Éditorial
Béatrice Gisclard, Marine Royer

« If we do not devote the lion's share of design work to the global problems of ecological devastation and social inequality, it won't matter what kinds of designs we produce or how we produce them1».

Dans ce septième dossier thématique de la revue Design, Arts, Médias nous présentons huit contributions critiques autour des vulnérabilités, de leurs liens avec la sobriété et les manières dont elles irriguent les projets de conception. En mettant en perspective les concepts de vulnérabilité et de sobriété dans la « société du risque2», nous souhaitions questionner de façon interdisciplinaire et interprofessionnelle les champs de la conception (du design, de l'architecture ou de l'urbanisme). Que renouvellent-ils dans les façons de concevoir en s'intéressant notamment à l'accès aux ressources, aux capacités d'action, aux stratégies de survie, aux moyens de subsistance, à la quête de sens et à l'encapacitation des personnes3 ?

Le caractère polysémique et multidimensionnel de la vulnérabilité a déjà été largement discuté dans la littérature. Cependant, méconnaître les liens qui unissent profondément pauvreté et vulnérabilité revient à nier les causes politiques qui y président car « c'est d'abord la société qui vulnérabilise les individus, et non l'inverse4». À l'échelle individuelle, au-delà des capacités de la personne à faire face à une catastrophe ou à une situation dégradée, elle doit également pouvoir bénéficier d'un environnement propice, relevant d'un contexte capabilitaire global, pour augmenter sa résilience5. Si l'urgence tarde à mettre la planification écologique à l'agenda gouvernemental, la notion de sobriété est toutefois largement reprise dans les discours politiques. Lorsqu'elle n'est pas mobilisée de manière implicite, elle est le plus souvent assimilée à la notion d'efficacité. Or, la sobriété relève également d'aspects liés à la justice sociale et en s'affranchissant d'une vision trop romantique, elle peut être appréhendée comme étant avant tout subie. Les alertes du GIEC ont exacerbé les antagonismes entre les partisans du solutionnisme technologique et scientifique6 et les tenants d'une sobriété acceptée, voire émancipatrice. Ainsi, étudier la sobriété en partant du point de vue de celles et de ceux qui sont déjà en situation de vulnérabilité peut être porteur d'autres façons de faire.

Nous avons abordé ce numéro à travers trois axes thématiques. Le premier concerne l'accès aux ressources et aux capacités d'action, le deuxième interroge les stratégies et les moyens de subsistance et enfin le troisième questionne la quête de sens, la vulnérabilité et la sobriété du point de vue de la désirabilité.

1. Accès aux ressources et capacités d'action

Réinterroger le cadre d'action de la conception, comprendre où se situent les enjeux (politiques, financiers, spatiaux) qui fixent les règles ou comment sont priorisés certains projets, permet d'entrevoir les limites des concepteurs pour qui le monde semble être un projet à réaliser. Pour être de véritables agents du changement7, les designers peuvent-ils faire l'économie d'étudier au préalable les contraintes matérielles et socio-économiques qui sous-tendent leurs capacités d'action ou les freins culturels et politiques qui préexistent à leur démarche. Ce nécessaire recul critique sur les conditions dans lesquelles se déploient les projets est pris par Delphine Hyvrier dans son article Le design moderne comme projet suprémaciste, ses conséquences écologiques et sociales. Elle montre comment la modernité s'est construite en tant que projet suprémaciste, avec des conséquences sociales et écologiques dont nous héritons. Ainsi, elle révèle comment le design et l'architecture d'après-guerre forgent le projet de modernisation sur la vulnérabilisation de catégories de populations au profit d'autres. En s'appuyant sur une lecture critique de trois textes : le Plan de reconstruction porté par le ministère de la Reconstruction, La Charte d'Athènes du Corbusier et le Machinisme et Bien-Être de Jean Fourastié, elle postule que le mode de vie occidental ne dépasse pas les limites planétaires mais les déplace. Elle montre également que réarticuler le design et l'architecture autour d'enjeux écologiques ne nécessite pas simplement d'interroger le rapport des humains à la nature mais toute notre organisation sociale avec elle.

