Stéphanie Cardoso est Maîtresse de conférences en Design à l’Université Bordeaux Montaigne. Ses recherches portent sur plusieurs thématiques : un travail épistémologique du design, une recherche-action sur les expériences pédagogiques collaboratives et immersives, l’impact de la recherche action en design dans l’anticipation et face aux différentes situations de risques.
Résumé
À partir d’un projet pédagogique de design mené sur l’accueil des citoyens dans la municipalité de Pessac, ce travail de recherche vise à mettre en lumière l’intangibilité de la matière employée en design social. Nous proposons d’examiner les processus d’itération dans la phase de médiation des matériaux d’enquête et d’observation et ainsi de démontrer leur transformation en matière sensible et mouvante. Il s’agit de caractériser les liens humains auxquels se confronte le projet de design social et ainsi d’identifier la composition de la matière qui rend possible le vivre ensemble. Cet article veut éclairer une matérialité dans la mise en œuvre de ces points intangibles.
Summary
Based on an educational design project carried out on welcoming citizens in the municipality of Pessac, this research aims to highlight the intangibility of the material used in social design. We propose to examine the iteration processes in the mediation phase of the materials of investigation and observation and thus to demonstrate their transformation into sensitive and moving matter. It is a question of characterizing the human links with which the social design project is confronted and thus of identifying the composition of the material which makes living together possible. This paper aims to shed light on a materiality in the implementation of these intangible points.
Introduction
Cet article propose d’étudier la substance du lien créé par le designer dans le cadre du design social. Nous défendons une matérialité élaborée au cœur de relations humaines. Dans ce contexte d’interactions sociales, la forme et la matière, les interfaces et supports jouent un rôle crucial pour la construction de sens commun.
Le design social s’attache à construire les conditions du vivre ensemble en passant par les espaces, les images, les objets, les interactions. Le dessein du vivre ensemble circule entre ces objets, dans cette intangibilité. La substance du lien ne se limite pas aux artefacts qui le dessinent mais bien à un subtil équilibre écrit par une matière collectée mouvante. Le design social bien que trop peu exploré, n’est pourtant pas un nouvel objet d’étude, l’article de référence de Margolin & al « a social model of design1 » et les travaux de la firme de consultation Ideo « we design for impact2 » en ont déjà présenté les enjeux majeurs. L’élaboration des modes opératoires et la caractérisation des dispositifs dans la revue de la littérature font cependant l’économie de signifier la matérialisation nécessaire, c’est-à-dire l’existence sensible qui fait vivre le lien humain et l’identifie dans la démarche en design social.
En effet, l’immatérialité peut apparaître comme une lacune importante dans la pratique du design social car les objets qui témoignent de la démarche peuvent faire défaut. L’intangible caractérise ce qui ne peut être touché et questionne deux étapes du travail de designer : la mise en forme et le mise en œuvre. Les productions en design social dont celles en design de service aux enjeux relationnels souvent intangibles, en sont la cible. Le designer peut par exemple travailler sur la manière de répondre au téléphone au sein des collectivités et services publics. C’est le cas de l’agence User Studio dont le travail de fond correspond à saisir des points intangibles dans le parcours utilisateur. Ils font partie des points de friction avec, à un autre moment, des points de contacts tangibles comme une borne de vélo ou une application mobile. Cette intangibilité dans le design de service est alors au cœur de notre questionnement : peut-on attribuer une matérialité à ces points intangibles qui relèvent des relations humaines et tiennent compte de toute de leur subjectivité ?
Dès lors, cela concerne un paradoxe complexe : le lien humain comme substance à mettre en forme.
