L(es) univers numérique(s) ou le déni de la matérialité ?
Christine Browaeys

Ingénieure texturgiste et sociologue, Christine Browaeys a créé le bureau de consulting T3Nel, après avoir été directrice des systèmes d’information et experte au niveau national. Elle a fait émerger le concept de « texturgie » et confronte aujourd’hui le monde numérique avec celui des matériaux, en évolution très rapide, pour tenter de redéfinir notre relation à la matière.

Résumé
Chacun a sa propre représentation de la matérialité, sa « toile », qu’il étend sur le monde et entrelace avec d’autres. Des enquêtes tous azimuts permettent de croiser ces regards. À travers les dispositifs numériques, l’être humain éprouve des sensations inédites qu’il faut ancrer dans un nouveau matérialisme relationnel. Les expériences dans les univers virtuels s’insèrent dans l’appréhension imaginaire du réel pour se combiner en une « étoffe imaginaire » commune. Nos imaginaires deviennent hybrides ce qui impacte notre capacité créative.

Abstract
Everyone has its own representation of materiality, its own canvas that he stretches on the world and intertwines with others one. We can weave bridges between these viewpoints thanks to all-round surveys. By the way of digital devices human being feels unseen feelings that have to be embedded in new relational materialism. Experiments in virtual worlds merge into imaginary understanding of reality to blend in a shared “imaginary stuff”. Our imagination becomes hybrid which affects our creative capacity.

1. Croiser « les matérialités » propres à chacun

Au fil de mon parcours professionnel d’ingénieure, d’abord dans le domaine du numérique, puis dans le champ plus tangible des nouveaux matériaux textiles, je me suis souvent interrogée sur l’apparente dichotomie entre matériel et digital. Pendant des années, j’ai organisé l’activité d’ingénieurs informaticiens dont le travail n’avait pas de réalité apparente pour les utilisateurs. Passionnée de textiles, j’ai souhaité exercer dans le domaine plus palpable des matériaux textiles, avec l’idée de créer une symbiose créative entre leurs textures textiles et les technologies digitales, après des années de pratique dans le monde numérique où les développeurs sont toujours en « arrière-plan ». Dans La matérialité à l’ère digitale, je tente de reposer la question de la matérialité au XXIe siècle de façon interdisciplinaire, confrontant le champ du numérique et des matériaux, avec pour fil conducteur la question : qu’est-ce qui a changé le regard sur la matière aujourd’hui ?

1.1 Les enquêtes surréalistes pour quadriller le monde

La matérialité s’entend aussi bien en termes physiques qu’immatériels, en termes visibles (l’objet) qu’invisibles (l’ambiance). Elle est de l’ordre du structurel (assemblage), voire du représentatif (information). Elle peut être du domaine du sensible comme du culturel. Ainsi, la matérialité questionne le scientifique comme l’artiste, l’ingénieur comme le designer. Si l’un l’expérimente dans le champ rationnel des sciences, l’autre peut en avoir une approche plus ouverte. Parfois leurs démarches en viennent à se compléter, chacun apportant sa propre représentation de la matérialité, sa « poésie » personnelle. Pour croiser ces différents regards, pourquoi ne pas procéder par enquêtes ouvertes, à l’instar de celles du mouvement surréaliste, « qui se distinguent par leur portée collective et leur ton ‘‘grave’’, en quête d’une révélation1 ». Leur principe n’était pas de se limiter à ses membres, mais d’appréhender les grandes questions de l’existence humaine de manière « trans-publiques », cherchant parfois la confrontation. En fin de compte, les réponses livrées par chacun y apparaissent comme des ouvertures qui permettent de formaliser des affinités de point de vue, et ainsi de faire émerger une nouvelle cohésion au sein d’une communauté. À titre d’exemple, on peut citer la revue belge Le Daily-Bul qui a lancé de nombreuses investigations parmi les créateurs afin de remettre en question leurs acquis, comme l’étonnante parution n°12 intitulée « Qui êtes-vous ? / Who are you ? » sortie en novembre 1968.

