Gérard Chazal est professeur honoraire de philosophie des sciences à l'Université de Bourgogne. Il s'est particulièrement intéressé au cours de sa carrière aux usages de l'informatique dans de nombreux domaines.
Résumé
Nous voudrions explorer la fonction médiatrice de la machine dans notre rapport au monde où les choses deviennent des objets nés de nos projets. Pour cela il nous faut expliciter sa place et son rôle dans l’espace que nous avons créé entre nous et la matérialité à laquelle le travail nous confronte. Nous montrerons alors que, dans cet usage de la machine, l’homme lui-même est transformé et pénètré jusque dans l’ordre de la représentation.
Abstract
We would like to explore the mediating function of the machine in our relationship to the world where things become objects born from our projects. To do this we must explain its place and its role in the space that we have created between us and the materiality with which the work confronts us. We will then show that, in this use of the machine, man himself is transformed and penetrated even into the order of representation.
Introduction
Toute matière se donne à nous par le geste et le toucher lorsque la matérialité de notre corps rencontre le monde des choses, leur complicité ou leur résistance. Le toucher relève d’une certaine passivité révélatrice à la fois de ce qui caresse et de ce qui blesse, de la douceur et de la rudesse. Mais le geste nous met en contact avec les matières dans le cadre de l’agir. Il relève de l’acte voulu ou involontaire et de l’action. Dans un premier temps le geste est nu. Il ne veut que saisir et ne nous livre que le mou et le dur. Qu’importe, le geste est toujours ce à quoi la matière résiste et pour s’accomplir il doit user tant de la force que de la ruse. Et pour cela, très tôt, notre espèce a doté notre main de l’outil. Outils pour frapper, pour couper, pour râper, prolongements efficients des vertus de la main et des ongles. Mais le geste, même doté de la grâce du mouvement atteinte par la loi de la répétition laborieuse, s’avère encore trop lent, trop faible, trop inefficace par rapport aux exigences de la production et aux résistances de la matière. Alors l’ingéniosité humaine créa la machine, du moulin et de la noria d’autrefois aux machines numériques en passant par le tour et la fraiseuse, de la machine d’Anticythère à l’ordinateur en passant par la pascaline et la machine de Babbage1. La puissance du vent, du feu et de l’eau venait s’ajouter à l’art du geste. La précision de la machine poursuivait celle du geste, amplifiant la force des corps mais aussi les subtilités de l’esprit.
Mais de même qu’il y a un au-delà à l’utilité du geste se heurtant à la matière, un au-delà qui met la matière entre l’art et le geste, il y a un au-delà de la fonctionnalité machinique qui met la matière résistante et vaincue entre la machine et l’art. C’est ce qui a été mis en valeur d’abord lors de l’exposition L’art et la machine, du XVIIIe au XXIe siècle2 au musée des Confluences à Lyon en 2015. C’est encore ce qui apparaît dans le catalogue de l’exposition Artistes et robots3 qui s’est tenue au Grand Palais, à Paris, en 2018. Car, souvent, face à la matérialité brute la machine ouvre les portes des rêveries. Ainsi, nous pourrions encore évoquer l’ouvrage d’Odile Faliu, Machines à rêver4, rédigé à partir des albums du cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale. L’ouvrage présente un florilège de machines imaginaires, conçues mais jamais réalisées, profondément irréalisables dans la forme où elles apparaissent mais témoignant d’un rêve de puissance, de domination des airs (« le rêve d’Icare »), des eaux (« Voyages aquatiques »), des distances (« Voyages terrestres »), des violences de la guerre (« Le triomphe de Mars »), des corps (« Drôles de médecines »), de la représentation (« Arts libéraux »). Au XVIIIe siècle Vaucanson construit, entre autres, un canard artificiel qui mangeait du grain, le digérait et déféquait. La machine – fonctionnellement inutile et relevant du jeu contrairement aux travaux du même auteur sur les métiers à tisser –, venant à bout de la matière inerte par la force de son mouvement, tel est peut-être le rêve mainte fois répété d’un art qui affronte la matérialité du monde pour le simple jeu de cet affrontement. Ainsi se poursuivait la mécanique du merveilleux déjà présente de Héron d’Alexandrie aux jacquemart de nos cathédrales. La question est alors d’explorer ce que peut être la place de la machine dans notre rapport à la matérialité du monde et la manière dont elle nous permet, entre intention et effectuation, de nous construire en tant qu’homo faber et déterminer comment sa fonction médiatrice intervient dans l’image que nous en avons. . La question est encore de savoir ce qui commande cette entreprise de transformation du monde devenue immense par laquelle les choses deviennent des objets.