Nous voudrions ainsi mettre en perspective les procédés de conception issus du design industriel et ceux du design social. Sans objectif comparatif, il s’agit essentiellement de signifier et ainsi décortiquer ces approches dans le contexte d’une structure sociale organisée. Nombre de designers ont manifesté quelques prouesses techniques en déjouant les processus industriels afin de concevoir leur produit. Nous pouvons citer le bois cintré des chaises Thonet, les plastiques moulés de Verner Panton ou encore les plastiques injectés des chaises des frères Bouroullec. La « vegetal chair » (2008) a notamment été travaillée durant quatre années afin d’atteindre l’objectif des designers et d’atteindre une correspondance sensible à la matière et au procédé de fabrication. Cette juste relation au dessein a engendré des itérations et des compromis avec l’éditeur et la fabrication industrielle. Cette mise en forme adaptée à un contexte de production est essentielle au travail du designer. De la même manière, la mise en forme des données récoltées liées aux relations entre les humains, leurs organisations, leurs outils, leurs méthodes dans le contexte du service public est fondamentale et nécessite une pensée construite composée de matières intangibles et avant tout humaines.
Notre objet d’étude se concentre sur une situation de projet pédagogique et concerne l’accueil des citoyens à la mairie de Pessac3. L’explicitation de notre démarche de travail vise à en révéler la dimension sensible. Si la forme du design social peut être caractérisée à partir de ses dispositifs et de ses instruments, notamment la participation citoyenne et les activités de codesign4, cet article veut questionner l’hypothèse de sa matérialité. Notre méthode vise à examiner les processus d’itération dans la phase de médiation des matériaux d’enquête et d’observation et ainsi à démontrer leur transformation en matière qui se stabilise. Dans cet axe minutieux qui découpera les itérations et l’intangibilité intrinsèque, il est question de dégager cette matière qui rend possible l’accueil à l’hôtel de ville de Pessac. La finalité de cette démarche de design révèle d’importants enjeux humains, elle participe à explorer les « régimes d’engagement » déployés par Laurent Thévenot5 dans ce qu’il nomme les « mises en commun des existences humaines ». Finalement, le design social ne veut-il pas rendre possible les conditions de l’engagement humain où la personne se sent en mesure de développer une aisance et d’engager ainsi un accueil et une convivialité tel que le décrit Sébastien Proulx dans ses recherches sur l’accueil des personnes âgées au cœur des CHSLD6 au Québec7. Dès lors, la transcription sensible des données récoltées dans leur mise en œuvre est essentielle pour saisir la matière du design social. Ce dernier intéresse également le design d’interaction, il vise à concevoir des interactions de toutes sortes, les liens humains en font partie. L’idée de celui-ci est d’atteindre une expérience à caractériser dans l’interaction. Dans ce travail, nous nous concentrons particulièrement sur la dimension esthétique et éthique que Pierre Lévy8 établit entre l’espace, les objets et les intentions sociales. Dans ces derniers travaux, l’auteur démontre avec délicatesse les liens entre la philosophie de Nishida9 et le design d’interaction autour de la cérémonie du thé japonais, tous deux intéressés par les relations plutôt que par les objets/ choses. Il explicite comment les relations entre les objets, les espaces et les traditions culturelles prennent une dimension sensible dans la cérémonie du thé au Japon. Il écrit en effet : « L’intention de la cérémonie du thé n’est pas le thé en soi, ni même de boire le thé, mais bien de le servir et de le recevoir, c‘est-à-dire le partage et l’hospitalité10. » Le service et la réception du thé accompagnés de tous ses attributs (le bol de thé, l’espace, les êtres) mènent au partage et à l’hospitalité, l’expérience visée dans cette temporalité précise. La particularité de cette cérémonie japonaise exclut toute association possible dans nos sociétés occidentales dénuées de rituel, cependant notre travail veut mettre en lumière la dimension plastique et sensible des relations explorées dans le design de service, comme matière indispensable dans la construction de sens.
Il s’agit d’un travail de recherche exploratoire et toujours en cours, il démarre sur la situation de terrain, exposée précédemment. Ce papier veut présenter un angle de travail esthétique, social et critique de la matérialité nécessaire pour incarner les liens entre les humains mais également entre les humains, les environnements et les objets. Après avoir énoncé le contexte du projet pédagogique, nous en expliciterons la démarche. Cette trame permettra d’exposer la collecte des matériaux sur le terrain, et ainsi de dégager une transcription de la matière dans le processus de médiation à l’aune des relations humaines (perception, réception).