La démarche créative de l’artiste relève d’une quête qui chercherait à combler le vide par le plein. C’est pourquoi, pour que son imagination puisse s’épanouir, il a besoin de disposer de zones vierges dans son univers intérieur afin que des représentations personnelles et autonomes puissent s’élaborer. Ces images qui lui sont propres, comment se constituent-elles quand s’entrecroisent les expériences du réel et celles du virtuel ? Il y a 40 ans, Jean Baudrillard pensait que le virtuel entrainait une « déréalisation » du monde : « Plus vraie que le vrai : telle est la simulation. La présence ne s’efface pas devant le vide, elle s’efface devant un redoublement de présence qui efface l’opposition de la présence et de l’absence2 ». Aujourd’hui que nos pratiques de vie s’appuient presque entièrement sur les outils numériques, il est indispensable de nous questionner sur ce nouvel ancrage que nous avons dans le réel qui se combine avec le virtuel.

1.2 Interviewer des expérimentateurs de la matière

Chaque domaine professionnel emploie dans ses pratiques des matériaux anciens ou modernes, naturels ou transformés, qui évoluent dans le temps. Pour bien comprendre la réalité de la matière dans les pratiques de fabrication, j’ai interviewé des professionnels travaillant les matériaux d’aujourd’hui en leur demandant de « s’exprimer sur leur représentation de la matérialité, afin que leurs différents points de vue sur le vécu de leurs expérimentations apportent une réflexion authentique3 ».

Projeter c’est mettre en avant une idée. Dans le cadre d’une démarche créative, la matérialisation d’un projet consiste à utiliser une matière en vue de donner forme à une abstraction. La forme n’est pas seulement projetée superficiellement sur la matière, mais elle agit de l’intérieur de cette matière. Finalement, « la forme, c’est la matérialité du concept4». Pour réaliser la mise en forme d’un objet ou d’un édifice, à une grande comme à une petite échelle, on utilise des matériaux à l’état solide. S’ils sont durs, il faut d’abord les couper (stéréotomie) puis les assembler (tectonique) entre eux. Quant aux matériaux souples, ils peuvent soit se prêter au moulage, soit à l’entrelacement (tissage). Plus les éléments sont liés entre eux, plus la structure résistera aux différentes contraintes. Les quatre interviews réalisées correspondent respectivement à chacun des quatre « gestes élémentaires de production5 », systématisés dans la théorie der Still de Gottfried Semper pour lequel le retour à l'origine permet de présenter les processus artistiques fondamentaux. Chaque professionnel a reçu le même questionnaire générique, l’objectif étant d’ouvrir des fenêtres, des perspectives sur ce que représente la matérialité.

1.3 À l’origine de la digitalisation : la fabrication de semi-conducteurs

Les semi-conducteurs sont la fois l’origine et la finalité de la digitalisation qui a largement fait évoluer notre perception de la matière. Ces matériaux sont des corps cristallins dont les propriétés de conductibilité électrique résultent d’un

traitement spécifique. L’assemblage de semi-conducteurs utilise des matériaux aux propriétés physico-chimiques subtiles (cuivre, aluminium, oxyde de silicium) pour concevoir des composants électroniques très complexes, au croisement de la physique des matériaux et de l’électronique. Le but est d’obtenir une fonction donnée en assemblant, comme on le ferait dans un jeu de Lego, un très grand nombre de couches de matériaux élémentaires qui vont interagir entre elles. Cette notion de fonction sous-entend un traitement de l’information (signal électrique, signal lumineux). La démarche consiste donc à essayer d’interagir sur cette information par le biais de la matière afin de la modifier et de la complexifier. De nos jours, la réalisation de semi-conducteurs comprend près de 2 000 étapes élémentaires, ce qui nécessite de multiples connaissances complémentaires au sein d’équipes nombreuses. Et les modèles numériques sont indispensables pour étudier et concevoir en amont la plupart des composants les plus complexes.

On peut se représenter cette combinaison de matériaux comme une palette de couleurs où chaque teinte correspondrait à des propriétés physico-chimiques. L’enjeu du processus de création est alors de savoir quelle propriété physico-chimique utiliser, et donc quel est le matériau le plus adapté pour réaliser un semi-conducteur donné, élément physique indispensable à la digitalisation. Mais, n’oublions pas que les matériaux du numérique sont affiliés à l’électricité : sans électricité, l’écran informatique est vidé de sa substance numérique. De même, la vue est entièrement tributaire de la lumière ; sans elle, il ne sert à rien de pouvoir voir.

