’employer des démarches, considérées ici comme du matériel anthropologiques et donc ethnographiques et ethnologiques. En les intégrant de concert à la démarche initiale de projet de design, les concepteurs finissent par faire de cette création de méthode un projet en lui-même, générant aussi bien les outils avec lesquels les enquêtes de terrain sont menées, que les manières avec lesquelles les données collectées sont interprétées et intégrées à l’acte de conception. On retrouve donc une superposition, voire hybridation de la matière anthropologique sur la démarche de projet de design lui permettant de projeter de manière consciente de toutes les formes implicites présentes, évoluant d’un concepteur à un autre en fonction du contexte dans lequel il se trouve.

Ce qui est intéressant ici est l’évolution parallèle des étapes du projet de design allant de l’analyse qui est enrichie par la matière ethnographique, puis le développement avec la dimension ethnographique, et enfin la phase de prototypage qui convoque bien souvent les outils issus de l’ethnographie, pour instaurer un processus itératif complet entre pratique et réflexion. Il serait donc pertinent de poursuivre cette étude croisée au-delà de la phase de démarche qui a pris toute sa place ici, plus particulièrement entre la recherche en design qui se concentre davantage sur la théorisation des pratiques et création de connaissances, et l’anthropologie dans le sens de l’étude comparative qui établit les théories plus dogmatiques de la discipline. En mettant en comparaison ces deux linéarités, on a donc une conception du design majoritairement fondée sur la pratique, qui tend à partir de ce matériau à la théorisation, et une discipline anthropologique qui prend sa source dans l’étude précise formelle pour rapidement s’élever et s’orienter plus généralement vers la théorie. On pourrait alors observer et étudier cette complémentarité qui pourrait très bien faire suite à cette introduction qui en soi, selon les termes de Nicolas Nova, constitue déjà « une nouvelle manière de faire de la recherche aussi bien que du projet32 ».

Bibliographie

Ouvrages

ALEXANDER, Christopher, Notes on the Synthesis of Form, Cambridge : Ed. Harvard University Press, 1964.

ARCHER, Bruce, Systematic Method for Designers, Ed. Council of Industrial Design, 1965.

CLARKE, Alison, « The Anthropological Object in Design: From Victor Papanek to Superstudio », dans Design Anthropology, Object Cultures in Transition. London : Ed. Alison J. Clarke, 2018.

NOVA, Nicolas. Manifeste 2 : Enquête / Création en Design. Genève : Ed. HEAD Publishing, 2021.

PAPANEK, Victor. Design for a real world. London : Ed. Thames & Hudson, 1971.

PAREYSON, Luigi, Esthétique, théorie de la formativité, [1988], Paris, Éditions rue d’Ulm, traduit de l’italien par Gilles TIBERGHIEN, 2007.

SUDJIC, Deyan, Ettore Sottsass and the Poetry of Things, London : Ed. Phaidon, 2015.

Catalogues d’expositions

BRAYER, Marie-Ange, Ettore Sottsass. L’objet magique. Catalogue d’exposition (Paris, 13 octobre 2021 au 3 janvier 2022). Paris : Centre Pompidou.

CLARKE, Alison, “Victor Papanek : Agent Provocateur of Design” dans Vitra Design Museum. 2018. Victor Papanek: The Politics of Design. Catalogue d’exposition (Weil am Rhein, 29 septembre 2018 au 10 mars 2019). Vienna : Victor J. Papanek Foundation.

KLEIN, Amelie, “Fail Again, Fail Better” dans Vitra Design Museum. 2018. Victor Papanek: The Politics of Design. Catalogue d’exposition (Weil am Rhein, 29 septembre 2018 au 10 mars 2019). Vienna : Victor J. Papanek Foundation.

Articles

Anni, Albers « 3.1. « Travailler avec le matériau » [1938], En tissant en créant, Paris, Flammarion, 2021 », Design in translation, (en ligne, consulté le 22/09/2023), URL: https://dit.dampress.org/readers/materialite/les-grands-combats/albers

Florence, Jaillet, « En attendant l’accident », Agôn, [En ligne], Dossiers, n2 : L’accident, 16.12.2009.