1. Le contexte du projet
Cette première partie propose de décrire le contexte de travail, réalisé dans un cadre pédagogique en design de service public. Le workshop en niveau Master 1 est séquencé trois mois en amont par les intervenants professionnels, la direction pédagogique du master et le responsable du service « relations usagers » de la ville de Pessac en Gironde. Les étudiants, au nombre de dix-huit, sont encadrés par deux designers à temps plein sur une durée de quinze jours. L’expérimentation se déroule dans les locaux de l’hôtel de ville de Pessac, durant le mois d’octobre 2022, le brief initial consiste à repenser l’accueil des citoyens de la ville de Pessac. Il s’agit pour la ville, qui héberge une grande partie des campus universitaires, d’allier un problème rencontré à une volonté de contribuer à la formation universitaire du territoire.
Le point de départ énoncé par la municipalité a été travaillée en amont, grâce à l’accompagnement de l’agence de design Pratico-Pratique et de la formation en Master Design à Bordeaux Montaigne : (re)penser la transformation de l’Hôtel de ville en Maison du citoyen et inscrire l’identité pessacaise au cœur du rayonnement des services publics. Cette directive comprend, entre autres, le regroupement des services publics du quotidien, la simplification des démarches et la réduction des temps de réponse aux usagers. D’ailleurs, le chef de projet, Pierre Lormeau explique : « chaque agent interpellé, quelle que soit sa fonction, devra être en mesure d’écouter l’usager et de l’accompagner de manière personnalisée et inclusive. Il devra également être en capacité d’aller au-delà de la demande exprimée, en s’inscrivant dans une démarche proactive ‘’d’aller vers’’». La volonté de cette équipe pessacaise se positionne au plus près des besoins des citoyens dans un contexte post covid où la proximité des relations est nécessaire pour rassurer la population et intégrer une identité pessacaise forte. Dans cette démarche, la municipalité a lancé un appel aux témoignages des usagers. Ceci a permis de mener à bien plusieurs de nos enquêtes sur des domaines variés qui représentent le pouls de la ville. Le travail de terrain s’est alors divisé en cinq domaines : les relations « commerce/économie » ; « l’éducation enfance et petite enfance » ; « l’accueil à l’Hôtel de ville » ; « le sport, la culture et la vie associative » ; « les espaces et la tranquillité publique ».
L’intervention des étudiants en master Design sous la houlette de l’agence Pratico-Pratique permet d’ancrer la démarche de projet en design de services publics sur le terrain, de confronter le public étudiant aux réactions des usagers au quotidien, aux informations à gérer de la part des agents d’accueil et à leur ressenti, aux dysfonctionnements informationnels. Il était donc impossible de se concentrer uniquement sur les citoyens : c’est la raison pour laquelle, nous avons élaboré une démarche d’observation in situ dans l’objectif de mieux comprendre comment fonctionnent les services (domaines cités ci-dessus) et l’accueil. L’objet de cette immersion de deux semaines consistait à établir un diagnostic à partir des données récoltées et proposer des ateliers de co-construction afin de façonner cette matière et ainsi tester et itérer les solutions au-fur-et-à-mesure.
Cette démarche agile est d’une part complexe à mener avec des étudiants, qui face à un public averti, face à des élus, peuvent éprouver des difficultés à tenir le cap d’échanges et de controverses, parfois hostiles, mais nécessaires à la fructification de la matière sur laquelle il conviendra de revenir dans la troisième partie et quatrième partie.
2. La démarche
La démarche de projet en design de service implique une agilité des étapes et processus, le catalogue non exhaustif des projets menés par la plateforme de design social11 en fait d’ailleurs état. Elle offre un panorama de projets et explicite le besoin d’adapter les phases de travaux en fonction du terrain, tout comme le designer industriel adapterait sa production au contexte de production et à son terrain. Aussi, nous admettons de prendre en considération des éléments essentiels qui font intrinsèquement partie des méthodes de design : l’intégration de la médiation de la démarche mais également des productions (confrontation / mise en tension), la concertation nécessaire des acteurs et parties prenantes, la pédagogie de notre démarche en immersion et l’occupation des bureaux de la ville de Pessac durant quinze jours. Enfin, l’adaptabilité aux rythmes et temporalités du service public est également une contrainte essentielle de notre cadre de travail. Par exemple : la prise de décision verticale et le travail de récolte horizontale, ou encore la soumission au budget public.