2. « a-matérialité » ou « sur-matérialité » ?

Faut-il forcément être conscient des impressions qui relèvent de la matérialité ?

Le déni de la matérialité fait partie des arguments véhiculés à propos de la virtualité du numérique. En effet,on peut ne pas être capable de reconnaître la réalité d’une perception quand celle-ci ne s’imprime pas vraiment sur le mode du référentiel physique propre aux humains. Il s’agit d’une « quasi-réalité » qui n’a rien à voir avec le fictif ou l’imaginaire. Impulsée par Mark Weiser, la vision « UbiComp » consistait à imaginer des modalités d’interaction à l’information où les technologies s’intègrent de manière « transparente » dans le monde physique, au point qu’on ne puisse plus les en distinguer. C’est la notion de « technologie calme », caractéristique de l’informatique ubiquitaire, réalisant un espace communicant où des utilisateurs et des équipements interagissent intuitivement, sans connaissance préalable du contexte. La technologie informe mais ne nécessite pas notre attention. Elle se retire dans l’arrière-plan de nos vies, comme une extension de notre inconscient. Ainsi, Mark Weiser affirmait : « Les technologies les plus approfondies sont celles qui disparaissent. Elles se tissent entre elles au cœur du tissu du quotidien, jusqu’à ne plus être discernables6. » Cette approche a inspiré une nouvelle forme de design qui cherche à concevoir chaque objet comme « affordable », c’est-à-dire qui s’intègre aisément dans notre mode de vie.

2.1 Concevoir des matériaux pour bénéficier ensuite de leurs propriétés

L’intelligence humaine est notre fonction mentale d’organisation du réel en pensées. Aujourd’hui, elle est en mesure de manipuler les matériaux de la vie, mais elle ne peut pas en créer la matière première. Cependant, à partir des modèles naturels, de leur copiage et de leur amélioration, on parvient à la synthèse d’une matière qui réfléchit nos propres capacités. Il n’est plus seulement question de tirer parti d’un matériau donné et de sa matérialité. La fertilisation croisée avec les technosciences permet de concevoir des matériaux de plus en plus complexes, adaptés à un projet, pour bénéficier de leurs propriétés, de leurs performances. Avec l’aide des outils numériques, il s’opère comme un rapprochement entre la démarche de conception (l’intellection) et le réel, en lien avec la révolution de ce qu’on appelle la « matière calculée » (signaux électroniques, pixels, bytes...). Les objets physiques sont comme perfusés de cette « matière calculée ». Il s’opère à la fois un éloignement, une occultation de la réalité (a-matérialité) et une extension de cette réalité qui devient interactive, réticulaire, fluide (sur-matérialité).

Au cœur de la science cybernétique, introduite en 1947 par le mathématicien Norbert Wiener, on trouve le projet d’une conceptualisation physicaliste de l’information, qui aujourd’hui maille notre environnement à travers les réseaux7. Si l’on considère que l’univers a commencé avec le déploiement de l’espace-temps dont les quatre dimensions auraient été à l’origine agrégées, les derniers développements de la physique tendent à proposer l’information comme cinquième catégorie du réel, se superposant aux quatre catégories traditionnelles (matière, énergie, espace et temps). La puissance des moyens numériques permet aujourd’hui d’élaborer des dispositifs, comme les jumeaux numériques, pour analyser des situations auparavant difficiles à appréhender. Mais les technologies numériques permettent de représenter et de distribuer à la fois ce qui est visible et ce qui ne l’est pas. D’où la tentation d’un dépassement de toute référence à la logique structurelle, pour une abolition de la bipolarité spatiale traditionnelle (haut/bas, intérieur/extérieur). Or, l’être humain existe à travers son corps, figure enveloppante de la réalité qui le préoccupe. C’est pourquoi il est nécessaire d’ajuster le potentiel de ces algorithmes aux pratiques des utilisateurs pour une juste application dans le contexte de la réalité humaine.

À travers ces deux façons distinctes de penser le rapport à l’information (vision « UbiComp » et science cybernétique), que nous venons d’examiner plus avant, se décline la dualité définissant la « nouvelle » matérialité liée au numérique, qui serait à la fois détachement et augmentation du réel.