Manon Ménard fait écho à cette idée des vulnérabilités socialement et politiquement organisées dans son article Du handicap comme vulnérabilité à la considération des oppressions validistes : pour une praxis solidaire en design. En établissant un spectre d'analyse du handicap comme une condition relative aux relations de pouvoir, l'appréhension diffère de la vulnérabilité pour se concentrer sur celle de l'oppression, et sur la façon dont ces relations influent sur l'approche des processus de conception - au sein desquels la notion de vulnérabilité se fait quasiment absente. La question de la vulnérabilité des personnes en situation de handicap n'a été pensée jusqu'alors qu'au travers d'un modèle libéral d'autonomie profitable au système capitaliste, lui-même porteur de principes d'exclusion des corps. Ce système fait du corps porteur de handicaps un problème à résoudre (problem-solving) dans une perspective validiste et limitante, vis-à-vis des possibilités pour ce corps d'exister par et pour lui-même. L'autrice invite à adopter une position d'humilité et de doute à travers une praxis solidaire depuis les marges, comme pratique de conception émancipatrice.

Les vulnérabilités sociales comme territoriales relèvent de logiques d'emboîtement où se rejoignent les dimensions politiques, socio-spatiales ou économiques. Les impacts du dérèglement climatique, dont les origines anthropiques établies pointent les limites radicales de notre modèle de consommation mondialisé, se manifestent par l'augmentation et la violence des évènements climatiques tels que les tempêtes, les sécheresses ou les inondations pour n'en citer que quelques-unes. La prise en compte des risques dans les projets d'aménagement et d'habitat peine à être intégrée. Comment inclure cette complexité en prenant en considération les personnes les plus vulnérables ? C'est ce que Pascale Dovic interroge dans son article sur la Pertinence des dispositifs de protection et efficience de l'accessibilité à des refuges dans le contexte d'une submersion marine. En s'interrogeant sur l'adaptation des paysages du littoral aux besoin des habitant·es en situation d'urgence, elle évalue les dispositifs de protections afin d'en mesurer la pertinence et les usages. S'attelant à comprendre la complexité des phénomènes de submersion marine, elle pose un regard critique sur les situations de vulnérabilité insuffisamment prises en compte dans les politiques de gestion des risques et propose de considérer le risque en tant qu'élément de l'identité territoriale ouvrant à de nouveaux modes d'aménagement. Elle révèle la fragilité des solutions matérielles actuellement mises en œuvre et pose les limites de leur fonction protectrice en invitant à ouvrir la réflexion sur un design urbain et littoral qui ne se limite pas au seul usage de la protection.

2. Stratégies de survie et moyens de subsistance : low-tech, contre-faire et désinnovation

Dans un contexte de déplétion des ressources, certains s'interrogent sur les modes de fabrication, et envisagent une attitude plus mesurée à leurs productions. Ainsi l'utilisation de « basses technologies8 » œuvre pour une architecture et un design low-tech. Cette notion en s'inscrivant dans la culture des makers, propose un rapport ouvert à la technologie visant à valoriser des usages singuliers, liés à des pratiques locales, contredisant la standardisation et l'uniformisation des technologies numériques. Ces approches révèlent une capacité à faire autrement9 en instaurant de nouvelles formes de conception plus itératives, incrémentales et frugales10. En considérant la frugalité en tant que porteuse de l'expression d'une responsabilité des concepteurs envers leurs propositions, Julie Calmettes mobilise ce concept dans son article En réanimation médicale, des propositions frugales pour laisser une place au prendre soin. Les autrices associées à la recherche montrent que dans le contexte vulnérabilisant d'un service de réanimation d'un CHU, la frugalité structure les propositions de design déployées, intervenant à différentes échelles du projet : dans le processus et les moyens de conception, dans les conditions d'usage par les personnes concernées (patient·es, proches, soignant·es) ou dans son incidence sur le milieu. La recherche menée tend à montrer que la frugalité peut s'appliquer en synergie avec des préoccupations sur l'attention au contexte vulnérabilisant. Néanmoins la pérennité dans les pratiques des projets frugaux reste à interroger.