Estelle, Zhong, « Des formes cachées dans la matière. La bricologie de l’art participatif à la lumière de la pensée de Gilbert Simondon », Techniques et Culture [En ligne], 64 | 2015, mis en ligne le 24 mars 2016.

Anthologie

DAM, Collectif « Matérialité », Design in translation, (en ligne, consulté le 17/11/2023), URL : https://dit.dampress.org/readers/materialite


  1. https://dit.dampress.org/readers/materialite 

  2. Anni, Albers « 3.1. « Travailler avec le matériau » [1938], En tissant en créant, Paris, Flammarion, 2021 », Design in translation, (en ligne, consulté le 22/09/2023), URL: https://dit.dampress.org/readers/materialite/les-grands-combats/albers 

  3. PAREYSON, Luigi, Esthétique, théorie de la formativité, [1988], Paris, Éditions rue d’Ulm, traduit de l’italien par Gilles TIBERGHIEN, 2007, p. 24-25. 

  4. https://dit.dampress.org/readers/materialite 

  5. Estelle Zhong, « Des formes cachées dans la matière. La bricologie de l’art participatif à la lumière de la pensée de Gilbert Simondon », Techniques et Culture [En ligne], 64 | 2015, mis en ligne le 24 mars 2016. 

  6. Ibidem

  7. Ibid

  8. Id

  9. JAILLET, Florence, « En attendant l’accident », Agôn, En ligne, Dossiers, numéro 2 : L’accident, 16.12.2009. 

  10. Ibidem

  11. PAPANEK, Victor. Design for a real world. London : Ed. Thames & Hudson, 1971. 

  12. Ibidem

  13. PAPANEK, Victor. Design for a real world. op. cit. 

  14. Ibidem 

  15. Estelle Zhong, « Des formes cachées dans la matière. La bricologie de l’art participatif à la lumière de la pensée de Gilbert Simondon », op. cit. 

  16. Tels que Andrea Branzi, Riccardo Dalisi, Ettore Sottsass, ou encore les groupes Superstudio et Archizoom. 

  17. CLARKE, Alison, « The Anthropological Object in Design: From Victor Papanek to Superstudio », dans Design Anthropology, Object Cultures in Transition. London : Ed. Alison J. Clarke, 2018. 

  18. CLARKE, Alison, « The Anthropological Object in Design: From Victor Papanek to Superstudio », op. cit. 

  19. Ibidem

  20. CLARKE, Alison, “Victor Papanek : Agent Provocateur of Design” dans Vitra Design Museum. 2018. Victor Papanek : The Politics of Design. Catalogue d’exposition (Weil am Rhein, 29 septembre 2018 au 10 mars 2019). Vienna : Victor J. Papanek Foundation. 

  21. ARCHER, Bruce, « Systematic Method for Designers”, Ed : Council of Industrial Design, 1965. 

  22. KLEIN, Amelie, “Fail Again, Fail Better” dans Vitra Design Museum. 2018. Victor Papanek: The Politics of Design. Catalogue d’exposition (Weil am Rhein, 29 septembre 2018 au 10 mars 2019). Vienna : Victor J. Papanek Foundation. La Tin Can Radio est une radio low tech constituée d’une boîte de conserve réutilisée, d’une mèche et de cire de paraffine pouvant être remplacée par de la bouse de vache. 

  23. Estelle Zhong, « Des formes cachées dans la matière. La bricologie de l’art participatif à la lumière de la pensée de Gilbert Simondon », op. cit. 

  24. Ibidem 

  25. NOVA, Nicolas. Manifeste 2 : Enquête / Création en Design. Genève : Ed. HEAD Publishing , 2021 

  26. Ibidem

  27. Ibidem. 

  28. NOVA, Nicolas, Manifeste 2 : Enquête / Création en Design. Op. cit. 

  29. Ibidem. 

  30. Ibidem. 

  31. NOVA, Nicolas. Manifeste 2 : Enquête / Création en Design. Op. cit. 

  32. Ibidem