1. Place et rôle de la machine
Aux lourdeurs et aux résistances de la matière la machine oppose ses forces et ses ruses. Dans nos représentations la machine et ses usages sont toujours en opposition à la matière qui doit être soumise. Dans cette perspective, elle ne rationalise pas seulement le geste, elle le transforme, substitue très souvent, par exemple, au mouvement alternatif auquel la main et le bras sont conformés, le mouvement circulaire. La scie devient circulaire, le tour et la fraiseuse mettent leurs outils dans une rotation rapide et continue. La rotation continue devient la marque d’une machine conçue pour vaincre la matière par la combinaison de l’agressivité de l’outil et de sa vitesse. Cela, même si certaines machines sont devenues vibrantes et ont effectué un retour à l’alternatif, mais un retour qui cache en fait le rotatif du moteur qui assure le mouvement vibratoire. La rotation engendrée par la vapeur d’abord, par l’électricité ensuite, a assuré le triomphe des arts mécaniques.
C’est peut-être avec le robot que la machine a effectivement effectué un retour vers le geste humain ou tout du moins tenté de s’en rapprocher, de l’imiter, tout en l’amplifiant et lui donnant à la fois une précision meilleure et une force plus grande. Telle est la nouvelle image de la machine qui est née de ces multiples robots occupés autour de la construction des automobiles mais aussi devenus des images mécaniques de nous-mêmes.
Mais, dans tous les cas, l’art de la machine n’est jamais qu’un savoir faire, mécanisé, puissant, destiné à plier la matière à une intention venue du monde humain. Inspirée par le besoin, le jeu ou la guerre, la machine a prolongé aussi notre propre matérialité, notre corps, que notre esprit. C’est cette représentation de la machine qui vient d’abord à l’esprit. La matérialité des choses qui nous entourent et désormais issues du monde de l’industrie, est toujours dans l’objet fabriqué, ce qu’il a fallu vaincre pour lui imposer une forme. C’est aussi ce qui impose encore au cœur de l’objet une fragilité. Car dans tout objet qui se fend, qui se brise, c’est sa matérialité qui est fondamentalement en cause. Certes, on accusera parfois une forme qui fragilise en amincissant la matière ici ou là, mais, finalement c’est bien la matière qu’on accusera de ne pas s’adapter à la forme que l’art souhaite lui donner.
Des premiers silex taillés ou polis aux plus modernes machines nous avons affaire à des objets qui sont aussi de nature matérielle, destinés à affronter la matière. Par l’usage des outils et des machines, nous opposons la matière à la matière, l’acier au bois, le carbone à l’acier, et jusque, chez le diamantaire, le diamant en poudre au diamant cristal. Évidemment ce sont des intentions humaines, des projections dans l’avenir, des idées qui nous guident toujours vers un au-delà de ce qui est. Bien sûr on trouve chez certains animaux des formes d’outillages et d’anticipations dans les actes comme ces singes capables d’utiliser une pierre comme marteau et une autre comme enclume pour briser des coquilles de noix ou une paille pour s’emparer de fourmis. Cependant chez l’animal l’outil ne s’est jamais complexifié et développé en machine. L’intention est encore engluée dans l’immédiateté de la matière.
2. Un espace entre le monde et nous : le travail
Ainsi ce qui explique chez l’’homme l’outil et surtout la machine tient très probablement à notre capacité à échapper à l’immédiateté de notre présence à la matière, à son épaisseur, à son opacité, celle qui nous compose et celle que nous affrontons. Cet espace que nous ménageons ainsi entre le monde et nous et qui nous permet d’agir sur lui à travers la médiation de l’outil puis de la machine est le lieu où peut se développer la dialectique de la matière et de l’idée, c’est-à-dire l’intention et le projet d’une mise en forme.