La tendance qui cherche à « contre-faire11 » les approches, porte une double contestation. D'une part, une critique radicale des pratiques classiques de conception qui cultivent une vision hégémonique et appauvrissent les façons de faire. D'autre part, une opposition à l'idéologie majoritaire qui idéalise la concurrence, isole les individus et altère les possibilités de partage et de mutualisation. Cette critique d'un certain design « inhospitalier », qui ségrége les personnes en s'adressant à certaines au détriment d'autres, est formulée dans la proposition Hospitalité et vulnérabilité : le design urbain comme activité de bricolage critique. Proposition d'analyse des installations urbaines du collectif Bruxellois, Design for Everyone (D4E1) faite par Joffrey Paillard. L'auteur montre que le « délit d'inhospitalité » se matérialise par des dispositifs de design urbain hostiles, dont il fait analyse en tant que spatialité et objet inhospitalier. Le collectif D4E1 qu'il présente, tente alors de lier design et hospitalité grâce à la mobilisation du bricolage comme activité de proximité politique constitutive du care et comme philosophie d'inspiration critique permettant de prendre soin de la vulnérabilité des êtres dans la pensée urbaine. Il plaide ainsi pour une certaine sobriété créatrice au service d'une vulnérabilité réinventée, tout en ancrant ses travaux dans une approche de re-politisation du design, pour de nouveaux territoires accueillant les corps dans l'espace urbain.

3. En quête de sens : la vulnérabilité et la sobriété du point de vue de la désirabilité 

En 2005, Findeli & Bousbaci12 ont montré que les projets avaient globalement quitté la sphère de l'esthétique attendue à l'origine pour tendre vers des dimensions plus éthiques et expérientielles, engageant les modes de vie. L'écart observé entre les urgences environnementales et les vulnérabilités sociales d'un côté, et les tendances du marché tout autant que les choix des consommateurs de l'autre, continuent à interroger. Si concevoir pour une société plus durable revient, avant tout, à lutter contre les pauvretés écologique et sociale, ces luttes ne sont pas incompatibles avec un combat contre la pauvreté esthétique. Or, quelle acceptabilité ont les formes produites par la frugalité et le low-tech aujourd'hui ? Thriving in constraints. Hub Milano 0.18: a case study for high-quality communication design proposé par Valeria Bucchetti, Michela Rossi et Pamela Visconti repose sur un travail de design réalisé avec pour contrainte la pénurie de ressources du secteur public dans un quartier prioritaire de Milan. Pour les autrices, le concept de responsabilité sociale des designers s\'inscrit dans une perspective à plus long terme, en considérant le modèle sociétal envisagé. Ainsi, l'acte de communication, loin d'être superficiel, doit être un engagement envers les habitant·es concerné·es. Il doit notamment éviter la stigmatisation sociale en trouvant un équilibre entre les ressources disponibles pour mener le projet sans que cela se fasse au détriment de la qualité et des espaces. À travers trois axes (scalabilité, flexibilité, reproductibilité) les réponses du design ne s'imposent pas, elles tiennent compte du contexte en s'adaptant et en valorisant ses éléments signifiants.

Interroger la sobriété du point de vue de sa désirabilité, c'est assumer le fait qu'elle doit être placée du côté des émotions et du sens, qui soutiennent eux-mêmes nos choix éthiques et esthétiques. Ce parti-pris sensoriel est précisément ce qui guide Audrey Brugnoli, Noémie Chataigner et Antoine Fenoglio dans leur travail autour des Dispositifs médicaux et enveloppes sensorielles : un design des milieux par l'usage de la sensorialité en contexte de soin. Ayant pour cas l\'étude du projet Peaux Éthiques qui vise à concevoir des dispositifs médicaux pour les enfants atteints d\'épidermolyse bulleuse, les auteur·es proposent d'intégrer la dimension poétique et poïétique de la création, s'inscrivant à contre-courant d'une pratique de design « de développement » pour tendre à une pratique « d'enveloppement » dans le soin. En adoptant une posture qu'ils nomment de « soignant-soigné », ce projet vise à effacer les contours habituels des rôles. Dans un contexte où la performance médicale reste souvent l'unique horizon, il tâche également de donner plus de place à la sensorialité en renforçant sa prise en compte dans le soin.