Nous vivons aussi un paradoxe dans notre relation à la matière. En effet, nous allons vers des matériaux de plus en plus complexes, tributaires de l’information (numérique), comme « implémentés », et en même temps, nous prenons conscience que le potentiel matière dont nous disposons s’avère limité et qu’il doit être contrôlé pour garantir la durabilité de la planète Terre. Ce qui fait que la matérialité des ressources matérielles, qui contribue à l’identification sociale, se trouve impactée par cette nouvelle approche écologique. Les consommateurs achètent et affichent des biens comme des symboles tangibles de ce qu’ils sont censés être. En quelque sorte, ces objets possédés qualifient leur identité. Or, on appréhende maintenant les matières comme des ressources qui sont « empruntées » à la Nature pour répondre à un usage, un service donné, avant d’être recyclées, voire regénérées pour s’intégrer dans un nouveau produit. C’est l’utilisateur qui décide de se séparer de l’objet dont il dispose, qu’il soit usagé ou non. Quelles seront alors les possibilités du « faire » face à ces nouvelles conditions socio-économiques de la matière ?

2.2 La matérialité est tributaire de la corporalité de l’être humain

L’être humain a un fonctionnement analogique par nature. L’incertitude des sens, les perceptions éprouvées par le corps, ont toujours nourri l’imagination et la création artistique, tout comme la production de connaissances. Dans le processus de création, la valeur du geste, l’efficacité du mouvement, a son importance. C’est comme une empreinte de l’être dans le réel, une matérialisation de sa pensée. Il faudrait pouvoir se faufiler dans cet entre-deux, à l’interface entre celui qui réalise et l’objet, et questionner les correspondances qu’impriment les mouvements précis de l’auteur. Au-delà du geste, l’artisan, et de façon plus génrale, celui qui, fait, qui fabrique, transmet les valeurs du métier, ce qui fait sens dans la réalisation de l’objet, la sensibilité aux matériaux.

La matérialité se fait forcément en tenant compte de la corporalité de l’être humain qui a toujours eu besoin de la rassurance de l’espace physique qui l’entoure. Les formes données aux matériaux lui assurent un espace solide et substantiel. Les technologies modernes, comme le téléphone, la télévision, et aujourd’hui les outils numériques, ont sensiblement élargi notre univers perceptif. Avec le numérique, la matière peut embarquer de l’information et ainsi devenir hybride et « intelligente ». Avec la connectique qui maille le territoire en réseau, tel un gigantesque treillis, elle est dotée de la capacité de « se prolonger » au-delà de sa forme physique, comme de s’épandre au-delà de sa forme. Une matière « ouverte » qui serait capable de comportement, interagissant avec son environnement. Il en est de même de la façon de ressentir affectivement la présence de personnes amies à travers la connexion numérique, que l’on imagine proches alors qu’elles sont physiquement éloignées. Il s’opère comme une transmission de présence, comme la matérialité d’un cordon virtuel qui nous relierait entre nous, permettant une sorte de « coprésence digitale8 ».

Par définition, est virtuel (du latin virtus, la force, la vertu) ce qui n’est qu’en puissance, qu’en état de simple possibilité, par opposition à ce qui est en acte. À l’ère numérique, le virtuel résulte de la simulation de la réalité par des moyens informatiques qui ont une réalité physique. Il a sur les sens un effet analogue, mais il suggère aussi de nouvelles sensations plus excitantes pour notre être, éprouvées à travers des média qui permettent de restituer matériellement le code (informatique). Les utilisateurs dialoguent avec le code à travers leur matérialité. Et cette expérience sensorielle apparaît comme bien réelle pour l’individu, alors qu’elle est issue d’un monde virtuel qui n’a pas d’existence physique (concrète), car il est entièrement implémenté par des algorithmes. Il s’opère comme une métamorphose de la matérialité perçue par les sens. Elle résulte à la fois d’un effacement de la mise en mémoire des sensations « brutes » éprouvées dans un environnement réel /physique via le corps, et d’une mutation de la mémoire à travers des perceptions qui s’opèrent via d’autres médias (numériques).