Mais l’idée qui n’est peut-être qu’une certaine configuration de notre système neuronal pourrait aussi bien suggérer l’existence dans la structure même de nos machines une part d’immatériel, que l’on appelle cela la conception ou la forme, attribuant à nos constructions techniques la vieille catégorie d’Aristote, l’hylémorphisme5. Cette tentation d’une part d’immatériel qui élimine l’approche dialectique, remplaçant la dialectique par une simple combinaison de la forme et de la matière, cette tentation donc a été renforcée par le développement de l’univers numérique où la puissance semble transférée au code fuyant de support en support sur des ondes insaisissables par la main, invisibles à nos yeux, silencieuses et véloces. Bien sûr le caractère immatériel de l’univers numérique n’est qu’une vaste illusion ne serait-ce que parce qu’il exige une lourde matérialité machinique et nécessite d’immenses dépenses énergétiques. Mais en croyant que l’esprit est venu aux machines ou en l’espérant pour bientôt (l’attente d’une machine pensante et consciente) on redonne vigueur au vieux schéma d’un monde matériel peu à peu organisé par l’esprit des hommes. L’outil, la machine et tout ce qu’ils nous permettent d’élaborer ne sont plus que l’œuvre de l’esprit, la matière confinée à la passivité ne joue plus alors qu’un rôle de support. Et si elle est vaincue ce n’est plus par un jeu de matière contre matière, mais uniquement par la force de l’esprit. Là encore on tombe dans une vision quasi mécanique de l’activité humaine d’appropriation du monde.
En fait ce qui est en jeu entre l’idée et la matière, ce qui tient de l’une et de l’autre, ce par quoi la matière prend forme et ce par quoi l’idée s’incarne, c’est ce que l’on nomme le travail, travail des matières, travail du bois, du fer, du tissu, etc. Mais le travail est un pouvoir que nous possédons beaucoup plus complexe que la simple imposition d’une forme à une matière en attente de la recevoir. D’abord parce qu’il n’existe pas de matière sans forme, pas de matière complètement indifférenciée et le travail consiste d’abord à arracher une part de matière à la forme dans laquelle elle est donnée pour la conduire à une autre. Et ce transfert que nous imposons à la matière est particulièrement puissant lorsqu’il implique l’usage d’une machine. Car l’outil mu par une machine dans le cas d’un tour ou d’une fraiseuse, par exemple, ainsi que sa vitesse doivent être adaptés non seulement à la forme qui doit être celle de la pièce fabriquée mais aussi à la matière suivant sa dureté, sa friabilité, sa fragilité. Toute mise en œuvre machinique suppose des jeux de compromission et de gestion de contradictions. Parfois la tâche devra être décomposée en sous-tâches et les diverses actions devront tenir compte d’une étape de recomposition terminale. Il s’agit alors non seulement d’envisager les rapports entre le tout et les parties mais aussi les rapports d’avant-après qu’impose l’ordre des sous-tâches. Car la forme ne s’impose que rarement de manière simple à la matérialité transformée. Il y faut des détours et des ruses, des décompositions et recompositions, une constante adaptation de la machine aux difficultés de la tâche, jouer de sa vitesse autant que de ce qu’impose l’intention initiale. Antérieurement à la mise en œuvre sur machine, dans un atelier – le créateur-concepteur le sait bien – il ne suffit pas de dessiner une forme puis de lui attribuer une matière mais il s’agit de choisir la matière en fonction de la forme ou de l’idée et d’élaborer la forme en fonction des matières pressenties. Sans cesse l’idée et la matière sont confrontées et l’outil ou la machine jouent dans ce jeu de confrontation de leurs propres exigences.
Travailler la matière pour lui donner des formes qui en font des objets pour nos besoins ou nos plaisirs, c’est toujours aussi s’attacher à la gestion de ces oppositions, de ces contraintes, de ces contradictions. Surtout si l’on prend en compte le fait qu’au jeu des formes et des matières s’ajoutent encore d’autres contraintes venues d’ailleurs, par exemple économiques comme l’amortissement des machines. Ainsi le travail, celui des différentes matières, n'est jamais une simple mise en forme mais il tient de l’affrontement, voire d’une forme de lutte, dans lequel la machine vient complexifier les contraintes et les processus, même si elle accroît la puissance de l’intention et du projet sur la matière.