Dans le cas qui nous occupe, le télescopage des étapes de travail est nécessaire afin d’admettre des itérations viables, c’est-à-dire avec plus de réactivité, plus d’adaptabilité, plus de souplesse et d’agilité. Ces conditions sont intrinsèquement liées à un contexte humain et social très fort. Cependant, l’objet n’est pas ici d’expliciter les démarches de projets en design de service mais bien d’outiller le lecteur afin de de le sensibiliser à la particularité du contexte humain et social afin de faire ainsi émerger, les matières intangibles.
3. Matériaux, collecte et matière : tentative de stabilisation de la matière
Comme l’énonce sa définition d’un point de vue métaphysique, la matière est « la substance dont sont faits les corps perçus par les sens et dont les caractéristiques fondamentales sont l’étendue et la masse12 ». Notre questionnement de recherche veut identifier ce qui constitue l’étendue et la masse de notre matière dans le design de service. Pour cela, l’analyse des processus d’itérations est fondamentale.
Les étapes d’immersion permettent de glaner les matériaux brutes, c’est-à-dire les matériaux d’enquête et d’observation. Ces matériaux vont se raffiner au fur-et-à-mesure des itérations et de leurs médiations. Ils relèvent d’une multidimensionnalité et concernent les territoires de la municipalité explorés et leurs agents. Par exemple, les enquêtes d’observation mettent en lumière les pôles et services, mais également les gestes et flux dans l’espace. Ici se manifeste la première récolte d’une matière intangible à mettre en forme. Les données récoltées font rétroactivement sens dans une première médiation auprès des publics concernés, ici les agents et élus. Ces données prennent de la substance lors de l’opération de médiation et de réception, soit lorsque le public perçoit le sens. Concrètement les matériaux d’enquête sont analysés mais également aiguisés dans un processus de médiatisation. Le designer incarne alors la matière et produit un médium, c’est-à-dire un objet qui, comme le Centre National de de Ressources Textuelles et Lexicales le stipule, « sert de support et de véhicule à un élément de connaissance ; ce qui produit une médiation entre émetteur et récepteur13. »
Cette activité, qui vise à inscrire l’information pour lui donner sens, renvoie aussi à une identification de la connaissance, elle lui attribue une matérialité, une spatialité même. La répartition des pôles d’accueil sur les plans de l’Hôtel de Ville (Figure. 1) constitue une première couche d’informations. Sans représentation formelle, les opportunités de design ne sont pas touchées du doigt. De nouvelles observations et enquêtes, plus étroitement menées, permettent alors de distinguer des problèmes plus précis à partir d’une matière plus raffinée. Les matériaux récoltés sont analysés (Figures 1 et 2) et mis en tension. La matière fait donc de plus en plus sens dans cette quête d’intelligibilité. Elle est extraite de mouvements et relations humains tout en étant en interaction permanente avec l’humain. Elle adopte une sémantique et une plasticité nécessaires à sa perception et substance.
Figure 1. Identification des espaces de l’Hôtel de Ville à partir des plans au sol
Figure 2. Programme d’une journée de workshop : analyse et présentation au comité directoire COMEX pour itérations
Le terrain et les phases de divergence imposent une réorganisation des processus et une agilité collective indispensable. Les matériaux récoltés sont communiqués aux membres du groupe et aux encadrants au fur et à mesure de leur élaboration. Pour constituer « matière », ils font l’objet d’évolutions qui doivent rester perceptibles par tous. Les données récoltées sont mobiles, triées et déplacées sur des post-it (verbatims, mots clefs) jusqu’à ce qu’elles prennent du sens et que leur formalisation devienne intelligible. La mise en forme communicationnelle de ces informations est fondamentale en tant qu’objet de médiation : dans ce processus les informations deviennent des matières sensibles à mettre en forme, puis à mettre en œuvre.