Il faut que les expériences de notre vécu soient assez investies et éprouvées par le corps pour s’imprimer de façon signifiante dans la mémoire et devenir « imageantes ». Or, nos organes de perception du réel font face à des sensations inédites, alors qu’ils servent aussi de repères à notre univers de représentations. Ils vivent des expériences où on fait figurer des situations corps/espaces qui ne correspondent pas à ce que peut vivre réellement un corps dans le monde physique. Par exemple, les jeux en réalité augmentée (RA), comme Parallel Kingdom, utilisent la position GPS de l’utilisateur pour le placer dans un monde virtuel au-dessus de son environnement réel. Les technologies numériques modifient donc profondément le processus d’arbitrage de notre souvenance. L’utilisateur des outils numériques se trouve happé par les techniques et les simulations avec lesquels il interagit. Il a l’impression de « transcender » le temps et l’espace, de s’échapper des contraintes rigides du monde réel, pour mêler à son gré intelligence et matière dans une sorte d’entrelacs. Il s’illusionne en pensant que son « filet » pour capter le monde — pour reprendre la métaphore empruntée par Virginia Woolf dans Les Vagues — devient démesuré : « Mais à mes propres yeux, je suis sans mesures : un filet dont les mailles enveloppent secrètement le monde9 ».

2.3 La nécessité de définir un nouveau matérialisme relationnel

Les matériaux ne se caractérisent plus par leur simplicité, mais par leur complexité, au sein d’hybridations et de symbioses, tandis que la réalité, qui est elle-même complexe, relationnelle, changeante, est en prise avec la « matière » que donne à voir le numérique. Il s’avère nécessaire d’examiner ce phénomène d’hybridation, comme j’ai pu l’expliquer dans mon ouvrage La matérialité à l’ère digitale  : « une approche contemporaine de la matérialité renvoie à des phénomènes de l’ordre de l’immatériel qu’il faut observer non comme une disparition de la matière, mais comme un travail sur une matière ‘‘autre‘‘10».

Si la matérialité interroge les interactions entre la forme et la matière, elle est du domaine du sensible et se perçoit dans un environnement composé d’ambiances fluctuantes. Grâce à l’apport des outils numériques, cet espace n’est plus bridé par des contraintes physiques, mais, transgressant les frontières formelles des corps et des objets, il s’ouvre vers de nouvelles perspectives. Il n’est donc plus possible de rester enfermé dans une approche cartésienne de notre relation à la matière, aux modèles souvent rigides. Il nous faut plutôt nous « trans-former » pour appréhender un nouveau matérialisme relationnel qui ouvre des espaces de liberté, et permette plus de plasticité et de souplesse face à la diversité des situations rencontrées. Ainsi, les représentations dont nous disposons aujourd’hui pour comprendre les évolutions du monde sont à réexaminer « pour aller au-delà de la dualité matière / esprit ou matière / forme11 ».

Les matérialités des corps et des esprits se trouvent dans une relation réciproque d’élargissement des possibles et d’émergence de nouvelles contraintes. Un nouveau matérialisme relationnel émerge, qui considère ensemble la matérialité physique, et ce qui relève de l’affectivité (humain) et de la performativité (technique). Ce qui fait que les matières qui composent les corps et les objets ne semblent plus exister de manière isolée mais en relation avec d’autres, au sein de connexions « corps à corps » entre les êtres humains et les dispositifs techniques. Les outils numériques ajoutent une couche de « simplification », des raccourcis de pensée dans notre quotidien, comme des « évidences » qui ne nécessitent plus le long cheminement de l’expérience humaine.

Même l’espace où nous vivons n’est plus vécu de façon isolée par les individus. Il semble qu’il ne reste plus de lieux encore inconnus, et que presque tous les lieux soient dédiés à des usages. Déjà, dans sa conférence « Des espaces autres », le philosophe Michel Foucault analysait ce qui fait « espace » à notre époque contemporaine : « L’emplacement est défini par les relations de voisinage entre points ou éléments ; formellement, on peut les décrire comme des séries, des arbres, des treillis12 ». Dans cette conception des « espaces autres », le monde connu peut être appréhendé comme un vaste métier à tisser en trois dimensions où les fils sont les relations à l’intérieur desquelles nous vivons et qui définissent les lieux.