De ce qui précède nous voudrions maintenant tirer trois conséquences : 1) les procédés en action dans l’activité du travail relèvent à la fois notre faiblesse et notre force ; 2) Les corps autant que les esprits sont marqués par ces affrontements avec la matière ; 3) Dans l’affaire la machine elle-même acquiert une dimension esthétique et entre dans nos représentations les plus élaborées.
Sauf en ce qui concerne les gestes les plus élémentaires, ceux que nous partageons peut-être avec les animaux, toutes nos interventions sur le monde supposent des artefacts intermédiaires de l’outil à la machine. Il y a là la marque de notre faiblesse puisque nous ne pouvons pas survivre sans eux. Ainsi dès les premiers pas de l’hominisation apparaissent des outils. Le rêve d’un retour à un état primitif sans outils « agressant » la nature n’est qu’une douce utopie qui peut se comprendre dans la mesure où nous sommes peut-être devenus prisonniers de l’univers d’artefacts que nous avons construits mais une utopie qui oublie que nous ne pouvons plus vivre hors de lui. L’outil, la machine et le monde qu’ils ont permis sont donc le signe d’une double faiblesse pour nous : celle qui nous a obligés à nous munir d’intermédiaires pour survivre, celle qui est liée à notre impuissance à échapper au monde ainsi créé.
3. Notre force et notre faiblesse : l’homme transformé
Cependant, en même temps, outils et machines prouvent notre force, en tant qu’espèce, puisque nous les avons conçus, fabriqués, nous savons nous en servir et nous les avons incessamment perfectionnés, améliorés, complexifiés, diversifiés. Nous avons transféré nos gestes trop faibles à des dispositifs que nous avons dotés de sources d’énergie puissantes. Nous avons ainsi transformé notre faiblesse en force et la machine, prenant parfois des allures presque monstrueuses comme ces locomotives à vapeur d’autrefois, fumant, crachant, soufflant puissamment, martelant les rails, est devenue le symbole de notre puissance et de notre emprise sur le monde, sur la nature. D’une certaine manière nous avons construit les chaînes qui assurent notre survie et nous devons chercher notre liberté dans le contrôle de ces chaînes. On nous objectera probablement l’usage du « nous » ici dans la mesure où la société à laquelle a abouti le déploiement du monde des machines n’est ni juste ni égalitaire. Certes, il y a ceux qui possèdent les machines mais ne s’en servent pas et en tire simplement profit et puis ceux qui, livrés à ces mêmes machines en deviennent bien souvent les esclaves. Même donc si la machine est devenue l’instrument de maintes exploitations des hommes, elle n’en demeure pas moins le symbole de cet étrange mélange de force et de faiblesse que nous sommes, nous, en tant qu’espèce humaine. Car l’outil encore niché au creux de la main et surtout la machine nous ont arrachés à l’immédiateté des choses. Et aujourd’hui l’univers numérique et ses puissants calculateurs étendent les bras de la machine sur l’ensemble de la planète, retourne parfois sa puissance contre nous et crée une exigence de vigilance supplémentaire pour que cette puissance que nous avons créée ne se retourne pas contre nous. Mais quoi qu’il en soit la machine est entrée dans le domaine de nos représentations, dans l’image du monde que nous avons et, si cette entrée s’est faite de manière décalée dans le temps suivant les endroits de la planète où l’on habitait, elle a aujourd’hui pris un caractère universel.