La composition de la matière est articulée par plusieurs éléments : l’humain dans toute sa sensibilité et les contextes sociaux difficiles (incivilités subies par les agents par exemple), les formes de communication élaborée entre humains (hiérarchiques, amicales, professionnelles mais également orales ou écrites), les rétroactions et perceptions sensibles des matériaux. À cela s’ajoute, la multiplicité des interactions : Humain - Humain ; Humain – Espace – Information ; Humain – Espace- Humain ; Humain - Information – Humain. Les outils employés pour cette collecte de matériaux sont croqués ci-dessous (Figures 3, 4, 5 6 et 7). La variété des outils vise à offrir le maximum de possibilités pour rencontrer les citoyens : la collecte de la matière passe donc par les enquêtes, les observations, les cartes à réactions sur un sujet choisi, les questionnaires semi directifs, ou encore le barnum mobile14 (stand aménagé sur un vélo). La présence active participe à la cueillette de la matière expliquent les designers de la plateforme design social15 et favorise un mode de conception né du site et de ses occupants. Ainsi, on peut lire : « L’existant, l’histoire, la poésie d’un lieu comme les contraintes économiques (favorisant une économie de moyens, consistant à ménager et ne pas sur-aménager) ou réglementaires (privilégiant le requestionnement des normes) sont des matériaux d’une écriture sur mesure, technique et sensible16. »
Figure 3. Enquêtes
Figure 4. Observations
Figure 5. Cartes à réactions
Figure 6. Questionnaires
Figure 7. Barnum
Des observations suivent l’attitude d’écoute. Le livret 1 des récits et cartographies de projets en design social17 pointe des qualités d’attention plus fortes, nécessaires pour saisir la complexité des situations et des subjectivités : « Attentif.ve.s aux pratiques, aux expériences vécues, aux usages, les concepteur.rice.s revendiquent souvent une attention aux subjectivités et au sensible qui construisent aussi le territoire et ses représentations18. » Les matériaux récoltés permettent alors de tisser des liens sur le terrain, et finalement d’y attribuer une substance. Les designers évoquent même l’idée d’une communauté d’usagers liés par l’engagement physique des territoires explorés. Les liens humains créés, prennent corps. Finalement l’analyse du terrain et des relations humaines qui le dessinent forme une connaissance sensorielle (issue des observations) qui constitue elle-même une connaissance intellectuelle et redevient une connaissance sensorielle dans sa médiation par le design.
4. Matières mouvantes et interdépendance
Figure 8. Matière à l’épreuve
Selon les circonstances des interactions humaines, la matière peut différer, elle est valable à un instant T et nécessite de nouvelles investigations pour vérifier sa tenue dans le temps et sa mise en œuvre (Figure. 8). Elle est par ailleurs co-construite puisqu’elle relève des itérations, médiations et mises en tension. Un contexte socioéconomique tendu engendre une matière dure et rugueuse tandis qu’un contexte socioéconomique favorable engendrera une aisance dans la matière à médiatiser. Cette matière essentiellement humaine dépend de plusieurs éléments non maitrisables : le climat ambiant (la relation des équipes d’agents, la relation des agents avec les citoyens, les citoyens), le climat politique, la valeur « citoyenne » de l’information donnée, la qualité de l’information donnée, la dimension humaine, les conditions de travail des agents, les conditions d’accueil. Ces aspects extrêmement complexes contribuent à une difficulté majeure, celle de stabiliser la matière. La matière instable se stabilise dans la construction de sens. La mise en forme et l’extraction, c’est-à-dire la mise en œuvre adaptée au contexte, rend possible le rapport d’engagement19 indispensable à l’accueil pour fabriquer cet accueil.