3. Dans le processus de création, l’imagination s’appuie sur la matérialité

J’avais autrefois proposé le concept de « texturgie » pour évoquer la création de nouvelles matières sensibles combinant textures textiles et hautes technologies (numériques). Le corps ayant une affinité naturelle avec le tissu, j’essaie maintenant de transposer ce concept en l’appliquant à l’être humain, c’est-à-dire de comparer texture textile et texture humaine (le corps humain, composé de tissus organiques), dans leur confrontation avec le monde digital. Tout comme le textile se prête à un chaque nouvel usage, il nous faut nous adapter pour « fonctionner » dans la société d’aujourd’hui, nous « trans-former », pour combiner la texture analogique de notre être avec un environnement hybridé par les technologies numériques, appréhender différemment notre corporalité.

3.1 Imagination – imaginaire(s)

Pour reprendre une image empruntée à l’architecture, toute pensée a besoin d’un appui, d’un contrefort pour s’édifier. La matérialité contribue à l’élaboration de la réflexion, tandis que l’imagination y joue un rôle essentiel de connecteur en permettant à la singularité de l’être de s’exprimer, tout en faisant le lien avec la corporalité de l’homme. La dynamique de l'imagination est analogique. Elle permet la représentation du réel par un rapport proportionnel et continu entre l'information initiale imprimée dans notre vécu et sa représentation.

Dans le processus de création, l’imagination a un rôle fondamental car elle tisse la liberté de l’esprit, en révélant les images de notre monde intérieur, tout en s’appuyant aussi sur la matérialité. Comme déjà évoqué, il faut que les expériences soient assez investies et éprouvées par le corps pour s’imprimer de façon signifiante dans la mémoire et devenir « imageantes ». Aujourd’hui, alors que nous vivons dans un monde hybridé par les pratiques numériques dans lequel la totalité de notre être se trouve comme immergée, quelle conscience de notre matérialité avons-nous ? Savons-nous rester « éveillés » pour être capables d’appréhender véritablement cette mutation des matérialités ?

3.2 Matérialité et construction du social

Notre représentation de la matérialité s’énonce à travers notre rapport aux objets et à l’espace, que cette relation soit matérielle ou symbolique. Ce qui permet ainsi la mise en relation des individus à travers les différents intérêts et sensibilités qu’ils expriment. L’ensemble des évidences implicites, des repères communs assurent la cohésion des rapports sociaux pour former ce que l’on nomme le tissu social, la matérialité de la société. Il paraît essentiel de réexaminer le rapport à la matérialité car il permet de comprendre comment se construit le social, c’est-à-dire le passage du matériel aux socialités. De fait, la société se structure à travers des modèles de représentation et des symboles qui tissent les liens entre les individus. Les socialités se matérialisent à travers un maillage de significations produites par les êtres humains eux-mêmes, émises et reçues au sein d’un réseau d’informations où ces notifications prennent corps. Cette intrication de pensées forme comme un tissage généré par l’entrecroisement de fils tendus et de nœuds, un enchevêtrement souvent inextricable. Dans l'élaboration de la pensée, il y a ce passage du multiple, les fibres, à l'unifié, le tissu. Ce qui me permet, dans mon essai Stelios dans le treillis du métavers, d’oser la métaphore : « D'une certaine façon, le textile peut y être vu comme une ‘‘matière à penser’’13 ».

Mais que dire du processus de socialisation des individus qui se fait maintenant à travers « l'espace public numérique », ce qui modifie profondément la maïeutique des échanges d'idées pour faire éclore une réflexion commune. Dans la tradition de l’Islam, les deux ensouples du métier à tisser, qui servent à monter les fils de chaîne, portent respectivement le nom de «Ciel » et de « Terre », évoquant par-là l’inscription de l’être humain dans l’espace. Mais le référentiel de l’espace euclidien à trois dimensions (longueur, largeur et profondeur) s’avère insuffisant pour accueillir le nouveau matérialisme relationnel qui émerge dans notre société numérique. Les dimensions du « métier à tisser » sont maintenant distendues par l’hybridation avec les univers virtuels. Sans doute faudra-t-il abandonner cette image trop contraignante pour emprunter la métaphore du treillis qui ouvre à de nouveaux possibles. Son maillage permet de diffuser, répartir, disséminer les pressions et les tensions à travers la multiplicité de ses fils afin d’assurer la résistance et la cohésion de l’ensemble.