La seconde conséquence de ce qui précède sur les rapports entre la machine, la matière et nos intentions transformatrices tient à notre propre matérialité, à ce corps que nous sommes. L’outil, la machine mordent sur la matière livrée à leur action et d’où naitront les objets mais, en retour, le corps des agents humains, des travailleurs, se trouve aussi transformé, blessé, courbé, parfois épuisé dans ce processus de mise en forme de l’univers des choses. Dans le monde du travail manuel il est parfois facile de deviner ce qu’est le métier d’une femme ou d’un homme aux cicatrices laissées sur leurs mains, aux déformations qu’a subi leur silhouette, aux courbes que leur dos a prises. Bien sûr d’une certaine manière la machine comme l’outil sont adaptés au corps de ceux qui les utilisent. Mais cette adaptation n’est jamais pleinement satisfaite ou harmonieuse. Dans le geste du travailleur il y a toujours quelque chose de forcé, un mouvement possible mais inhabituel, une attitude contraire à la posture naturelle. Le corps doit rester penché, en position cassée ou longtemps debout. Il est soumis dans d’autres cas à des vibrations ou de longues répétitions. Un geste simple et naturel perd nécessairement toute sa fluidité, toute son aisance lorsqu’il est soumis à de nombreuses répétitions. La machine aussi bien que l’outil impose une certaine précision, une certaine aisance – l’acquérir est le but justement de l’apprentissage – qui en contrepartie laissent leurs marques sur le corps, provoquent des cals, déforment certains muscles ou certains os. À la limite, sous la pression des exigences de l’industrie, l’homme rivé à la machine en devient une partie, elle le commande dans sa gestuelle, son attitude, ses poses, autant qu’il la guide, tant et si bien que l’on ne distingue plus l’humain du mécanique. L’individu est devenu une partie de la machine, peut-être la moins fiable ! L’ombre des Temps modernes de Chaplin hante encore le travail sur les chaînes de l’industrie. Bien que différent le travail dans l’univers du numérique touche aussi les corps, les tient assis, les rive à des écrans. Dans tous les cas le monde des machines intervient, parfois violemment, parfois sur le mode de l’usure, sur les corps et, presque obligatoirement sur l’esprit. On ne rêve pas au travail, on doit laisser son imaginaire au vestiaire.
4. La machine dans l’ordre de la représentation
Mais qu’elle crée un monde ou qu’elle nous blesse, depuis les premiers moulins, les machines de chantier médiévales dessinées par Villard de Honnecourt, jusqu’à nos modernes dispositifs doués de puissance et d’automatisme, la machine est entrée dans l’ordre de nos représentations. Création humaine, elle va incessamment au-delà de sa dimension strictement utilitaire. Même si une vieille machine abandonnée à la rouille peut parfois avoir le charme des souvenirs et des témoins du passé, le monde technique n’a jamais manqué d’une certain souci esthétique. Métallique, la machine sera peinte, bien sûr pour la protéger de l’oxydation, mais jamais seulement, comme si les ateliers parfois sinistres avaient besoin de taches de couleur. Comme dans tout ce que nous fabriquons, l’utile se double presque toujours d’un désir esthétique, parfois un peu vague, rarement vraiment exprimé mais sous-jacent à notre activité. Ce que nous appelons le design, cette volonté de doubler systématiquement l’utile par le beau, la machine en a, elle aussi, profité même sans le dire. Et elle en a profité de deux façons. D’abord on a souvent orné les machines, plaqué un décor sur leur carcasse comme pour mieux en humaniser les forces ou en cacher la violence. On trouve ainsi des châssis de machine, en particulier au XIXe siècle et au début du XXe, en fonte lourdement ouvragée, parfois pourvus de décorations d’esprit « art nouveau ». Cela prit une importance encore plus grande lorsque la machine devait s’intégrer dans un intérieur et entrer en harmonie avec un ameublement, fût-il modeste. C’est, par exemple, le cas du piètement des anciennes machines à coudre, « compagnes de la ménagère », mues par une pédale. Mais, plus profondément, la recherche de l’efficacité conduit presque invariablement à une certaine harmonie qui habite l’univers des machines et porte leur matérialité. La beauté relève à la fois de l’adéquation d’une forme et d’une matière à une fonction et d’un certain désir de « faire beau ». C’est probablement là ce que le design aujourd’hui a rationnalisé et systématisé6.