On peut déployer différentes postures face à la sobriété et la vulnérabilité et observer comment ces notions transforment les pratiques professionnelles des designers et concepteurs. Comment sont-elles, ou peuvent-elles être, intégrées aux cahiers des charges de la conception ? Interrogeant ici les liens entre esthétique et social, entre sobriété et désirabilité dans un contexte de pénurie, de réduction et de manque, nous pouvons mieux écouter celles et ceux qui décident de faire du « design du peu13 » un choix délibéré, un art de faire heureux, critique, parfois militant. À travers la Construction d'une pratique de design pour les quotidiens dans le milieu de la santé, Loélia Rapin et Simon Boussard tendent à redéfinir la désirabilité de leur pratique de design. En mettant en perspective trois projets menés dans le milieu de la santé et du médico-social, les auteur·es montrent que la recherche de sobriété ne réduit pas la démarche de projet, mais l'augmente. Que cela soit en facilitant l\'intégration de leur démarche dans le quotidien des personnes sur le terrain ou dans le déploiement des solutions au plus près de leurs réalités. En développant les capacités d'agir des usagers auxquels le design s'intéresse, les situations de vulnérabilité deviennent un moyen de « faire projet », tant dans les fragilités qu\'elles incarnent que dans les capacités qu\'elles sous-tendent. Ainsi, il pourrait exister une désirabilité de leurs démarches, dans leur capacité d'adaptation aux quotidiens des usagers. En cela, les auteur·es promeuvent une approche soucieuse d\'une élévation des seuils dans une perspective d'accès à un plancher social souhaitable pour toutes et tous.


  1. Nardi, Bonnie, « Design in the Age of Climate Change », She Ji, 5/1, 2019, 5-14 

  2. Beck, Ulrich, La société du risque. Sur la voie d\'une autre modernité [1986], Paris, Flammarion, 2001.  

  3. Gisclard, Béatrice et Royer, Marine, « Vulnérabilités sociotechniques et changement de paradigme », dans Fleury, Cynthia et Fenoglio, Antoine (dir.), Éthique et Design. Pour un climat de soin, France, Paris, PUF, 2024, p.167-186. 

  4. Brodiez-Dolino, Axelle, « Le concept de vulnérabilité », La vie des Idées, 2016 : récupéré du site le 26/10/2023 : https://laviedesidees.fr/Le-concept-de-vulnerabilite.html, consulté le 13 novembre 2023. 

  5. Benitez, Fanny et Reghezza, Magali, « Les capabilités à faire face ou comment repenser la résilience des individus », VertiGO -- la revue électronique de l'environnement, 30, 2018. 

  6. Morozov, Evgeny, Pour tout résoudre, cliquez ici. L'aberration du solutionnisme technologique, Limoges, FYP, 2014. 

  7. Matos, Afonso, Who can afford to be critical? Eindhoven: Set Margins Press. 

  8. Matos, Afonso, Who can afford to be critical? Eindhoven: Set Margins Press.

    soutenable, Paris, France : Les éditions du Seuil, 2014. 

  9. Royer, Marine et Pellerin, Denis, « Le design à l'épreuve de l'éthique du care : retour réflexif pour une possible réinvention des pratiques en design », Sciences du Design, Varia, 16, 2022, p. 120-137. 

  10. Royer Marine, « Design social. Éléments constitutifs d'un projet sur le maintien à domicile des personnes âgées et en situation de handicap », Ocula « Quando è design », 24(21), 2020, p. 134-151.  

  11. Allard, Laurence, « L'engagement du chercheur à l'heure de la fabrication numérique personnelle », Hermès, 2015, p. 159-167. 

  12. Findeli, Alain et Bousbaci, Rabah, « L'éclipse de l'objet dans les théories du projet en design », The Design Journal, VIII (3), 2005, p. 35-49. 

  13. Fétro, Sophie, « ACTE II : Design du peu, pratiques ordinaires », Design Arts Médias, 2021 : cf. https://journal.dampress.org/issues/design-du-peu-pratiques-ordinaires/editorial