Au sein de la matière textile se réalise le continuum de texture naturelle et artificielle. Que ses fibres soient d'origine végétale (cellulose), animale (kératine), chimique (polymère), inorganique ou minérale, voire recyclées, elle réalise la synthèse de toutes les catégories de matière. Épousant la vie des êtres humains, les textiles mettent en œuvre des connexions imperceptibles entre le rationnel (sciences) et l'onirique, au seuil de la pensée humaine. La matière textile se situe à la confluence entre nature et création humaine, entre espace et sensibilité. Entre les réseaux et les êtres humains, des significations de compromis se construisent, et brouillent la perception de nos enveloppes propres (intérieur/corps/extérieur). D’où la difficulté de bâtir du sens quand nous sommes immergés dans les mondes virtuels. Comment combiner la matérialité structurelle, faite d’interactions entre la forme et la matière, et la matérialité représentative en mouvance permanente ?

Dans le concept de « texturgie », le textile peut être vu comme un « passeur » qui s’ajuste à « l’entre-deux ». Je propose donc d’utiliser « la métaphore textile, avec la symbolique du tissage en réseau, comme porte d’entrée pour réfléchir à la façon dont les expériences dans les univers virtuels s’insèrent dans l’appréhension imaginaire du réel, pour combiner ensemble une "étoffe imaginaire" commune14 ».

3.3 Liberté créatrice et autonomie

À travers les œuvres de ses créateurs, la société retrouve ses valeurs, ses significations. Elle est rassérénée par l’intérêt commun qui y est porté, ce qui la conforte dans sa raison d’être et son fonctionnement. En réexaminant de près les bases philosophiques de la pensée révolutionnaire, Cornelius Castoriadis, qui fut tout à la fois philosophe et économiste, souligne la puissance créatrice de l’imaginaire collectif pour mener à bien le projet de transformation de la société : « De fait, l’imaginaire social serait plus réel que le ‘’réel’’ [...] car le réel est toujours un imaginaire parvenu à s’incarner dans la matière15 ». Selon lui, les actions humaines peuvent constamment susciter une dynamique pour réinventer un nouveau modèle social.

Mais la « société numérique » permet-elle à ses individus d’accéder à l’autonomie créatrice ? L’homme a pu évoluer depuis ses origines grâce à sa capacité d’adaptation et la vigilance de tous ses sens lors des nouvelles situations rencontrées. Et si le corps contribue à la conjonction de l’esprit avec la matière, c’est l’imagination qu’on sollicite quand on doit faire face à quelque chose de « nouveau ». La pensée humaine diffère fondamentalement de l’intelligence artificielle qui procède par l’apprentissage profond dans des situations fermées. L’humain est un être de matière, mais aussi un être d’imaginaire dont le jaillissement annonce la pensée créative, capable de projeter dans une forme les réalités de son monde intérieur.

La démarche créative s’appuie sur l’être, sur les « creux », comme sur les jours de l’étoffe qui tisse notre univers intérieur, afin de laisser place à une expansion créatrice. Et cette étoffe intérieure doit être faite d’une trame solide et autonome permettant de « puiser en soi une force créatrice à même de générer un fil original, singulier16 ».

Ici l’œuvre de l’artiste textile Patrice Hugues, représentant l’ange et son ombre dominante, illustre le pouvoir d’amplification des corps et des esprits.


Figure 1. Patrice Hugues, Ange noir et Ange à motifs, 1979/1980, un voile et un tissu thermo-imprimés, 230/320/150 cm, © Musées d’Angers, Pierre David.

Cette œuvre conjugue deux supports textiles. À l’arrière-plan, un tissu noir sur lequel est imprimé l’ange, et par devant, un voile blanc qui répercute la lumière. C’est dans l’entre-deux des deux matières qu’un jeu d’interférences génère un dédoublement d’images faisant apparaitre comme dans un souffle la silhouette d’un ange sur le voile…

Tous nous recevons les significations formattées imposées par le champ social et institutionnel et véhiculées à travers « l'espace public numérique ». Nous nous considérons comme libres dans nos sociétés démocratiques, mais quelle est notre autonomie véritable et comment trouver l’essence créatrice ? Osons-nous prendre le temps de structurer la « clé de voûte » au centre de notre être, ce concentré de nous-même qui aspire à s’exprimer dans la création ?