Étudier et décortiquer l’accueil d’une municipalité consiste à comprendre les tensions, les injonctions, les liens entre agents, leurs positionnements dans l’espace, leurs inter-relations et le rapport aux citoyens dans une conjoncture temporelle qui détermine aussi la tonalité d’une matière que nous nommerons dure20 ou souple (Figure. 8). Si on admet que la matière dégagée correspond à une matière, comme un plastique, du P.E.T. ou un autre polymère, le procédé de mise en forme nécessite des tests pour parvenir à un compromis entre la proposition du designer et celle des possibilités offertes par la matière interdépendante du procédé, habituellement industriel, dans le cas qui nous préoccupe, un système public et social organisé. Dès lors, la mise en forme de la matière peut paraître plus foue car elle n’est pas contrainte dans sa tangibilité métaphysique. Le PET est mis en œuvre dans un procédé d’usinage qui tient compte de ses propriétés mécaniques. Concernant notre matière sensible et humaine, le modèle des scénarios d’usage AEIOU21 apparaît comme une suggestion pertinente pour réaliser des propositions en design de service à partir des matériaux glanés. Voyons cette proposition comme une extraction de la matière vers un procédé de mise en œuvre. Il préconise cinq entrées nécessaires pour concevoir une proposition complète et répondre aux problèmes rencontrés sur le terrain. Le scénario définit ainsi : « Ambiance » (climat dans le lequel les usagers sont plongés), « Environnement » (contexte social et spatial), « Interaction » (ensemble des relations entre usagers, objet et information), « Objet » (artefact employé), « Usager » (typologie des usagers). La matière mouvante, ici récoltée, devient matériau dans la mise en œuvre des tests et prototypes à travers différents médias. Ceux-ci ne sont pas des résultats figés mais un matériau qui prend forme dans l’itération même de la matière, soit celle de l’humain et des présentations récurrentes aux agents, élus et citoyens. Les présentations aux usagers (agents, élus et citoyens) forment une confrontation de la matière nécessaire, elles génèrent des controverses, points de tension ou encore signaux faibles qui créent des opportunités de design, c’est-à-dire des possibilités de génération de scénarios pour le service public. Telle une matière face au procédé de mise en œuvre, notre matière se confronte aux contraintes du contexte duquel elle est extraite mais aussi dans lequel elle fait sens.
Au cœur de ces itérations et seulement dans ce contexte, le procédé de mise en forme apparaît et incarne un phénomène interdépendant des autres phénomènes in situ, il met au jour les controverses des matériaux collectés. La matière fait sens dans une situation donnée in situ car elle dépend des boucles de rétroaction et des itérations du public. Les figures 9,10 et 11 proposent un artefact, une signalétique pour pallier les problématiques d’aiguillage de l’information dans le processus de projet. Ainsi, les relations « humain-humain », « humain-objet (ici l’artefact signalétique) », « humain-objet-information » forment un nouveau phénomène interdépendant. Dès lors, positionner la signalétique de l’accueil au sol diffère d’un positionnement en hauteur, engendre des relations différentes à l’espace et aux personnes et modifie ainsi, à nouveau, les matériaux et la matière sensible et humaine qui font sens. De même, la conception d’un répertoire d’agents regroupés selon leurs activités et leur appartenance offre aux agents d’accueil la possibilité de renvoyer le citoyen plus efficacement vers la « bonne information ». Les inter-relations sont alors modifiées et la composition de la matière est à nouveau à identifier pour vérifier la stabilité de l’effet provoqué par la signalétique. Cette matière demeure, pour autant, un relevé du designer en tant qu’être soumis à une construction sociale. Si nous nous autorisons à dire que l’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison des perceptions, le designer est auteur de la médiation de ces perceptions. La production en design de service est la matière vivante entre le sensible et le concept : une trace à un instant qui matérialise la substance des liens humains et qui devient alors le matériau stable.