C’est cette harmonie qui habite l’univers des machines que de nombreux artistes ont su saisir, faisant passer, via la représentation, la machine dans une autre matérialité, celle de la peinture, de la sculpture, voire de la littérature7. Ces œuvres peuvent alors aussi bien chanter la beauté des dispositifs techniques que rendre hommage au labeur des êtres humains qui les conduisent. Les lignes, celles des grues, des échafaudages …, les cercles, celui de la roue et son infinité d’axes de symétrie, l’engrenage, du plus fin de nos dispositifs horlogers au plus monstrueux de machines gigantesques, mais aussi la locomotive, l’avion, les rougeurs des hauts-fourneaux, ce sont autant d’éléments qui sont entrés dans la construction d’œuvres d’art. Dans ces œuvres, d’une manière ou d’une autre, se trouve exalter la puissance de l’homme, maître des matérialités les plus diverses, les plus souples et les plus rétives. La vitesse souvent représentée délivre, dans le cadre de la représentation, de la lourdeur des matières. Toute la période industrielle entre ainsi en représentation. Des peintures de Fernand Léger aux sculpture de Jean Tinguely et aux tableaux de Raymond Rochette restituant les couleurs des ateliers métallurgiques du Creusot, l’art a dédoublé le monde des machines, célébrant la puissance des activités humaines. Déjà Pieter Bruegel l’Ancien peignant le chantier de la Tour de Babel, introduisit toute une machinerie qui fait partie du défi lancé au ciel par élaboration des matières. Quand l’art s’empare de la machine, dans les arts plastiques comme dans la littérature, il la désincarne et la réincarne dans une autre matérialité. Arrachée par là-même à sa fonction elle acquiert cette non-fonction de se donner à la contemplation ou de devenir objet d’une réflexion sur notre propre humanité.
Cependant le courant artistique qui a probablement fait de la machine le sujet privilégié de ses œuvres est le futurisme italien. Ainsi Umberto Boccioni pouvait-il écrire : « L’homme tend vers la machine et la machine vers l’homme. Le peintre moderne exaltera l’architecture mystérieuse de cette nouvelle vie ! […] L’ère des grandes individualités mécaniques a commencé, tout le reste est paléontologie8. » Le monde technique et les matières vaincues, domptées, offrent à l’artiste les thèmes de son élan créateur faisant table rase du passé. Ainsi Marinetti dans le Manifeste du Futurisme, publié en Français dans Le Figaro du 20 février 1909 évoque « la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés…9 » Tout l’art alors exalte la victoire des dispositifs machiniques sur la lourdeur des matières. Et la marque de cette victoire étant la vitesse, l’artiste s’attachera à la figurer, y compris en s’inspirant des travaux de la chronophotographie d’Etienne-Jules Marey et d’Eadweard Muybridge. Ce que l’on retrouve dans un tableau comme Regazza che corre sul balcone de Giacomo Balla. Nous ne prendrons pas en compte, ici, les exagérations et les violences que le futurisme porta10 mais nous retiendrons qu’il a introduit avec une force extraordinaire la machine dans le monde de la représentation plastique. Et si le futurisme apparaît comme le dit Maryvonne Perrot11 tel « un rêve de surhumanité », il n’en demeure pas moins que la machine, des plus anciennes mécaniques aux plus modernes appareils numériques, est devenue ce qui rythme l’épopée humaine.
Pour conclure
L’objet n’est pas la chose, toujours une idée l’habite, une intention tenace ou un simple désir, au point qu’il peut à chaque instant basculer dans l’ordre de la représentation. Mais l’idée n’existe pour l’objet que dans une matérialité asservie à la fois au domaine de l’utile et au domaine des formes. Celles-ci puisent leur force soit à la recherche d’une sensibilité à quelque harmonie, soit à l’adéquation intime qu’elle donne de la matière à la fonction. Ainsi s’explique que l’on puisse élever au statut d’objet d’art des fabrications dont la primitive fonction fut tout aussi bien utilitaire que rituelle. Dès lors on trouvera dans les musées des vaisselles, des outils, des meubles… que le temps a polis jusqu’à en faire des œuvres rappelant au visiteur la puissance de la créativité des femmes et des hommes qui nous ont précédés. Ainsi l’objet est-il la chose devenue humaine par la vertu d’une mise en œuvre. L’explicitation de cette vertu est ce en quoi consiste aujourd’hui la science des objets que l’on nomme le design. Celui-ci marque l’acceptation du double aspect de l’objet, l’utilité et l’apparence, et a entrepris d’en réaliser l’accomplissement12, tenant la matière entre l’art et la machine.
Bibliographie
Bertrand Dorléac, Laurence et Neutres, Jérôme, Artistes et robots, catalogue de l’exposition du même titre au Grand Palais, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2018.