Finalement, la dématérialisation qu’entraîne le « tout numérique » peut évidemment être vécue comme une stratégie d’occultation de la réalité matérielle des infrastructures qui le génèrent. Mais elle peut être vue aussi comme un déni de la réalité charnelle et analogique de l’être humain ancrée dans un continuum espace/temps. C’est en tenant compte de ce qui nous fait être humains que nous pourrons redéfinir ensemble un nouvel « ancrage symbolique » afin de construire un monde signifiant, non pas malgré, mais avec le virtuel.

Bibliographie

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Browaeys, Christine, La matérialité à l’ère digitale. L’humain connecté à la matière, Grenoble, PUG, coll. « Rien d’impossible », 2019.

Browaeys, Christine, Stelios dans le treillis du métavers, Paris, Éditions Maïa, coll. Philosophies, 2023.

Castoriadis, Cornelius, L’institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, 1975.

Foucault, Michel, « Des espaces autres », Conférence au Cercle d’études architecturales, Paris, 14 mars 1967, dans Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, 1984, p. 46-49.

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Semper, Gottfried, Du style et de l'architecture : Écrits, 1834-1869, trad. Jacques Soulillou, et al. |, Marseille, Parenthèses Éditions, coll. « Eupalinos », 2007.

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Wiener, Norbert, La Cybernétique : Information et régulation dans le vivant et la machine, trad. Ronan Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Lévi, 1948 ; rééd. Paris, Éditions du Seuil, coll. Sources du Savoir, 2014.

Woolf, Virginia, Les Vagues, Paris, Stock, 1974, [The Waves, London: Hogarth Press, 1931].


  1. Poisson, Antoine, « Les enquêtes surréalistes : entre inventaire du réel et positionnement sociologique », Fabula / Les colloques, « D'un siècle l'autre. Enquête sur les enquêtes », URL : https:// www.fabula.org/colloques/document8041.php, 25 Février 2022. 

  2. Baudrillard, Jean, Les Stratégies fatales, Paris, Grasset, 1983. 

  3. Browaeys, Christine, La matérialité à l’ère digitale. L’humain connecté à la matière, Grenoble, PUG, coll. « Rien d’impossible », 2019, p. 57. 

  4. Ibidem, p 46. 

  5. Semper, Gottfried, Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten oder praktische Ästhetik, Frankfurt am Main, Verlag für Kunst and Wissenschaft, 1860-1863 ; rééd. Semper, Gottfried, Du style et de l'architecture : Écrits, 1834-1869, trad. Jacques Soulillou, et al. |, Marseille, Parenthèses Éditions, coll. « Eupalinos », 2007. 

  6. Weiser, Marc. & Seely Brown, John, “Designing Calm Technology”, Xerox PARC, December 21, 1995. 

  7. Wiener, Norbert, La Cybernétique : Information et régulation dans le vivant et la machine, trad. Ronan Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Lévi, 1948 ; rééd. Paris, Éditions du Seuil, coll. Sources du Savoir, 2014. 

  8. Browaeys, Christine, La matérialité à l’ère digitale, op.cit., p. 95. 

  9. Woolf, Virginia, Les Vagues, Paris, Stock, 1974, [The Waves, London: Hogarth Press, 1931]. 

  10. Browaeys, Christine, La matérialité à l’ère digitale, op.cit., p. 9. 

  11. Ibidem, p. 104. 

  12. Foucault, Michel, « Des espaces autres », Conférence au Cercle d’études architecturales, Paris, 14 mars 1967, dans Architecture, Mouvement, Continuité n° 5, 1984, p. 46-49. 

  13. Browaeys, Christine, Stelios dans le treillis du métavers, Paris, Éditions Maïa, coll. Philosophies, 2023, p. 70. 

  14. Ibidem, p. 4. 

  15. Castoriadis, Cornelius, L’institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, 1975. 

  16. Browaeys, Christine, Stelios dans le treillis du métavers, op.cit., p. 95.