Le rôle du médium dans la médiation « émetteur /canal/ récepteur » attribue alors à cette dimension communicationnelle une sensibilité singulière. Il modélise la plasticité de la relation à un instant T dans une réalité tangible et dénuée d’artifice. Il se passe quelque chose parce qu’il y un agencement d’éléments qui créent l’expérience, le corps lié à l’esprit de l’être, celui de l’usager, entre dans une réalité au monde, celui d’un être agissant. Les travaux de Lévy22 empruntent à la philosophie japonaise de Nishida (1992) un focus spécifique dans l’analyse des interactions, c’est-à-dire que l’attention ne porte pas sur l’objet en tant que tel mais sur ses relations avec d’autres objets. C’est-à-dire qu’aucun phénomène n’est indépendant et n’est autre que sa relation à d’autres phénomènes. Cela concerne les temporalités et les contextes dans lesquels le produit ou service se déploie, et lorsque le designer intervient. Les liens sont alors relatifs : la conscience des êtres est liée à la perception des objets et de leur environnement, ainsi qu’à leur temporalité. Les interactions ne sont pas uniquement sociales mais aussi temporelles et topographiques23. Ces liens restent des manifestations de la réalité en mouvement comme sur les figures 9, 10 et 11. La matière instable devient alors matériau, sa matérialité prend forme à l’intersection des relations -rétroactions- et fabrique du sens. Le « faire avec l’intangible » est alors crucial et peu exploré dans la discipline du design. Le design observe le quotidien dans nos services publics et veut rendre possible l’accueil. Les relations intangibles de ce quotidien auquel les citoyens se confrontent dans le service public (agents, signalétique, aux informations) donnent place à un espace de possibilités de développement de sa propre façon d’agir. Le dessein de relations caractérisées amène alors à ces possibilités. Finalement ce qui constitue l’essence de ces interactions dans le contexte d’un service public réside dans l’interdépendance des phénomènes. Le designer collecte les matériaux d’observation, donne un sens à la matière et propose un matériau modelable, lui-même conduit à un artefact comme support de possibilités. Dans ce rapport au service public, une esthétique prend forme dans l’être considéré comme sensible, en faisant appel à tous ses sens, dans sa dimension sensorielle et cognitive, émotionnelle, et sociale.
Figure 9. Test signalétique « Accueil », V1
Figure 10. Test signalétique « Accueil » V2
Figure 11. Création d’un répertoire des agents selon leurs activités
La résultante du design de service peut être considérée à deux niveaux :
—d’une part dans les changements effectués au sein des services, des informations et des relations (service-information-agent). Ces éléments prennent également forme dans les organisations spatiale et managériale, la signalétique, la production d’un répertoire des agents, de tablettes d’accueil...
—d’autre part, dans l’appréciation de l’amélioration du quotidien des usagers24.
Conclusion
Les productions réalisées durant cette étude de cas (mise en spatialité, scénographie, signalétique, organisation) constituent une matière visible de l’esprit, identifient et véhiculent une connaissance dans le développement du design de service. Ces productions donnent substance à la compréhension physique et sociale du terrain au sein de la commune de Pessac. Cette représentation visible des observations du monde sensible constitue un des sens accordés aux humains et aux organisations sociales.
Pour ces raisons, le champ du design social est producteur d’une matérialité subtile qu’il convient d’analyser plus fréquemment dans l’épistémologie des pratiques de design car elle concerne avant tout les relations humaines considérées sous un angle plastique et modélisable. Cette recherche n’omet pas d’évoquer, car ce n’est pas ici l’objet, l’interdépendance aux enjeux info-communicationnelles (Jeanneret, 200925) posés par les matériaux et médiums dans ce questionnement sur la matière intangible.
Cette matière instable, sensible et finalement fragile, nécessite plusieurs années de pratique en design afin d’en extraire des procédés de mise en œuvre exploratoires à ce jour. Il n’en demeure pas moins la valeur de la matérialité de ce travail quant à la compréhension d’un système social organisé. Les relations des matières qui se lient et se délient selon les temporalités et les situations « humain-humain », « humain-objet-espace », « humain-information-objet-espace » se caractérisent et dessinent une existence sensible indispensable à la compréhension de nos mondes socioculturels complexes.
La transcription de la matière instable par le medium donne sens à l’information et véhicule la connaissance propre du terrain dans une temporalité donnée, elle lui attribue une partie de sa matérialité.