Boccioni Umberto, Dynamisme plastique, peinture et sculpture futuristes, Lausanne, L’âge d’homme, coll. « Avant-garde », 1975, pour la traduction française.
Cartier, Claudine et Cousseau, Henry-Claude (dir.), L’art et la machine du XVIIIe au XXIe siècle, Lyon, Lienart, Musée des Confluences, 2015.
Couchot, Edmond, La technologie et l’art, Nîmes, J. Chambon, 1998.
Faliu Odile, Machines à rêver, Paris, Albin Michel, coll. « Les albums du cabinet des estampes », 1985.
Geel, Catherine et Brunet, Claire, Le design, histoire, concepts, combats, Paris, Gallimard, coll. « inédits essais – folio », 2023.
Lista, Giovanni, Le futurisme, textes et manifestes, 1909-1944, Seyssel, Champ Vallon, 2015.
Méaux, Danièle (dir), L’art et la machine, Pau, Presses Universitaires de Pau, 2016
Perrot, Maryvonne « La machine libératrice et le futurisme » in La Revue, n° 46-47, « Les peintres et la technique, regards croisés », Paris, Musée des arts et métiers, octobre 2006, pp. 82-91.
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Voir, par exemple, Heudin, Jean-Claude, Les créatures artificielles. Des automates aux mondes virtuels, Paris, Odile Jacob, 2008. ↩
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Cartier, Claudine et Cousseau, Henry-Claude (dir.), L’art et la machine du XVIIIe au XXIe siècle, Lyon, Lienart, Musée des Confluences, 2015. ↩
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Bertrand Dorléac, Laurence et Neutres, Jérôme, Artistes et robots, catalogue de l’exposition du même titre au Grand Palais, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2018. ↩
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Faliu Odile, Machines à rêver, Paris, Albin Michel, coll. « Les albums du cabinet des estampes », 1985. ↩
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Pour Aristote toute réalité est l’union d’une matière (hulé) et d’une forme (morphé) et l’expression hylémorphisme caractérise cette conception qui, malgré l’union supposée entre forme et matière, en fait deux choses différentes, ce que contesteront aussi bien le matérialisme que d’autres formes de monisme. ↩
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Voir Geel, Catherine et Brunet, Claire, Le design, histoire, concept, combats, Paris, Gallimard, coll. « inédits essais – folio », 2023 ainsi que Guidot, Raymond, Histoire des objets. Chronique du design industriel, Paris, Hazan, 2013. ↩
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Le rapport entre la machine et l’art a été particulièrement traité dans Méaux, Danièle (dir), L’art et la machine, Pau, Presses Universitaires de Pau, 2016 ou dans Couchot, Edmond, La technologie et l’art, Nîmes, J. Chambon, 1998. La littérature de son côté n’a pas manqué de mettre en scène les outils avec Colas Breugnon de Romain Rolland puis la machine depuis La bête humaine d’Émile Zola jusqu’à élise et la vraie vie de Claire Etcherelli en passant pas 325 000 francs de Roger Vaillant. ↩
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Boccioni Umberto, Dynamisme plastique, peinture et sculpture futuristes, Lausanne, L’âge d’homme, coll. « Avant-garde », 1975, pour la traduction française, p. 30. ↩
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On peut retrouver les textes de Marinetti dans Lista, Giovanni, Le futurisme, textes et manifestes, 1909-1944, Seyssel, Champ Vallon, 2015. ↩
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La publication du Manifeste de Marinetti dans le Figaro était précédée de cette mise en garde du journal : « Est-il besoin de dire que nous laissons au signataire toute la responsabilité de ses idées singulièrement audacieuses et d’une outrance souvent injuste. » ↩
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Maryvonne Perrot a donné une analyse particulièrement pertinente du futurisme dans un article « La machine libératrice et le futurisme » paru dans La Revue, n° 46-47, « Les peintres et la technique, regards croisés », Paris, Musée des arts et métiers, octobre 2006, pp. 82-91. ↩
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Ceci est particulièrement développé, illustré, réfléchi dans l’ouvrage de Geel, Catherine et Brunet, Claire, Le design, histoire, concepts, combats, Paris, Gallimard, coll. « inédits essais – folio », 2023. ↩