Editorial
Catherine Chomarat-Ruiz, Kim Sacks

1. Un collectif « Design, Arts, Médias » qui se cherche

Le dossier thématique que nous avons contribué à élaborer s’inscrit dans un travail de refondation d’un groupe de recherche, ou mieux d’un collectif nommé « Design, Arts, Médias », entamé début 2022. Liés à l’Institut de recherche ACTE, ses membres se sont réunis afin de cerner leurs préoccupations communes : il se trouve que, parmi les premières d’entre elles, ont émergé des questions inhérentes à la matière, aux matériaux et au médium. Pour poursuivre cette entreprise de refondation, nous avons donc décidés de produire une anthologie intitulée Matérialité1, qu’une journée d’étude intitulée Matière/Matériau(x)/Médium : des controverses fécondes2 est venue compléter le 23 janvier 2023. Par le présent Dossier thématique, nous avons voulu prolonger nos réflexions critiques en publiant les contributions de collègues, doctorants ou chercheurs confirmés, qui ne font pas partie de ce collectif mais en partagent manifestement, pour partie, les interrogations.

2. Les grandes questions

Il ne semble pas évident que la distinction entre matière et matériau soit une préoccupation centrale dans la recherche des articles que nous publions ici. En revanche, il semble tout aussi manifeste que, pour des raisons liées aux différentes crises que nos sociétés traversent, les répercussions de cette distinction sur la pratique du design soient au cœur des pratiques contemporaines.

Nous entendons encore, dans les discours publics et quelques propositions institutionnels, des propos faisant la part belle à la dématérialisation. Dans les textes que nous publions, l’invisibilisation (du travail des humains et des machines) se substitue à la dématérialisation (du numérique), renonçant à juste titre à l’idée que le processus d’abstraction s’appliquerait à la matière en lui préférant l’idée d’une abstraction comme agencement du monde. Qu’il s’agisse d’une réflexion sur la disparition des ressources matérielles, sur le langage dissimulé dernière des signes typographiques, sur le labeur humain qui actionne nos machines, nos administrations, nos institutions, ou encore sur les infrastructures de nos pratiques contemporaines semblent toutes s’accorder sur la nécessité d’une recherche sur un matériau qui échappe à la perception.

3. L’exploitation de la matière par les designers face à la crise écologique

Ce dossier fait émerger une préoccupation majeure : l’écologie. Le matériau du design ne peut être pensé sans considérer ses matières premières, le manque et l’exploitation de celles-ci jusqu’à leur épuisement. La réalité de la crise écologique, si elle n’est pas toujours au centre du propos, se devine entre les lignes comme une question qui habite sans cesse les praticiens. Le matériau ne semble jamais une simple substance que l’on peut générer ; il est toujours le résultat d’une exploitation qu’il faut raisonner. Tel est la leçon à tirer de l’article d’Émile de Visscher.

4. Le matériau pour le design graphique

Les pratiques graphiques typographiques chercheraient à s’émanciper du lisible, faisant des formes le matériau du typographe et, ce faisant, elles s’affranchissent volontairement du langage. Peut-être s’agit-il ici d’un effet de bord du numérique : refaire des outils et des interfaces des espaces d’expérimentations au sein desquels le « texton » s’émancipe du « scripton », pour reprendre les termes de Katherine Hayles. Peut-être avons-nous affaire à un des aspects les plus terre-à-terre de la typographie, puisqu’il s’agit de faire d’un travail graphique rien de plus qu’une expérimentation visuelle. Ainsi, la lettre deviendrait une simple forme et le texte un matériau proprement esthétique, plastique. En ce sens, la contrainte formelle sur la matière serait une manipulation d’un matériau sans signe. C’est en ce sens que se développent le propos de Margaux Moussinet et Pierre Fournier.

5. Le rôle des humains comme matériau du design

Plusieurs textes prennent le terme de « matériau » au sens large, questionnant ainsi l’invisibilisation des personnes dans l’agencement du monde ; qu’il s’agisse du constat d’une séparation entre le travail effectif et le produit du travail, ou des rapports de causalité existant entre l’intention et la réalité matérielle de cette invisibilisation.

Pour ce qui concerne le design, les contributions de Fanny Maurel, Camille Mançon, Margot Laudoux ou Stéphanie Cardoso avancent un renoncement à l’idée traditionnelle de projet et donc à la prescription des formes imposées à la matière, au profit d’un processus ouvert où l’humain est partie prenante des considérations matérielles. L’humain participe de la boucle forme/matière, que l’on a pu relever dans le texte de Focillon publié dans notre l’anthologie. Pour ce qui concerne l’architecture, l’article de Dorian Reunkrilerk entend comprendre « comment la matérialité, au sein d’un projet d'architecture, peut jouer un rôle de médiateur ».

6. Les enjeux des systèmes complexes

Provenant de la nécessité d’expliquer un monde qui nous échappe, d’un monde en crise permanente, les textes publiés traduisent une critique des modèles structurant nos sociétés. Ils ne s’arrêtent pas aux machines mais s’attaquent aussi aux idéologies, entendues comme les infrastructures, qui les soutiennent. Les textes nous invitent à penser l’infrastructure comme un médium de création, pour reprendre les termes de notre anthologie. Ainsi, il s’agit de réfléchir à la conception en art et design tout en gardant à l’esprit l’inhérente complexité des systèmes sociaux et techniques, leurs intrications aux technologies et les conséquences matérielles du capitalisme. Si ces infrastructures sont invisibles, elles n’en demeurent pas moins essentielles pour comprendre une matérialité qui peut paraître abstraite.

Penser l’omniprésence du numérique dans la conception de nos machines et leurs rapports à l’agencement au travail de production, envisager les réseaux, les protocoles et les échanges entre le visible et l’invisible, entre le plaisir et l’éthique, s’agit-il là de la nouvelle matérialité dont nous tracions les contours dans notre anthologie ? En tout cas, il s’agit de repenser la méthode analytique qui est la nôtre : la matérialité doit (ou devrait) toujours se traduire par une réflexion critique de la réalité matérielle des infrastructures techniques qui soutiennent les architectures et les agencements du monde. C’est ce que nous donnent à penser les articles de Jérémie Elalouf et Gérard Chazal.

7. Avec poésie et un peu d’humour

Signalons que ce dossier traite des matériaux de façon poétique et néanmoins précise quand il vise, sous la plume de Claire Azéma, « L’âme du matériau », soit sa plurimodalité et sa transmodalité. Il en est de même quand il en appelle, grâce à Christine Browaeys, à la constitution d'une « étoffe imaginaire », à un tissu fait d'univers virtuels et de réel. Mais ce dossier n’est pas dépourvu d’humour quand l’un de nous deux imagine ce que serait un « designer matérialiste » pour conclure : « un épicurien sensible à des considérations esthétiques, adepte d’un calcul éthique des plaisirs propre à assurer l’habitabilité du monde ».

Nous invitons enfin nos lecteurs à se reporter à la rubrique « Paroles d’auteurs ». En lien avec ce dossier thématique, la revue Design, Arts, Médias, publient deux conversations. La première entre Laurence Allard, Kim Boutin, Anitra Lourie nous invite à penser les résistances par la friction dans le design d’interfaces et l’affleurement visible du matériau numérique. La seconde, entre Ambre Charpier, Matthew Fuller et Kim Sacks, nous amène à réfléchir au traitement du bruit par des machines et ses filtres, depuis des modèles mathématiques abstraits jusqu’à leurs instances matérielles dans la société contemporaine.

Bonne lecture à toutes et à tous !