Cette tentative critique et expérimentale à partir de l’exemplarité des travaux réalisés pour la ville de Pessac veut aussi signifier le lien étroit du design d’interaction et du design de service par la relation à travers une approche esthétique et sensible.
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-
Margolin, Victor, and Sylvia Margolin, “ ’A Social Model’ of Design: Issues of Practice and Research”, Design Issues, vol. 18, no. 4, 2002, pp. 24–30. ↩
-
IDEO, “we design for impact”, https://www.ideo.org/impact, Consulté le 27 octobre 2023. ↩
-
Le projet pédagogique a débuté en septembre 2022. ↩
-
Christophe Abrassart, Philippe Gauthier, Sébastien Proulx and Marie D. Martel, « Le design social : une sociologie des associations par le design ? Le cas de deux démarches de codesign dans des projets de rénovation des bibliothèques de la Ville de Montréal. », Lien social et Politiques, (73), 2015, p. 119. ↩
-
Thévenot, Laurent, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, Éditions La Découverte, 2006. ↩
-
CHSLD : Centre d’Hébergement de Soin de Longue Durée au Québec ↩
-
Sébastien Proulx, Rendre possible l’engagement en familiarité dans les CHSLD. Les savoir-être d’une pratique de design centrée sur l’usager, thèse de doctorat, Université de Montréal, juin 2015. ↩
-
Pierre Lévy, Le temps de l’expérience. Enchanter le quotidien par le design, Habilitation à diriger les recherches, UT Compiègne, 2018 ↩
-
Cité par Pierre Lévy, Le temps de l’expérience. Enchanter le quotidien par le design, op., cit., p. 234
Nishida, Kitaro, An inquiry in the good, New Haven, C.T. USA, 1992, Yale University Press. ↩ -
Pierre Lévy, L’irrégularité et le quotidien. Regard japonais sur le design d’interaction pour une décentration philosophico-culturelle, document non publié, HDR v.6.6.4, 2017, p.49. ↩
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https://plateforme-socialdesign.net/, Consulté en septembre et octobre 2023. ↩
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https://www.cnrtl.fr/definition/mati%C3%A8re, Consulté le 25 novembre 2023. ↩
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https://www.cnrtl.fr/definition/m%C3%A9dium, Consulté le 12 octobre 2023. ↩
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Celui-ci permet d’identifier le besoin de collecte de matière et d’aller à la rencontre des commerçants et citoyens. ↩
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Enquête de design social. Récits et cartographies de projets, publication avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication, 2020. ↩
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« Projet « FORESTA » agence Chloé Godard », dans Enquête de design social. Récits et cartographies de projets, op., cit, p. 32. ↩
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Ibidem. ↩
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Ibid. ↩
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Laurent Thévenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, op., cit. ↩
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Béa Arruabarrena démontre notamment les effets de langage sur les comportements lors de la crise du COVID 2019. Béa Arruabarrena, Le design des politiques publiques à l’épreuve du comportementalisme : Étude du design comportemental de l’action publique en temps de pandémie, dans Le design dans la démocratie. Intersection du design, actes du 3° colloque, Montréal, 2022, p. 162. ↩
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Robinson, Prokopoff, Cain, Pokorny, AEIOU, -E-Lab LLC-, 1991, Doblin Group Chicago. ↩
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Pierre Lévy, Le temps de l’expérience. Enchanter le quotidien par le design, Habilitation à diriger les recherches, UT Compiègne, 2018, p. 55 ↩
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Ibidem. ↩
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Il convient de considérer une temporalité longue et des itérations sur plusieurs années pour manifester une dimension effective viable, c’est-à-dire qualifiable et quantifiable. A ce jour, le manque de retours dû à l’émergence des pratiques en service public et à la variabilité des méthodologies ne permettent pas cette vérification. ↩
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Jeanneret, Yves, « Faire avec le faire communicationnel : les prétentions de la sémiotique face à l’horizon des pratiques », Actes Sémiotiques [En ligne], 2009. ↩